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Full text of "Le Flambeau"

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BINBING  LIST  DEC  1  5  1921 


LE 


FLAMBEAU 


REVUE  BELGE 


DES 


QUESTIONS    POLITIQUES   ET    LITTÉRAIRES 


Directeurs  :  Henri  GREGOIRE  et  Oscar  GROJEAN 


4«  ANNÉE 


TOME    DEUXIÈME 


Mai-A0Ût,92,  -ifaMSM 


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1921 

BRUXELLES 
Maurice  LAMERTIN,  Éditeur- Libraire 

58-62,   Rue  Coudenberg 


PARIS 
BERGER-LEVRAULT,    Éditeur 

5,  Rue  des  Beaux- Arts  (vie) 


TABLE  DES  MATIERES 


4e  Année.         N°  5.  —  31  mai  1921. 

Q.  :  Les  Réparations. 

Louise  Ganshof  van  der  Meersch  :  Le  général  Léman. 

Szymon  Askenazy  :  La  Jeunesse  de  Napoléon. 

Pierre  Daye  :  Le  Mouvement  du  Travail  aux  États-Unis. 

Gustave  Cohen:  Les  plus  anciennes  pièces  du  Théâtre  liégeois. 

Paul  Fierens:  Trois  Élégies. 

Auguste  Vincent:  Les  Noms  de  lieux. 

Victor  Tourneur:   Les  Médailleurs  belges  contemporains.         r 

Gitilio  Gagliani  :  L'Italie  après  la  Guerre.  A\ 

Clelia  Sartini  :  Les  Élections  italiennes- 

4e  Année.  —  N°  6.  —  30  juin  1921.        ^  -*» 

Charles  Saroléa  :  Le  Président  Masaryk. 

Benjamin  Vallotton  :  Quelques  souvenirs... 

Georges  Marlow:  L'Œuvre  d'Henry  Maubel. 

Henry  Maubel:  Notes. 

Louis  de  Brouckère  :  La  Géorgie. 

Wéga:  Tchékhov. 

A.  P.  Tchékhov:  La  Cerisaie. 

Marguerite  Devigne  :  Diptyque  :  Auguste  Donnay,  Ernest  Wynants. 

Missie  Nizal:  Axel. 

Jules  Vannérus  :  Toponymie  politique. 

Fax  :  Middle  âges  ail  round. 

4e  Année  —  N°  7.  —  31  juillet  1921. 

Albert  Devèze  :  Le  Problème  militaire. 

Alexandre  Eck  :  La  Cerisaie  de  Tchékhov. 

A.  P.  Tchékhov:  La  Cerisaie  (II). 

Fernand  Khnopff  :  Les  Œuvres  d'art  inspirées  par  Dante. 

Pierre  Daye:  Le  Mouvement  pan-nègre- 

Emile  Henriot  :  Quelques  poètes  français  d'aujourd'hui. 

Léopold  Rosy:  L'Enseignement  professionnel  et  l'Enseignement  det 

adultes. 
Blanche  Rousseau:  Lettre  à  un  villageois. 
Taeda  :  Pro  Armenia. 
Le  Flambeau  :  L'Union  belgo-îuxembourgeoise. 

4e  Année.  -  N°  8.  -  31  août  1921. 

Général  de  Selliers  de  Moranville:  Le  Conseil  de  la  Couronnt 

du  2  août  1914. 
A-  Andréadès  :  Trois  étapes  de  la  littérature  grecque  moderne. 
Henri  Bourgeois:  La  Question  albanaise. 
Commandant  A.  Cayen:  Tabora,  nos  victoires  d'Afrique. 
A.  P.  Tchékhov:  La  Cerisaie  (III). 
Marguerite  Devigne:  Le  Peintre  et  la  Danseuse. 
Léon  Kochnitzky  :  Le  Calendrier  florentin. 
Maurice  Ansiaux  :  «  Le  Collectivisme  »  d'Emile  Vandervelde. 
Michel  Siedlecki:  La  Renaissance  d'une  Université. 
Fax  :  L'Entente  au-dessus  de  tout  ! 


TABLE   I>ES   AUTEURS 


Pages. 
Andréadès  (A.),  professeur  à  l'Université  d'Athènes: 

Trois  étapes  de  la  littérature  grecque  moderne 470 

Ansiaux  (Maurice),  professeur  à  l'Université  de  Bruxelles: 

((  Le  Collectivisme  »  d'Emile  Vandervelde  .......    578 

Askenazy    (Szymon),   délégué  de  la  Pologne  à  la  Société  des 
Nations  : 

La  Jeunesse  de  Napoléon 48 

Bourgeois  (Henri)  : 

La  Question  albanaise   .     • 494 

Cayen  (Commandant  A.): 

Tabora,  nos  victoires  d'Afrique 515 

Cohen  (Gustave),  professeur  à  l'Université  de  Strasbourg: 

Les  plus  anciennes  pièces  du  Théâtre  liégeois 80 

Daye  (Pierre)  : 

Le  Mouvement  du  Travail  aux  États-Unis  • 63 

Le  Mouvement  pan-nègre 359 

de  Brouckère  (Louis)  : 

La   Géorgie ■ 176 

Devèze  (Albert),  Ministre  de  la  Défense  nationale: 

Le   Problème  militaire   .    '.  - • 297 

Devigne  (Marguerite)  : 

Diptyque:  Auguste  Donnay,  Ernest  Wynants 243 

Le  Peintre  et  la  Danseuse   (à  propos  de  l'Exposition  Fra- 

gonard) • 559 

Eck  (Alexandre),  ancien  professeur  à  l'Université  de  Moscou: 

La  Cerisaie  de  Tchékhov 321 

Fax: 

Middle  âges  ail  round  • 269 

L'Entente   au-dessus  de  tout  ! 593 

Fierens  (Paul)  : 

Trois  Élégies • 95 

Flambeau  (Le)  : 

L'Union  belgo-luxembourgeoise .     434 

Gagliani  (Giulio),  professeur  à  l'Université  de  Naples: 

L'Italie   après   la   Guerre    • 122 

Ganshof  van  der  Meersgh  (Louise)  : 

Le   Général    Léman 20 

Henriot  (Emile)  : 

Quelques  poètes  français  d'aujourd'hui  ........     378 

Khnopff   (Fernand),  de  l'Académie  de   Belgique: 

Les  Œuvres  d'art  inspirées  par  Dante 349 

Kochnitzky  (Léon)  : 

Le  Calendrier  florentin 570 

Marlow  (Georges)  : 

L'Œuvre  d'Henry  Maubel .     165 

Maubel  (Henry)  : 

Notes    . -     .     .     .     , 169 


—    IV   — 

Pages. 
Nizal  (Missie)  : 

Axel ,     •     •     • 251 

Rosy  (Léopold)  : 

L'Enseignement  professionnel  et  l'Enseignement  des  adultes    409 
Rousseau  (Blanche)  : 

Lettre  à  un   villageois • 425 

Saroléa  (Charles),  professeur  à  l'Université  d'Edimbourg: 

Le  Président  Masaryk •     •     •     145 

Sartini  (Clelia)  : 

Les    Elections    italiennes • 132 

Selliers  de  Moranville    (Général   de),   ancien   chef   d'état- 
major  de  l'armée  belge: 

Le  Conseil  de  la  Couronne  du  2  août  1914 449 

Siedlecki  (Michel),  recteur  de  l'Université  de  Vilna: 

La   Renaissance  d'une   Université   .     .     • 586 

Taeda : 

Pro  Armenia 431 

Tchékhov  (A.  P.)  : 

La  Cerisaie  • .      212,  327,  537 

0  :  Les    Réparations 1 

Tourneur  (Victor),  conservateur  du  Cabinet  de  numismatique: 

Les   Médailleurs   belges   contemporains    .     • 110 

Vallotton  (Benjamin),  de  l'Académie  belge  des  Lettres: 

Quelques  souvenirs 158 

Vannérus  (Jules),  directeur  des  Archives  de  la  Guerre: 

Toponymie    politique 257 

Vincent  (Auguste)  : 

Les  Noms  de  lieux 102 

Wéga:  Tchékhov 210 


Bulletin  bibliographique 

Auteurs  cités: 

Ansiaux    (Maurice) 140 

Bâcha  (Eugène) 142 

Dornis    (Jean) 143 

Fabre    (Lucien) 144 

Fueter    (Eduard) 446 

Collaborateurs  du  Bulletin: 

Chlepner  (B.-S.) 140 

De  Donder    (Théo) .  144 

Grégoire    (Henri) 143 

Grojean    (Oscar) 142,  446 

Notes  : 

Le  Congrès  pan-africain  et  M.  W.  E.  B.  du  Bois  • 599 

La  Convention  avec  le  Luxembourg 600 

L'Incident    Einstein-Fabre 296 


Erratum.  —  Voir  pages  448  et  599. 


Supplément  au  Flambeau,  4e  année,  n°  5,  31  mai  1921 


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L'ADORATION  DES  BERGERS. 

Frontispice  des  «  Sarum  Horae  »,  d'aprts  Pollard,  «  English  Miracle  Plays  »  (1904). 


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Les  Réparations 


Le  Flambeau,  fidèle  à  sa  coutume  de  donner  à  ses  lecteurs,  sur  les 
grandes  questions  du  jour,  l'avis  des  spécialistes  les  plus  éminents, 
a  obtenu  d'une  personnalité  particulièrement  autorisée  l'exposé  suivant 
du  Problème  des  Réparations.  La  magistrale  lucidité  de  cet  article 
sera  jugée  digne  de  la  réputation  de  son  auteur. 

Réparations  !  Depuis  quelque  temps,  ce  mot  a  fait  cou- 
ler beaucoup  d'encre  et  a  donné  lieu  à  beaucoup  de  polé- 
miques passionnées. 

Il  est  certain  que  pour  les  non-initiés  les  discussions 
au  sujet  de  la  Commission  des  Réparations,  des  Accords 
de  Boulogne,  de  Paris  et  de  Londres,  des  annuités  fixes 
ou  mobiles,  et  des  milliards  de  mark-or  avec  lesquels  on 
jongle,  doivent  paraître  terriblement  obscures. 

Puisqu'aussi  bien,  de  par  la  soumission  de  l'Allema- 
gne, les  réparations  dues  par  celle-ci  ont  toute  chance  de 
devenir  réalité  prochaine,  nous  tâcherons  d'exposer 
objectivement  et  en  ne  nous  occupant  que  des  répara- 
tions proprement  dites,  comment  le  problème  se  posait 
et  comment  il  a  été  résolu  à  Londres. 

Nous  nous  en  excusons  à  l'avance,  mais  pour  traiter 
ce  sujet  d'affaires  c'est  le  langage  sec  et  peu* séduisant 
des  gens  d'affaires  que  nous  devrons  employer. 

* 

*    * 

Pour  être  compris,  il  est  nécessaire  de  faire  un  peu 
d'histoire  rétrospective:  le  Traité  de  Versailles,  rendait 
l'Allemagne  responsable  de  toutes  les  pertes  et  de  tous 
les  dommages  subis  par  les  Gouvernements  alliés  et  asso- 


2  Le  Flambeau. 

ciés  et  leurs  nationaux  en  conséquence  de  la  guerre. 
Cependant,  les  Gouvernements  alliés  et  associés,  recon- 
naissant que  les  ressources  de  l'Allemagne  n'étaient  pas 
suffisantes  pour  assurer  complète  réparation  de  ces  pertes 
et  dommages,  avaient  limité  l'obligation  de  réparer  aux 
dommages  directs  subis  par  les  personnes  et  les  biens,  en 
excluant  les  dépenses  de  guerre  proprement  dites. 

Une  commission  interalliée,  la  Commission  des  Répa- 
rations, avait  comme  charge  de  fixer  pour  le  1er  mai  192V, 
au  plus  tard,  le  montant  de  ces  dommages  et  d'établir  un 
état  de  paiements  en  prévoyant  les  époques  et  les  moda- 
lités de  l'acquittement  par  le  Reich  de  l'intégralité  de  sa 
dette,  dans  une  période  de  trente  ans  à  dater  du  1er  mai 
1921. 

La  Commission  des  Réparations  était  chargée  égale- 
ment d'assurer  l'exécution  de  la  restitution  des  biens 
enlevés,  de  certaines  livraisons  en  nature  imposées  à 
l'Allemagne:  charbons,  bateaux,  matières  colorantes,  etc. 
La  besogne  énorme  qui  lui  incombait  de  ce  chef,  n'a 
peut-être  pas  été  suffisamment  appréciée. 

La  Commission  des  Réparations  n'avait  aucun  droit 
de  réduire  la  dette  cle  l'Allemagne  ;  elle  avait,  dans  cer- 
taines limites,  le  droit  de  reporter  certains  paiements  ou 
de  modifier  certains  taux  d'intérêts,  en  tenant  compte 
des  capacités  de  paiement. 

La  répartition  entre  Alliés  des  sommes  fournies  par 
l'Allemagne  reste  une  affaire  à  régler  entre  Gouverne- 
ments. 

* 

Diverses  conférences  interalliées  —  conférences  qui 
ont  conservé  le  titre  de  «  Conseil  Suprême  »,  appliqué 
aux  réunions  des  chefs  des  Gouvernements  pendant  la 
Conférence  de  la  Paix,  —  se  sont  tenues  depuis  la  signa- 
ture du  Traité  de  Versailles. 

L'inexécution    par  l'Allemagne   de   ses   engagements 


Les  Réparations.  3 

relatifs  au  désarmement  et  au  jugement  des  criminels  de 
guerre,  fut  la  cause  principale  de  ces  réunions.  Tout  natu- 
rellement, la  question  si  grave  des  réparations  fut  soule- 
vée dans  ces  conversations  des  hommes  d'Etat  respon- 
sables. 

Dès  le  mois  de  juin  1920,  des  experts  français,  anglais 
et  belges,  réunis  à  Londres,  établirent  un  plan  de  répa- 
rations qui  fut  soumis  quelques  jours  après  au  Conseil 
Suprême  tenu  à  Boulogne.  Ce  plan  fut  alors  examiné  et 
accepté  en  principe,  bien  qu'il  n'y  ait  jamais  eu,  à  pro- 
prement parler,  d'Accord  de  Boulogne.  Il  comprenait  le 
paiement  par  le  Reich  de  42  annuités  commençant  par 
3  milliards  de  mark-or  par  an  et  montant  par  paliers  à 
7  milliards  de  mark-or. 

Il  prévoyait  l'émission  d'emprunts  par  l'Allemagne,  et 
certaines  garanties  comprenant  le  produit  des  douanes  ou 
d'autres  ressources  fiscales  allemandes. 

Quelque  temps  après  (juillet  1920),  eut  lieu  la  Confé- 
rence de  Spa,  où  l'on  s'occupa  principalement  du  désar- 
mement de  l'Allemagne. 

Au  point  de  vue  des  réparations,  seules  les  questions  de 
livraison  de  charbons  furent  réglées  avec  les  représen- 
tants allemands. 

Par  contre,  entre  Alliés,  la  question  fort  importante  de 
la  répartition  des  réparations  allemandes  fut  définitive- 
ment réglée.  C'est  alors  que  la  part  de  la  Belgique  fut 
fixée  à  8  p.  c,  la  France  recevant  52  p.  c,  l'Angleterre 
22  p.  c.  et  l'Italie  10  p.  c,  le  solde  étant  réservé  aux 
autres  Alliés  ayant  souffert  de  la  guerre. 

* 
*    * 

Cependant,  le  temps  passait. 

L'Allemagne  —  est-il  besoin  de  le  rappeler?  —  ne  mon- 
trait pas  plus  de  bonne  volonté  pour  la  question  des  répa- 
rations que  pour  celle  du  désarmement. 


4  Le  Flambeau. 

La  Conférence  de  Paris  fut  convoquée  en  janvier  der- 
nier, en  vue  de  permettre  un  règlement  pratique  'adapté 
automatiquement  aux  capacités  du  Reich.  Le  Conseil 
Suprême  établit  d'accord  avec  ses  experts,  un  plan  de 
réparations  dit:  «  Accord  de  Paris  ». 

Cet  Accord  de  Paris,  qui  a  servi  de  base  au  dernier 
plan  financier  signifié  à  Londres  et  accepté  depuis  par 
le  nouveau  Gouvernement  du  Dr  Wirth,  peut  se  résumer 
comme  suit  :  Paiement  par  l'Allemagne  de  42  annuités. 
Chaque  annuité  se  composait  d'une  partie  fixe  et  d'une 
partie  variable. 

Les  annuités  fixes  s'élevaient,  pendant  les  deux  pre- 
mières années  à  2  milliards  de  mark-or  ;  pendant  les  trois 
années  suivantes  à  3  milliards  de  mark-or;  pendant  les 
trois  années  suivantes  à  4  milliards  de  mark-or;  pendant 
les  trois  années  suivantes  à  5  milliards  de  mark-or  ;  pen- 
dant les  trente  et  une  dernières  années  à  6  milliards  de 
mark-or. 

Les  annuités  variables  devaient  chaque  année  être 
égales  à  12  p.  c.  de  la  valeur  des  exportations  allemandes. 

Il  est  nécessaire  de  bien  noter  qu'il  s'agit  de  la  valeur 
des  exportations  allemandes  servant  uniquement  comme 
moyen  de  mesure  de  cette  annuité  mobile,  et  qu'il  n'a 
jamais  été  question  d'imposer  à  l'Allemagne  une  taxe 
d'exportation  de  12  p.  c.  sur  toutes  les  marchandises  ven- 
dues par  elle  à  l'étranger. 

Peut-être  est-fl  intéressant  de  donner  ici  quelques  indi- 
cations permettant  de  se  rendre  compte  de  ce  que  les 
chiffres  fixés  à  Paris  pouvaient  représenter: 

Et  d'abord  qu'est-ce  qu'un  mark-or  et  pourquoi  l'em- 
ploi de  ce  terme  qui  ne  correspond  à  rien  d'usuel? 

Le  Traité  de  Paix  a  décidé  que  l'indemnité  allemande 
serait  fixée  en  or.  Le  bouleversement  des  changes,  pro- 
venant de  la  guerre,  tant  ceux  des  Alliés  vainqueurs  que 
"des  pays  vaincus,  rendait  nécessaire  l'emploi  de  cet  éta- 
lon monétaire   pour  fixer  le  montant  des  dommages. 


Les  Réparations.  5 

L'étalon  d'or  n'est  plus  en  usage  que  théoriquement  dans 
les  pays  alliés.  Seuls  les  Etats-Unis  l'ont  réellement 
conservé. 

Pour  savoir  ce  que  vaut  le  mark-or  par  rapport  au 
franc  belge,  nous  devons  donc  passer  par  l'intermédiaire 
du  dollar  américain  qui  lui,  continue  à  représenter  un 
poids  déterminé  d'or. 

Le  dollar  américain  vaut  en  chiffres  ronds,  4.20  mark- 
or.  C'est-à-dire  qu'au  change  de  12  fr.  60  belges  pour  un 
dollar,  le  mark-or  vaut  3  francs. 

Dans  pas  mal  d'articles  relatifs  aux  réparations  on  lit 
que  le  mark-or  vaut  1  fr.  25  ou  la  parité  d'avant-guerre 
(exactement  1  fr.  235). 

Ce  serait  exact  si  le  franc  était  resté  au  pair  de  For; 
ce  n'est  pas  le  cas,  hélas,  puisque  la  perte  de  notre  franc 
par  rapport  à  l'or  est  mesurée  précisément  par  la  diffé- 
rence entre  le  cours  actuel  du  dollar  et  sa  valeur  en 
francs  à  la  parité,  soit  5  fr.  18. 

Que  représentaient  les  exportations  allemandes  avant- 
guerre  ? 

En  chiffres  ronds  10  milliards  de  mark. 

Il  est  à  remarquer  que  c'étaient  à  ce  moment  des  mark- 
or,  puisque  le  change  allemand  —  comme  le  nôtre  —  était 
avant  la  guerre,  très  sensiblement  à  la  parité  de  l'or. 
Ajoutons  que  si  l'Allemagne  exportait  maintenant  la 
même  quantité  des  mêmes  marchandises  qu'elle  exportait 
avant-guerre,  la  valeur  de  ces  exportations  ne  serait  plus 
10  milliards  de  mark-or. 

Chacun  sait,  en  effet,  que  même  dans  un  pays  à  étalon 
d'or  tel  que  les  Etats-Unis,  les  marchandises  ont  aug- 
menté fortement,  —  moins  que  dans  les  pays  à  change 
déprécié,  mais  d'une  façon  sensible  tout  de  même. 

Aux  Etats-Unis,  cette  augmentation  est  actuellement 
d'environ  70  p.  c. 

Conclusion  :  la  même  quantité  de  marchandises  qu'en 


6  Le  Flambeau. 

1915  exportées  d'Allemagne  en  1922,  vaudrait  17  mil- 
liards de  mark-or. 

Ces  remarques  étaient,  croyons-nous,  nécessaires  pour 
essayer  de  faire  comprendre  le  mécanisme  du  plan  des 
réparations  aux  non-initiés. 

*    * 

Au  moment  où  les  Alliés  établissaient  le  plan  dit  «  Ac- 
cord de  Paris  »,  la  Commission  des  Réparations  n'avait 
pas  achevé  sa  tâche  d'évaluation  des  dommages.  Aussi, 
l'Accord  de  Paris  en  établissant  les  annuités  fixes  et 
variables  ne  fixait  pas  de  minimum  ni  de  maximum  à 
payer  par  les  Allemands;  c'était  en  quelque  sorte  un  con- 
cordat que  le  créancier  offrait  au  débiteur. 

L'impression  très  nette  des  auteurs  du  plan  de  Paris 
était  que,  même  avec  des  hypothèses  favorables  faites 
sur  la  renaissance  économique  de  l'Allemagne,  le  total 
qu'elle  aurait  à  payer  en  42  ans  serait  inférieur  au 
chiffre  des  dommages  présumé.  On  estimait  que  la  valeur 
actuelle  des  annuités  de  l'Accord  de  Paris  pouvait  attein- 
dre 125  milliards  de  mark-or. 

Les  représentants  du  Gouvernement  allemand  furent 
convoqués  à  Londres  au  commencement  de  mars  dernier, 
pour  faire  leurs  observations  sur  le  plan  financier  de 
l'Accord  de  Paris.  On  eût  admis  des  discussions  sur  les 
modalités  de  paiement  et  même  probablement  sur  les 
chiffres,  si  les  bases  de  cet  accord  avaient  été  respectées. 

Une  déception  de  plus  attendait  les  Alliés  :  le  Docteur 
Simons,  dans  une  offre  remplie  de  réticences,  prenait 
pour  point  de  départ  le  chiffre  des  annuités  fixes 
de  l'Accord  de  Paris  et  les  escomptait  à  8  p.  c.  (Pes- 
compte  eût  donné  53  milliards).  Le  Docteur  Simons  ré- 
duisait d'abord  ce  chiffre  à  50  milliards;  il  déduisait 
ensuite  20  milliards  soi-disant  payés  aux  Alliés  depuis 
l'armistice;  restait  30  milliards. 


Les  Réparations.  7 

Pour  s'acquitter  de  ce  solde,  il  proposait  rémission 
d'un  emprunt  international  auquel  les  Alliés  auraient  gé- 
néreusement donné  la  franchise  d'impôts.  Le  solde  eût 
été  payé  plus  tard,  avec  les  intérêts  de  5  p.  c.  seulement. 

Quant  aux  annuités  variables,  il  n'en  était  même  pas 
question. 

Les  réticences  n'étaient  pas  négligeables,  puisqu'elles 
comprenaient  pour  l'Allemagne  le  droit  de  garder  la 
Haute-Silésie  (le  plébiscite  n'avait  pas  encore  eu  lieu), 
des  traités  de  commerce  lui  accordant  le  traitement  de  la 
nation  la  plus  favorisée,  la  suppression  de  toutes  les 
livraisons  de  charbons,  matières  colorantes,  etc.,  prévues 
au  Traité. 

Pour  les  experts  qui  entendaient  le  Dr  Simons  lire  son 
mémoire,  l'histoire  de  la  Peau  de  chagrin  de  Balzac, 
se  présentait  tout  naturellement  à  l'esprit. 

A  chaque  page,  les  offres  déjà  insuffisantes  du  début 
diminuaient,  diminuaient  au  point  que  lorsque  la  séance 
fut  levée,  l'un  des  ministres  alliés  put  dire  :  «  Il  était 
<(  temps  que  M.  Simons  s'arrêtât,  sans  quoi,  en  guise 
«  d'offre  de  réparations,  il  nous  eût  finalement  demandé 

Ajoutons,  pour  ne  rien  oublier,  que  les  20  milliards 
«  notre  montre  ». 

payés  soi-disant  aux  Alliés  pour  les  réparations  se  rédui- 
saient à  1  ou  2  milliards  seulement  en  réalité.  C'est  ainsi 
que  la  flotte  marchande  livrée  après  l'armistice,  était 
évaluée  modestement  à  7  milliards  de  mark-or,  ce  qui 
était  plus  de  dix  fois  sa  valeur  ! 

On  connaît  l'effet  produit  par  ces  offres  sur  les  Alliés  : 
ce  fut  le  réquisitoire  énergique  de  M.  Lloyd  George  avec 
sommation  au  Dr  Simons  de  produire  des  offres  plus 
convenables,  sous  peine  de  voir  les  Alliés,  armés  des 
droits  que  leur  donnaient  les  innombrables  violations  $u 
Traité  déjà  commises  par  les  Allemands  dans  tous  les 
domaines,  procéder  à  certaines  sanctions. 

Devant  l'impuissance  du  Dr  Simons,  prisonnier  de  la 


8  Le  Flambeau, 

coterie  qui  dominait  jusqu'à  ces  derniers  jours  le  gouver- 
nement du  Reich,  à  faire  des  offres  plus  satisfaisantes, 
des  sanctions  furent  appliquées  :  occupation  de  Duisburg 
et  Ruhrort,  taxe  de  50  p.  c,  établissement  d'un  cordon 
douanier  le  long  du  Rhin. 

*    * 

Cependant  le  1er  mai  approchait.  Quelques  jours  avant 
cette  date  fatidique,  la  Commission  des  Réparations,  qui 
avait  poursuivi  sans  relâche  son  formidable  travail  d'éva- 
luation, fixait  la  dette  des  réparations  de  l'Allemagne 
à  132  milliards  de  mark-or.  Ce  chiffre,  comme  le  pres- 
crivait le  Traité,  fut  fixé  contradictoirement  après  l'exa- 
men de  160  mémoires  remis  par  la  délégation  allemande, 
après  l'audition  de  celle-ci  pendant  22  séances  plénières; 
l'examen  fut  fait  dans  de  telles  conditions  d'impartialité 
et  de  conscience,  que  le  chef  de  la  délégation  allemande 
fut  obligé  de  rendre  hommage  à  la  façon  dont  la  Com- 
mission des  Réparations  s'était  acquittée  de  son  rôle  de 
tribunal. 

De  par  le  fait  de  la  détermination  de  la  dette,  un  des 
éléments  qui  avaient  manqué  aux  auteurs  du  plan  précé- 
dent des  réparations  était  fixé. 

En  vue  des  mesures  à  prendre  par  suite  de  l'échéance 
du  1er  mai,  une  réunion  du  Conseil  Suprême  fut  con- 
voquée à  Londres  fin  avril. 

L'Allemagne  voyant  venir  le  1er  mai,  se  rendant  compte 
que  la  patience  des  Alliés  était  à  bout,  envoya  au  Gouver- 
nement américain,  avec  prière  de  les  transmettre  aux 
Gouvernements  alliés,  de  nouvelles  offres  de  réparations. 
Ces  offres  étaient  à  peine  supérieures  à  celles  présentées 
à  Londres  par  le  Dr  Simons.  L'Allemagne  offrait  de  payer 
50  milliards  de  mark-or. 

Ainsi  qu'on  l'a  expliqué  ci-dessus,  c'était  moins  que  la 
valeur   des    seules   annuités   fixes    du    plan    de    Paris 


Les  Réparations.  9 

escomptées  à  8  p.  c.  Ayant  ainsi  réduit,  grâce  à  l'emploi 
de  ce  taux  d'intérêt  élevé,  la  valeur  des  annuités  fixes, 
l'Allemagne  offrait  froidement  4  p.  c.  d'intérêt,  et  ne  pre- 
nait aucun  engagement  pour  l'amortissement.  Logique- 
ment, ayant  employé  le  taux  de  8  p.  c.  pour  l'escompte, 
elle  eût  dû  offrir  8  p.  c.  d'intérêt,  ce  qui  eût  fait  4  milliards 
de  mark-or  par  an,  alors  qu'elle  en  offrait  seulement 
deux. 

Le  Gouvernement  allemand  usa  en  plus,  d'une 
manœuvre  puérile,  dans  le  but  de  jeter  le  trouble  dans  les 
esprits  non  avertis.  Il  déclara  qu'il  payerait  des  annuités 
jusqu'à  un  total  de  200  milliards  de  mark-or. 
.  L'Allemagne,  disait-il,  est  également  prête  à  payer  la 
valeur  des  50  milliards  en  annuités  adaptées  à  sa  capacité 
de  production  jusqu'à  concurrence  d'un  montant  total 
de  200  milliards  de  mark-or. 

On  demanda  des  explications  à  Berlin  et  l'on  comprit 
que  le  Gouvernement  allemand  offrait  de  payer  des 
annuités  dont  la  valeur  additionnée  s'élèverait  à  200  mil- 
liards. Il  espérait  faire  impression  par  ce  gros  chiffre. 

Or  les  experts  vous  diront  que  si  l'on  veut  amortir 
une  dette  de  50  milliards  au  taux  de  4  p.  c,  pour  que  le 
total  des  sommes  versées  atteigne  200  milliards,  il  faut 
que  le  remboursement  s'échelonne  sur  97  années.  Et 
c'était  le  même  Gouvernement  qui,  dans  les  déclarations 
faites  par  ses  représentants  à  Londres,  en  mars  dernier, 
trouvait  que  la  période  de  42  ans,  prévue  pour  les  Répa- 
rations, était  trop  longue! 

Les  mêmes  réserves  et  restrictions  qui  accompagnaient 
l'offre  du  Dr  Simons  en  mars  dernier  se  retrouvaient 
à  peine  démarquées  dans  l'offre  câblée  à  New- York. 

Les  offres  allemandes  étaient  tellement  ridicules 
qu'elles  ne  furent  même  pas  discutées  lors  de  la  dernière 
conférence  de  Londres.  Les  Gouvernements  alliés  n'en 
eurent  d'ailleurs  connaissance  que  par  les  télégrammes 
de  l'agence  Wolff,  puisque  le  Gouvernement  américain 


10  Le  Flambeau. 

répondit  à  Berlin  qu'il  refusait  de  transmettre  des  propo- 
sitions qui  ne  paraissaient  pas  offrir  des  bases  sérieuses 
de  discussion. 

Tout  le  monde  a  suivi  les  délibérations  des  Alliés,  qui 
aboutirent  à  l'envoi  de  l'ultimatum  du  5  mai.  Cet  ulti- 
matum donnait  à  l'Allemagne  sept  jours  pour  se  sou- 
mettre aux  diverses  obligations  que  les  Gouvernements 
alliés  lui  imposaient. 

Une  de  ces  obligations  était  l'acceptation  sans  réserve 
ni  condition,  du  plan  de  payement  des  réparations  que 
lui  transmettait  la  Commission  des  Réparations. 

Quel  était  ce  plan  ? 

Ce  plan  procédait  du  plan  de  Paris,  mais  avec  des 
différences  notables:  d'abord,  le  montant  de  la  dette  des 
réparations  étant  fixé  par  la  Commission  des  Répara- 
tions, le  chiffre  de  la  dette  est  imposé:  132  milliards  de 
mark-or  plus  la  dette  de  guerre  de  la  Belgique,  moins 
les  livraisons  déjà  faites  à  titre  de  réparations  dont  la  Com- 
mission des  Réparations  établit  le  décompte.  La  dette  de 
guerre  de  la  Belgique,  suivant  les  stipulations  du  Traité 
<îe  Versailles,  devait  exceptionnellement  être  remboursée 
par  l'Allemagne,  en  dehors  des  réparations.  Il  s'agit  d'un 
chiffre  de  5  milliards  de  mark-or  environ,  avancés  par 
les  Etats-Unis,  la  France  et  l'Angleterre  au  Gouvernement 
belge  pendant  la  guerre.  Les  Alliés  ont  consenti,  en 
juin  1919,  à  recevoir  des  obligations  allemandes  en  rem- 
boursement de  ces  avances. 

Quant  aux  livraisons  déjà  faites  par  l'Allemagne  au 
titre  de  réparations,  si  l'on  en  déduit  les  frais  d'armées 
d'occupation,  elles  ne  dépassent  guère  1  ou  2  milliards 
de  mark-or.  Il  faudra  y  ajouter  au  fur  et  à  mesure  que 
le  décompte  en  sera  fait,  les  sommes  qui  peuvent  être 
successivement  portées  au  crédit  de  l'Allemagne  en  con- 
tre-partie des  propriétés  rde  l'Empire  situées  dans  les 
territoires  cédés. 


Les  Réparations.  11 

Prenons  donc,  pour  simplifier,  ie  chiffre  de  132  mil- 
liards de  mark-or. 

Le  plan  financier  que  le  Gouvernement  du  Reich  vient 
d'accepter  stipule  que  l'Allemagne  créera  et*  remettra  à 
la  Commission  des  Réparations  des  obligations  de  l'Em- 
pire allemand  pour  un  montant  total  de  132  milliards  de 
mark-or.  Ces  obligations  sont  divisées  en  trois  séries:  la 
première,  série  A,  comporte  des  obligations  pour  un 
montant  de  12  milliards  de  mark-or;  la  série  B,  pour  un 
montant  de  38  milliards  de  mark-or  ;  la  série  C,  pour  un 
montant  de  82  milliards  de  mark-or  environ,  ce  dernier 
chiffre  étant  soumis  à  ajustement  lorsque  les  décomptes 
des  livraisons  en  nature  auront  été  effectués. 

Les  obligations  de  la  série  A  et  de  la  série  B  sont  mu- 
nies de  coupons  d'Intérêt  à  5  p.  c.  l'an.  Elles  doivent  être 
amorties  en  36  années  au  moyen  d'un  fonds  d'amortis- 
sement annuel  doté  d'un  versement  égal  à  1  p.  c.  du  mon- 
tant de  ces  obligations. 

Les  obligations  série  C  ne  sont  pas  munies  de  feuille 
de  coupons.  Elles  constituent  une  reconnaissance  de 
dette,  mais  ne  deviennent  des  titres  ordinaires  portant 
intérêt  et  jouissant  d'un  amortissement  annuel  qu'au  fur 
et  à  mesure  que  la  Commission  des  Réparations  jugera 
que  les  annuités  payées  par  l'Allemagne  seront  suffisantes 
pour  faire  le  service  de  telle  ou  telle  partie  des  obliga- 
tions de  cette  série. 

Quel  est  le  montant  des  annuités  à  payer  par  l'Alle- 
magne? 

L'article  4  du  plan  financier  stipule  que  l'Allemagne 
paiera  chaque  année  jusqu'à  l'amortissement  complet  de 
toutes  les  obligations  créées  : 

1°  une  somme  de  2  milliards  de  mark-or; 

2°  une  somme  équivalente  à  26  p.  c.  de  la  valeur  des 
exportations  allemandes  pendant  chaque  année  écoulée. 

Les  exportations  allemandes  de  l'année  dernière  se 
sont  élevées  à  environ  5  milliards  de  mark-or. 


12  Le  Flambeau, 

La  première  annuité  à  payer  par  l'Allemagne  en  sup- 
posant qu'il  n'y  ait  pas  progrès  immédiat,  serait  donc  de 
3,300  millions  de  mark-or. 

Un  calcul  rapide  indique  que  cette  somme  suffit  pour 
faire  le  service  de  l'intérêt  à  5  p.  c.  et  de  l'amortissement 
au  taux  de  1  p.  c.  l'an  d'un  total  de  55  milliards  de 
mark-or. 

Le  service  de  la  première  et  de  la  deuxième  tranches 
d'obligations  est  donc  assuré  dès  à  présent.  Ii  resterait 
un  excédent  de  300  millions  de  mark-or,  suffisant  pour 
faire  le  service  de  5  milliards  d'obligations  de  la  série  C. 
Au  fur  et  à  mesure  du  relèvement  économique  de  l'Alle- 
magne —  qui  se  traduira  par  un  relèvement  de  ses  expor- 
tations —  le  nombre  d'obligations  de  la  série  C  rappor- 
tant des  coupons  aux  Alliés  ou  aux  porteurs  de  titres, 
augmentera. 

Pour  faire  le  service  total  de  la  dette,  il  faut  une 
annuité  d'environ  8  milliards  de  mark-or,  ce  qui,  en 
tenant  compte  des  2  milliards  d'annuité  fixe  correspond 
à  des  exportations  atteignant  une  somme  totale  de  23  à 
24  milliards  de  mark-or. 

Quand  peut-on  espérer  atteindre  ce  chiffre?  C'est  une 
inconnue.  Peut-être  faudra-t-il  15  ans! 

En  tenant  compte,  comme  nous  l'avons  expliqué  plus 
haut,  de  la  diminution  du  pouvoir  d'achat  de  l'or,  et  en 
supposant  que  le  développement  du  commerce  allemand 
suive  la  même  progression  qu'il  avait  suivie  dans  les 
quinze  années  qui  ont  précédé  la  guerre,  on  reconnaîtra 
que  l'hypothèse  ci-dessus  peut  parfaitement  se  réaliser. 

Le  plan  financier  de  Londres,  établit  un  Comité  des 
Garanties,  chargé  de  surveiller  l'application,  au  service 
des  obligations  remises  en  paiement  des  réparations,  des 
fonds  qui  leur  sont  affectés  comme  garantie.  Ces  fonds 
sont  les  suivants  : 

a)  Le  produit  de  tous  les  droits  de  douanes,  maritimes 


Les  Réparations.  13 

et  terrestres,  ainsi  que  des  droits  d'importations  ou  d'ex- 
portations ; 

b)  Le  produit  du  prélèvement  de  25  p.  c.  sur  la  valeur 
de  toutes  les  exportations  de  l'Allemagne; 

c)  Le  produit  des  taxes  ou  impôts  directs  ou  indirects 
ou  de  toute  autre  ressource  qui  serait  proposée  par  le 
Gouvernement  allemand  pour  parfaire  ou  pour  remplacer 
les  fonds  spécifiés  aux  alinéas  a)  et  b)  ci-dessus. 

Un  mot  d'explication  au  sujet  du  prélèvement  des 
25  p.  c:  pour  faire  le  service  des  obligations  allemandes 
la  Commission  des  Réparations  a  besoin  de  devises 
étrangères  et  n'aurait  que  faire  de  mark-papier.  L'ali- 
néa b)  ci-dessus  impose  à  l'Allemagne  un  moyen  de  se 
procurer  des  devises  étrangères:  il  suffira  que  le 
Gouvernement  allemand  oblige  chaque  exportateur 
à  lui  fournir,  contre  remboursement  en  mark-papier, 
25  p.  c.  des  devises  représentant  le  prix  de  ces  mar- 
chandises. Un  système  analogue  fonctionne  en  Italie  où 
le  Gouvernement  a  obligé  les  exportateurs  à  mettre  à  sa 
disposition  la  totalité  de  devises  étrangères  produites  par 
l'exportation.  Cette  mesure  fait  partie  du  contrôle  général 
des  changes  qui  existe  en  Italie. 

Le  Comité  des  Garanties  n'est  pas  autorisé  à  s'ingérer 
dans  l'Administration  allemande,  qui  conserve  toute  son 
autonomie,  mais  il  reçoit  cependant  des  pouvoirs  fort 
étendus  de  contrôle  sur  les  ressources  allemandes  affec- 
tées aux  réparations. 

L'article  8  du  plan  de  réparations  prévoit  la  livraison, 
par  l'Allemagne,  de  matériaux  et  de  main-d'œuvre  dont 
les  Puissances  alliées  auraient  besoin  pour  la  restauration 
de  leurs  régions  dévastées,  ou  bien  pour  leur  permettre 
de  rétablir  ou  de  développer  leur  vie  industrielle  ou  éco- 
nomique. 

Voilà  les  grandes  lignes  du  plan  financier  que  Ton 
appelle  aussi  «  Accord  de  Londres  ».  Ce  plan  a  été  signi- 
fié à  l'Allemagne  par  la  Commission  des  Réparations.  Il 


14  Le  Flambeau. 

a  été  étudié  préalablement  par  les  Gouvernements  alliés, 
qui  ont,  en  quelque  sorte,  autorisé  la  Commission  des 
Réparations  à  fixer  de  cette  façon  le  plan  de  paiements 
prévus  au  Traité. 

En  restant  strictement  dans  les  termes  du  Traité  la 
Commission  des  Réparations  eût  été  obligée  de  prévoir 
un  plan  de  paiements  en  30  années  :  les  annuités  eussent 
naturellement  été  beaucoup  plus  importantes  et  auraient, 
d'après  les  experts,  dépassé  fortement  au  début,  les  capa- 
cités de  paiement  de  l'Allemagne.  11  fallait  l'autorisation 
des  Gouvernements,  pour  permettre  à  la  Commission  des 
Réparations  d'établir  un  plan  plus  souple,  et  tenant,  pour 
ainsi  dire,  automatiquement  compte  des  facultés  de  paie- 
ment du  débiteur. 


Après  avoir  résumé  et  expliqué  ies  stipulations  mêmes 
de  l'Accord  financier  de  Londres,  nous  tâcherons  de  faire 
ressortir  quelles  en  furent  les  idées  directrices  et  quels 
en  sont  les  avantages. 

Il  ne  faut  pas  oublier,  avant  d'examiner  l'Accord  de 
Londres,  au  point  de  vue  financier  pur,  que  le  problème, 
en  dehors  de  ses  difficultés  techniques,  était  compliqué 
par  des  difficultés  de  toute  espèce.  D'abord,  il  fallait 
suivre  les  dispositions  du  Traité  qui,  on  doit  bien  le 
reconnaître  maintenant,  n'étaient  ni  très  pratiques,  ni 
très  claires.  Quand  le  Traité  a  été  signé,  il  semble  que 
ses  auteurs  ne  se  soient  pas  rendu  un  compte  exact  de 
l'étendue  formidable  des  'dommages  à  réparer.  En  dehors 
des  millions  de  vies  Humaines  perdues,  les  richesses  dé- 
truites représentaient  l'œuvre  de  plusieurs  générations: 
il  avait  fallu  le  temps  pour  créer  ces  richesses,  il  faudra 
le  temps  pour  les  rétablir. 

Une  autre  grave  difficulté  qui  se  rencontre  à  chaque 
pas  dans  les  Conférences  alliées,  c'est  la  divergence  des 
points  de  vue  provenant  des  différences  de  mentalité,  de 


Les  Réparations.  15 

méthode,  de  situation  financière.  Nous  n'insisterons  pas 
là-dessus:  c'est  de  la  politique  et  nous  voulons  rester  sur 
le  terrain  des  réparations,  mais  on  se  doute  bien  que  les 
questions  politiques  ont  compliqué  à  maintes  reprises,  et 
de  terrible  façon,  le  problème  technique  des  réparations. 

* 

Comment  se  présentait  ce  problème  au  point  de  vue 
financier? 

Il  s'agissait  de  faire  payer  par  l'Allemagne,  à  titre  de 
réparations  pour  les  dommages  causés  aux  diverses  puis- 
sances alliées,  une  somme  formidable:  132  milliards  de 
mark-or,  une  somme  comme  jamais  on  n'a  dû  en  prévoir 
dans  aucun  contrat  ! 

De  par  son  énormité  même,  cette  somme  ne  pouvait 
être  payée  qu'avec  le  temps,  autrement  dit,  par  annuités. 
Et  comme  l'Allemagne  —  bien  que  restée  intacte  —  a 
cependant  souffert  de  la  crise  économique  et  financière 
qui  a  suivi  la  guerre  et  sa  défaite,  c'est  au  début  que  les 
paiements  qu'elle  aura  à  faire  seront  les  plus  durs  à 
effectuer.  Or,  c'est  maintenant  que  les  régions  dévastées, 
que  les  pays  qui  ont  souffert  de  la  guerre,  ont  le  plus 
besoin  de  capitaux.  Il  fallait  donc,  tout  en  fixant  des 
annuités  progressives  et  proportionnées  aux  facultés  des 
débiteurs,  prévoir  une  mobilisation  possible  de  la  dette  ; 
d'où  l'idée  de  créer  des  obligations  représentant  celle-ci. 

Comme  les  annuités  ne  suffisaient  pas  à  faire  le  service 
de  toute  la  dette,  il  a  fallu  diviser  celle-ci  en  séries  émises 
seulement  au  fur  et  à  mesure  que  l'intérêt  et  l'amortisse- 
ment sont  assurés. 

C'est  au  début  que  les  Alliés  auront  le  plus  besoin  d'ar- 
gent. C'est  au  début  également  que  les  difficultés  de  pla- 
cement de  ces  obligations  dans  les  marchés  du  monde 
seront  les  plus  grandes:  d'où  l'idée  de  prévoir  des  séries 
ayant  ariorité  et  privilège  les  unes  sur  les  autres.  La 


16  Le  Flambeau. 

série  A  —  dont  le  montant  est  le  plus  petit  —  a  en  même 
temps  privilège  sur  les  titres  de  la  série  B  et  de  la  série  C. 
De  cette  façon,  comme  il  ne  faut  que  720  millions  de 
mark-or  pour  assurer  le  service  d'intérêt  et  d'amortisse- 
ment de  la  série  A,  il  y  a  des  chances  pour  que  dans 
quelques  mois,  lorsque  l'Allemagne  aura  prouvé  sa  vo- 
lonté de  tenir  les  promesses  faites,  on  trouve  des  ache- 
teurs pour  les  titres  de  la  première  série.  Mais  l'engage- 
ment pris  par  l'Allemagne,  il  faut  bien  le  dire,  n'a  pas 
paru  suffisant.  Pour  donner  plus  de  sécurité  aux  créan- 
ciers, c'est-à-dire  aux  porteurs  de  titres,  que  ceux-ci 
soient  les  Alliés  eux-mêmes  ou  des  capitalistes  interna- 
tionaux, on  a  créé  le  Comité  des  Garanties. 

Les  garanties  étaient  bien  prévues  dans  le  Traité  de 
paix,  mais  d'une  façon  vague.  L'article  248  du  Traité 
établit  un  privilège  de  premier  rang  sur  tous  les  biens  et 
ressources  de  l'empire  et  des  Etats  allemands  pour  le 
règlement  des  réparations.  L'Allemagne  s'obligeait,  à 
l'article  241,  à  faire  promulguer,  à  maintenir  en  vigueur 
et  à  publier  toute  législation  nécessaire  pour  assurer  la 
complète  exécution  des  réparations.  Le  Traité  donnait  à 
la  Commission  des  Réparations  les  pouvoirs  de  contrôle 
et  d'exécution  les  plus  étendus  et  lui  donnait  le  droit 
d'examiner  le  système  fiscal  allemand,  afin  que  tous  les 
revenus  de  l'Allemagne,  y  compris  les  revenus  destinés 
au  service  des  emprunts  intérieurs,  fussent  affectés  par 
privilège  au  paiement  des  sommes  dues  par  elle  à  titre 
de  réparations.  Les  garanties  étaient  donc  bien  prévues 
dans  le  Traité  de  Versailles,  mais,  et  c'est  là  le  point 
capital  du  plan  financier  nouveau,  les  garanties  n'étaient 
pas  définies  et  précisées  ainsi  qu'il  le  fallait. 


* 

* 


Il  fallait  les  définir  et  les  préciser  car,  sans  garanties, 
il  eût  été  impossible  d'envisager  le  placement  des  obliga- 


Les  Réparations.  17 

lions  sur  les  marchés  internationaux  et  ce  placement  offre 
des  avantages  particuliers.  En  dehors  du  fait  qu'il  pro- 
curera aux  pays  alliés  qui  en  ont  besoin,  les  ressources 
indispensables  à  leur  relèvement,  le  transfert  des  obliga- 
tions allemandes  dans  les  mains  de  nationaux  américains 
ou  neutres,  transformera  peu  à  peu  la  dette  allemande  — 
qui  est  actuellement  une  dette  politique  —  en  une  dette 
commerciale  internationale.  Il  ne  s'agira  plus  de  politique, 
mais  d'affaires,  et  le  jour  où  l'Allemagne  manquerait  à 
ses  obligations  vis-à-vis  des  porteurs  d'obligations,  ce 
serait  pour  elle  la  faillite,  la  destruction  du  crédit  dont 
une  nation  vivant  du  commerce  avec  l'étranger  ne  peut  se 
passer  sans  risquer  la  décadence.  C'est  pour  cette  raison 
qu'a  été  institué  le  Comité  des  Garanties  qui,  à  part  le 
nom,  est  une  véritable  Commission  de  la  Dette,  et  qui, 
grâce  aux  pouvoirs  qui  lui  sont  confiés,  pourra  donner, 
avec  le  temps,  aux  obligations  allemandes  le  caractère 
d'une  valeur  de  tout  premier  ordre. 

•X-         * 

Quel  est  l'avantage  de  la  formule  de  Londres  sur  les 
formules  précédemment  envisagées? 

Dans  le  plan  de  Boulogne,  les  annuités  étaient  fixes  et 
ne  tenaient  nullement  compte  de  la  situation  du  débiteur. 
Dans  le  plan  de  Paris,  on  s'en  souviendra,  les  annuités 
comprenaient  une  partie  fixe  importante  atteignant,  au 
bout  de  11  ans,  6  milliards  de  mark-or.  A  ces  annuités 
fixes  était  adjointe  une  annuité  variable  qui,  elle,  tenait 
compte  de  la  capacité  de  paiement.  Dans  le  plan  de 
Londres,  l'annuité  fixe  est  réduite  à  un  chiffre  relative- 
ment faible  de  2  milliards  de  mark-or.  Par  contre,  c'est 
26  p.  c.  de  la  valeur  des  exportations  qui  composent 
l'annuité  variable  —  au  lieu  des  12  p.  c.  prévus  à  Paris. 

La  partie  fixe  des  annuités  est  donc  réduite  et  la  partie 
qui  représente  une  participation  au  relèvement  de  T Alle- 
magne a  été  augmentée.  C'est  évidemment  logique. 


1g  Le  Flambeau, 

Certains  ont  critiqué  la  réduction  à  2  milliards  des 
annuités  fixes  de  3,  4,  5,  6  milliards  prévues  à  Paris. 
A  notre  avis,  ils  ont  tort,  car  si  les  exportations  allemandes 
ne  se  relèvent  pas  dans  les  proportions  espérées  par  les 
auteurs  du  plan  de  Londres,  il  eût  été  parfaitement  inutile 
d'espérer  le  paiement  des  annuités  fixes  prévues  à  Paris. 

On  a  critiqué  aussi  l'usage  du  chiffre  des  exportations 
comme  index  de  la  prospérité  d'un  pays.  Il  est  possible 
que  l'on  trouve  plus  tard  un  meilleur  index;  le  cas  est 
prévu  dans  l'Accord  de  Londres,  qui  permet  à  l'Alle- 
magne de  proposer  d'autres  systèmes  qui  seraient  jugés 
équivalents,  mais  jusqu'à  présent  les  critiques  n'ont  pas 
trouvé  mieux  à  offrir:  les  combinaisons  tenant  compte 
des  recettes  d'impôts,  des  recettes  de  douanes,  des  che- 
mins de  fer,  d'accroissements  de  dépôts  dans  les  caisses 
d'épargne,  etc.  sont  très  séduisantes  en  théorie,  mais  bien 
difficiles,  sinon  impossibles,  à  préciser.  D'ailleurs,  lors- 
qu'il s'agit  de  paiements  importants  et  répétés  à  faire  par 
un  pays  à  l'étranger,  il  n'y  a  pas  d'autre  système  que  de 
payer  par  des  exportations.  De  sorte  que  précisément  la 
mesure  d'accroissement  des  annuités  à  payer  par  l'Alle- 
magne est  basée  sur  les  exportations  alors  que  c'est  par 
les  exportations  qu'elle  parviendra  à  s'acquitter  des  dettes 
qu'elle  vient  de  reconnaître. 

Le  plan  de  Londres  n'est  pas  parfait.  Il  n'est  point  de 
remède  parfait  à  un  mal  aussi  grave  que  celui  qu'il  s'agis- 
sait de  guérir.  Mais  si  l'Allemagne  veut  exécuter  de 
bonne  foi  les  obligations  précises  qu'elle  vient  de  sous- 
crire, elle  n'y  trouvera  aucune  impossibilité  pratique.  De 
par  le  fait  que  les  paiements  s'accélèrent  au  fur  et  à 
mesure  des  exportations,  c'est-à-dire  du  relèvement  éco- 
nomique de  l'Allemagne,  les  Alliés  sont  intéressés  à  ce 
relèvement  économique.  S'ils  veulent  mobiliser  leur 
créance,  il  faut,  en  effet,  que  les  titres  de  la  dette  exté- 
rieure allemande  jouissent  d'un  bon  crédit  et  soient  cotés 
à  des  cours  avantageux. 


Les  Réparations.  19 

D'aucuns  trouveront  peut-être  mauvais  de  voir  les 
Alliés  aussi  étroitement  associés  à  leur  débiteur.  C'est  là 
un  fait  inéluctable  :  tout  créancier,  qu'il  le  veuille  ou  non, 
doit  s'intéresser  aux  affaires  d'un  débiteur  important  et 
devient  quelque  peu  son  associé.  On  ne  peut  à  la  fois 
espérer  de  l'Allemagne  des  réparations  importantes  et 
l'écraser  économiquement  comme  certains  le  souhai- 
taient. 

En  conclusion,  nous  pensons  qu'en  présence  des  diffi- 
cultés du  problème  à  résoudre,  la  solution  de  Londres 
est  une  de  celles  qui  tout  en  s'adaptant  avec  le  plus  de 
souplesse  aux  capacités  de  paiement  du  débiteur,  peu- 
vent faire  espérer  aux  pays  ravagés  ou  ruinés  par  l'Alle- 
magne, des  réparations  aussi  complètes  et  aussi  rapides 
que  possible. 

0. 


Le  Général  Léman 

A  ses  débuts,  on  s'en  souvient,  la  guerre  garda  secrets 
les  noms  de  ceux  qui  étaient  chargés  de  la  conduire,  sauf 
deux  :  les  noms  de  Léman  et  de  Joffre. 

Le  général  Léman  est  mort,  mais  il  est  immortel. 

On  peut  dire  qu'il  a  été  le  premier  héros  de  cette 
guerre.  Son  front  a  reçu  la  couronne,  avant  que  le  géné- 
ral Joffre  n'eût  fait  trébucher  l'Allemand.  Sa  destinée 
s'est  jouée  dans  un  court  intervalle,  du  4  au  15  août  1914. 
Aucun  chef  ne  demeura  aussi  peu  de  temps  que  lui  sur  la 
scène  tragique.  Et  pourtant  ce  court  intervalle  est  im- 
mense par  le  symbole  dont  il  est  rempli  comme  par  ses 
conséquences  durables  et  incalculables.  A  quoi  tient  un 
tel  prodige? 

Aux  événements,  à  coup  sûr,  qui  prêteront  à  la  Bel- 
gique, à  Liège  et  à  son  défenseur,  une  valeur  unique 
dans  le  monde,  mais  aussi  à  la  personne  même  de  ce 
défenseur.  Le  héros  s'explique  par  l'homme.  Il  n'a  été 
aussi  grand  que  parce  que  l'homme  était  remarquable. 

Qu'il  nous  soit  permis  de  rappeler  ici  quelle  fut  la  for- 
mation de  l'homme,  son  caractère,  ses  pensées,  et  de 
montrer  ainsi  comment  l'épopée  de  Liège  fut  possible. 

Georges  Léman. 

Gérard-Mathieu-Georges  Léman  naît  à  Liège  le  8  jan- 
vier 185T.  Son  père,  officier  d'artillerie,  est  à  ce  moment 
aâjoint  au  directeur  de  la  fonderie  de  canons. 

Tous  ses  ascendants  sont  officiers.  Son  grand-père 
paternel  se  trouvait  à  Waterloo,  aux  côtés  du  Prince 


Le  Général  Léman.  21 

d'Orange;  son  grand-père  maternel,  Liégeois,  avait  à 
l'âge  de  13  ans,  suivi  un  régiment  de  hussards  français, 
qui  traversait  Liège.  Il  avait  fait  avec  l'armée  de  Napo- 
léon, la  campagne  d'Espagne.  Blessé  deux  fois,  notam- 
ment à  Saragosse,  il  était  revenu  à  Liège  tout  jeune  capi- 
taine. A  Waterloo,  il  servait  parmi  les  hussards,  et  une 
miniature  du  temps,  le  montre  portant  sur  la  poitrine  la 
croix  de  la  Légion  d'Honneur. 

«  Petit  garçon,  contait  le  général  Léman,  je  deman- 
«  dais  souvent  :  Bon  papa,  montre-nous  tes  blessures,  et 
«  je  restais  béant  d'admiration.  Mon  imagination  d'en- 
«  fant  évoquait  des  guerres  sanglantes  et  glorieuses.  Dès 
«  lors,  j'étais  soldat.  » 

A  l'âge  de  13  ans,  Georges  Léman  devient  orphelin. 
Son  père,  nommé  depuis  quelques  années,  professeur  à 
l'Ecole  militaire,  est  emporté  par  un  mal  foudroyant. 
Immédiatement,  cet  enfant  précoce  prend  conscience  de 
sa  mission  et  se  sent  le  soutien  de  sa  mère  qu'il  adore. 
Grande  dame  par  la  naissance  et  l'éducation,  elle  sera 
pour  son  fils  l'emblème  de  toutes  les  vertus,  de  tous  les 
dévouements,  de  toutes  les  grandeurs.  «  Ma  mère  était 
une  Romaine  »,  disait  souvent  le  général  Léman,  et  ses 
yeux  s'emplissaient  d'une  émotion  grave.  Le  jour  où  il  a 
14  ans,  Georges  Léman  reçoit  de  sa  mère  un  «  Télé- 
maque  »  portant  cette  inscription:  «  Avant  de  se  jeter 
dans  le  péril,  il  faut  le  prévoir  et  le  craindre,  mais  dès 
qu'on  y  est,  il  ne  reste  qu'à  le  mépriser  ». 

Une  telle  mère  explique  un  tel  fils. 

C'est  avec  elle  que,  resté  veuf  très  jeune,  il  élèvera 
ses  enfants.  Cette  mère  sera  la  suprême  affection  de  sa 
vie;  elle  sera  l'inspiratrice,  la  consolatrice,  souvent  le 
guide  et  le  conseil.  c<  Je  ne  faisais  rien,  affirmait-il,  sans 
«  le  soumetre  à  ma  mère;  elle  avait  l'intuition  de  ce  qui 
«  était  bien  ».  L'intuition  était  d'ailleurs  une  des  forces 
humaines  en  laquelle  le  général  Léman  avait  une  foi 
absolue. 


22  Le  Flambeau. 

Sorti  brillamment  de  l'Athénée,  Georges  Léman  se  pré- 
sente en  1867  à  l'Ecole  militaire,  y  entre  premier,  en  sort 
premier  en  1869;  entré  la  même  année  à  l'Ecole  d'appli- 
cation, section  du  génie,  il  s'y  distingue  par  son  travail 
et  son  esprit  scientifique.  En  1872,  il  passe  au  régiment 
du  génie  et  est  nommé  successivement  lieutenant  et  capi- 
taine. Les  divers  services  qui  lui  sont  confiés  lui  per- 
mettent de  développer  et  de  faire  connaître  ses  aptitudes 
spéciales,  qui,  dès  1875,  le  font  désigner  pour  les  sciences 
techniques  du  département  de  la  guerre,  et  en  1882  pour 
l'Ecole  militaire,  où  il  est  nommé  répétiteur. 

Nous  avons  sous  les  yeux  un  portrait  du  lieutenant 
Léman  à  cette  époque.  Déjà  l'œil  clair,  sous  l'arcade 
sourcillière  proéminente,  darde  un  regard  perçant,  inter- 
rogateur; avec  le  menton  carré  et  volontaire,  ce  sont  là 
les  caractéristiques  de  ce  visage.  Cependant,  préjuger  de 
l'âme  de  l'homme  par  les  traits  figés  dans  l'immobilité 
d'un  portrait  serait  une  grave  erreur.  Dans  l'abandon  de 
la  causerie,  ce  regard  perçant,  d'une  intelligence  rayon- 
nante, s'éclaire  soudain  de  tendresses  insoupçonnées  ou 
s'allume  d'éclats  de  passion. 

A  ces  moments-là,  on  a  l'intuition  d'une  âme  profonde 
et  singulièrement  tumultueuse,  d'une  âme  frémissante  et 
complexe;  une  ardente  vie  intérieure  se  reflète  sur  ses 
traits.  Les  contrastes  violents  de  cette  nature  puissante 
frappent  ceux  qui  la  pénètrent. 

Le  savant  en  lui,  le  positiviste,  ont  laissé  intacte  la 
source  d'un  mysticisme  exalté.  En  de  lointaines  ascen- 
dances Scandinaves  du  côté  paternel,  Léman  semble  avoir 
puisé  une  préoccupation  constante  de  l'inconscient  et  de 
la  métaphysique,  une  aspiration  éperdue  vers  l'Infini, 
une  sensibilité  de  pensée,  profonde  et  affinée,  trempée 
aux  feux  du  plus  pur  idéalisme. 

Cet  état  d'âme  provoque  chez  lui  une  émotion  devant 
toute  manifestation  du  Beau.  Dans  la  forêt  son  imagina- 
tion évoque  des  génies  inspirateurs  et  lui  dicte  des  pages 


Le  Général  Léman.  23 

de  poète  au  verbe  clair  et  imagé.  Devant  la  mer  son  âme 
tumultueuse  est  en  proie  à  une  émotion  indicible.  Il  res- 
sent si  violemment  la  majesté  de  l'Océan  qu'on  le  voit 
de  longues  heures  les  traits  contractés,  plongé  dans  une 
méditation  ardente. 

Dans  les  cathédrales  gothiques,  il  éprouve  une  exalta- 
tion mystique  et  il  dit:  «  La  vue  de  ces  voûtes  qui  s'élan- 
cent vers  le  ciel  porte  l'âme  vers  l'Infini  ». 

Cet  inflexible  soldat,  qui  est  en  même  temps  un  savant 
et  un  penseur,  se  passionne  pour  tous  les  problèmes  de 
la  conscience  humaine,  et  il  reste  de  lui  quantité  de  notes 
et  de  pensées  sur  la  morale,  la  vertu,  les  droits  et  les 
devoirs  réciproques  des  hommes.  » 

D'une  hauteur  de  vue  exceptionnelle,  le  général  Léman 
se  plaçait  immédiatement  au-dessus  des  événements,  et, 
d'un  coup  d'œil  sûr,  en  discernait  les  causes  et  les  résul- 
tantes. 

Il  émanait  de  lui  une  telle  puissance  de  conviction,  un 
tel  rayonnement  de  science,  que  l'écouter,  c'était  ap- 
prendre. Une  voix  profonde  et  grave,  avec  parfois  des 
éclats  sonores,  ajoutait  à  ses  dons  d'orateur.  Il  avait  en 
parlant,  l'ardeur  qui  captive  et  la  fougue  qui  subjugue. 

Cette  esquisse  de  l'homme  physique  et  moral  fera 
mieux  comprendre  la  carrière  du  savant,  le  rôle  du  soldat 
et  l'influence  prépondérante  qu'il  exerça  sur  la  pléiade 
d'officiers  qui  reçurent  son  empreinte.  Car  telle  était 
l'âme  du  lieutenant  Léman  sortant  de  l'Ecole  d'applica- 
tion, telle  était  restée  l'âme  du  héros  de  Loncin,  puissam- 
ment trempée  et  d'une  merveilleuse  richesse. 

La  vie  avait  creusé  davantage  les  traits.  On  y  voyait 
comme  burinées  les  traces  de  souffrances  et  de  pensées 
profondes;  mais  le  regard  perçant  et  interrogateur,  le 
menton  carré  et  volontaire,  continuaient  à  demeurer  les 
caractéristiques  de  ce  visage  singulièrement  expressif  et 
mobile.   Des  rides  profondes  le  sillonnaient;  le  crâne 


24  Le  Flambeau, 

chauve,  la  moustache  grise  y  mettaient  la  marque  de 
longues  années  de  labeur  acharné. 

Chez  l'homme  que  l'on  veut  peindre,  on  cherche  volon- 
tiers, afin  de  mieux  fixer  sa  psychologie,  les  influences 
de  ses  ascendants,  du  milieu  dans  lequel  il  a  vécu,  des 
contacts  éprouvés.  Chez  Léman,  l'atavisme  avait  mis  au 
cœur  du  soldat  une  énergie  guerrière  indomptable.  Ses 
ascendances  latines  et  Scandinaves,  comme  nous  l'avons 
noté  déjà,  l'avaient  doué  d'une  dualité  d'âme  singulière- 
ment riche  et  féconde.  Grandi  aux  côtés  d'un  père  non 
seulement  officier,  mais  professeur  et  savant,  il  en  avait 
reçu  la  première  empreinte.  Le  père  disparu,  l'atmo- 
sphère de  travail  continuait  à  régner  autour  de  la  mère 
plongée  dans  la  douleur.  L'enfant  avait  tendu  toutes  ses 
forces  intellectuelles  vers  l'étude,  et  très  tôt  s'affirma  en 
lui  cette  union  étroite  d'une  intelligence  lucide  et  d'un 
caractère  trempé. 

En  1872,  Brialmont,  alors  examinateur  permanent  à 
l'Ecole  militaire,  remarquait  les  facultés  de  Léman.  Il  voit 
immédiatement  qu'à  cette  passion  du  devoir  et  du  travail 
s'allie  un  véritable  génie  mathématique,  et  il  sait  ce 
qu'on  peut  attendre  de  ces  dons  réunis;  aussi  s'attache- 
t-il,  dès  lors,  Léman  comme  ingénieur  pour  l'élaboration 
de  ses  projets  de  forts. 

Léman  éprouve  pour  Brialmont  la  plus  grande  admira- 
tion et  la  plus  vive  affection.  Il  dit  de  lui:  «  J'ai  été  et 
«  suis  resté  l'admirateur  de  son  génie  tel  qu'il  s'est  mani- 
((  festé  d'une  manière  grandiose  dans  ses  fortifications 
«  d'Anvers  (1850-1884):  enceinte  et  camp  retranché, 
«  place  modèle,  réduit  inexpugnable  de  la  défense  natio- 
«  nale,  qui  en  1870  rendait  la  Belgique  inattaquable.  No- 
ce tre  défense  nationale  était  alors  à  hauteur  et  nous  ren- 
ée dait  respectables  aux  yeux  de  l'Univers;  les  événe- 
«  ments  l'ont  bien  prouvé  ». 

Le  jeune  Léman  retrouvait  souvent  chez  son  grand 
maître,  Stas  et  Banning.  Il  avait  gardé  de  leurs  entretiens 


Le  Général  Léman.  25 

une  impression  profonde  et  en  parlait  volontiers  :  «  Tous 
a  les  problèmes  humains  étaient  sondés  par  eux;  j'écou- 
«  tais  passionnément  leurs  discussions,  riches  de  sub- 
«  stances  et  d'une  précision  toute  scientifique  et  en  gar- 
ce dais  une  joie  et  une  fierté  d'être  admis  dans  l'intimité 
«  de  ces  trois  êtres  dont  la  supériorité  morale  était 
«  rayonnante  ». 

* 

Les  hautes  qualités  morales  de  Georges  Léman,  sa 
valeur  scientifique,  le  désignaient  pour  aider  à  la  forma- 
tion des  futurs  officiers. 

Dans  une  note  de  sa  main  que  nous  avons  sous  les 
yeux,  il  dit:  «  C'est  Brialmont  qui  m'a  envoyé  à  l'Ecole 
«  militaire  pour  y  professer  les  cours  de  géologie,  de 
((  construction  et  d'architecture.  C'est  lui  qui  m'obligea 
«  plus  tard  à  renoncer  à  mon  désir  de  retourner  à  la 
«  troupe  pour  accepter  les  fonctions  d'examinateur  per- 
ce manent  pour  les  sciences  mathématiques  ». 

Pendant  trente-deux  ans,  Léman  donne  sans  compter 
à  cette  Ecole  militaire,  où  son  père  avait  enseigné,  où  il 
avait  fait  lui-même  les  premiers  pas  dans  la  carrière  des 
armes,  toutes  ses  forces,  toutes  les  ressources  de  son 
intelligence  et  de  son  génie  mathématique.  Sous  son 
impulsion,  l'Ecole  se  réorganise,  se  perfectionne  au  point 
de  devenir  un  des  principaux  établissements  d'instruction 
militaire  d'Europe.  Tel  était  son  ascendant  qu'il  a  marqué 
de  son  empreinte  des  générations  d'officiers  qui  ont,  pen- 
dant la  guerre,  mis  en  pratique  toutes  les  qualités  qu'il 
avait  si  merveilleusement  développées  en  eux.  Et  l'on  peut 
dire  ainsi  que  ce  ne  fut  pas  seulement  à  Liège  que  l'in- 
fluence de  Léman  est  décisive.  Pendant  toute  la  cam- 
pagne cette  influence  agira  d'une  manière  efficace.  Le 
maître  avait  non  seulement  enseigné  à  ses  disciples  la 
science  de  la  guerre  ;  il  avait  su  leur  inculquer  le  culte  de 


26  Le  Flambeau. 

la  bravoure  :  il  leur  avait  appris  qu'au-dessus  de  la  science 
et  à  côté  du  métier  militaire  il  faut  avant  tout  aux  offi- 
ciers une  entière  et  volontaire  abnégation  (  1  ) . 

Sévère  pour  lui-même,  Léman  ne  l'était  pas  moins  pour 
les  élèves  et  les  professeurs.  Une  indiscutable  autorité 
émanait  de  lui.  Cette  autorité  était  acceptée,  car  le  maître 
s'imposait  à  la  fois  par  sa  science,  sa  valeur  morale  et 
son  impartialité  passée  à  l'état  de  dogme. 

Léman  fit  de  sa  mission  d'instructeur  et  d'éducateur 
militaire  un  véritable  apostolat.  Une  préoccupation  con- 
stante d'élever  le  niveau  des  études  le  guide.  Il  a  foi  dans 
la  valeur  moralisatrice  de  la  science;  il  croit  et  professe 
que  la  recherche  scientifique  est  une  école  de  volonté.  Il 
exige  de  chacun  le  maximum  d'effort. 

En  même  temps  qu'il  professe  et  dirige,  Léman  se  con- 
sacre à  de  nombreux  travaux  d'ordre  scientifique.  Il 
publie  des  ouvrages  de  mécanique,  des  travaux  impor- 
tants sur  les  fortifications  et  la  résistance  des  matériaux. 
Il  trouve  un  bonheur  illimité  à  la  recherche  des  vérités 
mathématiques. 

Léman  pendant  les  trente  et  une  années  qu'il  passe  à 
l'Ecole  militaire  comme  répétiteur,  professeur,  directeur, 
commandant  de  l'Ecole,  parcourt  tous  les  grades,  depuis 
celui  de  capitaine  jusqu'au  grade  de  lieutenant-général, 
auquel  il  est  élevé  le  8  février  1912. 

Lié^e. 

Le  10  janvier  1914,  le  comte  de  Broqueville,  alors 
ministre  de  la  Guerre,  fait  savoir  au  général  Léman  qu'il 
a  songé  à  lui  pour  remplir  les  fonctions  de  commandant 
de  la  3e  division  d'armée  et  de  la  position  fortifiée  de 
Liège. 

(1)  Un  mois  avant  sa  mort,  le  général  Léman  assistait,  au  Ministère 
de  la  Défense  Nationale,  à  une  séance  du  Comité  de  l'armée;  tous  les 
généraux  présents,  à  l'exception  d'un  seul,  avaient  été  ses  élèves. 


Le  Général  Léman.  27 

Jusqu'à  ce  moment,  ceux  qu'en  Belgique  intéressaient 
les  questions  d'enseignement  militaire  et  les  progrès  de 
la  science,  connaissaient  le  nom  de  Léman. 

Ce  nom  va  résonner  de  par  le  monde  comme  un  sym- 
bole d'héroïsme.  Les  événements  vont  permettre  à  Léman 
de  découvrir  ses  hautes  vertus  et  lui  donneront  la  gloire. 
Cependant,  en  analysant  avec  un  esprit  critique  toute  sa 
conduite,  on  le  retrouve  simplement,  scrupuleusement 
fidèle  aux  directives  de  toute  sa  vie:  l'amour  de  la  Patrie, 
la  passion  du  travail,  le  profond  dédain  de  toutes  contin- 
gences mesquines,  une  absolue  bonne  foi  prête  à  sacrifier 
à  la  pureté  de  sa  conscience  tout  intérêt  personnel. 

Dès  ses  premiers  pas  dans  la  carrière  des  armes,  ayant 
volontairement  accepté  la  discipline,  il  s'y  soumettait,  non 
pas  aveuglément,  car  son  esprit  lucide  analysait  les  ordres 
des  chefs;  mais  il  s'y  soumettait,  trouvant  une  grandeur 
dans  le  sacrifice  de  sa  personnalité.  Quand,  à  son  tour, 
il  dut  commander,  avec  la  même  intransigeance  qui  le 
faisait  obéir  il  exigea  la  soumission.  Mais  avant  de  l'exi- 
ger, il  pesait  scrupuleusement  les  ordres  qu'il  donnait. 

Il  lui  arriva,  au  cours  de  sa  longue  carrière  de  chef  et 
de  directeur  des  études  à  l'Ecole  militaire,  de  détruire  des 
enseignements  qu'il  jugeait  faux  ou  néfastes;  hélas!  pour 
détruire  les  méthodes,  il  lui  fallut  parfois  sacrifier  des 
hommes.  Ceux  qui  ont  connu  l'intimité  de  son  âme, 
savent  seuls  de  quelles  luttes  intérieures,  de  quelles  obsé- 
dantes analyses  des  faits  et  des  systèmes  étaient  payées 
les  décisions  qui  frappaient  les  hommes  pour  atteindre 
des  idées. 

En  matière  politique,  Léman  avait  dès  longtemps  conçu 
et  espéré  un  programme  national  auquel  eussent  pu  adhé- 
rer les  trois  partis.  Dans  l'idéal  de  chacun  des  partis  il 
reconnaissait  des  principes  généreux;  néanmoins,  il 
n'avait  jamais  voulu  s'inféoder  à  aucun.  Il  haïssait  l'esprit 
de  parti  dont  sont  si  souvent  la  proie  les  hommes  poli- 
tiques; il  le  savait  funeste  à  l'esprit  national  et  au  déve- 


28  Le  Flambeau. 

loppement  de  la  Patrie.  On  n'admet  guère  qu'un  homme 
se  tienne  en  dehors  des  groupements  politiques;  il  faut 
l'inévitable  embrigadement.  Aussi,  dans  les  milieux  catho- 
liques, certains  firent-ils  du  général  Léman  un  franc- 
maçon,  tandis  que  dans  le  parti  libéral,  d'autres  le  décla- 
raient inféodé  aux  Jésuites.  Pendant  que  dans  le  silence 
de  son  cabinet  de  travail,  il  continuait  sa  tâche,  indiffé- 
rent aux  jugements  extérieurs,  docile  seulement  aux 
injonctions  de  sa  conscience,  il  paya  par  deux  fois,  en 
étant  dépassé,  son  indépendance  d'idées.  Dédaigneux 
même  de  ces  injustices  du  sort,  sans  autre  ambition  que 
celle  d'obtenir  de  l'enseignement  de  l'Ecole  militaire  le 
rendement  le  plus  haut,  sans  autre  passion  que  celle  de 
la  Patrie  et  du  Devoir,  il  reprenait  chaque  pur  sa  tâche 
de  la  veille,  y  donnant  le  maximum  de  sa  puissance  de 
travail.  C'est  ainsi  encore  qu'il  va  agir  lorsqu'on  lui  con- 
fiera la  préparation  de  la  défense  de  Liège:  maximum 
d'efforts  dans  le  plus  bref  délai.  Là  aussi,  il  sera  indiffé- 
rent aux  objections  administratives  qui  lui  seront  adres- 
sées au  moment  de  la  préparation  intensive  des  derniers 
jours  avant  l'attaque;  là  aussi,  avec  un  flegme  hautain, 
il  négligera  observations  et  menaces,  allant  droit  à  son 
but  :  mettre  malgré  tout,  avec  un  minimum  de  moyens  en 
sa  possession,  la  place  de  Liège  dans  le  meilleur  état  de 
défense  possible.  A  peine  songeait-il  à  la  disgrâce  dont 
sa  carrière  pouvait  être  frappée,  s'il  échouait. 

Nous  avons  voulu  démontrer  l'entier  équilibre  entre  le 
caractère  et  l'action  de  l'homme  d'avant  Liège  et  de 
l'homme  de  Liège. 

Il  est  probable  que  cette  même  haute  vertu,  que  cette 
même  lumineuse  et  agissante  intelligence  fussent  restées 
connues  d'un  petit  nombre  seulement  si  la  destinée  n'eût 
appelé  Léman  à  l'heure  tragique  de  1914.  Cependant  il 
est  permis  de  croire  que  ce  caractère  trempé,  cette  âme 
dénuée  de  tout  égoïsme  et  ce  génie  scientifique  eussent, 


Le  Général  Léman.  29 

en  toute  circonstance,  contribué  supérieurement  à  la 
grandeur  du  pays. 

A  la  lueur  des  événements  allait  s'accuser  plus  puissam- 
ment le  relief  de  cette  grande  figure.  Mais  inéluctable- 
ment ceux  qui,  animés  d'une  foi  patriotique  ardente,  sont 
prêts  à  sacrifier  à  leur  Patrie  le  repos  de  leur  vie  et  leurs 
intérêts  personnels  apportent  un  jour  leur  pierre  à  l'édi- 
fice social. 

La  leçon  morale  ici  est  immense.  Pour  étudier  un 
homme  et  le  bien  voir,  il  faut  le  détacher  des  circon- 
stances indépendantes  de  lui,  des  heurts  de  la  destinée. 
Il  faut  chercher  quelles  furent  ses  facultés  éminentes  et 
surtout  dans  quel  sens  fut  et  demeura  sa  volonté  d'action. 
La  volonté  d'action  du  général  Léman  peut  se  résumer 
en  deux  mots:  «  Patrie,  travail  ».  A  cela  il  eût,  en  n'im- 
porte quelle  condition,  sans  défection  possible,  sacrifié 
tout. 

Imaginons  un  tel  exemple,  largement  suivi  par  tous 
ceux  qui  tiennent  en  mains  les  destinées  du  pays.  Dès 
lors,  seraient  assurés  la  paix  intérieure  et  le  libre  déve- 
loppement de  la  nation. 

* 

Nous  avons  dit  que  le  10  janvier  1914,  le  comte  de 
Broqueville  faisait  savoir  au  général  Léman  qu'il  avait 
songé  à  lui  pour  remplir  les  fonctions  de  commandant 
de  la  3e  Division  d'Armée  et  de  la  position  fortifiée  de 
Liège. 

Le  17  janvier,  le  général  Léman  remet  au  ministre  un 
résumé  de  ses  réflexions  personnelles.  Après  avoir,  avec 
une  conscience  scrupuleuse,  examiné  le  rôle  que 
devraient  lui  assigner  en  temps  de  guerre  ses  aptitudes 
particulières,  il  conclut  :  «  A  mon  avis,  ma  désignation 
<(  pour  la  3e  Division  d'Armée  serait  une  faute  au  point 
«  de  vue  de  la  défense  nationale.  » 


30  Le  Flambeau. 

Le  21  janvier,  le  ministre  lui  répond  :  «  Il  me  peine 
<(  beaucoup,  mon  cher  Léman,  de  devoir  vous  imposer 
((  pareil  sacrifice;  mais  vous  avez  le  cœur  trop  haut 
«  placé  pour  ne  pas  comprendre  que,  surtout  pour  un 
a  ministre,  la  voix  du  devoir  doive  faire  taire  celle  de 
«  l'amitié,  si  pénible  soit-il.  Vous  êtes  en  ce  moment  le 
((  seul  homme  qui  puissiez  occuper  cette  haute  situation 
«  avec  l'ensemble  des  qualités  requises,  qui  y  sont  abso- 
((  lument  nécessaires.  » 

Désigné  définitivement  pour  prendre  le  commande- 
ment de  la  3e  Division  d'Armée  et  de  la  position  fortifiée 
de  Liège,  le  général  Léman  quitte  l'Ecole  militaire  le 

31  janvier  1914. 

* 
*    * 

Depuis  de  longues  années,  Léman  avait  prédit  le  dan- 
ger venant  de  l'Est.  Il  était  convaincu  que  ce  danger 
devenait  chaque  jour  de  plus  en  plus  menaçant.  Aussi, 
dès  son  arrivée  à  Liège,  il  ne  perd  pas  un  instant.  Il  se 
met  avant  tout  en  devoir  de  renforcer  l'instruction  de  ses 
troupes  et  d'exiger  une  discipline  plus  stricte  ;  il  impose  et 
surveille  la  parfaite  mise  en  état  des  forts.  Il  infuse  à  sa 
division  un  esprit  nouveau. 

Tout,  ou  presque  tout,  est  à  faire  quand  le  général 
Léman  arrive  à  Liège;  la  préparation  de  la  place  était 
absolument  insuffisante.  A  l'indigence  des  moyens  maté- 
riels il  supplée  par  les  ressources  inépuisables  de  son 
activité.  Sa  mission  est  rendue  très  difficile  par  le  fait 
qu'il  commande  une  position  construite  d'après  une  con- 
ception qu'il  condamne  :  parlant,  en  effet,  des  idées  de 
Brialmont  sur  la  défense  de  la  Belgique,  Léman,  mal- 
gré son  admiration  pour  son  grand  maître  dit  :  «  Je  suis 
«  l'adversaire  résolu  du  système  qui  consiste  à  fortifier 
«  un  point  stratégique  par  un  chapelet  de  forts  isolés; 
«  adversaire  aussi  du  système  consistant  à  garnir  les 


Le  Général  Léman.  31 

«  forts  de  grosse  artillerie.  J'en  ai  fait  la  déclaration  for- 
<(  melle  à  Brialmont  lui-même,  et  quand  j'ai  pris  la 
«  direction  des  études  à  l'Ecole  Militaire,  j'ai  combattu 
«  à  outrance  ces  systèmes  vicieux.  »  Pour  Léman,  l'ar- 
tillerie doit  être  mobile  et  être  placée  en  arrière  de  tran- 
chées continues  dans  les  intervalles  des  forts.  Ceux-ci 
munis  d'armes  automatiques,  doivent  jouer  le  rôle  d'ou- 
vrages d'infanterie  particulièrement  puissants. 

Les  événements  de  1914,  la  défense  de  Verdun,  l'expé- 
rience de  toute  la  guerre  lui  ont  donné  raison. 

Pareille  transformation  de  la  place  ne  pouvait  être  faite 
en  quelques  mois;  elle  aurait  constitué  une  véritable 
révolution  de  notre  système  de  défense;  or,  il  fallait 
aller  au  plus  pressé. 

Tout  en  s 'occupant  activement  de  renforcer  la  défense 
de  la  place  il  veille  à  ce  que  sa  garnison  soit  constamment 
en  manœuvres.  Un  jour  qu'il  galopait  sur  la  crête  de 
Sart-Tilmant,  crête  dominant  à  la  fois  la  vallée  de  la 
Meuse  et  celle  de  l'Ourthe:  «  C'est  par  là  qu'ils  nous 
attaqueront  »  dit-il  à  son  état-major.  Quelques  semaines 
plus  tard,  c'était  par  là  qu'ils  nous  attaquaient. 

Dès  l'attentat  de  Sérajevo,  il  est  convaincu  de  l'attaque 
imminente.  Il  redouble  d'activité  et,  mettant  à  contribu- 
tion les  talents  et  l'initiative  de  chacun,  se  sert  de  toutes 
les  bonnes  volontés  que  groupe  autour  de  lui  son  puissant 
ascendant.  Il  réquisitionne  des  ouvriers  civils.  Il  se 
plaisait  à  répéter  avec  quel  patriotisme  la  population  de 
Liège  et  des  faubourgs  lui  avait  été  dévouée. 

Cependant  devant  toutes  les  mesures  nouvelles  et  caté- 
goriques qu'il  prend,  des  objections  administratives  lui 
sont  adressées  ;  il  les  néglige,  tant  il  a  conscience  de  sa 
mission,  et  il  va  de  l'avant.  Il  avait  fait  miner  les  ponts, 
les  tunnels  et  les  routes.  Les  moissons  qui  étaient  dans 
le  champ  d'observation  de  l'artillerie  furent  détruites, 
les  bois  et  les  maisons  rasés. 

Voici  le  soldat  rendu  tout  entier  à  sa  vocation  première 


32  Le  Flambeau. 

par  l'imminence  de  l'agression.  L'atavisme  avait  mis  en 
lui  un  cœur  de  guerrier,  sa  longue  vie  d'enseignement 
a  développé  ses  aptitudes  de  conducteur  d'hommes.  Il 
va  donner  la  mesure  de  sa  valeur. 

Il  faut  citer  ici,  à  l'éternelle  louange  du  défenseur  de 
Liège,  les  justes  paroles  d'un  journaliste  belge:  «  Léman 
«  a  été  l'organisateur  et  le  préparateur.  C'est  son  titre 
<(  de  gloire.  Personne  ne  le  lui  ravira.  Il  aimait  passion- 
<(  nément  son  métier  de  soldat  et  de  chef.  Toute  sa  vie, 
«  par  l'étude,  les  exercices  physiques,  la  méditation 
«  solitaire,  il  s'était  préparé  en  vue  de  l'heure  formi- 
<(  dable  où  il  pourrait  être  appelé  à  défendre  une  place 
«  forte  ou  à  commander  une  armée.  Rien  ne  s'improvise 
«  en  ce  bas  monde,  la  part  du  hasard  est  infiniment 
«  moins  grande  que  le  vulgaire  ne  le  croit.  La  défense 
<(  de  Liège  a  été  la  résultante  de  quarante  ans  d'étude, 
«  de  discipline,  d'un  constant  et  énergique  effort.  Quand 
<(  vint  le  moment  de  faire  ses  preuves  et  de  donner  sa 
<(  mesure,  Léman,  esprit  ouvert  et  cultivé,  ardent  soldat, 
<(  chef  rigoureux  et  autoritaire,  se  trouva  prêt  (1).  » 

Avec  la  3°  Division,  la  15e  brigade  et  la  garnison  de  la 
place  et  des  forts,  il  arrêtera  la  puissante  armée  de  von 
Emmich.  Avec  quatre  escadrons  de  lanciers  de  90  chevaux 
chacun,  il  surveillera  35  kilomètres  de  frontières. 

Le  2  août  au  soir,  l'ultimatum  de  l'Allemagne  est 
remis  au  ministre  des  Affaires  étrangères  de  Belgique. 
Dans  la  même  nuit  parvient  au  ministre  d'Allemagne  la 
fière  réponse  du  gouvernement  belge. 

Le  4  août  les  Allemands  passent  la  frontière. 

Le  général  Léman  ne  dispose  que  d'une  trentaine  de 
mille  hommes  pour  couvrir  la  place.  Les  colonnes 
d'assaut  tentent  immédiatement  de  franchir  les  intervalles 
des  forts.  Avec  des  forces  infiniment  inférieures,  les 
détachements  belges  les  arrêtent,  et  le  général-major  Ber- 
trand, exécutant  les  ordres  de  son  chef,   repousse  les 

(!)  M.  Fernand  Neuray,  dans  La  Nation  belge   du  22  octobre  1921. 


Le  Général  Léman.  33 

Allemands  dans  le  sanglant  combat  de  Rabozée.  Les  Alle- 
mands se  retirent  avec  des  pertes  importantes.  Ce  fut 
l'éternel  regret  du  général  Léman  de  n'avoir  pu  disposer 
à  ce  moment  des  réserves  nécessaires  pour  poursuivre 
l'ennemi  et  tirer  ainsi  parti  de  ce  splendide  succès.  Il 
frémissait  encore  de  colère  en  disant  la  rage  qui  s'empare 
d'un  chef  devant  une  impuissance  aussi  cruelle. 

Des  bureaux  de  l 'état-major,  établis  rue  Sainte-Foix, 
le  général  Léman  avec  une  promptitude  stupéfiante, 
règle  tous  les  détails  de  la  défense  et  au  milieu  de  diffi- 
cultés simultanées,  donne  des  milliers  d'ordres.  On  lui 
communique  téléphoniquement  des  renseignements  qu'il 
devine  faux;  une  intuition  certaine  l'avertit  de  la  pré- 
sence au  téléphone  d'espions  allemands.  Il  lui  faut 
déjouer  les  manœuvres  de  cette  troupe  clandestine  d'es- 
pions qui  se  terre  autour  de  lui,  découvrir  instantané- 
ment le  faux  du  vrai,  agir  avec  obstination  dans  cette 
lutte  sans  espoir.  Léman  est  réellement  l'âme  de  la 
défense  ;  ses  forces  vives  rayonnent  ;  on  sent  partout  sa 
volonté.  Les  Allemands  connaissent  si  bien  la  valeur  de 
ce  chef,  qu'ils  vont  tenter  de  s'emparer  de  lui. 

Le  6  août  a  lieu  l'attentat  de  la  rue  Sainte-Foix; 
quelques  heures  après  le  général  Léman  fixe  au  fort  de 
Loncin  son  poste  de  commandement. 

Au  lieu  de  se  retirer  de  Liège  en  prenant  le  comman- 
dement de  sa  division,  il  estime  que  son  devoir  est  de 
conserver  le  gouvernement  militaire  de  la  place,  afin  de 
coordonner  la  défense  et  d'exercer  une  action  morale 
sur  les  garnisons  des  forts.  Sa  présence  dans  le  fort  de 
Loncin  a  une  portée  dépassant  de  beaucoup  celle  que 
l'on  serait  tenté  d'abord  de  lui  attribuer.  Le  fait  de  s'y 
enfermer  implique,  en  effet,  pour  tous  les  forts,  l'ordre 
immuable  de  tenir  et  de  résister  jusqu'à  l'ultime  limite. 

Il  y  a  quelques  mois,  le  Roi,  dans  un  discours  à  l'Ecole 
militaire,  a  jugé  en  ces  nobles  termes,  l'héroïque  sacrifice 
de  Léman  :  «  En  s'enfermant  dans  le  fort  de  Loncin,  le 


34  Le  Flambeau. 

«  général  Léman  a  donné  un  exemple  de  résolution  et  de 
<(  sacrifice  que  la  postérité  retiendra  comme  un  acte  de 
«  pur  héroïsme.  » 

Cependant  les  troupes  fraîches  allemandes,  grâce  à 
leur  supériorité  numérique,  menacent  de  déborder  la 
position  à  la  fois  par  le  nord  et  par  le  sud.  Le  6  août 
dans  la  journée,  la  3e  division  et  la  15e  brigade  après 
s'être  battues  avec  acharnement  sur  la  ligne  des  forts 
les  4  et  5  août,  et  le  6  au  matin,  sont  obligées  de  battre 
en  retraite.  Le  général  Léman  a  confié  le  commandement 
de  la  retraite  au  général  Bertrand,  le  vainqueur  de 
Rabozée. 

Les  forts  continuent  à  tenir,  paralysant  la  marche  du 
gros  de  l'armée  ennemie;  l'Allemand  pour  les  réduire 
amène  son  artillerie  de  siège,  et,  les  uns  après  les  autres, 
ils  sont  démolis  après  une  héroïque  résistance.  Toutefois 
Loncin  résiste  encore.  Le  fort,  qui  est  placé  sous  les 
ordres  du  commandant  d'artillerie  Naessens,  bat  de  ses 
feux  la  route  et  la  voie  ferrée  de  Bruxelles  ;  il  est  le  prin- 
cipal obstacle  qui  s'oppose  encore  à  l'avance  des  armées 
de  l'envahisseur. 

Le  15  août,  un  choc  effroyable  secoue  le  fort.  Le 
général  Léman  monte  sur  le  glacis,  ramasse  un  morceau 
de  projectile  et  reconnaît  un  éclat  d'obus  de  42.  Il  savait 
que  nos  forts  n'avaient  pas  été  construits  pour  résister 
à  des  projectiles  de  cette  puissance;  il  n'y  avait  plus 
d'illusions  à  se  faire.  Peu  après,  d'autres  obus  de  même 
calibre  tombent  sur  le  fort;  le  dernier  met  le  feu  au 
magasin  aux  poudres;  le  fort  saute,  et  on  ramasse 
Léman  évanoui,  gravement  blessé,  et  le  corps  couvert  de 
brûlures. 

Le  général  Léman,  lorsqu'il  évoquait  ces  heures  tra- 
giques, contait  avec  une  émotion  profonde  l'enthou- 
siasme qui  avait  enflammé  les  artilleurs  pendant  cette 
lutte  acharnée  ;  leurs  cris  de  «  Vive  le  Roi  »  à  chaque 
coup  de  canon  qui  portait.  «  La  veille  du  15  août,  écrit 


Le  Général  Léman.  35 

«  Léman,  la  mort  était  proche,  les  hommes  le  savaient. 
((  Les  misérables  paroles  humaines  devenaient  impuis- 
«  santés.  Il  fallait  à  ceux  qui  allaient  mourir  un  plus  haut 
<(  aliment  :  ceux  qui  croyaient  en  Dieu  reçurent  leur  pain 
«  de  vie  dans  un  recueillement  grave  qui  me  saisit  de 
«  respect  :  chacun  de  nous  éleva  son  âme  vers  un*  espoir 
«  éternel.  L'être  humain  altéré  de  lumière  sent,  aux 
«  heures  tragiques,  l'impérieux  besoin  de  quelque  haut 
«  et  possible  idéal.  » 

Une  énergie  surhumaine,  nourrie  par  l'exaltation 
patriotique  soutenait  les  hommes  dans  cet  antre  obscur, 
par  une  écrasante  chaleur,  dans  cet  enfer  où  les  gaz  de 
la  poudre  serraient  la  gorge,  où  un  tonnerre  indescriptible 
ébranlait  les  murailles. 

Dans  une  lettre  du  14  mai  1918,  adressée  à  un  ami, 
le  général  Léman  dit:  «  La  mort  était  là  certaine;  je 
«  pensai  à  ma  mère,  à  mes  enfants;  ensuite  je  pus  inté- 
«  gralement  m'abstraire.  La  sérénité  absolue  entra  en 
«  moi  et  y  demeura.  Qu'un  homme  est  fort  quand  il 
«  domine  la  mort.  » 

* 

*    * 

Lorsqu'on  releva  Léman  et  qu'il  reprit  connaissance, 
s'avança  vers  lui  un  officier  allemand  qui  lui  donna  à 
boire.  Prenons  ici  son  carnet  de  notes  écrit  en  captivité. 
«  Capitaine  Griison,  du  163e  régiment  d'infanterie  alle- 
«  mande,  m'a  porté  secours  au  fort  de  Loncin  et  m'a 
«  ensuite  fait  prisonnier.  »  La  première  parole  du  blessé, 
en  reprenant  connaissance,  fut  pour  demander  que  le 
rapport  relatant  sa  captivité  mentionnât  qu'il  avait  été 
fait  prisonnier  hors  d'état  de  combattre. 

Le  général  Léman  fut  conduit  au  Palais  des  Princes- 
Evêques  de  Liège.  C'est  là  que  le  commandant  de  l'armée 
allemande  de  la  Meuse,  le  général  von  Emmich,  lui 
adressa  ses  félicitations  pour  la  belle  défense  de  la  place. 
C'est  là  aussi  que  le  gouverneur  militaire  de  Liège,  le 


36  Le  Flambeau. 

général  von  Kolewe,  lui  remit,  sur  l'ordre  de  son  empe- 
reur, un  sabre  en  témoignage  d'admiration.  Le  rapport 
de  l'état-major  allemand  dit:  «  Il  est  juste,  il  est  équitable 
que  l'on  ne  refuse  pas  au  courageux  adversaire  qu'est 
le  général  Léman,  de  reconnaître  ses  mérites.  » 

Ce  double  hommage  de  l'ennemi  est  la  reconnaissance 
de  la  valeur  supérieure  d'un  chef  et  le  plus  noble  éloge 
qu'on  puisse  en  faire. 

«  Fait  prisonnier  à  Loncin,  écrit  le  général  Léman,  et 
<(  amené  blessé  au  Palais  des  Princes-Evêques,  je  vis  par 
((  la  fenêtre  défiler  sur  la  place  de  nombreuses  divisions 
«  allemandes  en  un  admirable  état  d'équipement,  et  je 
«  songeai  au  nombre  restreint  d'hommes  que  nous  avions 
«  à  opposer  à  ces  troupes  fraîches  et  nombreuses.  » 

Imaginons  la  douleur  qui  devait  étreindre  le  cœur  du 
guerrier.  Sa  résistance  opiniâtre  n'a  pu  empêcher  l'en- 
nemi de  pénétrer  dans  le  pays.  Ces  légions  de  soldats 
vont  se  répandre  sur  la  terre  belge,  y  apporter  partout  la 
ruine  et  la  mort.  Il  songe  au  passé.  Toute  sa  vie  a  été 
consacrée,  dans  le  travail  ardent,  à  la  préparation  de  cette 
poignée  d'officiers  qui  vont  aller  à  la  mort.  Un  groupe  de 
patriotes  a  vainement  essayé  de  faire  comprendre  au  pays 
les  sacrifices  nécessaires  à  la  formation  d'une  armée 
nombreuse  et  bien  outillée.  Ce  petit  groupe  est  resté 
isolé,  séparé  de  la  masse.  Le  pays  va  payer  aujourd'hui 
son  indifférence.  Lui,  il  va  vers  la  captivité,  oublieux  de 
son  sort  personnel,  mais  plongé  dans  la  vision  doulou- 
reuse de  sa  Patrie  ensanglantée. 

C'est  au  Palais  des  Princes-Evêques  que  Léman  écrit 
au  Roi  la  lettre  dont  les  sublimes  paroles  ont  remué  les 
âmes  jusqu'aux  confins  du  monde  civilisé. 


Le  18  août,  le  général  Léman  part  pour  l'Allemagne. 
La  voie  de  Bruxelles  est  ouverte  depuis  le  15. 
L'attaque  a  commencé  le  4.  Les  Allemands  comptaient 


Le  Général  Léman.  37 

enlever  la  forteresse  en  six  heures.  Jamais  ils  n'ont  pu 
regagner  le  temps  que  Léman  leur  fit  perdre.  Par  une 
préparation  intensive  de  la  place,  réalisée  en  quelques 
mois,  il  avait  permis  la  résistance  de  Liège;  par  la  puis- 
sance de  son  âme  indomptable  il  avait  électrisé,  tendu 
la  volonté  d'une  poignée  de  braves  jusqu'à  l'ultime  limite 
des  forces  humaines  et  avait  tenu  en  échec  cette  formi- 
dable puissance  de  guerre  qu'était  l'Allemagne.  Il  avait 
arrêté  le  flot  qu'elle  allait  déverser  sur  la  France  avant 
que  celle-ci  ne  fût  entièrement  prête,  protégeant  ainsi 
ce  Paris  que  menaçaient  les  convoitises  allemandes.  Il 
donnait  en  même  temps  à  l'Angleterre  le  temps  de  former 
ses  premières  troupes. 

Rien  ne  vaut  d'ailleurs,  pour  indiquer  le  rôle  définitif 
de  Léman,  les  aveux  du  haut  commandement  allemand 
publiés  en  mai  1918  sur  les  débuts  de  la  guerre.  Dès  les 
premières  lignes,  on  y  lit  l'absolue  nécessité  qu'était  aux 
yeux  de  l'état-major  allemand,  la  prise  rapide  de  Liège: 
«  Il  fallait  agir  sans  délai.  De  tous  côtés,  l'Allemagne 
«  était  pressée.  Notre  plan  de  campagne  prévoyait  une 
«  marche  rapide  à  travers  la  Belgique.  Nous  devions 
«  assurer  rapidement  l'invasion  du  territoire  ennemi.  Il 
((  fallait  prendre  Liège  dans  le  plus  bref  délai.  Le  siège 
«  rapide  de  la  forteresse  était  une  opération  préliminaire 
«  indispensable  à  une  campagne  victorieuse  dans  l'ouest.  » 

C'est  tout  l'espoir  de  prendre  Liège  par  surprise  qui 
est  déçu.  C'est  le  plus  bel  hommage  rendu  par  l'adver- 
saire à  celui  qui  l'arrête. 

Le  général  Léman  se  rendait  certes  compte  de  l'impor- 
tance capitale  de  sa  résistance  ;  mais  cet  homme  de  devoir 
trouvait  naturel  d'avoir  accompli  sa  mission  jusqu'au 
bout.  Parlant  de  la  défense  de  Liège,  il  écrit:  «  On  m'a 
<(  confié  Liège,  le  poste  avancé.  J'ai  simplement  fait  mon 
((  devoir  et  j'ai  pu  heureusement  inspirer  confiance  au 
«  pays.  Liège  fit  un  effort  désespéré  dans  les  conditions 


38  Le  Flambeau 

«  les  plus  terribles  ;  ce  fut  une  tentative  suprême  que  je 
«  savais  ne  pas  pouvoir  aboutir  entièrement.  » 

La  captivité  et  la  mort. 

Le  18  août,  le  général  Léman  est  dirigé  vers  l'Alle- 
magne. Prenons  encore  son  carnet  de  captivité:  «  Le 
«  major  Bayer,  du  27e  régiment  d'infanterie  allemande, 
<(  m'a  conduit  à  Cologne.  C'est  un  Badois  très  gentil- 
<(  homme.  Il  était  accompagné  de  son  adjoint.  On  m'avait 
<(  laissé  mon  adjoint,  le  capitaine-commandant  Collard, 
«  et  mon  ordonnance  Charles  Vanden  Bossche.  A  Juliers, 
«  en  traversant  la  ville  en  auto,  je  faillis  être  écharpé  par 
«  la  population.  Aux  portes  de  Cologne,  où  j'arrivai 
«  le  19,  la  même  chose  recommença,  mais  plus  violem- 
«  ment,  et  j'aurais  certes  été  écharpé  sans  la  protection 
«  du  major  Bayer.  Le  24  arrivaient  des  ordres  formels 
<(  pour  me  transporter  à  la  forteresse  de  Magdebourg. 
«  Je  partis  en  chemin  de  fer  pour  Magdebourg,  accom- 
«  pagné  du  capitaine-commandant  Collard,  d'un  lieute- 
<(  nant  allemand  appelé  Steins,  et  de  mon  ordonnance.  » 

Au  mépris  de  tous  les  usages  de  la  guerre,  le  général 
Léman  fut  mis  au  secret  pendant  des  mois.  C'est  au 
mois  de  février  1915  seulement  qu'il  eut  connaissance  de 
la  victoire  de  la  Marne.  Le  7  avril  1915,  il  fut  transféré 
de  Magdebourg  à  Blankenbourg,  près  de  Berlin,  où  il 
reste  jusqu'en  décembre  1917. 

Pendant  (rois  ans  et  quatre  mois,  le  général  Léman 
demeura  en  captivité.  Sa  santé,  ébranlée  déjà  par  le 
choc  de  Loncin,  est  gravement  compromise.  Le  régime 
des  prisonniers  n'est  guère  celui  qui  lui  convient.  Les 
lésions  contractées  à  Loncin  s'accentuent.  Il  souffre,  et  il 
sait  que  sur  une  simple  demande  on  le  remettrait  en 
liberté.  Cette  demande,  il  ne  la  fera  pas. 

Il  travaille,  lit,  fait  des  cours  aux  officiers,  ses  compa- 
gnons de  captivité,  les  réunit,  relève  les  courages.  Il  ne 
perd  pas  une  occasion  de  parler  du  devoir,  de  la  Patrie, 


Le  Général  Léman.  39 

du  Roi.  Ses  forces  morales  rayonnent  autour  de  lui,  et  il 
est  dans  sa  cellule  l'âme  de  la  résistance  passive  à 
l'ennemi,  comme  il  fut  à  Liège  l'âme  de  la  résistance 
active. 

Cependant  à  la  fin  de  novembre  1917,  son  état  donne 
de  sérieuses  inquiétudes.  Ses  geôliers  s'alarment,  et  crai- 
gnant une  fin  tragique,  d'eux-mêmes  lui  rendent  la 
liberté  le  9  décembre  1917.  Léman  quitte  Blankenbourg, 
est  retenu  dix  jours  à  Heidelberg  et  gagne  la  Suisse. 
Après  un  mois  passé  à  Berne,  il  arrive  à  Paris  le 
1er  février  1918. 

Sa  santé  restait  gravement  atteinte.  Au  printemps  de 
1918,  sur  le  désir  de  la  reine  Elisabeth,  il  s'installe  à 
Socx,  près  de  Bergues,  pour  se  soumettre  à  un  traitement 
rationnel  dirigé  par  le  Dr  Nolf .  Le  général  Léman  y  reste 
six  semaines. 

Rien  n'égale  le  charme  du  «  Blauwhuis  »  de  Socx. 
C'est  un  petit  château  du  xvne  siècle,  ceinturé  de  fossés 
et  précédé  d'un  pont-levis.  On  y  accède  par  une  longue 
avenue  de  chênes.  Des  herbages  fleuris,  de  vastes  éten- 
dues entourent  le  tertre  où  s'élève  le  castel.  Les  tours 
pittoresques  de  Bergues  s'aperçoivent  de  loin.  C'est  là 
que  S.  M.  Elisabeth  vient  parfois  rendre  visite  au  malade 
qu'elle  a  contraint  à  se  soigner  et  à  guérir. 

On  sent,  en  cette  Reine  exilée,  et  en  ce  soldat  blessé,  la 
même  bonté  supérieure,  la  même  hauteur  de  vues,  le 
même  idéalisme  fervent.  L'amour  de  la  Patrie  les  a  con- 
duits tous  deux  par  des  chemins  différents,  et  à  travers 
mille  péripéties,  dans  ce  petit  castel  au  milieu  des  herbages. 
Quand  le  général  reconduisait  sa  Reine  par-delà  le  pont- 
levis  jusqu'à  sa  voiture,  on  avait  l'impression  de  franchir 
les  siècles  et  d'assister  à  quelque  scène  de  chevalerie.  Le 
visage  creusé  du  vieux  gentilhomme  était  empreint  d'une 
fervente  et  respectueuse  admiration  vis-à-vis  de  Celle 
que  le  monde  a  nommée  la  Reine  de  Bravoure  et  de 
Bonté. 


40  Le  Flambeau. 

L'atmosphère,  d'une  limpidité  radieuse,  imposait  une 
trêve  à  l'angoisse,  jusqu'à  faire  oublier  un  instant  que  la 
bataille,  en  ce  mois  de  juin  1918,  redoublait  d'intensité 
à  peu  de  distance. 

La  Reine  obtint  le  résultat  espéré;  l'état  de  santé  du 
général  Léman  s'améliora  suffisamment  pour  qu'il  pût 
reprendre  ses  travaux  et  s'installer  à  Etretat,  où  il  resta 
jusqu'au  7  novembre.  A  ce  moment,  il  rejoignit  le  Roi 
à  La  Panne. 

Le  22  novembre  1918,  le  général  Léman  rentre  à 
Bruxelles  triomphalement  avec  le  Roi.  L'entrée  à  Liège 
aura  lieu  le  30  novembre. 

Le  29,  au  soir,  le  conseil  communal  le  reçoit  dans 
l'antique  hôtel  de  ville;  le  général  Léman  apparaît  au 
balcon.  Face  au  palais  communal  se  trouve  le  Perron 
de  Liège,  symbole  en  Wallonie  des  libertés,  tels  e  i 
Flandre  les  beffrois.  Cet  enfant  de  Liège,  né  à  l'ombre 
de  ce  Perron,  un  soir  de  janvier  1851,  avait  pu  par  sa 
valeur  sauver  les  libertés  de  la  ville  et  du  pays.  Il  était 
émouvant  de  le  voir  en  ce  lieu,  à  cette  place,  à  cette 
heure  de  victoire,  acclamé  par  un  peuple  libre,  et  libre 
par  lui. 

Il  descendit  les  marches  de  l'hôtel  de  ville  et  tendit 
ses  mains  au  peuple.  Ce  fut  l'auréole  de  sa  gloire. 

Le  12  octobre  1920  le  général  Léman  ressentait  les 
premiers  symptômes  d'une  pneumonie.  L'écroulement 
d'une  coupole  blindée,  ni  les  obus  de  420  n'avaient  pu 
l'abattre;  quelques  jours  de  maladie  y  suffirent.  Le  héros 
de  Liège  s'éteignit  doucement  le  17  octobre,  dans  sa  ville 
natale. 

Inquiétudes  et  espérances. 

Dans  l'âme  de  Léman,  demeurait  depuis  l'armistice 
une  préoccupation  constante.  A  ceux  qui  pénétraient  sa 
pensée,  il  ne  cachait  pas  combien  l'inquiétait  la  crise 
sociale,  économique  et  politique  que  traverse  la  Belgique. 
Le  spectacle  des  conflits  qui  dressent  avec  tant  d'âpreté 


Le  Général  Léman.  41 

le  capitalisme  et  les  travailleurs  industriels  les  uns  contre 
les  autres,  tels  des  adversaires  acharnés,  le  troublait  pro- 
fondément. Idéaliste  fervent,  il  ne  comprenait  ni  Tégoïsme 
de  certains  capitalistes,  ni  la  foi  aveugle  dans  le  dogme 
mortel  de  la  lutte  des  classes,  dogme  prôné  par  certains 
chefs  socialistes.  A  ces  attitudes  irréductibles  et  à  cet 
esprit  de  guerre,  il  aurait  voulu  substituer  une  réciproque 
volonté  d'accord,  un  effort  scrupuleux  de  tous,  vers  une 
organisation  sociale  et  politique  renouvelée,  plus  con- 
forme aux  véritables  principes  démocratiques. 

Il  était  obsédé  par  les  graves  problèmes  du  moment: 
la  diminution  des  heures  de  travail,  en  opposition  avec  la 
nécessité  d'une  production  industrielle  intensive,  le  cercle 
vicieux  de  la  hausse  des  prix  et  des  salaires,  les  diffi- 
cultés que  rencontre  le  relèvement  de  nos  villes  et  vil- 
lages détruits.  Il  y  voyait  autant  de  causes  permanentes 
de  mécontentement  populaire,  de  grèves  et  de  troubles 
possibles.  Notre  peuple  qui  donna  pendant  la  guerre  la 
mesure  de  son  endurance  et  de  sa  bravoure,  serait-il  à 
la  hauteur  de  cette  situation  engendrée  par  la  secousse 
gigantesque  à  laquelle  le  monde  a  été  soumis?  Léman 
l'espérait,  mais  pour  résoudre  pacifiquement  le  problème 
ardu  de  cette  reconstitution  économique  et  sociale  du 
pays,  il  ne  faut  pas  seulement  le  labeur  acharné  que  notre 
peuple  poursuit;  il  faut  avant  tout  que  soit  maintenue 
l'union  qui  a  régné  pendant  la  guerre.  C'est  vers  la  pro- 
pagation de  cette  idée  d'union,  sans  laquelle  tout  effort 
demeure  stérile,  que  se  tendit  jusqu'à  son  dernier  jour 
l'action  de  pensée  et  de  parole  du  général  Léman. 

Son  idée  était  aussi  qu'à  la  vie  d'un  peuple  est  indis- 
pensable le  principe  d'autorité,  créateur  de  l'ordre,  mais 
un  principe  d'autorité  basé  sur  la  soumission  de  chacun 
au  pouvoir  émanant  de  la  nation. 

Il  importe  au  plus  haut  point,  disait-il,  «  qu'entre  les 
«  dirigeants  du  pays  règne  une  collaboration  étroite  dans 
«  un  but  bien  défini,  une  unité  de  vues  et  d'action.  La 


42  Le  Flambeau. 

«  grande  difficulté  est  que  nos  chefs  puissent  s'élever  à 
«  la  hauteur  nécessaire  pour  embrasser  d'un  regard  le 
«  plan  général  de  réorganisation,  d'en  tracer  nettement  les 
<(  lignes  directrices  et  s'y  tenir  obstinément  sans  que  les 
«  mesquines  questions  électorales  puissent  les  en  faire 
((  dévier  ».  Mais  il  croyait  ce  résultat  impossible  sans  une 
solidarité  étroite  et  agissante  entre  les  divers  membres 
d'un  même  cabinet,  solidarité  qui,  pour  tous  les  pro- 
blèmes d'ordre  national,  demeurerait  absolue. 

II  peut  paraître  étrange  que  ces  questions  sociales,  éco- 
nomiques et  politiques  aient  préoccupé  à  ce  point  le  sol- 
dat qu'était  Léman.  Dès  son  plus  jeune  âge  il  s'était  habi- 
tué à  la  discipline  de  la  pensée  objective,  et  à  côté  du 
soldat,  se  préparant  sans  cesse  à  la  guerre,  le  citoyen, 
homme  de  science  et  de  réflexion  avait  compris  que  la 
vie  d'une  nation  est  indéfectiblement  liée  à  la  valeur  de 
ses  institutions.  Des  réformes  répondant  aux  nécessités 
nouvelles,  devaient  donc  appeler  l'attention  de  ce  pro- 
fond penseur.  Il  avait  cette  volonté  forte  de  voir  au  len- 
demain de  la  crise  le  pays  établir  sa  vie  intérieure  et 
extérieure  sur  des  bases  solides  et  offrant  des  garanties. 

Aussi  lui  apparaissait  comme  le  plus  grave  des  pro- 
blèmes qui  se  posent  en  ce  moment  pour  la  Belgique  la 
revision  de  sa  Constitution.  L'urgence  en  était  évidente 
à  ses  yeux,  et  il  s'étonnait  des  lenteurs  qui  en  entravent 
la  marche. 

La  réforme  du  Sénat  dans  le  sens  de  l'accession  à  cette 
haute  assemblée  des  hommes  les  plus  compétents  et  les 
plus  éclairés  que  compte  la  nation,  s'imposait  aussi  à 
son  esprit.  Par  ce  nouveau  mode  de  recrutement  du 
Sénat,  il  eût  voulu  contrebalancer  l'influence  excessive 
dans  nos  assemblées  délibérantes  d'un  électoralisme  si 
souvent  funeste,  destructif  des  meilleures  inspirations 
personnelles.  Il  voyait,  en  cette  réforme  du  Sénat,  une 
victoire  de  l'esprit  national  sur  l'esprit  de  parti. 

* 

¥■         * 


Le  Général  Léman.  43 

Dès  le  jour  où  Wilson  lança  de  par  le  monde  l'idée  de 
la  Société  des  Nations,  le  général  Léman  crut  en  une 
réalisation  possible  de  cette  «  géniale  utopie  »,  ainsi  que 
la  nommèrent  tant  d'esprits,  même  parmi  les  plus  éclai- 
rés. «  Une  utopie,  avait-il  coutume  de  dire,  est  souvent 
«  une  conception  idéale  non  encore  mise  au  point  par  le 
«  temps  et  la  méthode  ;  pour  créer  de  grandes  choses,  il 
«  faut  croire  à  la  transformation  possible  de  l'utopie  en 
«  une  chose  réalisée.  » 

La  Société  des  Nations  lui  était  donc  dès  l'abord  appa- 
rue comme  une  des  conceptions  humaines  les  plus  gran- 
dioses et  les  plus  dignes  d'enthousiasme  des  temps  pré- 
sents. Mais,  s'il  voyait  en  elle  un  idéal  appelant  les 
efforts  de  toutes  les  bonnes  volontés,  il  ne  la  croyait  pas 
cependant  capable  d'empêcher  dès  à  présent  tous  les  con- 
flits armés.  Il  estimait  que  la  Belgique  ne  devait  pas 
retomber  dans  ses  erreurs  passées,  mais  qu'il  fallait  au 
contraire,  maintenir  et  développer  la  magnifique  armée 
que  la  guerre  a  couverte  de  gloire.  L'Allemagne  ne  lui 
semblait  pas  suffisamment  convertie  à  l'idée  de  paix, 
pour  qu'on  pût  négliger  aucune  précaution  destinée  à 
nous  mettre  en  garde  contre  elle.  Aussi  avait-il  la  pré- 
occupation constante  de  l'organisation  de  notre  armée, 
de  sa  préparation  à  une  guerre  possible.  Il  pensait  que 
dans  cette  Germanie  écrasée,  une  puissance  militaire 
occulte  demeurait  en  germe,  toujours  prête  à  devenir  sous 
le  coup  d'événements  brusques,  un  Etat  dans  l'Etat.  Peu 
de  jours  avant  sa  mort,  il  écrivait  :  «  L'avenir  de  la  Bel- 
«  gique  reste  indéfectiblement  lié  à  son  dévouement 
«  patriotique,  à  sa  défense  et  à  sa  préparation  militaire.  » 
Aussi  voulait-il  que  notre  armée  fût  sans  cesse  en  état  de 
se  défendre.  Il  comprenait  la  nécessité  absolue  de  former 
un  nombre  suffisant  d'officiers  d'activé  instruits,  de 
caractère  trempé  et  de  sous-officiers  de  carrière  aguerris. 
Mais  le  général  Léman  ne  voyait  dans  ce  cadre  permanent 
que  le  cerveau  de  l'armée  en  même  temps  que  la  structure 


44  Le  Flambeau. 

indispensable  d'un  cadre  de  complément  beaucoup  plus 
vaste.  Ce  dernier  serait  formé  par  les  officiers  de  réserve 
et  les  sous-officiers  rappelables.  Il  jugeait  en  effet  du 
devoir  strict  de  tous  les  jeunes  gens  instruits  d'acquérir 
cette  formation  d'officiers  de  réserve,  et  il  attachait  à 
cette  idée  une  importance  tout  à  fait  prépondérante  dans 
la  composition  de  l'armée  de  demain. 

Quant  à  la  question  si  angoissante  du  temps  de  service, 
Léman  la  déclarait  devoir  être  résolue  strictement  en 
fonction  des  nécessités  de  la  formation  des  troupes.  A  ses 
yeux,  prolonger  inutilement  la  présence  des  hommes 
sous  les  drapeaux  était  une  perte  pour  la  nation;  mais 
diminuer  cette  présence  en  dessous  de  la  durée  indispen- 
sable, un  crime  contre  la  nation  —  car  ce  serait  la  certi- 
tude dans  une  guerre  nouvelle  de  faire  massacrer  les 
hommes  pour  aller  néanmoins  au  désastre. 

Il  démontrait  l'erreur  de  ceux  qui,  tenant  compte  uni- 
quement de  la  formation  du  soldat,  négligent  d'assurer 
cette  formation  des  unités  autrement  délicate  et  longue, 
et  il  affirmait  indispensable  d'avoir  constamment  au  moins 
dans  ces  unités  une  classe  en  état  de  faire  campagne. 

Le  général  Léman  pensait  aussi  qu'une  formation  mili- 
taire préparatoire  devait  être  donnée  aux  jeunes  gens 
dès  l'école,  les  mettant  par  là  dans  les  conditions  les  meil- 
leures au  moment  de  leur  incorporation  dans  l'armée; 
cette  formation  pourrait  peut-être  pour  une  part  rac- 
courcir les  nécessités  du  temps  de  service. 

En  outre,  donner  à  la  jeunesse  des  deux  sexes  un 
enseignement  civique  était,  à  ses  yeux,  un  élément  indis- 
pensable de  la  formation  de  l'esprit  national. 

Estimant  qu'il  y  aurait  encore  une  révolution  à  opérer 
dans  notre  conception  du  service  de  la  Patrie,  Léman 
faisait  du  service  militaire  des  femmes,  service  restreint 
évidemment  à  certains  domaines,  un  adjuvant  très  impor- 
tant de  notre  défense  nationale.  A  l'exemple  de  V Amé- 
rique, on  emploierait  les  femmes  dans  le  plus  grand 


Le  Général  Léman.  45 

nombre  possible  de  services  postaux  et  télégraphiques, 
sanitaires  et  de  transport.  Quantité  d'hommes  seraient 
ainsi  rendus  au  front.  Ce  service  militaire  des  femmes 
aurait  le  véritable  caractère  d'un  devoir  patriotique.  Une 
centralisation  serait  faite  dès  le  temps  de  paix  avec  un 
recensement  de  femmes  classées  d'après  leur  âge,  leur 
santé,  leurs  aptitudes  et  il  y  aurait  une  formation  pré- 
paratoire. 

On  ne  manquera  pas  de  soulever  ici  l'objection  de  la 
maternité.  Cette  objection  n'est  pas  irréfutable.  Ce  projet, 
renversement  absolu  de  nos  idées  actuelles,  doit  pro- 
voquer et  provoquera  des  études  approfondies  de  la 
question,  études  auxquelles  collaboreront  les  hommes  de 
science,  les  hommes  d'Etat  et  les  hommes  de  guerre. 

Il  n'est  pas  douteux  qu'ils  n'arrivent  à  la  mise  au  point, 
la  plus  parfaite,  de  cette  conception  toute  hardie  du 
service  des  femmes.  Et  nous  pensons  que,  parmi  les 
femmes  belges,  cette  conception  renouvelée  de  nos 
devoirs  civiques  et  patriotiques  rencontrera  d'enthou- 
siastes adhésions.  Nous  savons  trop  combien  parmi  elles 
ont  souffert  de  se  trouver  impuissantes  pendant  le  martyre 
de  la  Patrie. 

Serviteur  de  son  pays  et  de  son  Roi,  attaché  à  l'armée 
par  toutes  les  fibres  de  son  âme,  Léman  se  plaisait  à 
dire  qu'il  n'était  pas  militariste.  Il  haïssait  la  morgue  et 
la  suffisance  des  officiers  allemands,  et,  vouloir  faire  de 
l'armée,  comme  en  Allemagne,  une  caste  privilégiée  lui 
paraissait  une  monstruosité. 

Il  ne  voulait  pas  d'un  patriotisme  aveugle,  d'un  natio- 
nalisme exclusif  et  jaloux  à  allures  agressives.  La  Patrie 
pour  laquelle  il  demandait  le  dévouement  absolu  de  tous, 
jusqu'au  sacrifice  intégral,  il  la  voulait  forte,  unie  sans 
faiblesse  dans  la  défense  de  ses  droits  et  de  ses  intérêts, 
mais  généreuse  et  accueillante,  fraternelle  aux  autres 
nations. 


46  Le  Flambeau. 

Le  général  Léman  avait  désiré  des  funérailles  civiles. 
Elevé  dans  la  religion  catholique  il  avait  perdu  la  foi,  et 
son  âme  mystique  chercha  dans  la  science  et  le  culte  du 
beau  moral,  l'idéal  dont  elle  sentait  l'impérieux  besoin. 

«  //  ne  niait  pas  ce  qu'il  ne  pouvait  croire.  » 

Emu  d'admiration  devant  la  religion  du  Christ  et 
devant  les  vertus  chrétiennes,  il  déclarait  «  Heureux  et 
Forts  »  ceux  qui  avaient  la  foi  religieuse. 

Aucun  système  philosophique  ne  donnait  à  son  rai- 
sonnement de  savant  une  satisfaction  complète.  Cepen- 
dant «  le  système  religieux  en  condensant  en  une  seule 
«  hypothèse  ce  que  les  autres  systèmes  sont  obligés  de 
«  séparer  en  des  hypothèses  diverses  »  lui  paraissait 
avoir  une  supériorité  évidente. 

Le  général  Léman  avait  étudié  l'exégèse  et  l'apolo- 
gétique et  connaissait  admirablement  les  évangiles  dont 
il  citait  volontiers  des  passages. 

Ces  quelques  lignes  mettront  peut-être  de  la  lumière 
sur  le  caractère  de  cet  événement  national  des  funérailles 
du  général  Léman.  Elles  montreront  aux  croyants  qu'il 
respectait  et  honorait  la  foi  sincèrement  religieuse,  je 
dirai  davantage,  qu'il  la  trouvait  une  «  force  indiscu- 
table »  ;  elles  montreront  aux  libres-penseurs  que  s'il  a 
voulu  mourir  comme  il  avait  vécu,  c'est  simplement  parce 
qu'après  avoir  dans  la  sincérité  foncière  de  son  âme, 
cherché  à  croire  et  n'y  étant  point  parvenu,  il  voulait 
rester  fidèle  jusque  dans  la  mort  à  sa  pure  et  loyale 
conscience. 

Puissent  les  Belges  se  rallier  devant  ce  grand  cercueil 
et  prendre  davantage  conscience  du  respect  'du  à  toute 
conviction  noble  et  sincère,  au  lieu  de  voir  en  chaque 
circonstance  où  la  question  religieuse  est  en  jeu,  une 
occasion  nouvelle  de  lutte  âpre  et  tenace. 

Un  souci  a  dominé  toute  la  vie  de  Léman  :  la  grandeur 
de  la  Patrie. 


Le  Général  Léman.  47 

Jusqu'à  sa  dernière  heure,  il  poursuivit,  sans  trêve  ni 
repos,  son  rêve  ardent  :  la  voir  grande  et  forte,  servie  à 
l'intérieur  par  l'union  de  tous  ses  enfants,  protégée  à 
l'extérieur  par  une  défense  et  une  préparation  militaire 
suffisante. 

Il  dépend  de  nous  tous  que  ce  rêve  du  grand  citoyen 
devienne  une  réalité  :  que  chacun  de.  nous,  dans  la  sphère 
de  son  action  et  de  son  influence,  pratique  et  enseigne 
qu'au-dessus  de  toute  contingence  personnelle  rayonne 
une  lumière  éternelle  :  la  grandeur  de  la  Patrie. 

C'est  la  leçon  que  nous  donne  le  général  Léman. 

Louise  Ganshof  van  der  Meersch- 


La  Jeunesse  de  Napoléon 

Nous  donnons  ci-après  un  extrait  de  l'ouvrage  monumental  de  l'his- 
torien polonais  Szymon  Askenazy,  Napoléon  et  la  Pologne,  dont  la 
traduction  paraîtra  bientôt  dans  la  Collection  du  Flambeau.  C'est  un 
portrait  du  général  en  chef  de  l'armée  d'Italie,  au  moment  où  Dom- 
browski  va  lui  soumettre  le  projet  de  la  première  légion  polonaise.  Cet 
extrait  est  accompagné  du  texte  inédit  d'un  roman  découvert  par 
M.  Askenazy  dans  des  archives  polonaises  et  dont  l'auteur  est... 
Napoléon    lui-même. 

Napoléon  Bonaparte  venait  d'avoir  vingt-sep:  ~ns.  Né 
à  Ajaccio  en  Corse,  le  jour  de  l'Assomption  de  la  Vierge 
Marie,  «  reine  du  pays  corse  »  comme  elle  est  «  reine  de 
Pologne  »,  il  commença  son  existence  dans  un  milieu  abso- 
lument italien  par  la  nature,  le  sang,  les  mœurs,  et  qui 
formait  comme  un  petit  monde  à  part.  Cette  île  sauvage 
et  pauvre,  que  conquirent  tour  à  tour,  mais  pour  la  dédai- 
gner, les  Carthaginois,  les  Romains,  les  Vandales,  les 
Lombards,  les  Sarrasins,  les  Pisans,  finit  par  devenir  la 
propriété  de  la  république  de  Gênes,  fut  cédée  par  elle 
à  la  France  de  Louis  XV,  et,  après  une  vaine  résistance 
dirigée  par  Paoli,  dut  capituler  devant  les  armes  françaises 
dans  cette  même  année  1769  où  elle  mettait  au  monde  le 
plus  grand  de  ses  fils.  «  Je  naquis  —  telles  sont  ses 
paroles  lapidaires  —  je  naquis  quand  la  patrie  péris- 
sait. » 

Cette  patrie,  ce  fut  d'abord  la  Corse.  Il  était  Corse  de 
corps  et  d'âme.  La  Corse  imprima  en  lui,  ineffaçable- 
ment,  les  traits  typiques  de  la  race  d'insulaires  monta- 
gnards qu'elle  abrite  :  hommes  de  petite  taille,  solidement 
bâtis,  au  teint  olivâtre,  aux  cheveux  lisses  et  sombres,  aux 


La  Jeunesse  de  Napoléon,  49 

grands  yeux,  au  regard  perçant,  sobres,  dormant  peu, 
doués  d'une  mémoire  extraordinaire,  ayant  un  vif  senti- 
ment de  l'honneur,  de  l'équité,  de  la  reconnaissance,  et 
en  même  temps  vindicatifs,  fiers,  dissimulés,  taciturnes, 
concentrés,  mais  résolus  et  actifs,  gens  de  parti-pris, 
emportés  et  querelleurs,  et  pourtant  calculateurs,  indus- 
trieux, prudents.  Mais  il  serait  vain  et  déplacé  de  cher- 
cher dans  le  milieu  corse  le  secret  de  cette  âme  immense, 
à  laquelle  nulle  autre  âme  corse  ne  ressemblait,  dont  une 
racine  à  peine  plongeait  dans  le  sol  insulaire,  tandis  que 
les  autres  puisaient  leur  nourriture  dans  la  terre  d'Italie, 
la  culture  latine,  la  grande  histoire  européenne. 

Par  son  père  Charles,  élégant,  cultivé,  docteur  en  droit 
de  l'Université  de  Pise,  qui  avait  d'abord  combattu  aux 
côtés  de  Paoli,  mais  qui  s'était  bientôt  réconcilié  avec  le 
nouveau  gouvernement  français,  faible  de  caractère  et  de 
santé,  mort  prématurément  du  cancer,  il  se  rattachait  à 
une  vieille  famille  gibeline  de  Florence,  qui  paraît  dans 
les  chartes  du  xin°  siècle,  qui  émigra  au  xvi6  en  Corse  où 
elle  occupa  une  place  éminente  dans  le  patriciat  local,  tout 
en  s'appauvrissant  complètement.  Il  descendait  d'une 
autre  vieille  famille  toscane  par  sa  mère  Laetitia  Ramo- 
lino,  femme  d'une  trempe  virile,  qui  accompagnait  son 
époux  dans  les  expéditions  contre  les  Français,  et  qui, 
accompagnant  son  époux,  courrait  la  montagne,  en  pleine 
nuit,  au  milieu  des  balles,  lorsqu'elle  portait  déjà  dans 
son  sein  le  futur  empereur  des  Français;  femme  simple, 
du  reste,  rustique,  cupide,  Italienne  de  pure  race,  résis- 
tante et  vivace. 

Il  avait  quatre  frères  et  trois  sœurs,  beaux  spécimens 
physiques  de  la  race,  mais  moralement  vulgaires,  médio- 
cres ou  nuls,  et  dont  l'acharnement  à  exploiter  sa  fortune 
fit  pour  lui,  jusqu'à  la  fin,  un  fardeau  et  une  malédiction. 

A  l'âge  de  neuf  ans,  le  jeune  Napoléon  fut  par  son  père 
emmené  en  France  pour  y  recevoir  aux  frais  du  roi,  une 
éducation  militaire.  Il  fut  d'abord  placé  dans  l'ancien 


50  Le  Flambeau. 

collège  des  Jésuites,  à  Autun  (dirigé  à  cette  époque  par 
des  prêtres  séculiers)  pour  y  apprendre  le  français,  langue 
qui  jusqu'alors  lui  était  restée  étrangère.  Au  bout  de  trois 
mois  déjà  il  se  tirait  d'affaire  tant  bien  que  mal.  Et  pour- 
tant, jamais,  lui  qui  plus  tard  mania  si  puissamment, 
dans  ses  discours  et  dans  ses  écrits,  la  langue  française, 
ne  put  se  garder  des  fautes  les  plus  grossières,  des  ita- 
lianismes les  plus  évidents.  Ensuite,  il  passa  à  l'Ecole 
militaire  de  Brienne,  sorte  d'internat  primaire  destiné 
aux  cadets  de  noblesse  pauvres  élevés  aux  frais  du  Roi, 
assez  médiocre  au  point  de  vue  de  l'enseignement  et  même 
de  la  surveillance  des  mœurs.  Là,  il  rencontre  des  condis- 
ciples peu  intéressants,  comme  ce  vénal  Bourrienne  qui 
fut  plus  tard  son  secrétaire;  et  des  maîtres  médiocres 
aussi,  comme  son  futur  rival,  le  traître  Pichegru.  Là, 
comme  un  jeune  otage  dans  un  camp  ennemi,  il  se  tenait 
farouchement  à  l'écart.  Mais  il  travaillait  avec  ardeur, 
lisait  assidûment  Plutarque,  étudiait  l'histoire,  la  géo- 
graphie, les  mathémathiques.  Après  un  séjour  de  cinq  ans 
à  Brienne,  il  eut  la  chance  d'être  admis  à  l'Ecole  Mili- 
taire de  Paris,  modèle  des  établissements  semblables  de 
l'étranger  et  notamment  de  l'Ecole  des  Cadets  de  Var- 
sovie, organisée  militairement,  comme  un  régiment,  mais 
dotée  généreusement  et  même  avec  un  certain  excès  dont 
ne  se  plaignaient  pas  les  élèves  ;  et,  ce  qui  valait  mieux, 
pourvue  d'un  programme  vaste  et  choisi.  D'abord  il  évita, 
suivant  son  habitude,  ses  condisciples.  Parmi  eux  se  trou- 
vait le  premier  Polonais  qu'il  ait  connu,  un  Polonais  de 
sang  mêlé  d'ailleurs,  Wladislas  Jablonowski. 

Il  fut,  par  ses  camarades,  raillé  sans  pitié  sur  son  accent 
et  son  patriotisme  corses.  On  fit  de  lui  d'amusantes  cari- 
catures: on  le  représenta  s'arrachant  aux  mains  des 
professeurs  qui  le  retenaient  par  la  nuque,  pour  courir 
((  au  secours  de  Paoli  ».  Souvent,  lorsqu'il  traversait 
silencieusement  la  salle  d'armes,  les  mains  derrière  le 
dos,  exaspéré  par  des  plaisanteries  de  ce  goût,  il  saisis- 


La  Jeunesse  de  Napoléon.  51 

sait  un  fleuret,  et,  furieusement,  fonçait  sur  la  foule 
des  railleurs.  Toutefois,  dans  ce  milieu  favorable  de  la 
capitale,  parmi  cette  jeunesse  noble,  vive  et  bien  trem- 
pée, il  commença  à  se  faire  peu  à  peu  aux  conditions, 
nouvelles  pour  lui,  de  la  vie  française.  Et  il  s'appliquait 
avec  acharnement,  bien  résolu  dès  lors  à  servir  dans 
l'artillerie,  aux  sciences  exactes  dont  cette  arme  impose 
l'étude.  Aussi,  un  an  ne  s'était  pas  écoulé,  qu'il  put  se 
présenter  devant  le  savant  Laplace,  à  l'école  d'artillerie 
de  Metz,  pour  affronter  l'examen  ou  plutôt  le  concours 
qui  donnait  droit  à  la  charge  d'officier  dans  l'armée  fran- 
çaise. 

Il  réussit.  Il  fut  désigné  pour  le  régiment  d'artillerie 
de  la  Fère,  qui  tenait  garnison  en  pleine  province,  à 
Valence,  l'un  des  meilleurs  et  des  plus  actifs  parmi  les 
régiments  de  l'ancienne  France.  Il  dut,  suivant  les  règle- 
ments, servir  quelques  mois  en  qualité  de  simple  canon- 
nier;  puis  il  passa  sous-officier,  caporal  et  sergent.  Alors 
seulement,  il  commença  sa  carrière  d'officier,  comme 
sous-lieutenant,  avec  une  solde  de  moins  de  cent  livres 
par  mois,  qui  suffisait  à  peine  à  une  existence  des  plus  mo- 
destes. Elevé  très  religieusement  dans  sa  famille,  Napo- 
léon, plus  tard  encore,  lorsqu'il  sera  consul  et  César, 
surpris  à  l 'improviste  par  une  mauvaise  nouvelle,  se 
signera  avec  un  «  Jésus!  »  involontaire.  Pourtant,  il  avait 
bien  vite  perdu  la  foi  au  contact  de  ses  camarades  de 
Brienne  et  de  Paris.  A  Valence,  il  fut  admis  dans  une 
loge  maçonnique.  Indépendamment  des  obligations  du 
service  régimentaire,  il  continua  pour  son  propre  compte, 
à  se  perfectionner  dans  la  science  militaire  en  général  et 
dans  la  pratique  de  l'artillerie  en  particulier.  Il  s'initiait 
en  même  temps  à  la  littérature  française  contemporaine, 
surtout  à  l'œuvre  de  Rousseau,  à  ses  créations  littéraires 
et  politiques.  Il  lisait  les  Confessions  récemment  publiées. 
Il  se  pénétrait  profondément  de  sa  sévère  doctrine  et  de 
son  impitoyable  analyse  sentimentale.  Ayant  perdu  de 


52  Le  Flambeau. 

bonne  heure  son  père,  se  sentant  pauvre,  abandonné, 
sur  une  terre  étrangère,  mais  pur,  sans  aucune  tache,  il 
était  rempli  de  cette  mélancolique  fierté  de  la  jeunesse 
que  la  vie  n'a  pas  encore  domptée.  Surtout,  il  éprou- 
vait au  fond  du  cœur  une  douleur  patriotique  et  la 
nostalgie  de  sa  terre  natale.  Il  connut  des  périodes  de 
désespoir  et  de  torture  morale,  et  fut  tout  près  du  sui- 
cide. «  Toujours  solitaire  au  milieu  des  hommes  —  telles 
sont  les  réflexions  qu'écrivait  pour  soi-même  le  jeune 
officier  de  dix-sept  ans  —  je  songe  à  la  mort...  Depuis 
six,  sept  ans  je  suis  absent  de  ma  patrie.  Que  les  hommes 
sont  lâches,  vils  et  rampants!  Quel  spectacle  verrai-je 
dans  mon  pays?  Mes  compatriotes  chargés  de  chaînes 
et  qui  baisent  en  tremblant  la  main  qui  les  opprime!... 
Quand  la  patrie  n'est  plus,  un  bon  patriote  doit  mou- 
rir... La  vie  m'est  à  charge.  »  Laissons  les  esprits 
subtils,  qui  connaissent  son  extraordinaire  destinée,  en 
tirer  —  à  bon  marché  —  de  profondes  conclusions  rétros- 
pectives sur  le  sang  des  Borgia  ou  la  mission  d'Attila: 
une  seule  chose  est  sûre,  c'est  que  c'était  un  noble  et 
génial  jeune  homme,  produit  de  la  civilisation  euro- 
péenne occidentale,  tel  qu'aurait  pu  être  seulement  le 
meilleur  de  ses  jeunes  contemporains,  qu'il  fût  Français, 
Anglais,  Allemand  ou  Polonais. 

Après  une  séparation  de  huit  années,  il  put  enfin,  en 
1786,  revoir  Ajaccio  au  cours  d'un  congé,  se  retremper 
dans  l'atmosphère  familiale,  auprès  de  sa  mère.  De  là, 
il  fit  à  Paris,  à  propos  de  questions  matérielles  qui  inté- 
ressaient sa  famille,  un  court  séjour,  pendant  lequel  il 
écrit  à  la  manière  des  Confessions  de  Jean-Jacques  le 
récit  de  sa  première  aventure  avec  une  pâle  et  insigni- 
fiante Bretonne,  rencontrée  un  soir  dans  la  rue.  Il  y 
montre,  à  l'égard  de  la  femme,  une  sensibilité  timide, 
mêlée  de  mépris.  De  même,  il  écrira  une  sorte  d'auto- 
biographie amoureuse,  beaucoup  plus  curieuse,   restée 


La  Jeunesse  de  Napoléon.  53 

inconnue  jusqu'à  ce  jour,  et  conservée  par  hasard  en 
Pologne.  C'est  un  fragment  de  nouvelle,  Elisson  et 
Eugénie,  tracé  d'une  plume  sentimentale,  juvénile,  pres- 
que enfantine.  Non  sans  une  vue  assez  pénétrante  de 
son  propre  état  d'âme,  il  s'y  décrivait  lui-même,  sous  le 
nom  du  guerrier  et  du  rêveur  «  Elisson  »,  épris  d'  «  Eugé- 
nie »,  jeune  fille  de  seize  ans,  qui  l'abandonnait  pour  la 
gloire  des  batailles  et  pour  la  mort. 

Elisson  et  Eugénie  (1).  Elisson  était  né  pour  la  guerre.  Encore 
enfant,  il  connaissait  la  vie  des  grands  capitaines.  Il  méditait  les  prin- 
cipes de  l'art  militaire.  Dès  l'âge  de  porter  les  armes,  il  marqua  chaque 
pas  par  des  actions  d'éclat.  Il  était  arrivé  au  premier  grade  de  son 
métier  militaire,  quoique  adolescent.  Le  bonheur  seconda  constam- 
ment son  génie.  Ses  victoires  se  succédèrent,  et  son  nom  était  connu 
du  peuple,  comme  celui  du  fils  le  plus  chéri  du  succès. 

Cependant  son  âme  n'était  point  satisfaite.  L'envie,  la  calomnie, 
ce  sont  les  passions  basses  qui  assaillent  une  grande  réputation  nais- 
sante, qui  font  périr  tant  d'hommes  utiles  et  étouffent  tant  de  génies. 
Le  pouvoir,  le  sang- froid,  le  courage  et  la  fermeté  ne  firent  que 
croître  le  nombre  de  ses  ennemis  et  offenser  les  hommes  qui  par 
leur  place  devraient  régler  l'opinion  sur  son  compte.  L'on  appela 
orgueil  sa  grandeur  d'âme.  Dégoûté  de  triomphes  qui  accroissaient 
ses  ennemis,  Elisson  sentit  le  besoin  de  rentrer  en  lui-même,  et  pour 
la  première  fois  il  jeta  un  coup  d'œil  sur  sa  vie,  ses  goûts  et  son 
état.  Comme  tous  les  hommes,  il  avait  le  désir  du  bonheur,  et  il 
n'avait  encore  trouvé  que  la  gloire. 

[Variante  :  «  Les  peines  que  la  méchanceté  de  l'envie  fait  endurer, 
n'avaient  que  blessé  son  âme.  Elisson,  comme  tous  les  hommes,  était 
né  pour  le  bonheur,  et  il  n'était  encore  parvenu  qu'à  la  gloire.  Mais 

(1)  Ce  petit  roman  fait  partie  d'un  recueil  de  quinze  pièces  manus- 
crites, et  pour  la  plupart  autographes,  découvertes  dans  la  bibliothèque 
du  comte  Zamoyski,  à  Kornik  (Posnanie).  Elles  proviennent  du  comte 
Dzialynski,  qui  les  avait  acquises  à  Paris,  peu  de  temps  après  la 
mort  de  l'Empereur;  leur  authenticité  a  été  attestée  par  le  duc  de 
Bassano,  après  un  examen  approfondi,  en  présence  du  comte  de 
Montholon  et  d'autres  dignitaires  de  la  secrétairerie  impériale  (25  fé- 
vrier  1822). 


54  Le  Flambeau. 

la  guerre  cessa.  Il  connut  Eugénie.  Eugénie  avait  16  ans  (1).  Elle 
était  douce,  bonne  et  vive;  de  jolis  yeux,  une  taille  ordinaire;  sans 
être  laide,  elle  n'était  pas  une  beauté;  mais  la  bonté,  la  douceur,  une 
tendresse  vive,  lui  appartenaient  essentiellement.  Elisson  avait  dédai- 
gné les  femmes  et  l'amour...  Elisson  effraya  Eugénie.  Le  cœur  d'Elis- 
son,  accoutumé  à  la  victoire,  aux  grandes  entreprises,  donnait  à  sa 
passion  ce  caractère  de  force  et  d'indomptabilité  qui  lui  appartenait. 
La  bonne  Eugénie  connut  que  son  sort  était  de  s'attacher  à  la  destinée 
de  ce  grand  homme,  et  lui  jura  un  amour  éternel  »]. 

Cette  réaction  sur  lui-même  lui  fit  comprendre  qu'il  était  d'autres 
sentiments  que  celui  de  la  guerre,  d'autres  penchants  que  la  destruc- 
tion ;  que  le  talent  de  secourir  les  hommes,  de  les  élever,  de  les  rendre 
heureux,  vaut  bien  celui  de  les  détruire.  Il  désira  de  se  recueillir  un 
moment,  de  mettre  de  l'ordre  dans  cette  foule  d'idées  qui  depuis 
plusieurs  jours  assaillaient  son  âme.  Il  s'éloigna  pour  quelques  mois 
du  corps,  courut  à  Champvert,  près  de  Lyon,  et  demanda  à  un  mon- 
sieur, son  ami,  l'hospitalité.  Cette  campagne,  une  des  mieux  situées 
de  cette  grande  ville,  réunissait  tout  ce  que  l'art  et  la  belle  nature 
peuvent  produire.  Elisson  y  voyait  avec  surprise  le  spectacle  enchan- 
teur de  la  levée  et  de  la  fin  du  jour,  le  cours  de  la  lune  argenter 
la  nuit  les  bosquets  et  les  campagnes.  Les  variétés  des  temps,  des 
proportions,  le  chant  des  oiseaux,  le  murmure  des  eaux,  tout  faisait 
sur  son  âme  une  impression  nouvelle  et  jusque-là  inconnue.  Il  voyait 
cependant  ce  qu'il  avait  mille  fois  vu  sans  attention,  sans  en  être 
frappé.  Il  restait  peu  à  la  maison.  Son  camarade  recevait  beaucoup 
de  monde,  avait  grande  compagnie,  et  Elisson  ne  pouvait  s'accou- 
tumer aux  petites  formalités.  Son  imagination  ardente,  son  cœur  de 
feu,  sa  raison  sévère,  son  esprit  froid,  ne  pouvaient  que  s'ennuyer 
des  saluts  des  coquettes,  des  jeux  de  la  galanterie,  de  la  logique 
des  tables  et  de  la  morale  des  brocards.  Il  ne  concevait  rien  aux  cabales 
et  n'entendait  rien  aux  jeux  de  mots.  Sa  vie  était  sauvage  et  ses 
facultés  absorbées  par  une  seule  pensée,  qu'il  ne  pouvait  pas  encore 
définir  ni  connaître,  mais  qui  maîtrisait  entièrement  son  âme.  Accou- 
tumé aux  fatigues,  il  avait  besoin  d'action,  de  beaucoup  d'exercice. 

(1)  Il  s'agit  de  Désirée-Bernardine-Eugénie  Clary,  fille  d'un  riche 
négociant  de  Marseille;  sa  sœur  Julie  épousa  Joseph  Bonaparte;  elle 
épousa  Bernadotte.  Voyez  l'article  publié  par  M.  Albéric  Cahuet  dans 
V Illustration  du  17  janvier  1920  et  le  livre  de  M.  Frédéric  Masson, 
Napoléon  et  les  Femmes  (N.  de  la  Réd.). 


La  Jeunesse  de  Napoléon.  55 

[Variante:  «La  rêverie  remplaçant  la  réflexion,  il  voyait  avec  un 
plaisir  inconnu  jusque-là,  le  spectacle  des  variétés  de  la  nature. 
Il  n'avait  pas  de  plus  douce  occupation  que  d'errer  dans  les  bois;  là 
il  se  complaisait,  il  bravait  la  méchanceté  et  s'élevait  au-dessus  des 
folies  et  de  la  bassesse  humaines.  Quelquefois,  dans  des  bosquets 
argentés  par  l'astre  des  amours,  il  se  livrait  aux  désirs  et  aux  palpita- 
tions de  son  cœur.  Il  ne  pouvait  plus  s'arracher  au  spectacle  mélan- 
colique et  doux  de  la  nuit  éclairée  par  la  lune;  il  y  restait  jusqu'à 
ce  qu'elle  disparaissait,  que  l'obscurité  effaçait  sa  rêverie,  et  plus 
triste  il  allait  chercher  un  repos  dont  il  avait  besoin.  II  allait  souvent 
aux  eaux  d'Ailes,  éloignées  d'une  lieue  de  Champvert.  Ces  eaux 
sont  très  fraîches  pendant  une  certaine  saison,  depuis  4  à  6  heures 
du  matin»]. 

Naturellement  sceptique,  Elisson  devenait  mélancolique.  La  rêverie 
avait  remplacé  chez  lui  la  réflexion.  Il  n'avait  rien  à  combiner,  à 
craindre,  à  espérer.  Cet  état  de  quiétude,  si  nouveau  pour  son  génie, 
l'aurait,  sans  le  sentir,  conduit  en  peu  de  temps  à  la  stupeur.  Il  allait 
souvent  aux  bains  d'Ailes,  distants  d'une  lieue  de  sa  demeure.  II  y 
passait  des  matins  entiers  à  observer,  à  parcourir  la  forêt  ou  à  lire 
quelque  bon  auteur.  Un  jour,  que  contre  l'ordinaire  il  y  avait  un  peu 
de  monde,  il  y  trouva  deux  jolies  personnes  qui  paraissaient  beaucoup 
se  plaire  dans  cette  promenade,  qui  venaient  de  retourner  à  la  ville 
avec  la  légèreté  et  la  gaîté  de  16  ans.  Amélie  avait  une  belle  taille, 
de  beaux  yeux,  un  beau  teint,  de  beaux  cheveux,  et  17  ans.  Eugénie, 
plus  jeune  d'un  an,  était  moins  belle.  Amélie  paraissait  vous  dire 
en  vous  regardant  dans  les  yeux  :  «  sachez  donc  que  l'on  ne  peut  me 
plaire  qu'en  me  flattant,  j'apprécie  les  compliments  et  j'aime  l'accent 
guindé  ».  Eugénie  ne  regardait  jamais  fixement  un  homme.  Elle  sou- 
riait avec  douceur,  pour  faire  voir  les  plus  belles  dents  possibles. 
Si  l'on  lui  offrait  la  main,  elle  la  donnait  froidement,  sans  sourire; 
pourtant,  on  dirait  qu'elle  provoquait  de  laisser  voir  la  plus  jolie 
main,  où  la  blancheur  de  la  peau  contrastait  avec  le  bleu  des  veines. 
Amélie  était  comme  un  morceau  de  musique  française  que  l'on  entend 
agréablement,  parce  qu'on  saisit  la  suite  des  airs  qui  plaisent  à  tout 
le  monde,  parce  que  tout  le  monde  en  sent  l'harmonie.  Eugénie  était 
comme  le  chant  du  rossignol,  ou  comme  du  Paësiello,  qui  ne  plaît 
qu'aux  âmes  sensibles,  dont  la  mélodie  transporte  et  passionne  les 
âmes  faites  pour  la  sentir,  tandis  que  cela  paraît  du  médiocre  au 
commun.  Amélie  subjuguait  la  plupart  des  jeunes  gens,  elle  ordonnait 
l'amour.   Mais  Eugénie   pouvait  seule  plaire  à  l'homme  ardent,   qui 


56  Le  Flambeau. 

n'aime  pas  par  galanterie,  mais  avec  la  passion  d'un  sentiment  pro- 
fond. La  première  arrivait  à  l'amour  par  la  beauté.  Eugénie  devait 
allumer  dans  le  cœur  d'un  seul  une  passion  forte  et  digne  de  l'admi- 
ration des  hommes... 

[Lacune.]  a. ..La  chaleur  était  excessive,  un  orage  terrible  couvrait 
l'horizon,  les  éclairs  de  la  foudre  se  suivaient.  Eugénie  fondait  en 
larmes,  elle  serra  étroitement  son  ami  sur  son  sein.  Sophie,  la  petite, 
frappée  de  la  douleur  de  sa  mère,  se  cachait  dans  ses  jupes  et 
embrassait  ses  genoux  de  ses  mains  enfantines.  «  Elisson,  ...si  tu  dois 
cesser  de  m'aimer,  arrache  de  cette  main,  jadis  aimante,  la  vie  à  ton 
Eugénie»...  Pour  la  rendre  à  la  raison  et  au  bonheur,  il  prit  Sophie 
dans  ses  bras.  «  Mon  Eugénie,  je  le  jure  sur  les  jours  de  notre  Sophie, 
sur  mon  amour  éternel.  Mais  toi,  cesse  de  m'affliger;  dois-tu  conce- 
voir des  alarmes  lorsque  mon  cœur  est  si  tranquille?  »  Ils  prolon- 
gèrent la  conversation  dans  la  nuit  et  s'endormirent  très  tard.  Ils 
étaient  au  premier  sommeil,  lorsqu'Elisson  fut  éveillé  par  un  bruit 
de  chevaux  et  de  voix  qui  arrivaient.  Il  se  lève  et  voit  un  de  ses 
anciens  courriers  qui  lui  apportait  une  lettre  du  gouvernement.  C'était 
un  ordre  de  partir  sous  vingt-quatre  heures  pour  Paris,  où  il  devait 
être  chargé  d'une  mission  importante,  que  l'on  voulait  confier  à  ses 
talents.  Malheureuse  Eugénie,  tu  dors  et  l'on  t'enlève  ton  amant!  ((Le 
voilà  donc  expliqué  ce  mystère  terrible,  s'écria-t-elle,  le  voilà  donc 
réalisé  ce  malheur!  O  Elisson,  tu  m'abandonnes,  tu  redeviens  une 
autre  fois  le  jeu  de  la  folie  des  hommes,  des  événements  et  de  la 
fortune.  Adieu,  mon  bonheur,  adieu,  jours  heureux»...  Elle  était 
pâle,  affaiblie  et  sans  vie.  Elisson  n'était  pas  plus  rassuré.  Il  fallait 
cependant  partir... 

('(  Il  est  déjà  à  la  tête  d'une  armée.  Il  ne  faisait  pas  un  pas  sans  avoir 
son  Eugénie  dans  la  mémoire  et  lui  tracer  les  témoignages  de  son 
amour...  Son  nom  était  le  signal  de  la  victoire,  et  ses  talents  et  son 
bonheur  le  grandirent.  Il  réussit  en  tout,  il  surpassait  l'espoir  du 
peuple  et  de  l'armée  qu'il  combla  de  succès.  Si  jeune  encore,  si  utile 
à  sa  patrie,  Elisson  doit-il  donc  déjà  finir!  Depuis  plusieurs  années 
il  était  séparé  de  son  amie.  Il  ne  se  passait  pas  un  jour  qu'il  ne  reçût 
de  ses  lettres  toujours  tendres,  qui  soutenaient  son  courage  et  ali- 
mentaient son  amour.  Dans  une  action  où  il  dut  s'exposer,  il  fut  blessé 
dangereusement.  La  renommée  accroissait  son  mal.  Il  expédia  Ber- 
ville,  un  de  ses  officiers,  pour  en  instruire  sa  femme  et  lui  tenir 
compagnie  jusqu'à  son  entière  guérison.  Berville  était  à  l'aurore  des 
passions.    Son    cœur    n'avait    pas   encore    aimé.    Il    était    comme    le 


La  Jeunesse  de  Napoléon.  57 

voyageur  fatigué  ou  égaré  qui  jette  des  yeux  à  la  fin  d'un  long  cours, 
pour  savoir  où  il  doit  reposer  la  nuit  ;  il  cherchait  à  placer  son  cœur. 
Il  vit  Eugénie,  il  mêla  ses  larmes  (aux  siennes),  partagea  ses  solli- 
citudes, et  toute  la  journée  ils  parlaient  d'Elisson  et  de  son  malheur. 
Son  jeune  cœur  étranger  aux  passions  crut  être  animé  par  la  tendre 
amitié;  mais  une  passion  d'autant  plus  furieuse  qu'elle  était  plus 
cachée,  plus  inconnue  à  lui-même,  s'était  déjà  emparée  de  lui.  Il 
idolâtra  Eugénie.  Celle-ci  ne  se  méfia  point  de  l'ami  de  son  mari. 
Déjà  elle  écrit  moins  souvent,  moins  longuement.  Elisson  eut  déjà 
des  inquiétudes  affligeantes.  Il  est  rétabli  de  ses  glorieuses  blessures, 
mais  un  trouble  qu'il  ne  peut  cacher,  déchire  les  fibres  de  son  âme. 
Eugénie  ne  lui  écrit  plus,  Eugénie  ne  l'aime  plus.  Berville  ne  lui 
écrit  qu'avec  contrainte  et  sans  intérêt.  La  nuit  et  le  jour  il  pense  à 
son  malheur  ;  il  veut  dans  son  premier  mouvement  courir  à  Champvert 
et  arracher  Eugénie  au  malheur  et  à  l'opprobre,  mais  il  a  sa  consigne, 
où  la  patrie  l'a  placé... 

a  ...Il  est  2  heures  après  minuit.  Tout  est  prêt  pour  la  mort.  Les 
ordres  sont  donnés.  La  bataille  se  prépare.  «  Demain,  je  quitterai 
peut-être  ces  endroits.  Et  toi,  Eugénie,  que  diras-tu,  que  feras-tu, 
que  deviendras-tu?  Réjouis-toi  de  ma  mort,  maudis  ma  mémoire  et 
vis  heureuse»...  La  générale  battait  à  la  pointe  du  jour.  Les  feux  des 
bivouacs  s'éteignaient.  Les  colonnes  s'ébranlaient,  le  pas  de  charge 
se  faisait  entendre  et  la  mort  se  promenait  dans  les  rangs.  «  Que 
d'infortunés  regrettent  la  vie  et  désirent  de  la  garder.  Moi  seul,  je 
veux  l'achever;  c'est  Eugénie  qui  me  la  donnait».  L'on  vint  lui 
annoncer  que  l'aile  droite  était  battue.  Elisson  repousse  l'ennemi,  il 
était  -aux  prises,  quand,  peu  après,  on  lui  annonce  que  le  centre 
était  victorieux,  mais  que  l'aile  gauche  est  battue...  «Adieu  toi,  que 
j'avais  choisie  pour  l'arbitre  de  ma  vie,  adieu  la  compagne  de  mes 
plus  beaux  jours.  J'ai  goûté  dans  tes  bras  le  bonheur  suprême,  j'avais 
épuisé  la  vie  et  ses  biens»...  Il  plia  sa  lettre,  donna  ordre  à  un  aide 
de  camp  de  la  porter  à  Eugénie  sur  le  champ...  Il  se  mit  à  la  tête 
d'un  escadron,  se  jeta  la  tête  basse  dans  la  mêlée...  et  périt  percé  de 
mille  coups. 

Au  début  de  1788  il  se  rendit  une  seconde  fois  en 
Corse.  Cette  fois  encore,  il  faillit  être  infidèle  à  sa  des- 
tinée, en  offrant  ses  services  à  la  Russie,  à  Catherine  II. 
L'impératrice    qui    préparait   alors   sa   seconde    guerre 


58  Le  Flambeau. 

turque,  et  qui  voulait  à  tout  prix  effacer  son  échec  de 
Tannée  précédente,  projetait  une  grande  diversion  contre 
la  Porte,  par  la  Méditerranée.  Dans  ce  but,  à  l'imitation 
d'Orlov,  lors  de  la  première  guerre  turque,  douze  ans 
auparavant,  elle  envoya  au  printemps  de  1788,  en  Italie, 
avec  une  mission  secrète,  le  lieutenant  des  provinces  de 
Vladimir  et  de  Kostroma,  le  lieutenant-général  Ivan  Zabo- 
rovski.  Cet  émissaire  devait  d'abord  entrer  en  contact,  à 
Trieste,  avec  les  chefs  des  «  peuples  albanais,  slaves  et 
grecs  »,  et  avec  Mahmoud,  pacha  de  Scutari.  Ensuite,  il 
devait  se  rendre  en  Toscane-  Avec  l'aide  de  Mocenigo, 
ministre  de  Russie  à  Florence  et  à  Pise,  de  l'abbé  Del 
Turco,  ami  de  la  Russie,  de  l'agent  russe  à  Livourne, 
général-major  Vassili  Tamara,  du  consul-général  Cala- 
maj,  il  devait  «  rassembler  tous  les  Corses  qui  avaient 
été  au  service  de  l'Angleterre,  »  les  envoyer  à  Syra- 
cuse, et  de  là  comme  corps  auxiliaire,  dans  l'Archipel 
et  en  Morée.  Au  témoignage  de  Zaborovski,  le  sous- 
lieutenant  Napoléon  Bonaparte,  qui  se  trouvait  pour 
lors  en  Corse,  se  disposait,  sans  doute  par  l'intermédiaire 
de  son  frère  aîné  Joseph  (1)  à  prier  l'émissaire  de  lui 
faire  une  place  dans  l'expédition.  Mais  les  recruteurs 
russes  refusèrent  de  lui  accorder  le  grade  d'officier  qu'il 
réclamait.  D'ailleurs,  toute  la  mission  de  Zaborovski 
apparut  bientôt  un  coup  manqué.  Napoléon  Bonaparte 
renonça  à  ce  singulier  projet,  et  retourna  en  France. 

A  son  retour  il  trouva  son  régiment  transféré  dans  une 
nouvelle  garnison,  à  Auxonne.  Là  il  se  remit  avec  ardeur 
au  travail,  à  preuve  les  notes  consciencieuses  qu'il  tirait  de 
ses  lectures,  très  variées,  mais  surtout  historiques  et  poli- 
tiques. Il  lisait  la  République  de  Platon,  V Histoire  an- 
cienne de  Rollin,  V Histoire  florentine  de  Machiavel, 
r Histoire  de  France  de  Mably,  etc..  Il  lisait  aussi,  avec 

(1)  Joseph  prenait,  au  printemps  de  cette  année,  le  grade  de 
docteur  à  l'Université  de  Pise- 


La  Jeunesse  de  Napoléon.  59 

attention,  la  vie  de  Frédéric  le  Grand,  mort  récemment; 
il  en  extrayait  quelques  détails  précis  sur  le  premier  par- 
tage de  la  Pologne.  En  même  temps  il  travaillait  avec 
fougue  au  polygone  d'artillerie.  Apprécié  au  régiment 
par  ses  supérieurs  et  ses  collègues,  il  noua  avec  eux  des 
relations  plus  familières.  Il  se  rapprocha  notamment  du 
lieutenant  Rulhière,  neveu  de  l'historien  éclairé  et  sym- 
pathique de  Y  Anarchie  polonaise;  c'est  grâce  à  ce  jeune 
homme  qu'après  la  mort  récente  et  soudaine  de  son  oncle, 
cette  œuvre  fameuse  encore  manuscrite  fut  sauvée. 
D'Auxonne,  il  écrivit  à  l'adresse  de  l'illustre  proscrit, 
Paoli,  des  Lettres  de  Corse  enflammées  contre  le 
joug  français.  Il  apprenait  en  même  temps  les  grands 
événements  de  1789,  la  prise  de  la  Bastille,  les  progrès 
rapides  de  la  Révolution.  Il  suivait  ces  affaires  fié- 
vreusement, avec  des  sentiments  corses,  c'est-à-dire  dans 
l'état  d'esprit  d'un  Konrad  Wallenrod  (1).  Il  y  voyait 
surtout  des  perspectives  d'indépendance  pour  sa  petite 
patrie  insulaire.  Il  se  hâta  (automne  de  1789),  d'y 
retourner  pour  la  troisième  fois.  Il  y  régnait  une  agita- 
tion générale,  surtout  depuis  que  les  décisions  libérales 
de  la  Constituante  avaient  fait  de  cette  colonie  adminis- 
trée militairement,  une  partie  intégrante  de  la  France, 
jouissant  des  mêmes  droits  que  les  autres  provinces,  et 
avaient  permis  le  retour  des  patriotes  bannis,  Paoli  à 
leur  tète.  Il  salua  avec  enthousiasme  le  héros  national,  et 
paoliste  déclaré,  il  se  jeta  dans  le  tourbillon  d'une  agita- 
tion assez  trouble,  secrètement  hostile  à  la  France.  «  Mes 
intimes  liaisons  avec  les  familles  principales  et  les 
députés  de  la  Corse  —  rapportait  alors  à  Petersbourg 
l'intelligent  Mocenigo,  envoyé  de  Catherine,  depuis 
longtemps  la  patronne  de  la  Corse,  —  me  permettent 

(1)  Héros  d'un  poème  de  Mickiewicz,  Konrad  Wallenrod,  dont  le 
nom  est  devenu  proverbial  en  Pologne,  est  un  jeune  Lithuanien  qui 
ne  se  sert  de  l'Ordre  teutonique  que  pour  mieux  le  ruiner,  et  venger 
sa  patrie  opprimée  (N.  de  la  Réd.). 


60  Le  Flambeau. 

d'affirmer  que  les  Corses  profitent  de  la  révolution 
et  du  retour  des  bannis,  pour  reconquérir  leur  liberté 
complète,  et  s'armer  sous  le  général  Paoli  dans  cette 
intention.  Sans  aucun  doute,  à  la  première  occasion 
ils  secoueront  le  joug  du  protectorat  français  et  procla- 
meront leur  indépendance...  J'ai  arraché  ces  confidences 
aux  députés  de  cette  nation.  »  Le  jeune  officier,  s'étant 
égaré  pendant  plus  d'une  année  dans  ces  voies  obliques, 
revint  finalement  au  régiment  (printemps  de  1791)  avec 
une  promotion  au  grade  de  capitaine.  Il  se  remit  aussi 
au  travail  intellectuel,  et  se  risqua  à  de  nouveaux  essais 
littéraires  d'un  genre  personnel,  toujours  inspirés  de 
Rousseau.  C'est  alors  qu'il  rédige  une  sorte  de  mémoire 
sur  l'histoire  de  la  Corse.  Il  écrit  un  bizarre  'dialogue  Sur 
Vamour.  Il  écrit  une  dissertation  plus  étrange  encore 
Sur  le  bonheur.  Dans  cette  dernière  il  célébrait  avec 
attendrissement  la  vie  tranquille  et  modérée,  illuminée 
par  l'amour  simple,  la  musique  sereine,  la  mathématique 
pure  et  «  l'histoire,  flambeau  de  la  vérité,  mère  des 
sciences  morales  ».  Il  tonnait  en  revanche  contre  les  pas- 
sions violentes  et  pernicieuses,  contre  la  plus  pernicieuse 
de  toutes,  l'ambition,  cette  soif  que  rien  n'étanche,  qui 
mène  Alexandre  le  Grand  de  Thèbes  en  Perse,  du  Gra- 
nique  à  Issus,  d'Issus  à  Arbelle,  de  là  dans  l'Inde;  qui 
lui  fait  conquérir  et  ravager  le  monde,  et  qui,  toujours 
insatiable,  le  brûle,  le  tourmente,  l'égaré,  et  devient  une 
fureur  qui  ne  cesse  qu'avec  l'existence. 

A  l'automne  de  1791,  pour  la  quatrième  fois,  il  partit  en 
congé  pour  la  Corse.  Il  s'engagea  encore  plus  à  fond  dans 
la  politique  locale.  Il  y  obtint  la  charge  d'officier  dans  la 
garde  nationale.  Mais  il  entra  en  conflit  avec  des  politi- 
ciens influents,  avec  le  député  Péraldi  qui,  sous  Paul  Ier. 
devait  offrir  la  Corse  à  la  Russie,  avec  le  subtil  Pozzo 
di  Borgo,  plus  tard  son  ennemi  mortel,  de  bonne  heure 
vendu  à  l'Angleterre,  et  finalement  ambassadeur  de  Rus- 
sie, sous  Alexandre  Ier.  Cette  opposition  refroidit  ses 


La  Jeunesse  de  Napoléon.  61 

relations  avec  Paoli,  qui  secondait  ces  hommes,  et  que 
ses  partisans,  de  leur  côté,  poussaient  de  plus  en  plus 
dans  le  sens  d'une  rupture  avec  la  France.  Lui-même 
commençait  alors  à  se  détacher  de  ce  groupe.  Malgré 
son  patriotisme  corse,  il  était  déjà  trop  influencé  par  la 
supériorité  de  la  culture  française.  Il  commençait  à  com- 
prendre que  sa  petite  île  ne  pourrait  arriver  à  l'indépen- 
dance réelle  qu'en  se  donnant  à  l'Angleterre  ou  peut-être 
à  la  Russie  ;  solution  que  suggérait  alors  le  consul  impé- 
rial Calamaj,  lequel  poussait  les  Corses  à  se  mettre  sous  la 
protection  de  Catherine  II.  Mais  Napoléon  Bonaparte,  à 
cette  perspective,  préférait  une  réconciliation  avec  la 
France.  De  retour  à  Paris,  dans  l'été  de  1792,  il  fut 
témoin  oculaire  des  journées  terribles,  du  renversement 
de  la  monarchie,  du  massacre  des  prisons,  de  la  procla- 
mation de  la  République.  La  France  était  en  guerre,  avec 
la  Coalition... 

A  l'automne  de  1792,  il  retourna  en  Corse  une  dernière 
fois.  Il  trouva  l'île  en  pleine  ébullition.  Les  événements  de 
la  capitale  s'y  répercutaient  dans  un  milieu  troublé  par  les 
tendances  séparatistes  et  les  intrigues  locales.  Contrai- 
rement au  vieux  Paoli,  qui  avec  Pozzo,  s'était  déclaré 
pour  le  fédéralisme  girondin,  lui-même  tenait  pour  les 
Montagnards,  partisans  de  l'unité  française.  En  partie 
malgré  lui,  il  subit  le  feu  croisé  des  haines  des  partis  et 
des  rancunes  personnelles  exacerbées.  Il  succomba  dans 
sa  lutte  contre  la  suprématie  du  parti  dominant.  Il  fut, 
avec  toute  sa  famille,  condamné  par  sentence  de  ses  com- 
patriotes, sous  l'autorité  de  leur  chef  national.  Condamné 
à  «  une  malédiction  et  à  une  infamie  éternelle»,  il  vit  sa 
maison  paternelle  envahie  par  une  populace  en  furie.  Lui- 
même  dut  chercher  son  salut  dans  la  fuite,  pendant  l'été 
de  1793,  et  il  dit  à  sa  mère  au  départ:  «  Ce  pays  n'est  pas 
pour  nous  ».  (Questo  paese  non  è  per  noi.)  Ces  cruelles 
tribulations  lui  laissèrent  une  impression  durable.  Au 
milieu  d'une  guerre  civile  enragée,  menée  par  tous  les 


62  Le  Flambeau. 

moyens,  se  dissipèrent  les  rêveries  inutiles  et  abstraites, 
s'évanouirent  l'idéologie  si  odieuse,  plus  tard,  à  l'Empe- 
reur, et  les  vapeurs  de  l'idéalisme  juvénile.  L'égoïsme 
d 'autrui,  l'égoïsme  pervers  et  sans  scrupule,  était  mis  à 
nu  ;  en  face  de  cet  égoïsme  les  instincts  cachés,  guerriers 
et  ambitieux,  de  cette  individualité  puissante  se  réveil- 
laient. Il  perdit  beaucoup  d'illusions,  la  foi  dans  son 
peuple,  dans  le  chef  populaire  longtemps  divinisé  parlui  — 
de  là  plus  tard,  sa  méfiance  à  l'égard  de  Kosciuszko,  ce 
Paoli  polonais.  Il  perdit  sa  foi  dans  la  doctrine  démocra- 
tique de  Rousseau.  Il  perdit  son  amour  exclusif,  aveugle, 
de  la  Corse.  Dans  son  âme  remplie  d'une  immense  ambi- 
tion, au-dessus  du  microcosme  insulaire  et  de  ses  cent 
cinquante  mille  demi-sauvages,  se  dressait  la  France, 
avec  ses  trente  millions  d'hommes,  la  France  qui  posait 
des  problèmes  universels  et  qui  entrait  en  lutte  avec  le 
monde. 

SZYMON   ASKENAZY. 


Le  Mouvement  du  Travail 

aux  États-Unis 

Quand  on  parle,  en  Europe,  de  la  politique  des  Etats- 
Unis,  on  oublie  trop  souvent  de  considérer  qu'elle  est 
tout  entière  conditionnée  par  la  situation  interne  de  la 
grande  république.  Lorsque  le  président  Harding  rédige 
un  message,  il  pense  à  sa  patrie  avant  de  s'inquiéter  de 
nos  conflits. 

Or,  actuellement,  les  difficultés  intérieures  s'accumulent 
en  Amérique.  Sans  parler  des  préparatifs  à  faire  contre 
un  Japon  chaque  jour  plus  agressif,  il  se  manifeste  sans 
cesse  des  mouvements  sociaux  d'une  importance  extrême. 
Ces  mouvements  sociaux  nous  les  connaissons  mal  et 
généralement  nous  les  négligeons  dans  nos  appréciations. 

Il  faudrait  d'abord  noter  qu'une  question  de  mentalité 
différencie,  de  manière  essentielle,  la  façon  dont  se  pose 
le  problème  du  travail  en  Amérique  et  dans  certains  pays 
d'Europe,  en  Belgique,  en  France,  en  Italie  ou  en  Russie 
surtout. 

Aux  Etats-Unis,  la  moyenne  de  l'instruction  est  excel- 
lente :  s'il  n'y  a  guère  d'élite,  il  n'y  a  pas  non  plus  de 
ces  catégories  d'hommes  si  arriérés  qu'ils  évoquent  par- 
fois pour  nous  les  temps  barbares.  L'éducation  du  peuple 
entier  est  bonne  et  il  n'existe,  vraiment,  que  des  dissem- 
blances bien  moins  sensibles  qu'ailleurs  dans  les  appa- 
rences extérieures  des  différentes  classes. 

En  Amérique,  il  n'y  a  point  —  quoi  qu'en  aient  quel- 
ques dames  fort  riches  —  d'aristocratie,  de  même  il  n'y 
a  pas,  à  proprement  parler,  de  prolétariat,  dans  le  sens 


64  Le  Flambeau. 

un  peu  péjoratif  que  nous  attachons  trop  souvent  à  ce 
mot.  Il  y  a  des  citoyens,  les  uns  travailleurs  de  la  pensée, 
les  autres  travailleurs  manuels:  ils  sont  presque  placés 
au  même  degré  dans  la  considération  publique.  Ainsi  se 
développe  ce  fort  sentiment  d'égalité  qui  fait  n'attacher 
d'importance  qu'à  la  valeur  intrinsèque  de  l'individu,  à 
ses  actes  et  au  résultat  de  ses  actes;  ainsi  s'accentuent 
cette  facilité  et  cet  agrément  de  rapports  entre  gens  de 
classes  différentes.  Car  si  la  discipline  librement  consen- 
tie est  très  forte,  même  un  peu  germanique  d'apparence, 
elle  n'amène  cependant  jamais,  comme  en  Allemagne,  un 
ton  rogue  et  distant  de  la  part  de  l'employeur  ni  la  moin- 
dre marque  d'obséquiosité  ou  même  de  timidité  de  la 
part  de  l'employé. 

Je  ne  crois  pas  être  le  seul  à  éprouver  cet  affreux  sen- 
timent qui  faisait  qu'avant  la  guerre,  quand  je  parlais  à 
un  ouvrier,  je  ne  me  sentais  jamais,  quelque  effort  que  je 
fisse,  en  véritable  état  de  camaraderie  avec  lui;  j'aperce- 
vais le  terrible  fossé  social,  je  voyais  l'homme  du  peuple 
mal  à  l'aise,  ennuyé,  contraint;  je  sentais  moi-même  que 
mes  frais  d'amabilité  devaient  sembler  un  peu  faux  et, 
malgré  moi,  condescendants;  je  me  paraissais  gêné  d'être 
habillé  trop  correctement  ou  d'avoir  des  gants  ou,  si 
c'était  en  Belgique,  de  parler  un  français  qui  (je  n'y  puis 
rien)  ne  se  ponctuait  pas  de  jurons  flamands.  J'étais 
embarrassé  d'être  un  «  bourgeois  »,  déplorablement.  La 
guerre  a  sans  doute  abaissé  cette  barrière.  Mais  en  Amé- 
rique je  n'ai  jamais  éprouvé  de  sentiment  semblable.  J'ai 
très  souvent  parlé  à  des  hommes  de  toutes  les  conditions, 
même  des  plus  humbles:  nous  nous  trouvions  toujours 
sur  un  pied  d'égalité  ou  même  de  camaraderie  parfaites, 
nous  nous  sentions  tous  les  deux  dans  la  plus  complète 
aisance  et  je  n'avais  à  faire  aucun  effort  pour  tâcher  de 
me  donner  un  air  «  peuple  »  devant  un  interlocuteur  qui 
aurait  tourné  d'un  air  embarrassé  sa  casquette  entre  ses 
doigts. 


Le  Mouvement  du  travail  aux  États-Unis.  65 

Ce  fait  m'a  beaucoup  frappé,  et  pendant  longtemps 
j'ai  réfléchi  à  son  explication:  —  a  Que  diable!  me 
demandais-je,  ne  pourra-t-on  jamais  faire  comprendre  à 
l'ouvrier  de  chez  nous  qu'il  est  un  homme,  avec  ni  plus 
ni  moins  de  valeur  essentielle  que  celui  qui  lui  parle?  » 

Ceux  qui  ont  eu  des  rapports,  durant  la  guerre,  avec 
les  soldats  de  l'armée  du  général  Pershing,  ou  même,  à 
un  degré  moindre,  avec  ceux  du  maréchal  Douglas  Haig, 
se  sont  tous  posé,  un  jour,  semblable  question.  Il  en  faut 
déduire  des  conclusions  tout  à  l'honneur  de  la  mentalité 
anglo-saxonne.  Je  crois  donc  que  si  les  institutions  de 
cette  race  sont  parfois  moins  démocratiques  que  celles 
des  peuples  latins  ou  germaniques,  son  esprit  et  son  édu- 
cation le  sont  plus  réellement. 

En  Amérique,  l'esprit  démocratique  se  trouve  fortifié, 
d'une  manière  qui  n'est  d'ailleurs  possible  que  dans  un 
pays  neuf  et  exempt  de  vieux  préjugés,  par  l'absence  de 
classement  social  a  priori. 

En  Europe,  la  situation  de  l'ouvrier  est  terrible,  car 
cet  homme  se  voit,  sauf  de  très  rares  exceptions,  enchaîné 
pour  toute  l'existence  à  la  catégorie  de  gens  parmi  les- 
quels la  Providence  l'a  fait  naître.  Une  éducation  diffé- 
rente, des  habitudes  particulières  à  un  état  social  déter- 
miné, de  toutes  parts  des  préjugés  plus  stricts  que  des 
lois,  et,  de  ce  fait  aussi,  le  manque  de  confiance  dans  la 
réussite,  font  que,  chez  nous,  celui  qui  débute  dans 
d'humbles  besognes  atteint  bien  rarement  les  plus  hauts 
échelons  de  ce  que  nous  appelons,  avec  une  ironie  invo- 
lontaire, l'échelle  sociale.  Il  n'y  a  rien  qui  remplisse 
autant  d'esprit  démocratique  un  parvenu  de  Broadway 
que  de  songer  que  le  garçon  qui  le  sert  à  table,  ou  que 
celui  qui  poinçonne  ses  tickets  au  «  Gréât  Central  » 
jouira,  peut-être,  dans  dix  ans,  d'une  situation  plus  bril- 
lante que  la  sienne. 

Aux  Etats-Unis,  la  valeur  et  le  travail  peuvent  ouvrir 
toutes  les  ambitions,  la  chance  semble  heureuse  de  les 


56  Le  Flambeau. 

favoriser  et  le  public  applaudit  sans  envie  à  leur  réussite. 

C'est  cela,  le  large  esprit  de  vie  de  la  nation  améri- 
caine... 

Le  principal  corollaire  de  cet  état  de  faits  est  d'appor- 
ter une  autre  différence  radicale,  et  sur  laquelle  je  ne 
saurais  trop  insister,  entre  les  revendications  ouvrières 
d'Amérique  et  d'Europe:  aux  Etats-Unis,  il  n'y  a  guère 
de  lutte  de  classes.  Après  ce  que  j'ai  dit  précédemment, 
cette  constatation  est  compréhensible  sans  longues  expli- 
cations: nul  homme  n'étant  rangé  dans  une  catégorie 
sociale  immuable,  chacun,  grâce  à  la  richesse  du  pays, 
trouve  facilement  du  travail  et  nourrit  l'espoir  de  gagner 
par  ce  travail  l'indépendance  et  la  fortune  qui  lui  per- 
mettront de  se  classer  aux  premiers  rangs  de  la  société. 
Alors,  pourquoi  une  lutte  de  classes  qui  n'amènerait  que 
troubles,  arrêts,  désordres  sans  amélioration  effective  ? 

Voilà  la  raison  pour  laquelle  la  Fédération  Américaine 
du  Travail  n'est  pas  marxiste,  ni  socialiste.  Quelque  con- 
fusion s'est  souvent  établie  en  France  et  en  Belgique  à 
ce  propos.  Les  socialistes  de  nos  pays,  au  cours  de  la 
guerre  principalement,  puis  pendant  et  après  les  négocia- 
tions de  paix,  ont  entretenu  des  rapports  assidus  avec 
Y  American  Fédération  of  Labor.  Les  socialistes  français 
auraient  bien  voulu  transformer  en  absolus  coreligion- 
naires les  membres  de  cette  fédération,  pour  laquelle  ils 
n'avaient  pourtant  pas  toujours  été  si  aimables.  Mais  les 
ouvriers  yankees,  quoique  prêts  à  s'entendre  avec  les 
socialistes  européens,  ne  voulurent  jamais  se  laisser  em- 
brigader et  repoussèrent  plus  d'une  avance.  Membres  du 
parti  du  travail,  travaillistes  comme  nous  les  avons  appe- 
lés, ils  ne  prétendaient  point  se  laisser  entraîner  à  faire 
9e  la  politique.  C'était  au  demeurant  la  première  fois 
qu'ils  consentaient  à  se  rendre  à  des  réunions  internatio- 
nales, et  cela  non  sans  manifester  quelque  appréhension. 

Le  mot  «  socialiste  »  a  toujours  effrayé  les  Américains, 
même  ceux  que  leur   activité   rapproche   tant  de  nos 


Le  Mouvement  du  travail  aux  États-Unis.  67 

groupes  ouvriers.  C'est  à  tel  point  qu'à  la  Chambre  des 
Représentants  on  a  refusé  d'admettre  un  membre  qui 
avait  été  élu  avec  l'étiquette  socialiste,  ce  qui  a  pu  pro- 
voquer de  la  part  des  avancés  non  seulement  les  mots  de 
((  politique  réactionnaire  »,  mais  ceux,  un  peu  exagérés, 
tout  de  même,  de  «  terreur  blanche  ».  Ceux  qui  se  dé- 
nomment socialistes  sont  traqués,  déportés,  honnis,  bien 
qu'il  semble  que  l'actuelle  crise  économique  doive  leur 
faire  accomplir  quelques  progrès. 

Le  mot  «  socialiste  »  signifie,  pour  la  Justice  et  pour 
le  public  américains  —  à  tort,  j'en  conviens  —  anarchiste, 
bolchéviste,  révolutionnaire.  Il  y  a  bien,  aux  Etats-Unis, 
une  petit  groupe  qui  se  proclame  audacieusement  socia- 
liste, et  l'organisation  révolutionnaire  des  Industrial 
Workers  of  the  World;  mais  ces  organismes  sont  rejetés 
par  presque  tous  et  n'ont  rien  de  commun  avec  V Ameri- 
can Fédération  of  Làbor.  Ce  petit  groupe  socialiste,  lui, 
est  politique,  à  la  différence  de  la  Fédération  of  Làbor, 
qui  est  purement  syndicaliste. 

Un  jour,  à  Washington,  au  début  de  1919,  je  causais 
avec  un  membre  du  Comité  du  Travail,  le  président  de 
la  très  puissante  Association  Internationale  des  Mécani- 
ciens, William-H.  Johnston,  à  qui  m'avait  présenté  mon 
ami  Sam-W.  Courtley,  et  je  m'étonnais  un  peu  de  ce 
qu'à  ce  moment-là,  en  France,  Gompers,  le  vieux  prési- 
dent de  la  Fédération,  semblât  en  flirt  avec  les  socialistes, 
dont  aux  Etats-Unis  il  était  un  des  premiers  à  rejeter  le 
nom  avec  horreur.  Mon  interlocuteur  me  répondit  très 
justement  : 

—  <(  D'abord,  nous  avons  à  nous  entendre  avec  le  seul 
parti  ouvrier  régulièrement  et  puissamment  organisé  en 
Europe.  Â  défaut  d'autre  groupement  et  quelles  que 
soient  son  étiquette  et  nos  profondes  divergences  de  vues 
et  de  doctrines  sur  certains  points,  nous  avons  pour  obli- 
gation de  collaborer  avec  ce  parti  à  la  réalisation  des 
progrès  principaux  qui  peuvent  intéresser  et  améliorer  le 


68  Le  Flambeau, 

sort  de  la  classe  ouvrière  internationale.  C'est  là  notre 
but  et  notre  devoir.  Ensuite,  vous  devez  bien  savoir  que 
ceux  que  vous  appelez  socialistes  en  France  et  surtout  en 
Belgique  ne  correspondent  pas  du  tout  à  ceux  que  nous 
nommons  socialistes  aux  Etats-Unis.  Les  mêmes  mots  ne 
désignent  pas  les  mêmes  gens.  Malgré  les  nombreux 
points  qui  nous  divisent,  vos  socialistes,  du  moins  la 
partie  modérée  et  raisonnable  de  ceux-ci,  sont  ce  qu'il  y 
a  de  plus  rapproché  de  nous  autres,  «  travaillistes  », 
comme  vous  nous  appelez. 

«  D'ailleurs  si,  en  Europe,  vous  avez  parfois  commis 
l'erreur  assez  excusable  de  nous  baptiser  «  socialistes 
américains  »,  vous  aurez  pu  remarquer  ici  que  nos  jour- 
naux ont,  en  revanche,  bien  soin  de  toujours  baptiser  les 
vôtres  «  membres  du  parti  du  travail  français  et  belge  ». 
On  aurait  bien  garde  d'employer  dans  nos  gazettes  le 
mot  socialiste  qui,  quoique  plus  exact,  serait  mal  com- 
pris et  ferait  un  effet  déplorable.  Au  surplus,  ajoutait 
M.  W.-H.  johnston,  nous  n'avons  que  des  prises  de 
contact  toutes  momentanées  avec  vos  socialistes.  Le  seul 
parti  ouvrier  européen  avec  qui  nous  ayons  eu  des  rela- 
tions suivies  est  celui  des  Trade-Unijpns  d'Angleterre. 
Avant  la  guerre  nous  avions  aussi  entretenu  des  rapports, 
mais  beaucoup  moins  assidus,  avec  certaines  organisations 
allemandes.  Peut-être  plus  tard  arriverons-nous,  dans  le 
monde,  à  plus  de  cohésion.  Mais  il  faut  encore  attendre 
un  peu:  pour  le  moment,  les  peuples  évoluent...  » 


Il  semble,  en  tous  cas,  certain  qu'aux  Etats-Unis  le 
parti  ouvrier  rejettera  toujours  le  marxisme.  Il  repous- 
sera la  lutte  de  classes  parce  que  la  classe  ouvrière,  qui 
est  la  plus  nombreuse,  se  confond  chaque  jour  davantage 
avec  l'ensemble  de  la  population  nationale. 

Ceci  ne  veut  point  dire  qu'il  n'y  ait  jamais  de  grèves. 


Le  Mouvement  du  travail  aux  États-Unis.  69 

Bien  au  contraire.  Durant  l'été  1919  j'en  ai  vu  de  nom- 
breuses. Mais  les  grèves  présentent  un  caractère  de 
revendications  professionnelles  et  jamais  d'action  poli- 
tique; elles  ne  paraissent  pas  être  révolutionnaires.  Les 
grèves,  après  la  guerre,  eurent  très  souvent  pour  cause, 
là-bas  aussi,  l'augmentation  du  coût  de  la  vie.  Leur  but 
était  d'obtenir  la  majoration  des  salaires  et  la  diminution 
des  heures  de  travail.  Bien  souvent  elles  furent  terminées 
à  l'amiable,  par  un  accord  direct  entre  patrons  et  ouvriers, 
accord  établi  dans  cette  atmosphère  de  «  démocratie  intel- 
lectuelle »  qui  tend  heureusement  à  s'implanter  là-bas  et 
à  reconnaître  des  privilèges  distincts  aux  deux  parties. 

Les  membres  de  V American  Fédération  of  Labor,  et 
Gompers  leur  président  en  têtt,  présentent  encore  cette 
originalité  qui  les  distingue  des  socialistes  d'Europe:  ils 
sont  plus  nationalistes  qu'internationalistes. 

En  Amérique,  le  prolétariat  suit  le  sort  de  la  nation  et 
désire  avant  tout  la  prospérité  de  celle-ci.  Il  refuse  de 
faire  de  la  politique  qui  diviserait  les  activités  et  dissipe- 
rait les  forces.  Réaliste  avant  tout,  la  Fédération  du  Tra- 
vail est  très  puissante  parce  que  très  unie,  et  elle  ne  veut 
pas  risquer  de  rompre  cette  union  dans  le  jeu  de  la  poli- 
tique ou  y  chercher  un  supplément  de  puissance  dont 
elle  n'a  nul  besoin. 

Ce  réalisme  doit  être  utilement  opposé,  dans  l'intérêt 
même  des  travailleurs,  à  l'esprit  des  démocraties  mys- 
tiques d'Europe,  où  on  le  remplace  trop  souvent  par  le 
verbalisme  et  où  l'on  perd  une  grosse  partie  du  temps  à 
philosopher  sur  la  Révolution,  le  Communisme,  la  Lutte 
des  Classes  ou  l'Anticléricalisme.  Ce  sont  là  jeux  d'esprit 
dont  les  Américains,  gens  barbares  selon  certains,  ne  goû- 
tent pas  encore  toute  la  beauté. 

Outre-Atlantique,  en  revanche,  l'éducation  et  l'instruc- 
tion dans  la  classe  ouvrière  sont  bien  meilleures  que  chez 
nous.  J'ai  dit  déjà  combien  j'avais  été  fortement  saisi  par 
cette  atmosphère  d'égalité  intellectuelle.  C'est  bien  à  cette 


70  Le  Flambeau. 

communauté  d'idéal,  à  cette  absence  de  luttes  de  classes, 
à  cette  absence  de  classes  elle-même,  qu'il  faut  attribuer 
la  bonne  éducation  générale.  Il  s'ensuit,  évidemment, 
qu'aux  Etats-Unis  les  ouvriers  ont  beaucoup  plus  de 
besoins  qu'en  Europe,  qu'ils  demandent  plus  de  confort, 
plus  de  plaisir,  plus  de  repos...  Mais  ces  exigences 
mêmes,  —  on  le  verra  quelque  jour  chez  nous,  —  sont 
un  excellent  stimulant. 

La  classe  ouvrière  américaine  est  foncièrement  impré- 
gnée du  sentiment  de  l'égalité,  de  la  plénitude  de  son  droit 
à  la  vie,  large  et  humaine.  Chez  nous,  des  politiciens,  à 
coups  de  discours  démagogiques,  tâchent  bien  de  soulever 
artificiellement  le  peuple  à  l'appel  du  même  sentiment. 
Mais  ce  mouvement  reste  factice;  l'instruction  provoque- 
rait bien  mieux  et  d'une  façon  plus  certaine  et  qui  ne 
pourrait  plus  être  contestée,  l'explosion  de  si  légitimes 
désirs. 

Des  soldats  et  des  marins  américains,  ouvriers  de  leur 
métier,  m'ont  parlé  avec  pitié  du  sort  des  ouvriers  d'Eu- 
rope, spécialement  de  ceux  de  la  «  belle  France  »,  où  ils 
avaient  séjourné  longtemps  et  où  ils  avaient  pu  faire  à 
loisir  des  comparaisons.  Ils  qualifiaient  la  façon  de  vivre 
et  de  travailler  des  prolétaires  rde  chez  nous  de  médié- 
vale; ils  étaient  sincèrement  horrifiés  par  le  manque  d'hy- 
giène, les  habitudes  étroites,  la  vie  ardue,  sombre  et  mes- 
quine des  ménages  ouvriers  qui  «  triment  »  jusqu'à  la 
vieillesse  dans  la  désolante  condition  d'une  classe  peu 
différente,  maintenant  encore,  de  celle  des  serfs. 

Comme  mes  amis  américains  avaient  raison  !  Mais  je 
crois  comprendre  mieux  qu'eux  combien  d'obstacles 
retardent  la  réalisation  des  améliorations  et  quels  liens, 
tels  celui  de  l'ignorance,  empêchent  encore  la  démocratie 
^'arriver  chez  nous  à  un  réel  était  de  fait.  En  France  pas 
plus  qu'en  Belgique  la  classe  ouvrière,  il  faut  le  dire  avec 
franchise,  n'est  prête  à  remplir  le  rôle  qui  lui  revient 
légitimement.  Il  faut  aussi  ajouter  que  ce  n'est  point  sa 


Le  Mouvement  du  travail  aux  États-Unis.  71 

propre  faute,  mais  bien  celle  des  préjugés  du  passé,  de 
ceux  qui  subsistent,  du  long  esclavage  des  habitudes  et 
aussi  du  manque  d'efforts  sincères  de  la  part  des  hommes 
qui  auraient  dû  se  constituer  les  éducateurs  du  peuple. 

Il  est  d'ailleurs  surprenant  d'observer  la  transformation 
radicale  qui  s'opère,  aussitôt  après  leur  débarquement, 
parmi  les  émigrants  de  toutes  les  contrées  d'Europe  qui 
arrivent  en  Amérique.  Bientôt  ils  subissent  la  bienfaisante 
influence  du  milieu  et,  à  leur  tour,  éprouvent  des  besoins 
nouveaux  qui  en  font  d'autres  hommes,  plus  «  civilisés  » 
si  j'ose  ainsi  dire,  qu'ils  ne  l'étaient  auparavant,  car  la 
civilisation  se  manifeste  toujours  par  le  plus  grand  déve- 
loppement des  besoins. 

Le  récent  immigré  se  sentira  sans  tarder  vivifié,  grandi, 
par  l'atmosphère  qui  l'entoure.  Il  ne  sera  plus  un  paria, 
il  commencera  à  comprendre  qu'il  est  tout  simplement  un 
homme,  comme  tous  les  autres. 

Sait-on,  à  ce  propos,  qu'aux  Etats-Unis  il  n'existe  pas 
de  journaux  de  classe?  L'ouvrier  ou  le  banquier  milliar- 
daire lisent  le  même  quotidien.  Il  se  publie,  il  est  vrai, 
des  organes,  des  revues  et  magazines  surtout,  tout  à  fait 
spécialisés,  mais  ceux-ci  ne  traitent  alors  que  de  matières 
professionnelles  et  non  Fde  nouvelles  courantes. 

Qu'on  réfléchisse  combien,  chez  nous,  la  lecture  de 
divers  «  papiers  »,  écrits  chacun  dans  une  distincte 
atmosphère  de  classe  et  pour  un  public  spécial,  accentue 
la  division  entre  les  différentes  catégories  sociales.  Aux 
Etats-Unis  on  ne  pense  pas  que  le  citoyen  ait  besoin  d'ap- 
prendre les  faits  divers  ou  ceux  de  la  politique,  de  la 
finance  ou  des  sports  dans  une  forme  et  un  langage  diffé- 
rents selon  qu'il  travaille  des  mains  ou  de  l'esprit. 


Dans  la  démocratie  américaine  —  qui  est  la  vraie  démo- 
cratie, c'est-à-dire  celle  qui  ne  consiste  pas  dans  l'absence 


72  Le  Flambeau. 

de  discipline,  dans  le  plus  de  liberté  personnelle  et  de 
licence  individuelle,  mais  bien  dans  l'égalité  des  chances, 
pour  tous  les  hommes,  d'acquérir  le  bien-être,  la  fortune, 
le  pouvoir  —  dans  la  démocratie  américaine,  l'organisa- 
tion ouvrière  a  atteint  un  stade  plus  avancé  que  chez  nous. 
Je  ne  fais  pas  allusion,  en  disant  cela,  au  suffrage  uni- 
versel, qui  est  une  acquisition  antédiluvienne,  purement 
politique  d'ailleurs,  mais  bien  à  la  démocratie  industrielle 
qui  va  naître. 

Il  est  incontestable  —  du  moins  ce  me  semble  —  qu'en 
politique  les  hommes  ont  définitivement  renoncé  au  pou- 
voir de  droit  divin,  et  que  les  gouvernés  ont  acquis  la 
faculté,  quoique  d'une  façon  souvent  illusoire  encore,  de 
participer  à  la  direction  du  gouvernement.  La  chose  est 
fort  juste  et  nous  paraît  aujourd'hui  toute  naturelle. 

Mais  pourquoi,  dans  l'usine,  petite  autocratie,  n'en  est- 
il  pas  de  même?  Pourquoi  les  hommes  qui  choisissent 
leurs  Constituants  pour  la  nation,  ne  pourraient-ils  pas 
participer  à  la  rédaction  de  leurs  propres  contrats  de  tra- 
vail? Et  pourquoi  le  gouvernement  de  l'atelier,  comme 
celui  de  l'Etat,  ne  pourrait-il  être  exercé  avec  l'agrément 
des  gouvernés? 

J'entends  des  chefs  d'industrie  crier  :  —  «  C'est  de  la 
spoliation;  l'atelier  m'appartient,  c'est  moi  qui,  par  mon 
travail,  mon  intelligence  et  mes  capitaux,  suis  arrivé  à 
l'édifier;  il  est  mon  bien,  et  je  préférerais  cesser  mes 
affaires  que  d'abdiquer  mes  droits  ».  Les  rois  ne  pou- 
vaient-ils pas  dire  aussi  qu'ils  avaient,  dans  bien  des  cas, 
édifié  leurs  royaumes  et  réalisé  l'unité  et  la  grandeur  de 
ceux-ci?  Cependant  vous  reconnaissez,  patrons,  qu'on  a 
été  juste  en  mettant  des  bornes  au  caractère  absolu  de 
leur  pouvoir...  D'ailleurs,  quand  se  développera  la  démo- 
cratie industrielle,  le  patron  gardera  encore  son  mot  à 
dire  et  sa  jolie  part  de  bénéfices.  Il  sera  un  monarque 
constitutionnel,  voilà  tout.  Croyez-vous  vraiment  que  les 
monarques  constitutionnels  soient  tant  à  plaindre  et  qu'ils 


Le  Mouvement  du  travail  aux  États-Unis.  73 

aient  renoncé  au  métier  ou  fermé  boutique  parce  que 
dépossédés  du  droit  divin? 

Aux  Etats-Unis,  nous  pouvons  déjà  constater  d'heu- 
reuses expériences  de  principes  démocratiques  introduits 
dans  les  usines.  En  un  livre  récent,  «  Man  to  Man  »,  un 
homme  qui  a  étudié  longuement  ces  questions,  M.  John 
Leitch,  a  donné  de  nombreux  exemples  d'usines  améri- 
caines où  l'on  a  ainsi  réalisé  une  sorte  de  système  consti- 
tutionnel industriel  qu'il  définit  ainsi:  «  L'organisation 
de  toute  usine  ou  autre  institution  d'affaires  en  un  petit 
Etat  démocratique,  avec  un  gouvernement  représenta- 
tif qui  aura  ses  phases  législatives  et  executives  ».  Il 
cite  notamment  le  cas  typique  de  la  fabrique  de  pipes 
William  Demuth  and  C°,  dans  le  Long-Island,  où,  bien 
que  la  plupart  des  ouvriers  fussent  des  étrangers  qui  ne 
parlaient  même  pas  l'anglais  (sur  un  total  de  900  hom- 
mes, il  y  avait  environ  la  moitié  d'Italiens,  un  quart 
de  Polonais,  et  le  reste  venant  de  tous  les  points  du  globe) 
on  parvint  à  établir,  non  seulement  un  système  de  divi- 
dendes sur  les  bénéfices  pour  les  employés,  mais  un  véri- 
table gouvernement  constitutionnel  copié  sur  celui  de 
l'Etat. 

On  y  forma  un  cabinet  ministériel,  groupant  les  chefs 
de  l'usine  avec  le  président  de  la  Compagnie  comme  Pre- 
mier. Le  corps  législatif  se  composait  d'un  Sénat  com- 
prenant les  directeurs  des  différents  départements  et  les 
contremaîtres,  et  d'une  Chambre  des  députés  élus  par 
les  ouvriers.  Les  élections  pour  cette  Chambre  des  dépu- 
tés se  faisaient  par  département  ou  atelier,  un  député 
représentant  chaque  groupe  de  vingt-cinq  ouvriers.  Dans 
le  cas  où  cet  atelier  aurait  eu  moins  de  vingt  ouvriers, 
il  s'unissait,  pour  l'élection,  avec  un  autre  petit  départe- 
ment. Ces  différents  corps  constitués  élisaient  eux-mêmes 
leurs  chefs  qui  étaient,  pour  la  Chambre  des  députés  :  un 
président,  un  vice-président,  un  secrétaire  et  un  commis- 
saire; ils  constituaient  ensuite  des  commissions  qui  s'ap- 


74  Le  Flambeau, 

pelaient:  Commission  des  Programmes;  Commission  des 
Projets  et  Réformes;  Commission  du  Matériel  imparfait 
et  du  Travail  défectueux;  Commission  de  la  Publicité; 
Commission  de  la  Sûreté;  Commission  des  Fêtes  et  Com- 
mission de  l'Education.  Des  ordres  du  jour  adoptés  par 
vote  couvraient  la  procédure.  Au  sein  du  Sénat,  des  com- 
missions du  même  genre  furent  organisées. 

Toutes  les  plaintes,  les  difficultés,  les  conflits  relatifs 
au  travail  et  au  salaire  étaient  présentés  aux  députés,  qui 
les  discutaient  dans  des  réunions  publiques  et  qui  pre- 
naient des  décisions  ou  les  suggéraient.  Toutes  les  me- 
sures touchant  à  la  conduite  de  l'usine  devaient  passer 
devant  les  deux  Chambres  et  être  approuvées  par  le 
Cabinet... 

On  m'objectera,  à  propos  de  cet  exemple  typique  pris 
entre  beaucoup  d'autres,  que,  chez  nous,  expérience  sem- 
blable a  été  tentée  déjà.  Je  le  sais.  Mais  ce  ne  fut  jamais 
aussi  complètement,  et  ce  qui  est  nouveau,  c'est  qu'on 
est  arrivé,  en  Amérique,  à  des  résultats  excellents.  Il  est 
vrai  que  l'esprit  tout  particulier  qui  règne  là-bas  est 
nécessaire  pour  que  de  telles  réformes  soient  prises  au 
sérieux.  Il  faut  aussi  un  grand  nombre  d'ouvriers,  au 
moins  cinq  à  six  cents,  pour  pouvoir  constituer  un  orga- 
nisme si  complet. 

Beaucoup  d'industriels  américains  comprennent  d'ail- 
leurs et  admettent  la  démocratisation  des  industries,  et  ils 
ne  cachent  plus  que,  pour  les  grands  moyens  de  produc- 
tion, ils  deviennent  favorables  à  la  nationalisation. 

On  se  souvient,  à  ce  propos,  qu'en  août  1919,  la  «  Fra- 
ternité des  employés  de  chemin  de  fer  des  Etats-Unis  » 
demanda  que,  comme  solution  au  haut  coût  de  la  vie  et 
au  problème  des  salaires,  on  nationalisât  purement  et  sim- 
plement toute  l'exploitation  des  railways.  Les  réseaux 
appartenant  à  des  sociétés  particulières  avaient  été  réqui- 
sitionnés et  exploités  (dans  des  conditions  d'ailleurs  tout 
à  fait  désastreuses)  par  l'Etat,  durant  la  guerre.  Un  cer- 


Le  Mouvement  du  travail  aux  États-Unis.  75 

tain  Plumb  demanda  qu'ils  fussent,  cette  fois,  rachetés 
définitivement  aux  Compagnies  par  l'Etat,  et  remis  en 
pleine  propriété  à  tous  les  employés  et  ouvriers  qui  les 
exploiteraient  à  leur  propre  profit,  les  bénéfices  étant 
partagés  entre  tout  le  personnel. 

On  saisit  quel  formidable  bouleversement  social  aurait 
été  l'adoption  par  les  Etats-Unis  de  cette  mesure  de 
nationalisation  qui  aurait,  évidemment,  été  suivie  par  celle 
de  toutes  les  grandes  industries.  Cette  transformation, 
accomplie  en  dehors  de  toute  révolution,  dans  le  calme 
et  selon  la  voie  légale  par  un  des  premiers  pays  de  la 
terre,  aurait  été  la  plus  grande  étape  réalisée  vers  la 
socialisation  du  monde. 

Le  projet  fut  très  discuté.  La  presse,  en  général,  lui 
fut  hostile,  car  elle  y  voyait  une  avance  vers  le  commu- 
nisme et  le  bolchévisme.  Elle  admettait  néanmoins  que 
les  ouvriers  avaient  le  droit  de  recevoir  une  participation 
directe  à  la  gestion  des  affaires  des  compagnies  et  de  per- 
cevoir des  dividendes  sur  les  bénéfices. 

La  question  de  la  nationalisation,  qui  n'est  pas  encore 
réglée  définitivement,  est  toujours  aiguë  et  le  sera  sans 
Soute  longtemps  encore... 


V American  Fédération  of  Labor,  elle,  pousse,  chaque 
fois  qu'elle  en  a  l'occasion,  à  la  nationalisation.  Celle-ci 
se  produira  fatalement  un  jour,  et  augmentera  encore  de 
façon  formidable  la  puissance  déjà  si  grande  de  l'orga- 
nisme ouvrier  'des  Etats-Unis,  puissance  dont  celui-ci  use 
de  raisonnable  façon  parce  que,  je  le  répète,  son  intérêt 
s'identifie  avec  l'intérêt  général. 

Cette  Fédération  reste  le  groupe  syndicaliste  le  plus 
puissant  des  Etats-Unis.  Elle  représente  surtout  un 
organe  de  concentration  dont  le  but  essentiel  est  d'obtenir 
«  un  juste  salaire  pour  un  juste  travail  ».  Elle  forme  une 


76  Le  Flambeau. 

véritable  aristocratie,  car  elle  n'accepte  que  les  ouvriers 
qualifiés,  et  en  leur  faisant  payer  une  forte  cotisation. 
Elle  fut,  de  ce  fait,  souvent  attaquée  par  certains  éléments 
révolutionnaires,  comme  les  I.  W.  W.  (Industrial  Workers 
of  the  World)  qui  lui  voudraient  faire  changer  de  rôle  et 
la  transformer  en  un  organisme  de  combat. 

La  Fédération  of  Labor  n'a  jamais  fait  de  politique, 
à  proprement  parler.  ïl  n'y  a  pas  de  parti  ouvrier  puis- 
sant. On  vit  bien  autrefois,  en  Californie,  Denis  Kearney 
essayer  de  soulever  la  masse  populaire  pour  qu'elle  se 
coagulât  en  un  parti  du  travail,  mais  il  échoua.  Plus 
récemment,  on  vit  encore  différentes  tentatives,  mais  il 
ne  semble  pas  qu'elles  aient  chance  d'aboutir  à  des  résul- 
tats importants. 

Samuel  Gompers,  qui  depuis  vingt-huit  ans  a  été  per- 
pétuellement, sauf  une  fois,  réélu  président  de  V Ameri- 
can Fédération  of  Labor,  est  un  petit  vieillard  d'origine 
juive  hollandaise,  très  laid  et  presque  ridicule,  ce  qui  est 
fort  rare  pour  un  homme  de  sa  situation  dans  un  pays  où 
la  foule  attache  beaucoup  d'importance  à  l'impression 
que  produisent  ses  élus;  c'est  lui  qui  s'est  presque  con- 
stamment opposé  à  ce  que  la  Fédération  se  mêlât  de  poli- 
tique. Il  a  cependant,  un  moment,  semblé  soutenir  Wilson 
et  le  parti  démocrate,  à  l'époque  où,  pendant  la  Confé- 
rence de  Versailles,  il  rêvait  d'une  Confédération  inter- 
nationale du  Travail.  Mais  l'expérience  a  mal  réussi. 
Wilson  a  acquis  l'impopularité  que  l'on  sait.  Le  malin 
Gompers  s'est  hâté  de  revenir  à  la  neutralité  d'autrefois, 
et  son  idée  de  confédération  a  échoué  par  la  faute  de 
socialistes  européens  qui,  assez  absurdement,  semblaient 
vouloir  confondre  l'internationale  politique  avec  l'inter- 
nationale ouvrière. 

Notons  qu'en  Amérique,  pays  où  il  y  a  un  nombre 
énorme  de  fermiers,  ceux-ci  commencent  à  s'organiser 
aussi  et  à  se  grouper  en  puissantes  associations  qui  ont 
des  tendances  à  se  rapprocher  de  celles  du  travail.  Un  des 


Le  Mouvement  du  travail  aux  États-Unis.  77 

socialistes  belges  les  plus  cultivés  et  les  plus  intelligents, 
qui,  durant  plusieurs  années,  étudia  ces  problèmes  aux 
Etats-Unis  même,  y  voyait  un  des  symptômes  les  plus 
curieux  de  la  transformation  qui  s'accomplissait,  et  pré- 
disait que  l'on  verrait  bientôt  évoluer  l'Etat  vers  la  forme 
3'une  république  coopérative  des  producteurs,  suite  d'une 
alliance  entre  les  syndicats  ouvriers  et  les  organisations 
de  fermiers.  Nous  ne  savons  pas,  vraiment,  si  les  choses 
iront  si  vite  que  cela... 

Quoi  qu'il  en  soit,  et  tant  qu'elle  défendra  des  idées 
saines,  même  les  plus  avancées,  il  semble  que  c'est  la 
Fédération  of  Labor,  dirigée  par  des  gens  intelligents, 
fonctionnaires  zélés  et  actifs,  éloignés  de  toute  démago- 
gie, qui  triomphera,  parce  qu'elle  englobe  tous  les  élé- 
ments qualifiés  du  monde  ouvrier  et  parce  que  ceux-ci 
sont  soutenus  par  ce  très  réel  idéalisme  démocratique 
que  l'on  comprend  encore  si  mal  en  Europe,  où  tant 
d'exemples  nous  en  furent  cependant  fournis  depuis  quel- 
ques années.  Les  ouvriers  américains  sont  des  réalistes 
poussés  par  leur  idéalisme.  Ceux  d'Europe,  mal  dirigés, 
sont  trop  souvent  des  utopistes  poussés  par  du  verbalisme. 
Je  ne  saurais  assez  insister  sur  cette  différence  radicale 
que  j'ai  pu  observer  notamment  dans  les  Etats  si  indus- 
triels de  l'Ohio  et  de  la  Pensylvanie  et  dans  la  ville  de 
Pittsburg. 

C'est  le  même  idéalisme  pratique  qui  fait  que  l'ouvrier 
américain  rejette  le  Taylorisme,  à  l'heure  où  certains  pro- 
fesseurs européens  semblent  pris  d'engouement  pour  lui. 
On  n'ignore  pas  que  ce  système,  baptisé  du  nom  de 
Taylor,  son  inventeur,  étudie  la  durée  de  temps  élémen- 
taire de  chaque  mouvement  accompli  par  les  ouvriers; 
son  but  est  de  corriger  ces  mouvements,  de  les  réduire 
au  minimum,  d'en  augmenter  la  rapidité  et,  en  un  mot, 
d'accroître  le  rendement. 

Eh  bien,  les  ouvriers,  et  la  Fédération  of  Labor  à  leur 
tète,  ne  veulent  plus  de  ce  Taylorisme,  dont  il  fut  tant 


78  Le  Flambeau. 

parlé  chez  nous.  Ils  n'en  veulent  plus  parce  que  cette 
méthode  oublie  l'élément  psychologique  dans  le  rende- 
ment et  que  l'ouvrier  américain,  qui  n'est  ni  un  animal, 
ni  une  machine,  ne  veut  pas  être  traité  comme  tels.  On 
prétend,  à  juste  titre  semble-t-il,  que  cet  élément  psycho- 
logique peut,  à  lui  seul,  modifier  tous  les  calculs  mathé- 
matiques accomplis  à  propos  du  rendement  de  l'ouvrier, 
deux  hommes  n'étant  jamais  pareils,  l'un  étant  jeune, 
l'autre  vieux,. l'un  apathique,  l'autre  ambitieux,  l'un  fort, 
l'autre  fatigué:  ces  facteurs  individuels  ne  peuvent  être 
calculés  et  suffisent  donc  à  ébranler  tout  le  système  de 
Taylor.  , 

On  reproche  aussi  à  ce  système  d'annihiler  les  fonc- 
tions intellectuelles  des  travailleurs,  qui  ne  pensent  plus 
et  deviennent  de  vrais  accessoires  mécaniques.  Réduisant 
à  rien  la  part  de  l'énergie  et  de  l'intelligence,  la  méthode 
taylorïenne  supprime  également  la  chance  de  réussir,  de 
briller,  de  se  faire  valoir;  elle  sanctionne  de  façon  défi- 
nitive l'inégalité  de  naissance  en  enlevant  au  bon  travail- 
leur la  chance  qu'il  possède  (en  Amérique)  de  faire  for- 
tune; elle  supprime  l'initiative,  l'émulation  et  aussi  ce 
puissant  stimulant  américain  qu'est,  en  toutes  choses,  la 
notion  sportive  de  la  lutte,  ce  sentiment  du  record  que 
les  Yankees  aiment  à  mettre  jusque  dans  les  détails  de 
leur  besogne  quotidienne. 

D'ailleurs  on  n'ignore  pas  qu'aux  Etats-Unis  on  en  est 
déjà  arrivé  à  obtenir  de  très  économiques  moyens  de  pro- 
duction, dus  à  la  fabrication  en  série  de  types  uniformes, 
c'est-à-dire  à  ce  que  l'on  a  appelé  la  «  standardisation  ». 
Je  lisais  dernièrement  l'exemple  des  pneus  d'autos  dont 
on  fabriquaifavant  la  guerre  deux  cent  trente-deux  types 
différents,  tandis  que  maintenant  on  n'en  fabrique  plus, 
dans  tout  le  pays,  que  neuf,  réalisant  ainsi  une  précieuse 
économie  de  matériel  et  un  grand  gain  au  point  de  vue 
pratique. 

Il  faut  néanmoins  ajouter  que  la  diminution  du  coût 


Le  Mouvement  du  travail  aux  États-Unis.  79 

de  la  production  est  due  pour  une  bonne  part  à  l'applica- 
tion intelligente  et  atténuée  du  système  Taylor,  quelque 
critiqué  que  celui-ci  soit  aujourd'hui. 

Par  ces  procédés  divers,  la  production  étant  plus 
grande,  la  richesse  le  devient  aussi  et,  de  même,  tout 
naturellement,  les  salaires.  Ceux-ci  s'élèvent  et  peuvent 
arriver  à  satisfaire  des  ouvriers  qui  sont  plus  exigeants 
que  ceux  de  France,  d'Italie  et  de  Belgique  (1). 

Pierre  Daye. 


(1)  D'un  livre  à  paraître  prochainement  à  la  librairie  académique 
Perrin  et  Cie,  à  Paris,  sous  le  titre  :  «  Sam,  ou  le  voyage  dans 
l'optimiste  Amérique  ». 


Les  plus  anciennes  pièces 

du  Théâtre  liégeois 

Dans  un  article  précédent(  1  ) ,  j 'ai  entretenu  les  lecteurs  du 
Flambeau  d'un  sujet  qui  ne  concernait  qu'indirectement  la 
Belgique,  aujourd'hui  je  voudrais  leur  parler  d'une  décou- 
verte qui  les  intéresse  directement.  J'ai  eu  la  bonne  for- 
tune de  retrouver  au  Musée  Condé,  à  Chantilly,  les  plus 
anciennes  pièces  de  ce  théâtre  wallon,  aujourd'hui  encore 
si  florissant,  et  voici  dans  quelles  circonstances.  Comme 
j'explorais  systématiquement,  au  point  de  vue  de  notre 
histoire  dramatique,  les  riches  collections  du  duc  d'Au- 
male,  leur  aimable  et  érudit  conservateur,  M.  Maçon  me 
mit  entre  les  mains  un  recueil  contenant  deux  mystères 
de  la  Nativité  et  trois  Moralités,  coté  n°  617  (2)  et  dont 
le  format  allongé  décelait  un  livret  de  scène  appartenant 
au  «  meneur  de  jeu  »  ou  régisseur. 

Ce  n'était  pas  la  seule  caractéristique  de  ces  papiers 
jaunis  couverts  d'une  fine  et  élégante  gothique  du 
xv°  siècle.  Les  lignes  des  vers  étaient  remarquablement 
inégales  et,  en  les  lisant  à  haute  voix,  il  était  impossible 
d'y  reconnaître  le  rythme  habituel  et  parfois  un  peu 
monotone  de  notre  octosyllabe.  Rien  non  plus  ne  rappe- 
lait la  langue  des  contemporains,  Villon  ou  Charles  d'Or- 

(1)  Ecrivains  français  en  Hollande  Voyez  le  Flambeau,  4e  année, 
n°  4,  30  avril  1921,  p.  481. 

(2)  Je  viens  de  les  donner  intégralement  dans  la  Bibliothèque  du 
XVe  siècle  sous  ce  titre  :  Mystères  et  Moralités  du  Manuscrit  617  de 
Chantilly,  publiés  pour  la  première  fois  et  précédés  d'une  étude  lin- 
guistique et  littéraire.  Paris,  Ed.  Champion,  1  vol.  in-4°,  1920, 
3  planches,  couronné  par  l'Académie  des  Inscriptions  (Prix  Lagrange). 


Les  plus  anciennes  pièces  du  Théâtre  liégeois.  81 

léans,  et  pourtant  un  parfum  de  terroir,  un  vrai  charme 
de  naïveté  s'en  dégageait.  Rimées,  nos  pièces  l'étaient  à 
peine,  tout  au  plus  étaient-elles  assonancées  de  la  voyelle 
finale  tonique,  mais  sans  que  l'oreille  pût  saisir  tout  de 
suite  l'homophonie.  D'autres  caractères,  des  infinitifs 
en  «  -eir  »,  comme  «  enfanteir  »,  d'autres  en  «  i  »  (là 
où  le  français  a  un  «  -ier  »),  comme  «  comenchire  » 
(liégeois  moderne:  «  kiminci  »),  la  graphie  «  lh  »,  repré- 
sentant un  «  11  »  mouillé,  me  firent  penser  à  l'ancien  lié- 
geois, tel  que  l'avaient  décrit  les  savantes  Etudes  de  Dia- 
lectologie wallonne  de  M.  Maurice  Wilmotte  (1)  et 
Y  Etude  linguistique  sur  Jacques  de  Hemricourt  et  son 
époque  de  M.  Georges  Doutrepont  (2). 

Dès  lors,  tout  s'éclairait  et  ces  fins  de  vers  qui  avaient 
à  peine  l'air  de  se  ressembler  devenaient  des  conson- 
nances  parfaites,  à  condition  qu'on  les  interprétât  à 
l'aide  du  parler  ancien  et  du  dialecte  d'aujourd'hui.  Par 
exemple,  les  groupes  «  Mahai  :  angneax  »;  «  fait: 
oyseas  »  riment  exactement  en  «  ê  »,  si,  au  lieu  de  se 
laisser  tromper  par  la  graphie  (je  n'ose  pas  dire  l'ortho- 
graphe), on  songe  qu'au  traitement  français  du  suffixe 
latin  «  -ellum  »  dans  «  agneau  »  et  «  oiseau  »  correspond 
en  liégeois:  «  oniè  »  et  «  ouhè  ».  Nos  textes  sont  donc 
du  nord-est  de  la  province  de  Liège  et  non  du  sud,  par 
exemple  de  Huy,  où  le  suffixe  «  -ellum  »  devient  «  -ia  », 
comme  en  témoignent  ses  quatre  merveilles  :  le  «  tches- 
tia  »,  le  <(  rondia  »,  le  «  pontia  »  et  le  «  bassinia  ». 

Un  examen  attentif  des  autres  assonances  va  nous 
conduire  à  une  localisation  plus  précise  encore.  En  effet, 
nous  constaterons  que,  dans  beaucoup  de  cas,  les  nasales, 
comme  «  an  »,  «  on  »,  assonent  avec  la  voyelle  orale 
correspondante,  par  exemple  dans  le  couple  «  Saba: 
offrande  ».  Ceci  fait  penser  à  une  nasalisation  incom- 

(1)  Romania,  t.  XVII,  XVIII  et  XIX. 

(2)  Mémoires  couronnés  par  l'Académie  Royale  de  Belgique, 
t.   XLVI. 

6 


82  Le  Flambeau. 

plète  telle  qu'on  l'observe  à  Verviers,  où  l'on  dit  «  voz 
aie  bé?  »  (vous  allez  bien?),  «  tchâtâ  »  (chantons).  Un 
autre  trait  du  manuscrit  617,  l'assonance  de  «  an  »  avec 
((  on  »,  nous  ramène  par  contre  plus  près  de  Liège,  dans 
la  région  où  le  «  pain  »  est  un  «  pon  ».  Il  faut  donc 
chercher  la  patrie  de  notre  auteur  en  un  point  où  se 
retrouvent  ces  deux  caractéristiques,  nasalisation  incom- 
plète et  confusion  de  «  an  »  et  «  on  »  (1),  et,  au  nord- 
est  de  Liège,  sur  le  plateau  de  Hervé,  nous  n'avons  que 
l'embarras  du  choix. 

Par  cette  origine  «  excentrique  »,  s'explique  aussi  une 
irrégularité  rythmique,  telle  que  n'en  connaît  aucune 
œuvre  française  ou  picarde  du  moyen  âge,  et  aussi  la 
présence  d'un  mot  insolite,  qui  doit  nous  arrêter  un 
instant.  Dans  la  scène  de  l'Adoration  des  Bergers,  Eyli- 
son  dit  au  IIIe  Pasteur: 

Et  a  bien!  tre  doux  frère! 

Que  Dieu  vous  met  huy  en  bone  heel! 

«  Heel  »  est  un  emprunt  au  moyen-néerlandais,  en  rap- 
port avec  l'allemand  «  heil  »  et  qui  se  retrouve  dans  le 
flamand  «  geheel  »,  mais  la  curiosité  est  qu'il  a  survécu 
dans  le  folklore  liégeois,  précisément  à  propos  du  Jour 
des  Rois,  dans  les  chansons  que  braillent  les  enfants 
quand  ils  vont  quêter  aux  portes,  le  5  janvier,  dans  les 
villages  de  l'est  de  la  province  de  Liège  : 

S'è-st  oûy  le  hél;  C'est  aujourd'hui  les  hél; 

I  n'a  pu  dèl  mizér  II  n'y  a  plus  de  misère. 

S'è  to  hélyeu;  Ce  sont  tous  hélyeu; 

I  n'a  pu  de  bribeu.  Il  n'y  a  plus  de  mendiants  (2). 

Ainsi  se  trouve  expliqué  par  le  manuscrit  de  Chantilly 
l'étymologie  de  ce  «  hélyeu  »  qui  embarrassait  Grand- 

(1)  J'ai  connu  une  femme  du  peuple,  originaire  de  Seraing,  qui  était 
dans  l'incapacité  de  distinguer  ((enfants»  de  «on  fend». 

(2)  Cité  par  le  regretté  E.  Monseur,  dans  son  Folklore  ivallon, 
Bruxelles,  Ch.  Rozez,  [1892],  in-18,  p.  122. 


Les  plus  anciennes  pièces  du  Théâtre  liégeois.  83 

gagnage   et   désigne  justement   les  petits  quêteurs  de 
l'Epiphanie. 

Voilà  bien  des  arguments  linguistiques  qui,  à  nos  yeux, 
suffiraient  à  localiser  nos  petits  drames  au  nord-est  de  la 
province  de  Liège,  à  l'extrême  limite  du  domaine  roman 
et  presque  à  la  frontière  linguistique,  mais  l'examen  des 
noms  de  lieux  qui  y  sont  cités  nous  conduirait  déjà  en 
Belgique.  Dans  la  Moralité  III,  celle  des  Sept  vices  et  des 
sept  vertus,  Gloterniie,  se  vantant  de  son  pouvoir,  dit  : 

Je  suy  damme  de  mainte  terre 

et  en  Franche  et  en  Engletere. 

Ma  loy  ont  bien  trestout  tenus, 

deis  le  temps  de  bons  roy  Artus, 

Normans,  Thiois  et  Avalois, 

qui  bien  ont  tenut  mes  loy. 

En  Flandre  aie  ie  mainte  preus  sergant, 

à  Ypre,  à  Bruge  et  à  Gant... 

Partout  cognoist  on  bien  m'ensengne, 

d'Irelande  jusque  à  Lowangne. 

Thiois  et  Avalois  représentent  respectivement  les  Fla- 
mands et  les  habitants  de  la  vallée  de  la  Meuse,  à  l'est  de 
Liège.  Si  Ypres,  Bruges  et  Gand  étaient  des  villes  connues 
de  tout  le  monde,  il  n'en  était  pas  de  même  de  Louvain, 
surtout  dans  la  forme  wallonne  qu'on  trouve  ici  à  la  rime 
et  qui  est  celle  de  Jacques  de  Hemricourt. 

Mais  voici  une  confirmation  plus  curieuse  encore  de 
notre  hypothèse  directrice.  Dans  la  deuxième  Nativité 
du  manuscrit  617,  Marie  Jacob,  en  adorant  l'enfant  Jésus, 
termine  sa  prière  par  ces  mots  inattendus  : 

Je  vous  prie  que  veulhies  aiidiire  [aider] 
Les  povres  seur  de  Saint  Michiel  (1). 

Je  ne  doutai  pas  un  instant  que  ces  paroles  ne  fussent 

(1)  Si  l'on  prononce  correctement  «Michi»,  on  obtient  l'assonance, 
qui  est  en  «  i  ». 


84  Le  Flambeau. 

une  invocation  à  Dieu  pour  attirer  sa  bénédiction  sur  un 
couvent  de  femmes  où  la  pièce  avait  été  représentée, 
mais  comment  en  trouver  un  dans  la  province  de  Liège 
au  xve  siècle,  sous  le  vocable  de  Saint-Michel  ?  Je  le  cher- 
chai longtemps  en  vain,  lorsque,  feuilletant  le  volume  de 
M.  R.  Dubois  sur  Les  rues  de  Huy,  j'y  lus  ceci  :  «  La  rue 
des  Templiers,  de  même  que  celle  de  Saint-Martin,  était, 
en  grande  partie,  longée  par  la  propriété  d'une  des  plus 
riches  corporations  de  la  ville:  les  Dames  blanches  ou 
Carmélites  chaussées.  Elles  s'établirent  vers  1464,  dans 
l'hôpital  Saint-Germain,  près  de  l'église  de  ce  nom  ». 
En  note,  M.  Dubois  ajoutait:  «  Le  registre  Stock  A  des 
Dames  Blanches  nomme  la  maison:  couvent  Saint- 
Michel  (18  mars  1464)  ». 

Ce  n'est  pas  tout.  La  première  Nativité  se  terminait 
par  ces  mots:  «  Explicit  per  manus  Bourlet  »  et  la 
dernière  Moralité  par  «  Explicit  Suer  Katherine  Bour- 
let )>.  Plus  bas,  une  main  postérieure  avait  tracé,  dans 
une  écriture  de  la  fin  du  xvie  siècle  :  Eliys  de  Potiers. 
Muni  de  cette  triple  indication,  je  me  tournai  vers  l'érudit 
archiviste  de  Liège,  M.  Fairon,  et  je  lui  écrivis:  «  Si  vous 
avez  dans  votre  dépôt  des  obituaires  ou  bien  des  comptes 
des  Dames  Blanches  de  Huy,  vous  devez  y  trouver  men- 
tion, vers  la  fin  du  xve  siècle,  d'une  sœur  Katherine 
Bourlet,  et,  vers  la  fin  du  xvie  siècle,  d'une  religieuse 
Eliys  de  Potiers.  »  Huit  jours  après,  M.  Fairon  me 
répondit:  «  J'ai  le  plaisir  de  pouvoir  vous  annoncer  un 
bon  résultat  dans  les  recherches  d'archives  que  vous 
avez  sollicitées:  ...vous  m'indiquiez,  à  propos  des  sœurs 
C.  Bourlet  et  E.  de  Potiers,  une  piste  nouvelle  et  il  n'a 
pas  fallu  de  longues  recherches  pour  identifier  vos  per- 
sonnages. Les  deux  fiches  ci-jointes  permettent  de  véri- 
fier complètement  vos  conjectures  sur  l'origine  liégeoise 
de  vos  poèmes.  Je  suis  heureux  d'avoir  pu  vous  aider 
à  établir  l'origine  d'un  ttxte  si  précieux  pour  l'histoire 
de  nos  lettres  wallonnes  ». 


Les  plus  anciennes  pièces  du  Théâtre  liégeois.  85 

Or,  les  fiches  en  question  disaient  que  Katon  Bour- 
let  était  entrée  au  Carmel  de  Huy,  comme  novice,  en 
1478,  au  lendemain  de  la  «  Conception  Nostre-Dame  », 
donc  le  8  décembre,  et  que  «  vertueuse  et  honeste  reli- 
gieuse seur  Elis  de  Potiers  »,  qui  y  avait  vécu  «  l'espace 
de  27  ans  »  y  «  trespassat  l'an  1612,  le  13e  d'aoust  ». 

L'histoire  se  portait  donc  garante  de  la  philologie, 
mais  ceci  ne  doit  pas  amener  une  confusion  de  leurs 
méthodes.  Si  des  documents  d'archives  d'une  incontes* 
table  authenticité  montrent  que  le  manuscrit  617  de 
Chantilly  a  été  copié  à  Huy  par  la  religieuse  Katherine 
ou  Katon  Bourlet,  dans  le  dernier  quart  du  XVe  siècle,  et 
que  les  deux  Nativités  y  ont  été  jouées  chez  les 
Dames  Blanches  au  Couvent  de  Saint-Michel,  l'examen 
des  assonances  nous  conduit  avec  non  moins  d'évidence 
au  nord-est  de  Liège  pour  y  retrouver  l'auteur  inconnu, 
dont  l'oreille  pouvait  seule  les  entendre.  Il  n'y  a  pas  là, 
d'ailleurs,  contradiction,  car  rien  de  plus  facile  à  ima- 
giner qu'une  transmission,  même  plusieurs  fois  sécu- 
laire, de  ces  pièces,  de  couvent  en  couvent,  sur  tout,  le 
territoire  des  Princes-Evêques.  Ceci  explique  aussi  la 
parenté  qu'on  trouve  entre  la  première  Nativité  et  le  plus 
ancien  drame  latin  de  Noël,  datant  du  xie  siècle,  et  qui 
provient  de  l'abbaye  limbourgeoise  de  Bilsen  (1),  ainsi 
qu'avec  le  Paaschspel  (2)  provenant  du  «  Slawanten- 
Klooster  »,  près  Maestricht  et  qui  date  du  xive  siècle. 

Ici  se  pose  la  question  de  l'âge  de  nos  textes.  Si  le 
manuscrit  a  été  copié  à  Huy  à  la  fin  du  XVe  siècle,  ils 
peuvent  avoir  été  composés  bien  antérieurement  et  les 
rapprochements  que  nous  venons  d'établir  avec  le  drame 
liturgique  ainsi  que  l'emploi  de  l'assonance  au  lieu  de  la 

(1)  Le  manuscrit  se  trouve  chez  les  R.  P.  Bollandistes,  à  Bruxelles. 
Je  l'ai  publié  avec  M.  Young  dans  la  Romania,  janvier-octobre  1916- 
1917,  p.  357. 

(2)  Edité  par  H.  E.  Moltzer  dans  De  Middelnederlandsche  Dra- 
matische  Poëzie;  Groningue,  1875,  in-8°,  p.  496  et  suiv. 


86  Le  Flambeau. 

rime  nous  porteraient  à  faire  remonter  la  première  Nati- 
vité au  moins,  au  début  du  xme  siècle,  mais,  pour  les 
autres  pièces,  la  rareté  des  survivances  de  la  déclinaison 
à  deux  cas  (sujet  et  régime)  de  l'ancien  français,  que 
présente  notre  manuscrit,  nous  ramène  plutôt  à  l'époque 
où  cette  déclinaison  se  désorganise,  c'est-à-dire  au 
xiv6  siècle. 

A  la  même  époque  nous  conduit  aussi  la  mode  dressant 
sur  la  coiffure  des  dames  deux  énormes  cornes  qui,  selon 
les  théologiens,  les  faisait  ressembler  à  des  béliers,  mais 
qui,  aux  yeux  des  simples  hommes,  n'empêchaient  pas 
les  jolies  femmes  d'être  jolies.  Le  vertueux  auteur  de  la 
Moralité  III  met  dans  la  bouche  d'Orgueil  ces  mots: 

Corne  leur  fay  porteir  es  teist, 
ensi  qu'el  fuissent  beist. 

La  date  a  son  importance,  parce  que  peu  à  peu,  par  la 
publication  de  ces  Nativités  et  Moralités  comme  par  la 
découverte  de  la  Passion  (  1  )  de  la  Bibliothèque  Palatine 
se  trouve  peu  à  peu  réparée  la  perte  dont  parlait  Gaston 
Paris  et  qui  nous  dérobait  pendant  cent  ans  l'histoire  du 
théâtre  français.  Ainsi  le  manuscrit  617  de  Chantilly 
n'est  pas  qu'une  curiosité  liégeoise,  importante  seule- 
ment pour  les  lettres  wallonnes. 

A-t-il  aussi  quelque  valeur  pour  les  lettres  humaines? 
Non,  pour  le  lecteur  imbu  de  préjugés  classiques  et  pour 
qui  la  littérature  française  ne  commence  qu'à  Corneille. 
Oui,  pour  celui  qui  aime  à  l'envisager  dans  l'ensemble 
de  son  évolution,  depuis  ses  lointaines  origines  et  qui 
comprend  que  Montaigne  n'aurait  pu  écrire  dans  la 
langue  savoureuse  et  souple  que  l'on  connaît,  si  Joinville 
et  Philippe  de  Comines  n'avaient  forgé  l'instrument  dont 
il  s'est  servi  ;  or,  à  cette  œuvre  collective  concourent  toute 

(1)  Editée  par  M.  Karl  Christ  dans  la  Zeitschrift  fur  Romanische 
Philologie,  26  juin  1920,  pp.  405  à  488. 


Les  plus  anciennes  pièces  du  Théâtre  liégeois.  87 

les  provinces  de  notre  langue,  sans  égard  aux  frontières 
politiques. 

Que  celui  qui  aime  le  parler  de  nos  pères  et  l'expres- 
sion ingénue,  une  expansion  quasi  franciscaine  du  senti- 
ment religieux  n'hésite  pas  à  lire  nos  Nativités.  Il  y 
trouvera  tout  le  charme  qui  se  dégage  des  miniatures 
vivement  colorées  des  vieux  missels  ou  des  sculptures  qui 
ornent  les  porches  d'Amiens,  de  Bourges  ou  de  Reims. 
On  ne  peut  séparer  l'art  de  la  littérature,  surtout  depuis 
qu'un  historien  connu,  M.  Mâle  (1),  a  accordé  à  celle-ci 
un  incontestable  droit  de  priorité  dont  je  vais  donner  une 
preuve  décisive,  empruntée  à  notre  première  Nativité. 
On  connaît,  à  Huy,  le  célèbre  portail  de  Bethléem,  faisant 
face  à  la  rue  du  Pont  et  qu'a  décrit  Camille  Lemonnier 
dans  La  Belgique,  ainsi  que  J.  Helbig  dans  Y  Art 
Mosan  (2).  Il  est  possible  qu'il  soit  inspiré  de  notre 
texte,  mais  cela  n'est  pas  sûr;  par  contre,  il  en  va  tout 
autrement  du  frontispice  du  Sarum  horae  (3),  de  la  fin 
du  xve  siècle,  qui  représente  une  Adoration  des  Bergers. 
Dans  des  cartouches,  sont  inscrits  les  noms  des  person- 
nages. Une  bergère  s'appelle  Mahaul»  et  offre  un 
agneau;  sa  compagne  s'appelle  Alison  et  présente  une 
pomme.  Or,  précisément,  dans  le  manuscrit  617,  le 
IIIe  pasteur  dit  à  Eylison: 

Et  vous,   ma  douche  amye  Eylrson, 
il  vous  fault  adoreir  cel  enfanchon 
aweucque  vostre  compaingne  Mahay, 
qui  enporterat  une  angneax  (4)  ; 

(1)  VArt  religieux  du  xme  siècle  en  France,  4e  éd.  Paris,  Colin, 
1919,  in-4°  et  VArt  religieux  de  la  fin  du  moyen  âge  en  France.  Ibid. 

(2)  Bruxelles,  Van  Oest,  1906,  2  vol.  pet.  fol.  Cf.  t.  I,  p.  60. 

(3)  Heures  à  l'usage  de  Sarum,  publiées  par  Pigouchet  pour  Simon 
Vostre.  Ces  libraires  employaient  beaucoup  d'artistes  wallons.  Voir  le 
fac-similé  ci-joint. 

(4)  Su^ cette  rime  spécifiquement  liégeoise,  voir  le  début  du  présent 
article. 


88  Le  Flambeau. 

Eylison  lui  répond  : 

Vechy  des  nois  et  pûmes  en  nostre  panthier, 
qui  nous  demorat  hier  à  soppeir 
et  se  vous  auies  ung  seul  flaiotteax, 
vous  séries  ung  très  gentils  pasturiax. 

Donc,  dans  la  gravure  comme  dans  la  pièce,  qui  est 
d'un  siècle  antérieure,  mais  fut  encore  jouée  à  Huy  à  la 
fin  du  xve  siècle,  aux  mêmes  noms  de  bergers  corres- 
pondent les  mêmes  dons. 

Cette  citation  aura  pu  donner  une  idée  de  la  naï- 
veté qu'on  attribue  souvent  à  tort  au  moyen  âge,  qui 
est  souvent  un  vieil  enfant  très  savant  et  un  peu  rado- 
teur, mais  elle  se  manifeste  ici  à  l'état  pur,  sans  surcharge 
scolastique. 

Les  offrandes  des  bergers  rappellent  celles  dont 
parlent  les  Noëls  wallons  publiés  par  M.  A.  Doutrepont: 

No-z   iran  adoré  l'èfan 

E  li  ofri  no  kour, 
Ces  çou  k'dimand'  li  bè  èfan 

K'è  là  kouki  so  l'four  (1). 

Dans  notre  Nativité  I,  ils  chantent  : 

Entre  nos,  pasteurs  et  bergier, 

veyus  auons  cils  enfanchon  ; 

de  fain  auoir  poure  lysson  [avoir  pauvre  couche  de  paille]  (2), 

c'estoit  por  son  humilité. 

(1)  On  aura  remarqué  la  différence  entre  cette  citation  moderne  et  la 
précédente,  qui  est  ancienne.  Le  dialecte  liégeois,  comme  toute  langue, 
a  évolué,  mais  la  différence  tient  surtout  à  ce  qu'on  note  aujourd'hui 
les  sons,  tandis  que  les  écrivains  wallons  du  moyen  âge  n'avaient  à 
leur  disposition  que  l'orthographe  du  français  central  ou  du  picard, 
dont  ils  se  rapprochaient,  plus  ou  moins,  consciemment  ou  incon- 
sciemment. Cependant  bê  (beau)  représente  bien  le  traitement  du 
suffixe  «ellum»  qu'atteste  la  rime  «Mahay:  angneax»;  «kouki» 
montre  la  même  réduction  de  «  ie  »  à  «  i  »  que  le  «  comenchire  »,  cité 
plus  haut  et  enfin  le  mot  «four»,  qui  signifie  paille,  foin,  est 
textuellement,  deux  fois,  dans  le  manuscrit  617. 

(2)  La  traduction  de  ce  vers  est  de  M.  J.  Haust,  l'érudit  wallonisant, 
professeur   à    l'Université    de    Liège,    qui    a   bien   voulu   relire    mon 


Les  plus  anciennes  pièces  du  Théâtre  liégeois.  89 

Pour  consoler  l'enfant  ((bien  ameis  »  (prononcez: 
binamèye) 

qui  ne  fait  que  gemire  et  ploreir 
de  fain,  de  froit  et  de  pouureté, 

un  des  pasteurs  apporte  sa  flûte  : 

mains  aueuc  moy  ma  flaiot  aporteraie, 

de  laqueil  je  moy  joweraie, 

por  consoleir  le  pïtit  enfan, 

qui  est  Dieu  et  signeur  de  tout  le  monde  (1). 

L'adoration  des  Rois,  comme  il  faut  s'y  attendre,  a 
plus  d'élévation: 

O  salueure  de  monde, 

vos  soiies  le  bienvenu  ! 

O  sire  !  comme  est  grande  vostre  humilité, 

quant  il  vos  at  pieu  venire  en  chi  monde  miserab 

et  naistre  en  une  pouure  estable! 

Vos  qui  esteis  infinie  en  diuinité, 

vos  asteis  vollu  restraindre  en  humanité, 

vos  qui  asteis  créateur, 

vos  asteis  vollu  faire  créature, 

vos  qui  asteis  seule  immorteil, 

vos  asteis  vollu  faire  morteil. 

En  voyant  Jésus  couché  «  en  la  creppe  subz  le  four  » 
[dans  la  crèche  sur  la  paille]  Balthazar  a  honte  de  sa 
propre  fortune: 

Hey  Dieu  où  est  vostre  sale  royale 

et  vostre  couche  impériale? 

Où  sont  vostre  chevalier  et  vos  chambrier, 

qui  doiient  estre  apresté  por  vos  seruir? 

Nos  nos  deuons  bien  haiir, 


Introduction  au  manuscrit  617.  Ces  quatre  vers  doivent  être  empruntés 
à  une  chanson  connue  à  l'époque,  car  la  forme  normale  de  notre  texte, 
pour  «  foin  »,  est  «  four  »  comme  en  liégeois  actuel. 

(  1  )  Voilà  une  de  ces  assonances  de  «  an  »  avec  «  on  »  dont  nous 
parlions  tout  à  l'heure  et  qui  nous  conduisent  aux  environs  de  Liège 
pour  y  trouver  la  patrie  de  l'auteur. 


90  Le  Flambeau. 

quant  nostre  créateur  est  si  pourement  mis, 

nos  habondans  (1)  [nous  abondons]  en  richesse 

et  nostre  roy  est  mis  en  la  creppe  [crèche] . 

La  deuxième  Nativité  présente  aussi  des  scènes  d'ado- 
ration. Elles  font  suite  au  départ  des  Rois  avertis  par 
Hérode.  Ici  ce  sont  Marie  Jacob  et  Marie  Salomé,  sup- 
posées filles  de  sainte  Anne,  et  qui  deviennent  ainsi  les 
<(  antes  »  (2)  de  Jésus.  Voici  un  tableau  frais  et  gracieux 
comme  les  volets  de  ces  primitifs  flamands  ou  wallons 
dont  le  vernis  et  la  pénombre  ont  préservé  l'éclat: 

Marie  Jacob  a  la  Vierge  Marie: 

Treschier  seur  Marie, 

regardeis  vostre  fils  comme  y  ry! 

de  ses  beaul  oel  nous  regarde  toudis, 

je  pense  qu'il  nous  recognoit  bien. 

Très  doulce  seur,  que  vous  asteis  aiwereuse 

d'auoir  ung  sy  beaul  fils  et  sy  amoreux! 

Marie  Salomé  a  Sainte  Anne  : 

Très  amee  merë  Sainte  Anne, 
regardeis  nostre  cusin  qu'il  est  beaul  ! 
il  est  douls  corne  une  angneaul. 

Sainte  Anne  a  ses  II  Filles: 

Vous  dit  voir,  mes  belles  filles, 

c'est  cely,  de  qui  Dauid  at  prophetisie: 

c'est  la  plus  belle  forme  d'home, 

que  oncque  de  mère  nasqui. 

La  beaulté  de  sollelle  et  de  la  lune 

ne  sont  point  à  compareir  à  luy. 

Ille  est  plaine  de  toute  grasce,  de  sapience,  de  bontei, 

il  at  toute  fait  et  toute  formeit; 

Or  ameil  bien,  me  douches  filles,  je  yous  en  prie, 

car  par  luy  nous  yrons  en  paradis. 

La  Moralité  des  Sept  péchés  mortels  et  des  Sept  vertus 
qui  constitue  la  troisième  pièce  du  manuscrit  617,  beau- 

(1)  Remarquez  cette  première  partie  du  pluriel  en  «ans»,  essen- 
tiellement liégeoise. 

(2)  On  sait  que  «  tante  »  est  une  agglutination  de  «  ta  ante  ».  On 
voit  donc  que  quand  on  dit  dans  le  peuple  «  ma  matante»,  il  n'y  a  pas 
moins  de  trois  possessifs. 


Les  plus  anciennes  pièces  du  Théâtre  liégeois.  91 

coup  plus  régulière  de  prosodie  n'en  est  pas  pour  cela 
plus  séduisante.  Le  lecteur  ou  le  spectateur  moderne  sup- 
porterait difficilement  la  monotonie  de  ces  sept  conver- 
sions successives  de  chaque  péché  mortel  par  chaque 
vertu  correspondante,  opérée  à  la  requête  du  pieux 
«  Hermite  »  par  la  grâce  de  «  Nostre-Dame  ». 

Veulhies,  Damé,  Orguelh  deputaire  (1) 

tourneir  par  Humiliteit 

et  Enuie  par  Carité, 

Irre  mueir  par  Pascience, 

Pareche  après  par  Porueance, 

Auarice  par  Largeté, 

Gloternerie  par  Sobriété 

et  par  Castité,  Dame,  Luxure 

veulhies  osteir  de  son  ordure... 

Et  cela  dure  l'espace  de  2,560  vers.  Ce  n'est  pas  cepen- 
dant qu'il  n'y  ait  à  y  glaner  quelques  paroles  éloquentes 
qui  rappellent  l'égalitarisme  des  moines  mendiants  ou 
d'un  Ruysbroeck  l'admirable  qui,  les  uns,  sur  les  routes, 
l'autre,  du  fond  de  l'abbaye  de  Groenendael,  fulminaient 
contre  le  désordre  du  haut  clergé  et  de  la  noblesse  (2)  : 

Car  nos  sume  trestous  parelhe, 

riche  et  poure,  clerc  et  lay  [laïcs], 

ià  une  seul  n'en  osteraie; 

et  se  tu  [ainsi  te]  serat  bien  prouee, 

en  a  ensi  Dieu  bien  créé 

une  poure  [pauvre]  home  qu'il  at  une  roy... 

quant  al  ame,  sont  tout  d'une  père... 

De  terre  vinent,  terre  sont, 

en  terre  reuertiront... 

Je  te  dy  chi  à  brief  sermon: 

nuls  gentilh  n'est,  si  de  cuer  non. 

Une  petit  home,  poure  et  nuys  [nud], 

puis  qu'il  est  bons,  est  asseis  plus 

gentil  home  qui  [que]  une  roy  ne  seroit, 

qui  s'entente  [son  esprit]  en  mal  meteroit. 

(1)  C'est  le  contraire  de  «débonnaire». 

(2)  Voir  à  ce  sujet  le  beau  livre  de  M.  L.  Vanderkindere  :  Le  siècle 
des  Artevelde;  Bruxelles,  Lebègue,  1879,  in-8°,  pp.  331-332. 


92  Le  Flambeau. 

Puis  voici  où  s'exprime  le  calme  bon  sens  de  nos  pères 
en  un  proverbe  toujours  bon  à  redire  : 

Chi  n'est  mie  homme  qui  ne  labeur 
quant  il  en  at  temps  et  heure. 
N'est  homme  digne  de  maingier  pains, 
qui  ne  labeur  et  soyr  et  main  [matin]. 

Mais  ce  qui  est  plus  intéressant  dans  cette  pièce,  pour 
qui  a  la  patience  de  la  lire,  c'est  toute  une  théorie  de  la 
morale  fondée  sur  le  libre  arbitre  de  l'homme,  pourvu 
par  Dieu  de  deux  «  ouyl  »  (yeux,  en  liégeois)  «  enten- 
dement et  volunté  »,  qui  lui  permettent  de  choisir  entre 
le  bien  et  le  mal. 

La  Moralité  qui  vient  après  celle-là  est  plus  courte  et 
plus  agréable.  Gracieuse  d'allure  et  de  style  avec  ses 
bergeries,  V Alliance  de  Foy  et  Loyalté  rappelle  un  peu 
les  Pastorales  de  Froissart.  Elle  contient  des  allusions, 
difficiles  à  interpréter,  à  l'histoire  si  troublée  de  la  Prin- 
cipauté de  Liège,  mais  surtout  elle  nous  plaît  par  le 
charme  du  repas  des  bergers  sur  «  le  hierbet  »  [l'herbette]. 

foy 

Vechy  baudrier    [panier]    nouellete 
de  fres  frumage  et  de  pain  bis. 

Loyalté 

Et  vechy  des  nois  qui  ons  m'at  mis 
et  des  pume    [pommes]  en  me  pantier   [panier] 
et  une  pièce  de  gowier   [tarte  au  fromage], 
qui  demora  hire  [hier[  à  soppeir. 

Paix 

Je  ne  vos  saie  que  presenteir, 

fors  que   ce   wastelet  foret    [gâteau   fourré] 

et  ce  cautelet  de  doret, 

qui  fut  cuys  hiersoir  en  nostre  estre. 

Dans  ((  ce  cautelet  de  doret  »,  mes  lectrices  liégeoises 
auront  reconnu  un  quartier  de  «  dorèye  »,  cette  fameuse 


Les  plus  anciennes  pièces  du  Théâtre  liégeois.  93 

tarte  couverte,  dont  leurs  mains  adroites  conservent  la 
tradition  et  qu'elles  font  cuire  dans  1'  «  estre  »  (pro- 
noncez èsse),  c'esf-à-dire  dans  l'âtre. 

Je  ne  dirai  que  quelques  mots  non  plus  de  la  dernière 
Moralité  du  manuscrit  617  de  Chantilly,  intitulée  Le  Jeu 
de  Pèlerinage  humaine.  C'est  la  «  mise  en  pièces  »,  peut- 
on  dire,  d'une  œuvre  qui  eut  une  prodigieuse  fortune  au 
moyen  âge,  le  Pèlerinage  de  la  vie  humaine  de  Guillaume 
de  Digulleville  qui  le  composa  de  1330  à  1332  et  le 
remania  en  1350;  adaptation  à  la  philosophie  du  procédé 
allégorique  cher  au  Roman  de  la  Rose.  Le  succès  en  fut 
si  grand  qu'il  inspira  le  Pilgrim's  Progress  du  puritain 
anglais  John  Bunyan  et  que  Chaucer  traduisit  dans  sa 
langue  certaines  parties  de  l'œuvre  de  Digulleville.  Dans 
celle-ci,  comme  dans  notre  Moralité,  qui  n'en  est  qu'un 
démarquage  wallonisé,  nous  assistons  à  une  discussion 
entre  Nature  et  Grâce  de  Dieu.  Celle-ci  a  transformé  le 
pain  en  chair  et  le  vin  en  sang,  et  Raison  comme  Nature 
s'en  irritent.  On  voit  donc  que  le  dogme  de  l'Eucharistie 
n'était  pas  reçu  sans  discussion  alors  par  tous  les  esprits. 
Elles  appellent  à  la  rescousse  Aristote,  le  grand  maître  de 
la  philosophie  scolastique,  époux  de  Science,  fille  de 
Sapieiice  avec  qui  il  entreprend  sur  cette  question  une 
discussion  serrée  où  il  ne  semble  pas  avoir  le  dessous. 

Alors  intervient  Charité.  Que  le  pain  devienne  chair, 
que  le  vin  devienne  sang,  la  loi  naturelle  s'y  oppose, 
mais  la  Charité  l'exige  pour  le  salut  de  l'homme.  Tout  le 
drame  intérieur  du  moyen  âge  est  là,  dans  cette  soumis- 
sion de  la  Raison,  de  la  Nature  et  de  la  Philosophie  à 
l'Humilité  et  à  la  Charité  qui  se  définit  elle-même  en  ces 
termes  : 

Je  suy  ce!e  qui  en   despit 
n'ot  oncque  ne  grant  ne  petit, 
celé  qui  ayme  toute  gent 
de  cuer  entier,   sans  mataient. 
le  suy  la  mère  des  vertus, 
celé  qui  reuest  les  nuds. 


94  Le  Flambeau. 

le  suy  nourice  as  orphelins, 
hosteliere   des   pèlerins 
et  se  mon  nom  voleis  sauoir, 
Carité  m'appell'on  por  voir. 

Ainsi  apparaît,  dans  ce  respect  essentiellement  chrétien 
et  égalitaire  de  la  faiblesse  (un  Dieu-enfant  adoré  par  un 
homme  misérable)  l'unité  foncière  de  ce  manuscrit  si  dis- 
parate au  premier  abord. 

Unité  de  sentiment,  unité  de  langue,  voilà  ce  que  j'ai 
essayé  de  dégager  de  ces  naïves  et  premières  productions 
de  la  sensibilité  liégeoise.  Elles  étaient  là  ces  pièces, 
comme  d  humbles  Belles  au  bois  dormant  dans  la  forêt 
de  Chantilly.  Il  me  plaît  de  les  avoir  réveillées  pour  leur 
faire  parler  dans  toute  sa  naïveté  la  langue  de  leur  ter- 
roir, un  terroir  qui  nous  est  particulièrement  cher  pour 
sa  beauté,  ses  malheurs  et  sa  gloire. 

Gustave  Cohen. 

Strasbourg,  mai  1921. 


Trois  Élégies 


Au  Souvenir  de  mon  grand-père, 
François-Auguste  Gevaert. 

Docile  à  se  plier  aux  courbes  du  plateau 

et  paresseuse  comme  l'onde  du  ruisseau, 

la  route  à  pavés  bleus  serpente  vers  Ohain 

entre  des  champs  de  blé  dont  les  frissons  alternent 

avec  le  vert  épais  du  trèfle  et  'des  luzernes. 

Le  lumineux  brouillard  qui  s'attarde  aux  lointains 

estompe  les  confins  de  la  Forêt  de  Soignes 

qui  cerne  l'horizon  du  côté  d'Argenteuil. 

L'alouette  invisible  et  dont  le  chant  s'éloigne 

fait  tressaillir  l'azur  où  ses  notes  s'effeuillent. 

Un  pigeon  voyageur  croise  un  vol  de  perdrix. 

J'ai  longé  les  alignements  des  pépinières, 

caressé  de  la  main  la  barbe  des  épis, 

salué  l'aubépine  où  s'entrelace  un  lierre 

et  d'un  coquelicot  fleuri  ma  boutonnière. 

Je  n'ai  pas  dépassé  le  kilomètre  treize 

et  j'ai  voulu  m'asseoir  sur  la  borne,  rêvant 

que  je  me  retrouvais  le  bambin  de  dix  ans 

au  chapeau  de  coutil  et  au  tablier  blanc 

où  s'écrasait  toujours  quelque  tache  de  fraise. 

Tout  à  coup,  devant  moi,  tu  étais  là,  grand-père, 

au  terme  de  ta  promenade  du  matin 

et  tu  semblais  sourire  à  mes  mots  enfantins 

en  passant  tes  doigts  fins  dans  ta  barbe  légère. 


96  Le  Flambeau. 

Debout,  le  parasol  ouvert,  tu  étais  là 
en  pantalon  de  toile  et  veston  d'alpaga. 
Le  vent  chaud  agitait  les  mèches  de  cheveux 
qui  voletaient  au  bord  de  ton  chapeau  de  feutre. 
Tu  étais  là,  dans  le  soleil,  c'étaient  tes  yeux 
malicieux,  c'était  ta  lèvre  un  peu  moqueuse, 
c'était  ta  silhouette  et  le  son  de  ta  voix 
et  toute  la  bonté  qui  émanait  de  toi. 

Alors  nous  reprenions  la  route  de  Genval 

et  mon  pas  trébuchant  suivait  ton  pas  égal. 

V apercevant  de  loin,  les  laboureurs  venaient 

jusqu'au  bord  de  leur  terre  et  ils  te  saluaient 

en  se  plaignant  'de  la  chaleur  ou  de  la  pluie. 

Les  gamins  qui  partaient,  sac  au  dos,  vers  l'école  . 

interrompaient  babillages  et  cabrioles. 

Les  chiens  n'aboyaient  plus  aux  cours  des  métairies. 

Et  moi,  souvent  distrait,  j'écoutais  tes  paroles 

qui  répondaient  à  mes  demandes  étourdies. 

Tu  t'occupais  de  moi  comme  l'horticulteur 

dispense  la  rosée  aux  tiges  de  ses  fleurs, 

car  tu  savais  quels  mots  convenaient  à  mon  âge. 

Tu  me  parlais  du  sacristain  rde  ton  village 

nommant  sur  le  clavier  d'un  orgue  primitif 

les  notes  de  la  gamme  à  son  chantre  attentif. 

Et  quand  tu  me  disais  que  l'élève  prodige, 

le  fils  du  boulanger,  le  jeune  enfant  de  chœur, 

c'était  toi,  —  qu'aujourd'hui  consacraient  les  honneurs 

et  l'immortalité  de  l'œuvre  et  du  prestige,  — 

comparant  les  deux  bouts  de  la  route  suivie, 

mais  sans  approfondir  le  sens  de  l'antithèse, 

j'entrevoyais  un  peu  la  grandeur  de  ta  vie. 

Puis  je  disais:  «  Pourquoi  fais-tu  chaque  matin 

«  la  même  promenade  au  kilomètre  treize, 

«  quand  nous  pourrions  aller  vers  Rosières,  Malaise, 


Trois  Élégies.  97 

<<  La  Hulpe  ou  Rixensart  par  de  plus  beaux  chemins  ?  » 

Tu  répondais  :  «  Mon  fils,  si  le  large  plateau 

«  te  semble  monotone  et  les  champs  incolores, 

<(  c'est  que  ton  œil  n'est  pas  assez  subtil  encore 

«  pour  comprendre  leur  vie  et  trouver  son  repos 

«  dans  la  placidité  des  horizons  rustiques. 

«  Je  ne  me  lasse  point  de  la  route  identique 

«  et,  malgré  moi,  mon  pas  tous  les  jours  m'y  ramène. 

a  Les  champs  me  sont  nouveaux  ;  les  lignes  de  la  plaine, 

«  la  lisière  des  bois,  la  course  des  nuages 

«  composent  à  chaque  aube  une  autre  symphonie. 

«  Puisses-tu  écouter  plus  tard  ces  harmonies! 

«  Mais  l'enfance  n'a  point  assez  d'un  paysage, 

«  d'un  horizon  et  d'un  chemin.  » 

Tu  t'arrêtais. 
Ton  bras,  d'un  geste  circulaire,  m'indiquait 
des  fermes,  des  clochers,  Chapelle-Saint-Lambert, 
Lasne,  Céroux-Mousty,  Plancenoit,  Mont-Saint- Jean 
dont  la  butte  découpe  au  bord  du  ciel  changeant 
son  triangle  orgueilleux  et  dur.  Tu  évoquais 
sur  les  crêtes  l'armée  en  marche  de  Blûcher 
et  là-bas  les  carrés  se  fermant  sur  les  aigles. 

J'arrachais  un  épi  de  froment  ou  de  seigle 

dont  tu  m'avais  appris  à  mâchonner  le  grain 

séparé  'de  la  balle  au  creux  de  mes  deux  mains. 

Je  cueillais  une  fleur  à  mettre  en  mon  herbier. 

Tu  me  vantais  alors  les  vertus  du  plantain 

à  large  feuille  et  du  plantain  lancéolé 

que  les  vaches  broutaient  dans  les  belles  prairies. 

Tu  froissais  dans  tes  doigts  l'amère  tanaisie, 

puis  tu  m'interrogeais  —  car  j'entrais  en  sixième  ■—■ 

sur  les  déclinaisons  et  les  verbes  latins.. 

Souvenirs  et  parfums  des  heures  anciennes, 
vous  jaillissez  vers  moi  des  berges  du  chemin. 


98  Le  Flambeau^ 

Je  suis  toujours  assis  sur  la  borne  de  pierre, 

recueillant  les  échos  lointains  de  tes  paroles 

et  me  remémorant  les  choses  familières 

qui  te  font  une  douce  et  modeste  auréole. 

Ton  pas  s'est  effacé  au  détour  de  la  route. 

Tu  ne  reviendras  plus...  Mais  ces  champs  et  ces  bois 

souvent,  comme  aujourd'hui,  me  parleront  de  toi. 

Peut-être  la  rosée  que  tu  as  goutte  à  goutte 

laissé  pleuvoir  sur  les  sillons  de  ma  jeunesse 

fera  germer  le  grain  qu'y  lança  ta  sagesse. 

Et  je  me  lèverai  aux  appels  de  ta  voix 

pour  sûrement  m'acheminer  ainsi  que  toi 

vers  le  repos  du  cœur  et  vers  la  mort  chrétienne. 

Mon  âme  s'est  ouverte  au  souffle  de  la  tienne 
et  l'ombre  de  ta  vie  s'étend  autour  de  moi. 

Genval,  1915. 

II 

Que  fais-tu  ce  matin,  toi  qui  m'aimes  peut-être  ? 

Moi,  —  sais-tu  seulement  que  je  suis  un  poète  ?  — 

je  vais  cueillir,  à  l'ombre  des  marronniers  fauves,         *, 

dans  ce  mélancolique  et  vieux  jardin  d'octobre 

des  asters  dont  pâlissent  déjà  les  fleurs  mauves. 

Et  naturellement  je  compare  à  des  pleurs 

les  feuilles  du  noyer  qui  jonchent  la  prairie. 

Je  songe  :  je  voudrais  écrire  une  élégie 

où  chaque  mot  serait  une  éclatante  fleur 

et  où  l'on  entendrait  les  soupirs  de  mon  cœur 

passer  comme  une  brise  chaude  et  balancer 

les  calices,  les  corolles  et  les  pétales. 

Mais  je  ne.trouverai  que  des  mots  très  usés 

sans  'doute  et  que  des  fleurs  maladives  et  pâles 

comme  la  rose  blanche  qui  meurt  en  ce  parterre. 


Trois  Élégies.  99 

N'importe,  je  pourrais  composer  un  bouquet 
pauvre,  mais  que  tout  mon  amour  parfumerait, 
et  sa  terne  fraîcheur  serait  moins  éphémère 
que  l'opulent  orgueil  des  gerbes  de  l'été. 
Il  serait  fait  pour  toi,  petite  amie  absente, 
et  tu  l'accepterais,  surprise  et  rougissante, 
le  payant  d'un  sourire  ému  comme  un  baiser. 

Te  souvient-il  de  moi,  ce  doux  matin  d'automne  ? 

Moi,  —  sais-tu  seulement  que  je  t'aime  ?  —  je  vais 
m' asseoir  sur  le  vieux  banc  délaissé,  pour  rêver 
en  écoutant  gémir  les  trembles  qui  frissonnent 
et  parfois  les  fruits  mûrs  tomber  dans  l'herbe  humide. 

Je  pense  à  toi  et  je  fredonne  un  air  d'  «  Armide  ». 
Je  compare  à  des  joues  les  fleurs  des  hortensias 
et  l'aigrette  argentée  de  l'Herbe  des  Pampas 
aux  perles  d'un  jet  d'eau  figé  dans  l'air  limpide. 

Alors,  dans  le  silence  et  dans  la  solitude, 

je  relève  la  tête  et  je  songe  à  tes  yeux 

en  goûtant  le  repos  et  la  béatitude  . 

de  laver  mon  regard  dans  l'onde  du  ciel  bleu, 

bleu  comme  le  manteau  de  la  Vierge  Marie. 

Quelles  sont,  ce  matin  d'automne,  tes  pensées  ? 

Moi,  je  confie  ton  nom  aux  fleurs  de  la  prairie, 
puis  je  marche  à  pas  lents  sur  les  feuilles  séchées, 
en  réveillant  l'écho  des  mots  que  tu  disais 
quand  nous  allions  au  soir  tombant  le  long  des  haies, 
toi  souriante  et  moi  timide  à  ton  côté. 
J'entends  vibrer  encore  ces  paroles  banales 
auxquelles  mon  amour  découvre  un  sens  profond. 
C'est  comme  une  joyeuse  et  légère  chanson 
qui  fait  s'évanouir  la  tristesse  automnale. 


100  Le  Flambeau. 

Voici  qu'autour  de  moi  tourbillonnent  les  feuilles 
des  marronniers,  des  platanes  et  des  tilleuls 
qui  s'en  vont  en  dansant,  affolées  et  flétries, 
comme  s'en  vont  des  mouettes  dans  la  tempête, 
comme  s'en  vont  les  âmes  au  souffle  de  la  vie. 

J'ai  naguère  chanté,  après  tant  de  poètes, 

les  brumes  de  l'automne  et  les  mornes  allées 

où  le  vent  murmurait  des  strophes  désolées. 

Mais  ce  matin  d'octobre  est  pour  mon  cœur  en  fête 

comme  un  matin  d'avril  fleuri  de  violetles. 

Je  pense  à  toi.  Ton  souvenir  tressaille  en  moi 

comme  dans  un  ciel  pur  le  chant  de  l'alouette. 

Que  fais-tu,  ce  matin,  toi  qui  m'aimes  peut-être, 
toi  qui  peut-être  aussi  ne  songes  pas  à  moi  ? 

Moi,  j'ai  suivi  le  vol  des  feuilles  et  des  rêves 
et  cueillant  des  asters  ou  des  roses  pâlies, 
j'en  ai  fleuri  pour  toi  cette  tendre  élégie 
sans  ordre  et  sans  dessin,  comme  ma  rêverie. 

Boitsfort,  1915. 

III 

Je  suivrai  le  chemin  bordé  de  coudriers. 

On  y  voit  sur  le  sable  et  dans  l'ombre  des  ronces 

briller  le  scarabée  aux  élytres  de  bronze. 

Je  cueillerai  peut-être  une  fleur  d'églantier 

et  je  m'arrêterai  pour  ne  pas  effrayer 

le  lézard  métallique  et  la  bergeronnette 

qui  sautille  en  faisant  de  petites  courbettes. 

Sans  doute  je  serai  un  peu  mélancolique 
et  je  soupirerai  comme  les  peupliers 
qui  suivent  la  rivière  en  files  symétriques 
et  pleurent  de  la  voir  passer  indifférente 
sur  le  reflet  de  leur  silhouette  qui  tremble. 


Trois  Élégies.  101 

Ainsi,  dirai-je,  ainsi  notre  vie  est  une  ombre 
qui  regarde  le  ciel  au  miroir  d'un  ruisseau 
en  écoutant  le  temps  couler  comme  de  Veau. 

Ah!  pourquoi  m' attrister  de  ces  images  sombres? 
Il  en  sera  bien  temps  quand  les  feuillages  d'ambre 
iront  tourbillonner  au  vent  froid  de  novembre. 
Aujourd'hui  le  soleil  mûrit  les  froments  verts. 
Regarde,  sous  les  jeux  de  lumière  changeante, 
le  seigle  qui  se  dore  et  l'orge  qui  s' argenté. 
Participe  à  la  joie  qui  éclate  dans  l'air 
comme  un  cri  d'alouette  au-dessus  du  coteau. 

Sans  doute  ils  étaient  purs,  ces  jours  où  tu  venais, 
enfant,  avec  ta  pelle  en  bois  et  ton  râteau 
sur  ce  sable  tracer  le  plan  d'un  jardinet 
dont  les  arbres  étaient  des  branches  de  genêt. 

Ne  pleure  pas,  mon  cœur.  Ecoute  le  printemps, 
écoute  le  grillon  qui  vibre  sous  l'ortie, 
écoute  le  refrain  des  pauvres  mélodies 
qu'on  chantait  autrefois  pour  le  mois  de  Marie. 
Ne  pleure  pas,  mon  cœur,  laissé  couler  le  temps 
vers  les  vagues  d'azur  des  golfes  éternels 
et  reprends  ta  montée  vers  la  blanche  chapelle 
qui  s'érige  là-haut  entre  les  deux  tilleuls. 

Je  m'agenouillerai  sur  la  pierre  du  seuil 

et  je  déposerai  dans  le  vase  'doré 

de  pâles  graminées  avec  du  chèvrefeuille. 

Puissé-je  retrouver  la  prière  innocente 
que  murmurait  mon  cœur  aux  anciens  soirs  de  mai, 
quand  le  dernier  rayon  du  soleil  s'accrochait, 
sur  le  coteau  de  sable,  aux  tiges  des  genêts. 

Genval,  1916. 

Paul  Fierens, 


Les  Noms  de  Lieux 

Il  nous  est  arrivé  à  tous  de  nous  demander  quelle 
pourraii  être  la  signification  des  noms  de  lieux  qui  nous 
sont  familiers.  Il  en  est  d'encourageants  pour  l'étymo- 
logiste  occasionnel:  ils  se  comprennent  dès  l'abord;  tels 
sont  par  exemple:  Belle  fontaine,  Chapelle- Saint-Lam- 
bert, Mont-Sainte- Aldegonde,  Ville-sur-Haine,  F  or  est; 
d'autres  ne  sont  que  partiellement  transparents,  comme 
Lennick-Saint-Martin,  Dion-le-Val,  Corroy-le-Château; 
d'autres  enfin  ne  rappellent  rien  de  connu  ;  mais  on  de- 
vine qu'ils  recèlent  également  un  sens,  et  pour  retrouver 
celui-ci,  l'amateur  n'est  pas  toujours  difficile  sur  le  choix 
des  moyens. 

«  Malheur  à  l'homme,  s'écrie  un  disciple  de  Jean- 
Jacques,  qui  reste  froid  en  entendant  nommer  le  lieu  où 
il  a  vu  le  jour!  Gardons-nous  cependant  de  l'erreur 
qu'enfante  trop  souvent  un  sentiment  estimable,  quand 
on  veut  à  tout  prix  relever  l'origine  du  lieu  de  sa  nais- 
sance. Combien  ne  doit-on  pas  à  ce  désir,  d'étymologies 
hasardées,  fausses,  ridicules?  Le  patriotisme  peut  les 
excuser,  mais  la  science  doit  les  réduire  à  leur  juste 
valeur.  » 

C'est  ainsi  que  le  chanoine  de  Grave  (République  des 
Champs  Elysées,  ou  monde  ancien,  Gand,  1806),  s'étant 
mis  à  la  recherche  de  l'Atlantide,  crut  avoir  retrouvé  la 
géographie  de  l'Odyssée  dans  les  noms  des  villages  des 
Flandres;  il  traduisait  Vlisseghem  par  «  demeure 
d'Ulysse  »,  Lisseweghe,  par  «  chemin  d'(U)lysse  »,  et 
Bornhem  par  «  séjour  des  (Hyper)  boréens  ».  —  Le  nom 
de  Presles  (Hainaut)  est,  pour  quelques  historiens,  un 


Les  Noms  de  lieux.  103 

souvenir  de  la  bataille  de  la  Sambre,  où  César  défit  les 
Nerviens;  il  ne  signifie  toutefois  que  «  petite  prairie  ». 
—  Dernier  exemple  :  beaucoup  de  noms  de  lieu  de  notre 
pays  sont  composés  du  nom  d'homme  Franco,  répandu 
dès  le  haut  moyen  âge  ;  au  xixe  siècle,  on  se  plaisait  à  les 
considérer  comme  rappelant  l'établissement  des  Francs 
dans  les  localités  désignées. 

Les  noms  de  lieu  dont  la  signification  semble  la  moins 
douteuse,  et  dans  lesquels  on  reconnaît  à  première  vue 
les  mots  les  plus  courants,  trompent  parfois  l'étymo- 
logiste  hâtif.  Dans  Mont-Saint-Pont,  nom  d'un  hameau 
de  Braine-l'AlIeud,  il  n'était  question,  il  y  a  quelques 
siècles  encore,  ni  de  montagne,  ni  de  saint  Pont,  honoré 
dans  le  midi  de  la  France,  mais  inconnu  chez  nous;  le 
nom  signifie  originairement  «  le  pont  de  Mango  ».  Bois, 
nom  d'une  commune  liégeoise,  n'est  qu'un  ancien  Boins; 
Belœil  ne  doit  nullement  son  origine  à  une  particularité 
anatomique,  mais  à  un  «  petit  enclos  »  ;  Roux  n'est  pas 
un  adjectif  de  couleur,  mais  un  substantif  ancien  équi- 
valant à  «  défrichement  »;  le  sens  primitif  de  Pont-de- 
Loup  (en  840  Funderlo)  nous  est  inconnu,  mais  il  n'a 
certainement  rien  de  commun  ni  avec  la  construction,  ni 
avec  l'animal  aujourd'hui  désignés;  Saint-Marc,  nom 
d'un  village  namurois,  est  une  corruption  récente  du  nom 
du  patron  de  la  paroisse,  saint  Médard. 

* 

*  *    * 

Tout  cela  revient  à  dire  qu'un  simple  examen,  même 
assez  attentif,  ne  suffit  pas  pour  expliquer  sérieusement 
un  nom  de  lieu;  il  faut  connaître  bien  autre  chose  que 
sa  forme  actuelle  pour  deviner  ce  qu'il  signifiait  quand 
on  l'a  composé. 

Il  importe  avant  tout  d'avoir  quelques  idées  nettes  sur 
les  langues  et  leur  histoire.  Cette  vérité  est  si  élémentaire 
qu'on  sourit  d'abord  à  la  voir  exprimer;  et  cependant, 
elle  mérite  d'être  répétée,  car  elle  est  encore  méconnue 


104  Le  Flambeau. 

par  beaucoup  d'amateurs  qui  se  vouent  à  l'étude  des 
noms  de  lieu  comme  à  l'archéologie,  sans  posséder  le 
strict  minimum  de  notions  préliminaires. 

Ah!  les  curieux  livres  que  l'on  a  publiés  sur  les  noms 
de  lieu,  même  à  une  époque  récente!  Après  les  avoir 
parcourus,  on  souscrirait  volontiers  à  ce  que  disait  déjà 
Salverte  il  y  a  cent  ans  :  «  N'est-ce  pas  en  lisant  les  fables 
dont  les  fausses  étymologies  ont  été  le  principe,  qu'on 
est  le  plus  tenté  de  s'écrier  :  l'histoire  semble  écrite  par 
les  auteurs  des  Mille  et  une  nuits!  (1).  »    , 

Pendant  longtemps,  la  science  des  noms  de  lieu,  our 
comme  on  dit  aujourd'hui  pour  plus  de  facilité,  la  topo- 
nymie (mot  grec  de  même  signification),  fut  considérée 
comme  d'importance  secondaire.  Bien  entendu,  tout  le 
monde  en  a  toujours  fait  :  dès  le  moyen  âge,  des  scribes, 
des  moines,  des  chroniqueurs,  risquaient  une  petite  éty- 
mologie  dans  une  charte,  dans  un  récit.  A  partir  du 
xvie  siècle,  on  publia  beaucoup  de  livres  sur  l'histoire  de 
nos  villes,  et  des  élucubrations  toponymiques  populaires 
et  savantes  y  furent  précieusement  enregistrées. 

On  constitua  de  cette  manière  d'invraisemblables  séries 
d 'étymologies  fantaisistes.  Le  nom  de  notre  capitale  a  été 
traduit  successivement  par  «  l'habitation  du  marais  », 
«  le  château  du  pont  »,  «  le  manoir  de  Brennus  »,  voire 
même  «  des  Russes  »,  «  les  broussailles  »,  «  le  pont  de 
î'hermitage  »,  «  la  cellule  du  pont  »,  «  le  nid  »,  «  la 
descente  aux  prés  ».  L'abbé  Mann  en  est  devenu  scep- 
tique :  «  Enfin,  dit-il,  il  y  en  a  qui  donnent  des  étymo- 
logies tirées  de  plus  loin,  et  beaucoup  plus  forcées  que 
les  précédentes  ;  il  est  inutile  d'en  parler,  parce  que  tout 
cela  paraît  fort  arbitraire,  et  assez  indifférent  de  soi- 
même:  c'est  au  lecteur  à  choisir  entre  ces  diverses  opi- 
nions celle  qui  lui  plaît  le  plus.  » 

Au  xixe  siècle,  Spinnael  devait  encore  ajouter  à  la  série 

(1)  Essai  historique  et  philosophique  sur  les  noms  d'hommes,  de 
peuples  et  de  lieux.   Paris,    1824. 


Les  Noms  de  lieux.  105 

sa  fameuse  hypothèse:  «  Château  des  Bructères  ». 
Aujourd'hui,  ii  paraît  bien  qu'à  toutes  ces  étymologies 
iorgées  sans  méthode,  il  faille  substituer  la  traduction  : 
«  château  de  Broco  ». 

Le  premier  opuscule  consacré  uniquement  à  un  pro- 
blème de  toponymie  est  belge;  il  a  été  publié  à  Anvers 
en  1527,  et  porte  sur  le  nom  de  cette  ville.  En  voici  le 
titre:  De  nomine  fiorentissimae  civitatis  Antverpiensis . 
Autore  Cornelio  Grapheo.  Ioannes  Grapheus  excudebat. 
Anno  MDXXVII.  La  ville  d'Anvers  y  parle,  en  distiques 
latins;  elle  décrit  la  querelle  des  savants  sur  l'origine  et  le 
sens  de  son  nom: 

«  Longa  super  nostrum  est  vulgo  altercatio  nomen, 
Unde  vocer,  quis  me  hoc  condideritque  loco.  » 

On  a  proposé  quatre  hypothèses,  et  chacune  d'elles  a 
ses  partisans  acharnés  ;  la  ville  hésite  à  choisir  : 

<(  Unde  autem  Andoverpa  olim,  unde  Aversa  quibus- 
Jam  vocer,  est  nondum  cognita  causa  mihi.  »     [dam 

Finalement,  elle  risque  une  idée  à  elle  :  Antverpia  signi- 
fierait «  ville  qui  a  reçu  des  additions  successives  »  ;  et 
l'on  devrait  dire,  en  latin  correct  :  Adjecta.  —  A  la  vérité, 
andwerp  au  moyen  âge  signifie  tout  simplement  «digue  »  ; 
Anvers  est  donc  synonyme  de  Damme. 

Après  le  curieux  opuscule  de  Corneille  Grapheus,  il 
faut  attendre  trois  bons  siècles  avant  de  rencontrer  un 
nouveau  livre  consacré  uniquement  à  la  toponymie  :  c'est 
celui  de  J.-F.  Willems  sur  la  Flandre  orientale  (1845). 
Son  exemple  sera  bientôt  suivi;  de  nombreux  amateurs 
vont  déverser  dans  leurs  livres  le  contenu  de  diction- 
naires celtiques,  gothiques,  nordiques,  franciques,  ou 
soi-disant  tels,  empruntant  à  celui  de  gauche  quand  celui 
de  droite  est  rebelle,  ajoutant  ou  retranchant  des  lettres 
et  des  syllabes  aux  mots  difficiles  à  expliquer. 

Les  principaux  travaux  de  cette  période  de  tâtonne- 
ments sont  ceux  de  J.-J.  de  Smet,  sur  la  Flandre  orien- 


106  Le  Flambeau. 

taie  (1850)  ;  de  La  Fontaine,  sur  le  Luxembourg  (1856- 
1862)  ;  de  Chotin,  sur  le  Hainaut  (1857),  sur  le  Brabant 
(1859),  et  sur  la  Flandre  occidentale  (1877)  ;  de  de  Cors- 
waren,  sur  le  Limbourg  (1863)  ;  de  Prat,  sur  le  Luxem- 
bourg (1866)  ;  de  Mannier,  sur  le  département  du  Nord 
(1866)  ;  de  G.  Bernaerts,  sur  la  Belgique  entière  (1881- 
1883).  Plusieurs  ouvrages  d'histoire  locale  donnent  aussi 
des  aperçus  toponymiques,  généralement  sujets  à  cau- 
tion: qu'on  pense  à  Wauters,  Tarlier,  Tandel.  Ces  livres 
ne  contiennent  pas  que  des  erreurs,  bien  entendu;  mais 
ils  sont  à  refaire  entièrement  suivant  les  méthodes 
nouvelles. 

* 
*    * 

Tous  ces  auteurs,  isolant  leurs  efforts,  et  n'essayant 
pas  de  dégager  de  leurs  observations  des  règles  générales, 
n'ont  réalisé  aucun  progrès.  Ils  n'énonçaient  même  pas 
clairement  le  problème  à  résoudre.  Devant  leurs  yeux, 
les  noms  de  lieu  formaient  une  masse  confuse,  dans 
laquelle  ils  ne  distinguaient  pas  les  plans;  leur  insuffi- 
sance linguistique  leur  ôtait  toute  chance  de  succès.  Mais 
ils  furent  des  précurseurs;  leur  mérité  est  d'avoir  senti 
l'intérêt  de  la  toponymie,  et  d'avoir  appelé  l'attention 
sur  elle. 

Un  principe  du  moins  avait  été  bientôt  admis  :  c'est  que 
les  noms  de  lieu  évoluent.  Le  bon  Salverte,  qui  aimait 
l'ordre,  ne  pouvait  s'empêcher  de  dire:  «  Il  est  permis 
au  philosophe-citoyen  de  s'affliger  de  la  mutabilité  trop 
facile  des  noms  de  lieux  ».  N'est-ce  pas,  en  effet,  déses- 
pérant de  voir  Briodurum  devenir,  en  quelques  siècles, 
Brieulles;  Angelgiagas,  José;  Cenomannis,  Le  Mans; 
Domnus  Stephanus,  Domptait;  Baudechisilo  Vallis,  Bou- 
gival;  Wachonevillare,  Le  Wast? 

Tout  en  reconnaissant  que  les  noms  de  lieu  se  trans- 
forment, on  mit  d'ailleurs  beaucoup  de  temps  à  com- 
prendre qu'il  est  absurde  d'expliquer  une  forme  vieille 


Les  Noms  de  lieux.  107 

de  1,500  ans  par  des  mots  employés  aujourd'hui,  et  un 
nom  de  lieu  actuel,  par  les  mots  qui  lui  ressemblaient 
dans  le  vocabulaire  de  l'Empire  romain. 

Les  premières  manifestations  d'un  autre  esprit,  celui 
qui  devait  mener  à  la  constitution  de  la  méthode  actuelle, 
se  rencontrent  dans  les  travaux  d'un  érudit  liégeois, 
Charles  Grandgagnage,  qui  publia  en  1854  son  Mémoire 
sur  les  noms  de  lieu  de  la  Belgique  orientale,  suivi 
en  1859  d'un  Vocabulaire  pour  la  même  région.  Il  n'y 
avait  là,  du  reste,  qu'un  premier  travail  de  dégrossisse- 
ment; ce  n'était  pas  encore  de  la  philologie.  J.  Quicherat, 
en  1867,  dans  son  étude  De  la  formation  française  des 
noms  de  lieu,  traita  le  premier  la  question  d'une  façon 
scientifique:  il  rechercha  les  règles  de  l'évolution  des 
noms.  H.  d'Arbois  de  Jubainville  publia  en  1890  un  livre 
qui  fit  sensation  :  Recherche  sur  V origine  de  la  propriété 
foncière  et  des  noms  de  lieux  habités  en  France  (Période 
celtique  et  période  romaine).  C'est  un  disciple  de  d'Ar- 
bois, A.  Longnon,  qui  constitua  définitivement  la  topo- 
nymie. Il  en  fit,  depuis  1886,  le  sujet  d'un  cours  à 
l'Ecole  des  Hautes  Etudes  de  Paris,  cours  que  l'on  publie 
en  ce  moment  et  dont  les  principes  sont  appliqués 
dans  l'introduction  du  Dictionnaire  topographique  du 
département  de  la  Marne  (1891),  par  le  même  auteur.- 
C'est  le  premier  travail  à  caractère  scientifique  qui  ait 
été  publié  sur  l'ensemble  des  noms  de  lieu  d'une  région. 
Il  a  été  imité  pour  d'autres  départements.  En  1894,  Giry 
inséra  dans  son  Manuel  de  diplomatique  un  chapitre 
de  40  pages  qui  est  actuellement  le  seul  traité  général  sur 
la  toponymie  française.  Pour  la  Belgique,  c'est  l'ouvrage 
de  G.  Kurth,  La  frontière  linguistique  en  Belgique  et 
dans  le  nord  de  la  France  (1895-1896)  qu'il  faut  encore 
consulter  actuellement;  il  ne  va  d'ailleurs  pas  au  delà  de 
la  période  franque;  les  noms  de  Heu  plus  récents  n'ont 
guère  été  étudiés. 


108  Le  Flambeau. 

En  abordant  l'examen  des  noms  de  lieu,  il  convient 
de  s'inspirer  des  principes  qui  régissent  toute  recherche 
scientifique.  Le  premier  commande  d'écarter  tout  senti- 
ment dans  l'observation  et  la  discussion  des  faits. 

Il  ne  faudra  donc  considérer  a  priori  aucun  nom  de 
lieu  comme  dénué  d'intérêt.  Pourquoi  le  moyenâgeux 
M  ont-Saint- Jean  serait-il  plus  ou  moins  intéressant  que 
Samarobriva,  qui  est  celtique?  Faire  un  choix  préalable, 
c'est  imiter  l'antiquaire  collectionnant  des  pièces  dites 
curieuses;  soyons  donc  des  archéologues,  et  recueillons 
le  plus  possible  de  documents  authentiques  sur  le  passé. 

Pour  étudier  la  toponomastique  d'une  région,  c'est- 
à-dire  l'ensemble  de  ses  noms  propres  de  lieu,  on  suit 
une  marche  générale  bien  déterminée.  Dresser  la  liste 
des  noms  actuels,  et  établir  la  succession  des  fotmes 
anciennes  de  chacun  d'eux,  voilà  par  où  l'on  commence. 
On  explique  ensuite,  en  appliquant  les  lois  déjà  connues 
par  l'étude  des  langues,  l'évolution  constatée,  et  Ton 
rétablit  autant  que  possible  le  sens  primitif  de  chaque 
nom. 

Puis,  opération  essentielle,  on  classe  ensemble  tous  les 
noms  offrant  la  même  particularité:  le  même  suffixe 
(-aria,  -etum,  -acus);  le  même  genre  de  composition 
(-ville,  saint-);  la  même  langue;  le  même  sujet  (noms 
empruntés  à  la  flore)  ;  la  transplantation  d'un  pays  à  un 
autre;  l'extension  à  de  nouveaux  objets  (noms  de  cours 
d'eau  devenus  noms  de  lieux  habités).  On  découvre  ainsi 
une  foule  de  règles  de  formation  et  d'évolution  dont  la 
connaissance  est  précieuse  en  elle-même,  et  met  en  garde 
contre  de  nombreuses  erreurs. 

Le  couronnement  du  travail,  c'est  le  classement  par 
époques;  il  établit,  dans  la  toponomastique  d'une  région 
donnée,  ces  plans,  ce  relief,  qu'étaient  incapables  d'aper- 
cevoir les  premiers  toponymistes.  Remarque  importante, 
il  n'est  pas  indispensable,  pour  en  arriver  là,  de  connaître 
l'étymologie  complète   de  chaque   nomj;  Tune  de   ses 


Les  Noms  de  lieux.  109 

parties  détermine  souvent  l'époque  d'une  manière  pré- 
cise. L'archéologue  ne  sait-il  pas  dater  un  tombeau  au 
moyen  d'une  simple  poterie? 

On  comprendra  d'ailleurs  que  plus  on  opère  sur  un 
champ  étendu,  moins  on  a  de  chances  de  se  tromper, 
puisqu'on  est  guidé  par  des  analogies  de  plus  en  plus 
nombreuses. 

En  somme,  la  méthode  toponymique  moderne  est  basée 
sur  la  prudence  et  la  logique;  on  peut  la  juger  à  ses 
résultats:  nous  sommes  bien  loin  du  scepticisme  qui 
paraissait  jadis  être  l'aboutissement  fatal  des  recherches 
sur  les  noms  de  lieu.  La  toponymie  a  pris  rang  parmi 
les  sciences  auxiliaires  de  l'histoire.  Et  à  bon  droit,  car 
elle  fournit  des  conclusions  solides  sur  l'histoire  du  pays 
et  des  hommes  qui  l'ont  habité.  Tout  comme  les  fossiles 
font  revivre  les  périodes  géologiques  lointaines,  les  noms 
de  lieu  d'une  région  nous  décrivent  sa  flore  et  sa  faune 
anciennes  ;  ils  nous  font  voir  les  premiers  établissements 
humains  dans  les  régions  sauvages,  l'extension  des 
cultures,  la  fondation  des  industries,  l'action  du  com- 
merce, de  la  religion,  des  institutions  politiques  et  judi- 
ciaires, de  l'oppression,  de  la  liberté. 

C'est  un  vrai  cortège  historique  qui  passe  devant  nos 
yeux:  peuplades  gauloises;  propriétaires  gallo-romains, 
dont  le  sol  nous  a  conservé  les  riches  maisons  de  cam- 
pagne ;  légionnaires  devenus  colons  ;  guerriers  barbares  ; 
rois,  comtes,  seigneurs,  dames;  serfs,  exploités  puis 
affranchis;  prêtres  païens,  moines  chrétiens  établis  dans 
les  vieilles  forêts  ;  cultivateurs,  mineurs,  forgerons,  mar- 
chands: voilà  l'émouvant  défilé  qu'évoque  si  clairement 
la  toponymie  de  notre  vieux  pays.  On  n'éprouve  aucun 
regret  à  ne  plus  rencontrer  chez  nous  l'ombre  d'Ulysse  et 
les  héros  légendaires  de  la  Scandinavie! 

Auguste  Vincent. 


Les  Médailleurs  belges  contemporains 

A  propos  de  l'Exposition  d'Art  belge  au  Musée  Galliéra  à  Paris 
et  de  la  Triennale  de  Liège. 

Il  fut  un  temps  pas  bien  lointain  encore  où  la  médaille 
était  sacrifiée  dans  les  expositions.  Les  médailleurs  grou- 
paient leurs  œuvres  dans  des  cadres  qu'on  accrochait  au 
petit  bonheur  dans  l'un  ou  l'autre  coin  dédaigné  par  les 
peintres  ou  les  sculpteurs,  et  les  catalogues  mentionnaient 
simplement:  un  cadre  de  médailles. 

Les  salons  internationaux  de  la  médaille,  de  Bruxelles 
en  1910  et  de  Gand  en  1913,  mirent  en  valeur  cet  art 
généralement  considéré  chez  nous  comme  mineur,  bien  à 
tort  toutefois  :  pour  modeler  ou  graver  une  médaille,  ne 
faut-il  pas  tout  autant  de  temps  et  de  talent  que  pour 
peindre  une  toile  ou  camper  une  figure?  Et  c'est  alors 
que  pour  la  première  fois  les  médailles  furent  décrites  une 
à  une. 

Cette  innovation  permit  au  public  de  se  rendre  un 
compte  exact  de  ce  qui  se  faisait  dans  le  domaine  de  la 
gravure  en  médailles,  et  d'apprécier  avec  plus  de  facilité 
l'effort  des  artistes.  Or,  en  Belgique  ils  sont  nombreux. 
La  Société  des  Amis  de  la  Médaille  d'Art  que  celle  en  1901 
Alphonse  de  Witte,  ne  compte  pas  moins  d'une  vingtaine 
de  membres  artistes  en  regard  de  plus  de  trois  cents 
membres  amateurs.  La  production  des  médailleurs  belges 
est  abondante  et  dénote  un  haut  souci  de  dignité.  Elle 
mérite  donc  de  retenir  l'attention  du  grand  public.  L'acti- 
vité de  nos  médailleurs  vient  d'être  mise  en  relief  par 
deux  manifestations  artistiques,  l'Exposition  d'Art  belge 


Les  Médailleurs  belges  contemporains .  111 

au  Musée  Gailiéra  à  Paris  et  la  Triennale  de  Liège.  Ce 
sont  les  enseignements  qui  s'en  dégagent  qui  font  l'objet 
de  ces  quelques  notes. 

Chargé  d'organiser  une  Exposition  d'art  belge  à  Paris, 
M.  Paul  Lambotte,  le  distingué  commissaire  du  gouverne- 
ment belge  pour  les  expositions  à  l'étranger,  fit  appel 
au  concours  des  Amis  de  la  Médaille  pour  assurer  une 
large  participation  des  médailleurs,  et  confia  au  président 
de  cette  société  le  soin  de  choisir  et  d'exposer  les  œuvres 
qui  devaient  faire  connaître  nos  artistes  en  France. 

Le  Musée  Gailiéra  se  prêtait  tout  particulièrement  à 
une  tentative  de  ce  genre;  son  grand  vaisseau,  éclairé 
par  un  vaste  lanterneau  central,  est  orné  de  vitrines  bijou- 
tières à  légère  monture  en  cuivre  et  à  plans  inclinés,  per- 
mettant d'obtenir  un  éclairage  partout  excellent.  Ces  dis- 
positions du  local  permirent  de  montrer  les  œuvres  de  nos 
artistes  dans  des  conditions  tout  à  fait  favorables,  et 
l'ensemble  qui  y  fut  disposé  comportait  au  delà  de  six 
cents  pièces. 

Celles-ci  furent  placées  sur  un  fond  de  soie  brochée 
aux  teintes  mauves  qui  mettait  en  valeur  les  métaux.  Les 
envois  des  différents  artistes  furent  juxtaposés  sans  se 
confondre,  et  les  pièces  groupées,  quand  c'était  possible, 
d'après  la  nature  des  sujets.  Ainsi,  au  centre  de  l'envoi 
de  Godefroid  Devreese,  qui  était  le  plus  important,  se 
trouvaient  les  portraits  du  Roi  entourés  par  ceux  des 
diplomates  accrédités  à  Bruxelles.  Les  plaquettes  et 
médailles  des  œuvres  d'assistance  pendant  la  guerre  for- 
maient un  ensemble;  il  y  avait  aussi  le  coin  des  numis- 
mates, celui  des  grands  industriels,  etc. 

On  avait  cherché  à  reposer  l'œil  en  faisant  alterner  les 
patines  fauves  du  bronze  avec  celles  plus  froides  des 
pièces  argentées  ;  on  avait  groupé  les  breloques  de  petit  dia- 
mètre autour  de  plaques  importantes.  Il  en  résultait  — 
la  nature  des  vitrines  et  l'arrangement  se  complétant  l'un 
l'autre  —  un  coup  d'œil  véritablement  joli  et  élégant.  Dès 


112  Le  Flambeau. 

l'entrée  dans  la  salle,  les  médailles  attiraient  le  visiteur 
par  leur  présentation  d'autant  plus  que  les  œuvres  de 
sculpture  et  de  peinture  qui  les  entouraient  étaient  moins 
favorisées  par  l'éclairage. 

Enfin,  un  catalogue  détaillé,  au  moyen  de  numéros 
placés  directement  sous  chaque  pièce,  permettait  de  se 
rendre  compte  de  la  nature  de  chacune. 

Toute  différente  se  présente  l'exposition  des  médailles 
à  la  Triennale  de  Liège.  Là  encore,  le  Comité  organisa- 
teur a  eu  le  bon  esprit  de  faire  appel  à  la  société  Les  Amis 
de  la  Médaille  d'Art  et  c'est  encore  son  président  qui, 
investi  de  la  pleine  confiance  des  artistes,  a  fait  le  choix 
des  œuvres  et  procédé  à  leur  placement. 

A  Liège,  plus  de  quatre  cents  médailles  ont  été  répar- 
ties entre  quatre  grandes  vitrines.  Celles-ci  sont  inclinées 
et  adossées  deux  à  deux  ;  elles  sont  placées  directement 
sous  des  lanterneaux  qui  leur  distribuent  une  lumière 
généreuse  et  les  médailles  reposent  sur  une  soie  violette 
transparente,  étendue  sur  un  fond  de  grosse  toile  de  jute 
qui  les  fait  tout  particulièrement  ressortir. 

L'impression  que  produit  cette  disposition  est  absolu- 
ment différente  de  celle  que  l'on  ressentait  à  Paris;  à 
Liège,  elle  donne  une  sensation  de  puissance;  elle  est 
plus  majestueuse;  ce  qu'elle  a  perdu  en  légèreté  à  cause 
des  grandes  dimensions  des  vitrines,  elle  l'a  regagné  en 
force.  La  grande  surface  des  panneaux  vitrés  est  d'ail- 
leurs coupée  par  deux  barres  transversales,  dont  on  a 
tiré  parti  pour  séparer  certains  envois  les  uns  des  autres. 
Enfin,  chaque  pièce  possède  son  numéro  qui  permet  de 
la  retrouver  sans  peine  au  catalogue. 

Ces  deux  expositions  inaugurent,  ainsi  qu'on  le  voit, 
une  nouvelle  manière  d'exposer  les  médailles.  Celles-ci 
sont  présentées  librement  sur  un  fond  qui  les  fait  valoir. 
La  conclusion  qui  s'impose  est  que  les  cadres  doivent 
être  définitivement  abandonnés  et  mc,  'désormais,  dans 
toutes  les  expositions  où  il  y  aura  des  médailles,  celles-ci 


Les  Médailleurs  belges  contemporains.  113 

devront  être  présentées  dans  des  vitrines.  Il  y  va  de 
l'intérêt  des  artistes. 

Il  n'est  pas  inutile  d'examiner  brièvement  les  progrès 
qui  ont  été  accomplis  par  nos  médailleurs  dans  ces  dix 
dernières  années;  l'exposition  du  Musée  Galliéra  et  celle 
de  la  Triennale  de  Liège  offrent  en  effet  au  public  l'occa- 
sion de  s'en  rendre  un  compte  très  exact,  puisque  les 
meilleures  œuvres  produites  pendant  ce  laps  de  temps 
y  figurent  toutes. 

Le  plus  fécond  et  le  plus  complet  de  nos  médailleurs 
pendant  cette  période  a  été  Godefroid  Devreese.  Son 
labeur  fut  acharné.  Il  n'avait  pas  moins  de  156  numéros 
à  Galliéra,  et  il  en  compte  66  à  Liège.  Jamais  son  habileté 
ne  se  dément  ;  il  se  rit  des  difficultés,  et  si  parfois  l'inspi- 
ration ne  l'a  pas  visité,  l'exécution  reste  impeccable. 

Il  est  un  maître  dans  le  portrait.  Il  excelle  à  saisir  les 
traits  caractéristiques  des  personnages  qu'il  représente. 
La  série  de  ses  diplomates,  LL.  EE.  P.  de  Margerie,  le 
marquis  de  Villalobar,  Brand-Whitlock,  sir  Francis  Hyde 
Villiers,  Trandafir  G.  Djuvara,  Maurice  van  Vollenhoven, 
forme  une  suite  qui  peut  rivaliser  avec  les  portraits  des 
meilleurs  médailleurs  français  de  la  fin  du  xixe  siècle,  et 
qui  est  supérieure  aux  meilleures  médailles  françaises 
actuelles. 

Mais  Godefroid  Devreese  n'est  pas  seulement  portrai- 
tiste. Il  sait  établir  une  composition.  Nul  mieux  que  lui 
n'excelle  à  ordonner  ses  personnages  et  à  les  poser  exac- 
tement à  leur  place.  Il  possède  à  fond  la  connaissance  du 
dessin  et  celle  des  plans  qui  sont  indispensables  à  tout 
bon  médailleur.  Par  son  habileté  de  portraitiste  et  sa 
science  de  la  composition,  l'on  peut  dire  qu'il  est  notre 
médailleur  le  plus  complet. 

Evidemment,  dans  une  production  aussi  considérable, 
il  y  a  aussi  des  faiblesses.  Certaines  plaquettes  des 
œuvres  de  guerre  notamment,  conçues  peut-être  avec 
trop  de  hâte,  appellent  les  rigueurs  du  censeur. 


114  Le  Flambeau. 

Mais  à  côté  de  cela,  que  de  belles  réalisations  I  je  tirerai 
hors  pair  la  médaille  Souviens-toi,  modelée  pour  le 
Comité  provincial  du  Brabant.  On  y  voit  l'Histoire,  sous 
les  traits  d'une  gracieuse  jeune  femme,  écrivant  Souviens- 
toi  sur  une  tablette  que  contemple  un  enfant  vu  de  dos. 

Le  rival  actuel  de  Godefroid  Devreese  en  matière  de 
portraits  est  Armand  Bonnetain.  Cet  artiste,  jeune 
encore,  est  un  travailleur  acharné,  un  chercheur  qui 
n'ignore  pas  l'histoire  de  l'art  de  la  gravure  en  médailles, 
et  qui  puise  dans  le  commerce  des  maîtres  anciens  des 
conseils  pour  les  réalisations  présentes. 

Aussi  travaille-t-il  de  plusieurs  manières.  Son  portrait 
de  M.  Gaston  de  Levai,  réduit  au  tour,  est  de  fort  belle 
tenue,  et  d'une  observation  perspicace. 

Mais  cet  artiste  ose  aussi  depuis  plusieurs  années  tra- 
vailler directement  à  grandeur.  Il  nous  a  donné  par  ce 
procédé,  il  y  a  déjà  longtemps,  les  portraits  d'Emile  Ver- 
haeren  et  de  M.  Jules  Destrée  qui  sont  pleins  de  caractère. 
Dans  sa  dernière  œuvre  de  ce  genre,  le  portrait  du  peintre 
Albert  Claes-Thobois,  il  se  rapproche  de  plus  en  plus  de 
la  perfection.  Bientôt  il  sera  maître  de  la  matière,  et  la 
médaille  coulée  d'après  un  modèle  exécuté  directement  à 
grandeur  est  certainement  la  forme  d'art  la  plus  parfaite 
qui  se  puisse  imaginer,  puisque  là  il  n'y  a  point  d'inter- 
médiaire entre  le  travail  de  l'artiste  et  le  résultat  définitif. 

M.  Bonnetain  attaque  aussi  le  métal  au  burin,  mais  là. 
il  en  est  encore  à  la  période  des  essais,  essais  pleins  de 
promesses.  Son  étude  de  biche,  ses  devises,  A  ma  guise, 
Quand  même,  montrent  qu'il  ne  possède  pas  encore  la 
hardiesse  nécessaire  pour  ce  genre  de  gravure.  Il  hésite  à 
attaquer  le  métal  en  profondeur  et  burine  trop  en  surface. 
Il  se  corrigera  de  ce  défaut,  car  je  suis  convaincu  pour  ma 
part  qu'il  est  entré  dans  une  voie  où  il  remportera  des 
succès. 

A  quoi  M.  Bonnetain  doit  encore  appliquer  toute  son 
attention,  c'est  à  la  science  des  compositions.  Jusqu'à 


Les  Médailleurs  belges  contemporains.  115 

présent,  dans  toute  son  œuvre,  il  n'en  est  pas  une  où  se 
lise  la  maîtrise  de  la  perspective.  Ses  personnages  sont 
d'ordinaire  juxtaposés  sur  un  seul  plan,  à  la  file  indienne, 
ou  en  ligne.  Mais  cet  artiste  bien  doué  et  qu'aucune  diffi- 
culté ne  rebute  saura  bien  certainement  acquérir  prompte- 
ment  ce  qui  manque  encore  à  son  talent  pour  être 
complet. 

Un  troisième  artiste  dont  la  production  s'est  fortement 
intensifiée  depuis  la  guerre,  c'est  Alphonse  Mauquoy. 
Il  nous  a  donné  de  nombreuses  médailles  et  breloques  des 
œuvres  de  guerre  anversoises,  des  portraits  du  Roi  et  de 
la  Reine,  du  cardinal  Mercier  et  de  bien  d'autres  encore. 

Dans  le  portrait,  Alphonse  Mauquoy  a  la  main  un  peu 
lourde.  Ses  effigies,  fort  bien  observées,  sont  souvent 
trop  massives,  et  me  paraissent  manquer  de  souplesse. 
Là  où  l'artiste  fait  preuve  d'une  habileté  supérieure, 
c'est  dans  ses  compositions.  Il  excelle  à  créer  des  champs 
dont  il  règle  à  volonté  la  profondeur  ;  il  y  place  ses  per- 
sonnages chacun  à  son  plan  avec  une  remarquable  dex- 
térité. Ses  personnages  sont  élégants,  ses  draperies 
légères,  les  ensembles  gracieux.  Sous  ce  rapport,  la  pre- 
mière médaille  de  la  série  commémorative  de  la  guerre 
qui  va  être  éditée  par  les  Amis  de  la  Médaille,  et  dont 
une  frappe  d'essai  se  trouve  à  la  Triennale  de  Liège, 
fournit  un  exemple  tout  à  fait  probant  (1).  Au  droit,  l'ar- 
tiste a  campé  un  groupe  de  cinq  femmes  pour  représenter 
la  scène  par  laquelle  la  Prusse  garantit  en  1839  la  neutra- 
lité belge.  Bien  qu'il  n'y  ait  point  de  ligne  «d'horizon,  on 
éprouve  nettement  l'impression  que  le  groupement  est 
fait  en  profondeur.  Le  revers  montre  la  Belgique  désar- 
mée résistant  à  l'Allemagne  qui  veut  la  réduire  à  merci. 
Les  deux  personnages,  pleins  de  noblesse,  se  trouvent 
au  milieu  d'un  paysage  très  vaste  :  à  gauche,  le  pays  de 
Liège  en  plein  travail,  à  droite  la  frontière  que  franchis- 

(1)  Voyez  le   fac-similé  ci-joint. 


116  Le  Flambeau. 

sent  les  bataillons  teutons  déchaînant  partout  l'incendie. 
M.  Mauquoy  est  un  artiste  de  grand  avenir. 

La  guerre  nous  a  révélé  le  talent  de  médailleur  d'un 
sculpteur  liégeois,  Georges  Petit.  Auparavant  il  avait  très 
peu  produit.  Pendant  l'occupation,  sous  l'impulsion  d'un 
éditeur  de  médailles  liégeois,  M.  Joseph  Lissoir,  dont  le 
zèle  égale  l'amour  qu'il  ressent  pour  les  médailles,  il  a 
modelé  entre  autres  la  médaille  de  la  soupe  scolaire  à 
Liège,  et  celles  de  la  reconnaissance  de  la  Belgique  à  la 
Hollande  et  à  l'Amérique  où  il  fit  preuve  de  goût  et  d'ima- 
gination dans  la  conception  ainsi  que  de  bonnes  qualités 
d'exécutant.  Dans  le  portrait,  il  n'a  pas  encore  produit 
un  nombre  d'œuvre  suffisant  pour  qu'il  soit  possible  de 
porter  sur  lui  un  jugement  sûr.  Ses  effigies  du  Roi,  de 
Charles  Magnette,  de  Paul  Van  Hoegaerden,  de  Charles 
Michel  présentent  chacune  un  caractère  différent  :  sa  ma- 
nière n'est  pas  encore  bien  assise,  mais  tous  ces  portraits 
témoignent  d'un  effort  consciencieux.  Sa  plus  belle 
œuvre  est  incontestablement  le  revers  de  la  médaille 
offerte  au  président  Poincaré  lors  de  sa  visite  à  Liège. 
Il  a  su  réellement  y  capter  le  mouvement.  Il  faut  voir 
comment  la  France  y  embrasse  la  ville  de  Liège. 

Un  excellent  sculpteur  anversois,  Josué  Dupon,  a  pro- 
duit un  nombre  de  médailles  assez  considérable,  princi- 
palement dans  ces  toutes  dernières  années.  Toutes  portent 
l'empreinte  caractéristique  de  son  incontestable  talent. 
Elles  sont  traitées  largement,  par  grands  plans,  mais  peut- 
être  ne  sont-elles  pas  assez  poussées  dans  le  détail  en  vue 
de  la  réduction.  La  médaille,  en  effet,  n'est  pas  faite  pour 
être  regardée  à  distance.  De  là,  pour  les  médailleurs 
l'obligation  de  simplifier  les  grands  plans  et  d'exagérer 
certains  détails  —  les  extrémités,  mains,  pieds,  etc.,  par 
exemple.  C'est  par  là  que  pêche  quelque  peu  l'artiste 
anversois,  qui  possède  une  personnalité  bien  arrêtée,  et 
qui,  s'il  le  veut,  nous  donnera  bientôt  des  médailles  de 
plus  en  plus  parfaites. 


Les  Médailleurs  belges  contemporains.  117 

Pendant  la  Guerre,  Paul  Wissaert  a  fait  un  long  séjour 
en  Angleterre.  Il  en  a  rapporté  une  série  de  portraits  vrai- 
ment curieux.  De  même  qu'au  xvie  siècle  le  médailleur 
anversois,  Steven  van  Herwyck,  s'y  était  complètement 
transformé,  Paul  Wissaert  y  a  été  fortement  influencé 
dans  sa  nature  artiste.  Il  y  a  puisé  une  finesse  et  une 
distinction  que  Ton  remarquera  dans  ses  portraits  de 
Lesley,  de  Maysie,  de  Ghilon,  de  William  Hunter,  etc. 
Ses  dernières  effigies  d'enfants,  Jan,  par  exemple,  sont 
tout  simplement  délicieuses.  Il  ne  nous  a  plus  rien  donné 
en  matière  de  composition  :  en  général  ses  dernières  mé- 
dailles et  plaquettes  sont  coulées  et  unifaces.  Nous  atten- 
dons donc  qu'il  nous  montre  de  beaux  revers,  bien  con- 
çus et  exécutés  avec  maîtrise. 

Un  des  artistes  qui  ont  fait  le  plus  de  progrès,  c'est 
Joseph  Witterwulghe.  Sa  plaquette  d'Albert  Aerts  a  de 
la  ligne  et  d'excellentes  qualités  de  modelé.  Ses  lignards, 
ses  cavaliers,  ses  artilleurs  sont  bien  mis  en  page  et  exé- 
cutés avec  brio.  Son  Léo  aquilam  vincit  possède  de 
l'allure.  Il  y  a  encore  toute  une  série  de  petites  bre- 
loques: Déporté,  Aide  et  protection  aux  aveugles,  La 
grande  famille,  où  il  montre  qu'il  sait  composer  et  exécu- 
ter. On  peut  lui  faire  confiance  pour  l'avenir. 
•  Eugène-J.  De  Bremaecker,  qui  a  fait  la  guerre,  en  est 
revenu  avec  une  série  de  portraits  de  militaires  qui 
attestent  un  effort  suivi  de  bons  résultats.  Le  comte 
d'Athlone,  le  commandant  Génie,  le  général  Jungbîuth, 
et  surtout  le  colonel  Depage  sont  remarquables.  Le  défaut 
de  M.  De  Bremaecker  est  de  ne  pas  arrêter  suffisam- 
ment ses  figures.  En  général  il  travaille  un  peu  flou,  et 
cela  ne  va  pas  sans  inconvénients  lorsqu'il  s'agit  par 
exemple  d'insignes  destinés  à  être  portés  et  par  consé- 
quent à  s'user  promptement.  Mais  M.  De  Bremaecker  a 
montré  lui-même  qu'il  sait  fort  bien  abandonner  à  l'occa- 
sion cette  manière  de  faire,  sa  plaquette  Depage  en  four- 
nit la  preuve,  de  même  que  sa  plaquette  du  cinquante- 


118  Le  Flambeau. 

naire  de  l'Ecole  industrielle  de  Bruxelles  où  la  compo- 
sition est  gracieuse  et  de  bon  relief. 

De  M.  Paul  Du  Bois,  il  y  a  peu  de  chose  à  dire:  il  n'a 
guère  produit  depuis  la  guerre,  et  ses  derniers  travaux 
présentent  le  même  caractère  anguleux  que  ses  médailles 
précédentes.  Sa  grande  médaille  du  marquis  de  Villalo- 
bar,  bien  que  la  poitrine  de  l'ambassadeur  soit  creusée 
en  demi-cercle  et  que  le  col  soit  raide  telle  une  pièce  de 
métal,  ne  manque  pas  d'allure.  Sa  tète  de  femme  intitulée 
Pax,  et  sa  médaille  du  Comité  bruxellois  de  Secours  et 
d'Alimentation  sont  des  exemples  typiques  de  sa  facture 
habituelle. 

Frantz  Vermeylen,  en  dépit  du  mauvais  état  de  sa 
santé  ébranlée  par  les  émotions  de  la  guerre  a  fait  un 
effort  récompensé  par  le  succès  :  sa  grande  médaille  cou- 
lée du  Secours  discret  de  Louvain  est  un  véritable  modèle 
d' œuvre  de  ce  genre.  Le  buste  de  jeune  fille  du  droit  est 
modelé  avec  sentiment  et  plein  de  l'expression  requise; 
l'invention,  dans  la  composition  du  revers,  est  réfléchie 
et  parfaitement  adéquate  au  sujet.  Je  signalerai  encore 
deux  bons  portraits  de  cet  artiste:  ceux  d'Alfred  Nerincx 
et  du  vicomte  B.  de  Jonghe,  ce  dernier  avec  un  revers 
parfaitement  bien  ordonné  et  supérieurement  exécuté,  et 
un  troisième  moins  réussi,  celui  de  Michel  Levie. 

Charles  Samuel  n'a  guère  modelé  depuis  la  guerre.  En 
1914,  il  avait  préparé  une  composition  harmonieuse  et 
bien  mise  au  point  pour  le  Congrès  pour  la  protection 
des  œuvres  littéraires  et  artistiques  qui  devait  se  tenir 
à  Leipzig.  La  plaquette  ne  fut  pas  exécutée  par  suite  des 
circonstances  et  il  n'en  existe  que  des  galvanos.  Depuis, 
il  a  gravé  une  petite  breloque  à  la  tête  de  la  Reine  pour 
l'ambulance  du  Palais  royal,  avec  la  distinction  qui  lui 
est  habituelle,  et  il  a  exécuté  la  médaille  de  M.  Hector 
De  Backer,  mais  personnellement  je  n'aime  pas  beau- 
coup cette  pièce  qui  est  nettement  inférieure  aux  portraits 


Les  Médailleurs  belges  contemporains .  1 19 

de  Léopold  II,  de  Gevaert  et  du  comte  Goblet  d'Alviella 
exécutés  jadis  par  cet  excellent  artiste. 

On  doit  à  un  médailleur  à  la  sensibilité  très  délicate, 
Pierre  Theunis,  plusieurs  plaquettes  d'oeuvres  de  guerre. 
Leur  auteur  y  fait  preuve  de  beaucoup  de  goût  dans  l'in- 
vention, d'une  grande  habileté  d'exécution,  mais  il  tra- 
vaille avec  des  reliefs  à  peine  perceptibles  et  il  compte 
trop  sur  la  patine  pour  les  faire  saillir.  Il  y  a  infiniment 
de  sens  artistique  dans  sa  médaille  des  Olympiades  d'An- 
vers. Mais  pour  le  sujet  du  droit  je  ne  suis  pas  d'accord 
avec  lui.  Il  y  représente  un  bige  antique  monté  par  un 
aurige  un  peu  mièvre.  C'est  à  mon  avis  une  erreur:  les 
courses  de  biges  sont  abandonnées  depuis  l'antiquité. 
Les  Olympiades  ne  les  ont  pas  ressuscitées.  Alors  pour- 
quoi les  représenter?  N'eût-il  pas  mieux  valu  choisir 
un  sujet  moderne  —  les  exercices  athlétiques  en  usage 
aujourd'hui  peuvent  en  fournir  un  grand  nombre  qui  se 
prêtent  à  une  représentation  plastique  —  et  le  figurer 
avec  une  robustesse  d'exécution  digne  de  celle  des  cham- 
pions du  stade?  M.  Theunis  en  eût  été  parfaitement  capa- 
ble. J'ai  vu  récemment  un  portrait  en  médaille  exécuté 
par  lui  avec  une  belle  vigueur. 

Floris  de  Cuyper  n'a  pas  gravé  beaucoup  de  médailles 
depuis  la  guerre.  Antérieurement  il  a  exécuté  des  œuvres 
empreintes  d'une  belle  noblesse  et  d'une  rare  élégance. 
On  se  souvient  de  sa  médaille  de  l'Inauguration  de 
l'Aquarium  de  la  Société  Royale  de  Zoologie  à  Anvers. 
Il  faut  cependant  signaler  sa  plaquette  de  Jan  van  Ruys- 
broeck,  exécutée  pour  les  Amis  de  la  Médaille  d'Art. 
Bien  que  la  composition  en  soit  extrêmement  touffue, 
on  doit  admirer  l'habileté  avec  laquelle  il  a  rendu  Tappa- 
rition  du  Christ  accompagné  d'anges  au  prieur  du  cou- 
vent de  Groenendael,  et  les  deux  figures  symboliques 
du  revers,  si  bien  disposées  auprès  de  la  source.  Les 
portraits  de  ses  filles  qu'il  vient  de  nous  donner  sont  un 
peu  durs,  d'un  beau  réalisme. 


120  Le  Flambeau. 

Il  y  a  encore  à  retenir  une  belle  médaille  d'allure 
Renaissance  de  Mlle  Jenny  Lorrain,  intitulée  Infanzia  in 
te  si  spera,  exécutée  pendant  la  guerre.  Cette  artiste  con- 
sciencieuse a  également  croqué  un  type  bruxellois  de  la 
guerre,  le  fraudeur  de  pommes  de  terre,  en  une  médaille 
coulée  à  laquelle  elle  a  donné  le  nom  symbolique  de 
«  patates  ».  Je  crois  que  c'est  une  erreur  de  confier  au 
bronze  de  semblables  sujets  qui  conviendraient  mieux  à 
la  terre  cuite.  Mais  il  faut  retenir  la  note  pittoresque  que 
l'artiste  a  su  mettre  dans  sa  composition. 

Il  convient  de  citer  aussi  dans  cette  brève  revue  la 
médaille  de  la  défense  de  Dixmude  par  les  fusiliers  ma- 
rins de  Jean  Lecroart,  une  œuvre  qui  ne  prétend  qu'à 
être  documentaire,  mais  qui,  à  cet  égard,  est  parfaite- 
ment réussie.  M.  Lecroart  nous  a  fourni  avant  la  guerre 
des  gages  nombreux  de  son  talent  de  médailleur  et  nul 
doute  que,  s'il  se  remet  à  l'art  de  la  médaille,  il  ne  nous 
donne  encore  bien  d'excellentes  choses. 

Les  portraits  du  cardinal  Mercier  et  de  M.  Ferdinand 
Golenvaux  de  Jules  Jourdain  sont  consciencieux  et  dignes 
de  ses  œuvres  antérieures.  C'est  de  la  vraie  médaille. 

Par  contre,  les  plaquettes  de  Gustave  Charlier  sont  de 
simples  bas-reliefs  réduits,  ainsi  que  le  portrait  de 
M.  Francqui  par  Jules  Lagae  qui,  largement  conçu  et  exé- 
cuté avec  le  talent  que  possède  ce  grand  artiste,  effraye 
un  peu  par  l'épaisseur  du  flan.  M.  Lagae  a  été  hanie  par 
le  souvenir  de  Dillens. 

Mais  l'artiste  qui  s'est  écarté  le  plus  des  exigences  de 
l'art  de  la  médaille,  c'est  Frans  Huygelen  dans  sa  mé- 
daille commémorative  de  la  campagne  des  troupes  belges 
au  Congo.  C'est  un  énorme  morceau  de  métal  torturé  en 
tous  sens  par  une  composition  à  laquelle  manque  totale- 
ment le  sens  de  la  mesure,  et  ce  bel  équilibre  qui  est  le 
summum  de  l'art.  Toutes  les  exigences.de  la  technique 
y  sont  systématiquement  violées,  et  l'on  peut  dire  que 


Les  Médaiileurs  belges  contemporains.  121 

cette  œuvre  est  un  excellent  exemple  de  tout  ce  qu'il 
convient  d'éviter. 

En  résumé,  si  l'on  jette  un  coup  d'œil  sur  le  labeur 
réalisé  depuis  la  guerre  par  nos  graveurs  en  médailles, 
on  constate  qu'ils  ont  accompli  des  progrès  considérables. 
Ils  ont  affiné  leur  art,  élargi  leur  conception,  perfec- 
tionné leur  technique  et  produit  une  série  de  médailles 
d'une  belle  tenue  artistique.  Actuellement,  dans  l'ensem- 
ble, ils  réapparaissent  comme  supérieurs  au  groupe  des 
médaiileurs  français  contemporains.  L'on  peut  dire  que 
ce  résultat  est  dû  en  grande  partie  à  l'action  de  la  Société 
Les  Amis  de  la  Médaille  d'Art. 

Dans  tous  les  domaines,  l'union  fait  la  force. 

Victor  Tourneur. 


L'Italie  après  la  Guerre 

La  Triple-Aliiance  laissait  à  l'Italie  toute  liberté  de  s'en- 
tendre avec  la  France  et  l'Angleterre  pour  la  défense  de 
ses  intérêts  méditerranéens.  Elle  était  dirigée  contre  la 
France  et  la  Russie  et  non  contre  l'Angleterre;  mais 
l'Allemagne  s'en  servait  pour  réaliser  son  rêve  de  domi- 
nation universelle.  L'Angleterre  s'en  alarma.  Elle  rallia 
à  sa  cause  la  France,  la  Russie  et  les  autres  nations,  aux- 
quelles l'hégémonie  allemande  aurait  pu  être  fatale.  Dès 
lors  la  rivalité  anglo-allemande  pour  la  question  d'Orient 
et  la  suprématie  maritime  ne  fit  que  s'envenimer  de  plus 
en  plus".  L'Allemagne  souleva  la  question  du  Maroc  et 
provoqua  la  Conférence  d'Algésiras,  pour  connaître  les 
Etats  sur  lesquels  elle  pouvait  compter  dans  sa  lutte  contre 
l'Angleterre. 

Depuis  la  Conférence  d'Algésiras  jusqu'à  la  veille  de 
la  guerre  mondiale,  l'Italie,  gouvernée  presque  toujours 
par  M.  Giolitti,  s'était  rangée  du  côté  de  l'Entente  anglo- 
franco-russe,  pour  la  défense  de  ses  intérêts  méditerra- 
néens et  balkaniques,  non  garantis  par  la  Triple-Alliance 
et  fort  menacés  par  la  politique  austro-allemande. 
En  1913,  elle  refusa  de  marcher  à  côté  de  l'Allemagne  et 
de  l'Autriche  dans  la  guerre  que  celles-ci  projetaient  de 
déclarer  alors  à  la  Serbie  et  aux  puissances  qui  auraient 
voulu  en  prendre  la  défense. 

L'Allemagne,  pendant  une  alliance  de  32  ans,  avait 
acquis,  sous  tous  les  rapports,  trop  d'influence  en  Italie, 
pour  que  ceile-ci  pût,  sans  grand  danger,  se  déclarer 
ouvertement  contre  elle.  M.  Giolitti  l'avait  bien  compris 


L'Italie  après  la  guerre.  123 

et  avait  agi  en  conséquence;  mais  l'Allemagne  ne  s'était 
pas  moins  méfiée  de  lui  et  de  l'Italie. 

A  la  suite  des  élections  générales  de  1913,  M.  Giolitti 
ne  réussit  pas,  en  1914,  à  former,  à  la  Chambre  des 
députés,  une  majorité  forte  et  sûre.  Sa  demande  de  nou- 
veaux fonds  nécessaires  à  l'armée  depuis  la  campagne  de 
Tripoli,  souleva  la  plus  vive  opposition  de  la  part  des 
socialistes.  Il  abandonna  le  pouvoir  sans  combat. 
M.  Salandra  forma  un  ministère  d'antigiolittistes  avec  un 
programme  militaire  plus  modeste.  Les  rapports  entre 
l'Autriche  et  l'Italie  concernant  la  question  albanaise  s'en- 
venimèrent encore  plus  et  à  la  veille  de  l'ultimatum  de 
l'Autriche  à  la  Serbie,  des  émeutes,  organisées  par  l'anar- 
chiste Malatesta,  éclatèrent,  pendant  une  semaine,  dans 
plusieurs  régions  de  l'Italie,  afin  de  provoquer  partout 
la  révolution. 

Lorsque  l'Allemagne  et  l'Autriche  déchaînèrent  la 
guerre  mondiale,  l'Italie  proclama  sa  neutralité.  La  pro- 
pagande faite  par  les  partisans  de  l'Entente  pour  faire 
sortir  l'Italie  de  sa  neutralité  fut  très  active  et  très 
ardente  ;  mais  elle  se  heurta  à  la  plus  vive  opposition  des 
neutralistes,  fort  nombreux  et  très  puissants  dans  le  pays. 
M.  Giolitti  se  prononça  pour  la  neutralité.  Il  en  espérait 
de  grandes  concessions  de  l'Autriche  à  l'Italie.  A  son 
insu,  en  1915,  MM.  Salandra  et  Sonnino  rompirent  toute 
négociation  avec  l'Autriche,  signèrent  avec  l'Entente  le 
traité  de  Londres  et  dénoncèrent  le  traité  de  la  Triple- 
Alliance.  Il  s'en  suivit  la  plus  vive  agitation  dans  le  pays. 
M.  Salandra  donna  sa  démission.  Les  interventionnistes 
organisèrent  des  démonstrations  publiques  pour  la  guerre 
aux  empires  centraux,  demandèrent  et  obtinrent  le  retrait 
de  la  démission  de  M.  Salandra,  forcèrent  M.  Giolitti  à 
quitter  Rome  et  le  dénoncèrent  comme  traître  à  la  patrie. 

Ces  dissentiments  entre  neutralistes  et  intervention- 
nistes ne  permirent  à  l'Italie  de  déclarer  la  guerre  à 


124  Le  Flambeau. 

l'Autriche  que  le  24  mai  1915,  vingt  jours  après  la  dénon- 
ciation du  traité  de  la  Triple-Alliance.  L'Italie  ne  put  atta- 
quer par  surprise  l'Autriche  et  en  perdit  tous  les  avan- 
tages militaires. 

M.  Salandra  ne  déclara  la  guerre  qu'à  l'Autriche.  Ce 
fait  lui  a  été  reproché  par  M.  Giolitti  comme  peu  con- 
forme au  traité  de  Londres,  qui  obligeait  l'Italie  à  déclarer 
simultanément  la  guerre  à  tous  les  ennemis  de  l'Entente. 
La  guerre  à  l'Allemagne  et  aux  autres  ennemis  ne  fut 
déclarée  qu'une  année  après,  lorsque  M.  Boselli  succéda 
à  M.  Salandra. 

Fort  peu  préparée  pour  une  guerre  offensive,  l'Italie 
dut  attaquer  l'Autriche  dans  ses  redoutables  et  formi- 
dables retranchements  avec  une  armée  dépourvue  d'ar- 
tillerie de  siège  et  de  campagne,  au  moment  où  les  Russes 
abandonnaient  la  Galicie  et  opéraient  leur  retraite. 

Les  conséquences  militaires  et  économiques  d'une 
guerre  entreprise  dans  d'aussi  mauvaises  conditions  ne 
tardèrent  pas  à  se  manifester  et  à  produire  les  plus  tristes 
effets  sur  l'esprit  public.  Les  neutralistes  impénitents  et 
les  socialistes  s'en  prévalurent  pour  décrier  la  guerre  et 
les  hommes  qui  l'avaient  voulue. 

Le  défaut  d'unité  d'action  entre  les  Etats  de  l'Entente 
amena  l'invasion  du  Monténégro,  de  la  Serbie  et  de  la 
Roumanie.  Il  causa  la  débâcle,  la  révolution  et  la  défection 
de  la  Russie.  La  situation  militaire  de  l'Italie  s'en  ressen- 
tit fortement  et  sa  situation  intérieure  s'aggrava.  Les 
socialistes  exaltèrent  la  révolution  russe  et  s'unirent  aux 
neutralistes  pour  réclamer  la  paix  et  prêcher  la  désertion 
devant  l'ennemi.  Dans  ces  conditions  militaires  et  poli- 
tiques l'Italie  fut  battue  à  Caporetto.  Elle  perdit  tous  les 
fruits  de  ses  victoires  et  une  partie  de  son  territoire. 

Après  la  défaite  de  Caporetto,  qui  eut  lieu  à  la  fin  d'oc- 
tobre 1917,  M.  Orlando  succéda  à  M.  Boselli  dans  la 
direction  des  affaires  publiques.  Il  engagea  le  pays  à  la 


L'Italie  après  la  guerre.  125 

plus  indomptable  résistance.  Pour  combattre  et  désorga- 
niser militairement  et  politiquement  l'Autriche,  il  conclut 
le  pacte  de  Rome  avec  les  Yougo-slaves  et  les  Tchéco- 
slovaques. La  grande  victoire  de  Vittorio-Veneto,  cou- 
ronna, en  octobre  1918,  tous  les  efforts  faits  par  l'Italie 
pour  vaincre  l'Autriche;  mais  les  Alliés  ne  la  récompen- 
sèrent guère  de  ses  grands  sacrifices  de  sang  et  d'argent 
pour  le  triomphe  de  leur  cause. 

Les  polémiques  entre  Italiens  et  Serbes,  entre  Italiens 
et  Italiens  sur  les  questions  de  l'annexion  de  Fiume  et  de 
l'exécution  du  traité  de  Londres,  les  démêlés  de  MM.  Or- 
lando  et  Sonnino  sur  ces  questions,  leur  rupture  avec 
M.  Wilson,  l'insuccès  presque  complet  de  leur  politique 
de  guerre  provoquèrent  en  Italie  la  plus  vive  réaction 
contre  la  guerre. 

Le  ministère  Orlando  fut  renversé  et  M.  Nitti,  qui  en 
avait  fait  partie  après  la  défaite  de  Caporetto  et  en  était 
sorti  après  l'armistice  à  cause  de  ses  dissentiments  avec 
MM.  Orlando  et  Sonnino  sur  la  question  de  Fiume  et 
l'exécution  du  traité  de  Londres,  prit  les  rênes  du  gou- 
vernement. 

Sous  M.  Nitti  la  situation  intérieure  et  extérieure  de 
l'Italie  s'aggrava  encore  plus.  M.  d'Annunzio  s'insurgea 
contre  sa  politique  extérieure  et  occupa  Fiume.  Les  socia- 
listes demandèrent  et  obtinrent  l'amnistie  pour  les  déser- 
teurs et  l'enquête  sur  la  défaite  de  Caporetto.  L'armée  fut 
vilipendée;  ses  officiers  furent  insultés  et  attaqués  dans 
les  rues.  Du  plus  humble  ouvrier  aux  plus  hauts  fonc- 
tionnaires tous  s'agitèrent  pour  l'amélioration  de  leurs 
conditions  économiques  et  l'obtinrent  par  la  violence. 
Les  paysans  envahirent  les  terres  des  particuliers  et  se 
les  partagèrent  sous  les  yeux  de  la  police.  L'indiscipline 
et  l'anarchie  triomphèrent  partout.  Les  socialistes  et  les 
anarchistes  devinrent  les  véritables  maîtres  du  pays. 

Au  milieu  de  tous  ces  troubles  et  agitations  eurent  lieu 


126  Le  Flambeau. 

les  élections  générales  législatives  avec  le  système  de  la 
représentation  proportionnelle,  que  M.  Nitti  avait  fait 
voter  par  les  Chambres  pour  contenter  les  socialistes  et 
les  catholiques.  Beaucoup  de  députés,   parmi  lesquels 
M.  Sonnino,  ne  se  représentèrent  pas.  Une  grande  partie 
de  la  bourgeoisie,  effrayée,  terrorisée  et  désorganisée, 
s'abstint  de  prendre  part  à  la  lutte  électorale.  Tous  les 
candidats  de  tous  les  partis,  qui  plus,  qui  moins,  sacri- 
fièrent à  l'esprit  du  jour  et  brûlèrent  de  l'encens  devant 
l'autel  de  la  révolution  sociale  et  économique.   Parmi 
les  libéraux,    M.  Giolitti   formula  un   programme   très 
avancé,   qui  scandalisa  beaucoup  les  conservateurs  et 
les  industriels.  Les   partis  socialiste  et  catholique  qui, 
par  leur  propagande,   se  montrèrent  les  plus  révolu- 
tionnaires, remportèrent  le  plus  de  succès.  Les  socia- 
listes, au  nombre  de  156  et  les  catholiques,  au  nom- 
bre de  100,  conquirent  la  moitié  des  sièges  de  la  Cham- 
bre. Les  libéraux,  fort  réduits  et  partagés  en  groupes 
et  petits  groupes,  ne  pouvaient  plus  rester  à  la  direc- 
tion du  gouvernement  qu'en  s'appuyant  tantôt  sur  les 
socialistes,  tantôt  sur  les  catholiques,  par  des  conces- 
sions aux  uns  et  aux  autres.  Il  en  résulta  une  situation 
parlementaire  qui  rendit  impossible  la  constitution  d'un 
ministère  appuyé  sur  une  forte  et  stable  majorité,  ayant 
le  même  programme  de  politique  intérieure  et  extérieure. 
Les  socialistes  ne  voulurent  pas  participer  au  pouvoir  ni 
avec  les  libéraux  ni  avec  les  catholiques.  Assez  forts  et 
bruyants  pour  rendre  impossible,  par  leur  obstruction- 
nisme, tout  travail  de  la  Chambre,  ils  jouirent  de  tous 
les  avantages  du  pouvoir  sans  en  assumer  les  responsa- 
bilités. Leur  succès  électoral,  leur  puissance  parlemen- 
taire, leur  attitude  fort  aggressive  envers  la  monarchie,  la 
bourgeoisie  et  les  industriels,  le  retour  en  Italie  de  l'anar- 
chiste Malatesta,  la  propagande  communiste  portèrent  au 
plus  haut  degré  l'esprit  de  rébellion. 


L'Italie  après  la  guerre.  127 

Le  chaos  à  l'intérieur,  la  révolte  de  la  Lybie,  la  guerre 
d'Albanie,  les  questions  de  Fiume,  de  PIstrie  et  de  la 
Dalmatie  non  encore  résolues,  l'Italie  toujours  isolée  à 
l'étranger,  le  budget  en  déficit  de  14  milliards,  ce  fut  le  lot 
qui  échut  à  M.  Giolitti,  lorsqu'il  succéda  à  M.  Nitti. 

Les  révolutionnaires,  les  conservateurs,  les  nationa- 
listes, les  spéculateurs  de  la  guerre,  tous  ont  concouru  à 
rendre  plus  difficile  la  tâche  de  M.  Giolitti.  Les  révolu- 
tionnaires ont  tout  osé  pour  discréditer  le  plus  possible 
l'Etat  et  faire  triompher  le  communisme.  Les  conserva- 
teurs ont  tout  mis  en  œuvre  pour  faire  avorter  le  pro- 
gramme social,  économique  et  financier  de  M.  Giolitti. 
Les  nationalistes  ont  recouru  à  tous  les  moyens  pour  con- 
server Fiume,  l'ïstrie  et  la  Dalmatie  à  l'Italie.  Les  spécu- 
lateurs de  la  guerre,  exaspérés  par  les  mesures  prises 
contre  eux,  ont  créé  à  M.  Giolitti  toute  sorte  de  difficultés, 
en  aggravant  énormément  la  situation  économique  et 
financière  du  pays  par  la  hausse  exorbitante  des  prix  de 
toute  chose  et  la  baisse  effrayante  des  fonds  publics. 

Lorsque  les  socialistes  s'opposèrent  à  la  continuation 
de  la  guerre  contre  l'Albanie,  en  empêchant  tout  envoi 
de  troupes  et  en  réclamant  le  rappel  de  celles  qui  s'y 
trouvaient,  M.  Giolitti  dut  plier  et  abandonner  même 
Valona,  qu'il  aurait  voulu  conserver  à  l'Italie. 

Lorsque  les  ouvriers  occupèrent  les  fabriques  et  y 
établirent  des  tribunaux  révolutionnaires,  M.  Giolitti  les 
laissa  faire.  Il  attendit  qu'ils  en  sortissent  volontaire- 
ment. Ils  en  sortirent  après  le  décret  de  M.  Giolitti,  qui 
leur  promit  le  contrôle  sur  les  usines  Les  industriels  se 
montrèrent  fort  mécontents  de  M.  Giolitti,  qui  n'avait 
pas  employé  la  force  contre  les  ouvriers.  Ils  acceptèrent 
le  principe  du  contrôle  ouvrier,  mais  ils  se  réservèrent 
d'en  discuter  l'application.  Sur  ce  point  ils  ne  s'enten- 
dirent pas  avec  les  représentants  des  ouvriers.  M.  Gio- 
litti déclara  alors  qu'une  loi  résoudrait  la  question;  mais 


128  Le  Flambeau. 

le  projet  qu'il  présenta  ne  plut  ni  aux  industriels  ni  aux 
ouvriers. 

Après  l'occupation  des  fabriques,  les  industriels  som- 
mèrent le  Gouvernement  d'être,  à  l'avenir,  plus  éner- 
gique, s'il  ne  voulait  pas  qu'ils  organisassent  dans  le 
pays  une  force  armée  qui  tînt  tëtQ  à  la  garde  rouge 
des  communistes.  Les  socialistes  communistes  dénon- 
cèrent comme  traîtres  au  parti  les  socialistes  qui  avaient 
persuadé  les  ouvriers  d'évacuer  les  fabriques. 

M.  Giolitti  profita  de  cette  scission  du  parti  socialiste 
pour  arrêter  l'anarchiste  Malatesta.  Cet  acte  et  le  projet 
de  loi  sur  l'augmentation  du  prix  du  pain  Je  réconcilièrent 
avec  les  conservateurs  et  les  industriels. 

Après  l'arrestation  de  Malatesta  et  d'autres  anarchistes, 
M.  Giolitti  songea  à  s'accorder  avec  les  Serbes  pour  faire 
cesser  dans  le  pays  toute  agitation  relative  à  Fiume.  Il 
signa  avec  les  Serbes  le  traité  de  Rapallo,  qui  attribue 
toute  l'Istrie,  avec  Zara  et  quelques  îles  à  l'Italie,  et 
toutes  les  autres  îles  et  la  Dalmatie,  moins  Zara,  à  la 
Serbie.  Fiume  est  érigé  en  Etat  indépendant  avec  un  ter- 
ritoire touchant  au  territoire  italien  et  à  celui  des  Yougo- 
slaves. De  ses  deux  ports  celui  de  Baross  doit-il  lui  être 
attribué  ou  être  accordé  aux  Yougo-Slaves?  On  ne  le 
sait  pas  encore.  Toute  question  soulevée  par  l'exécution 
du  traité  de  Rapallo  doit  être  soumise  à  l'arbitrage  du 
président  de  la  Confédération  suisse. 

M.  d'Annunzio  s'opposa  à  l'exécution  de  ce  traité.  Il 
fit  appel  à  l'armée  et  à  la  flotte  pour  qu'elles  s'unissent 
à  lui.  Une  partie  de  la  flotte  répondit  à  son  appel.  Il 
menaça  de  se  rendre  à  Rome  et  d'en  chasser  M.  Giolitti 
comme  en  mai  1915.  Amis,  sénateurs  et  députés  mirent 
tout  en  œuvre  pour  faire  cesser  son  opposition.  Il  ne  se 
rendit  à  aucune  raison.  La  veille  de  Noël  Fiume  fut,  à 
l'improviste,  attaqué,  p«r  terre  et  par  mer,  par  les 
troupes  italiennes.  Les  légionnaires  de  d'Annunzio  répon- 


L'Italie  après  la  guerre.  129 

dirent  à  l'attaque  et  pendant  quelques  jours  l'Italie  assista 
avec  la  plus  profonde  douleur  à  cette  lutte  sanglante  et 
fratricide. 

Après  que  M.  Giolitti  eut  battu  M.  d'Annunzio,  les 
socialistes  se  rassemblèrent  à  Livourne  pour  décider  s'ils 
devaient  oui  ou  non  se  prononcer  pour  la  révolution 
immédiate  contre  la  bourgeoisie.  Les  socialistes  antirévo- 
lutionnaires l'emportèrent,  mais  leur  adhésion  à  l'Inter- 
nationale de  Moscou  et  leur  engagement  de  faire  avorter 
le  projet  de  loi  sur  l'augmentation  du  prix  du  pain  ne 
rassurèrent  point  les  industriels  et  la  bourgeoisie.  Effrayés 
par  la  résolution  que  les  socialistes  communistes  avaient 
prise  de  se  séparer  des  autres  socialistes  et  de  pousser 
tout  de  suite  les  masses  ouvrières  à  la  révolution  sociale, 
les  industriels  et  les  propriétaires  n'hésitèrent  pas  un 
instant  à  réagir.  Ils  réunirent  et  organisèrent  les  anciens 
combattants  et  les  nationalistes  en  un  seul  faisceau 
d'hommes  résolus  à  combattre  les  communistes  et  les 
anarchistes  de  manière  à  leur  enlever  toute  envie  de 
troubler,  à  l'avenir,  l'ordre  social. 

Les  troubles  provoqués  en  Toscane  et  ailleurs  par  les 
communistes,  l'obstructionnisme  fait  à  la  Chambre  par 
tous  les  députés  socialistes  contre  le  projet  de  loi  pour 
l'augmentation  du  prix  du  pain,  poussèrent  les  indus- 
triels et  les  propriétaires  à  lancer  les  fascistes  contre  les 
communistes. 

Depuis  lors  les  fascistes  ont  tout  fait  pour  terroriser 
et  désorganiser  le  parti  socialiste.  Ils  en  ont  affronté  les 
chefs  dans  les  rues,  dans  les  cafés,  dans  les  gares,  dans 
les  bureaux,  dans  les  maisons.  Ils  les  ont  insultés,  battus, 
blessés  et  parfois  tués.  Ils  ont  arboré  le  drapeau  tricolore 
dans  les  communes  socialistes,  en  ont  fermé  les  maisons 
communales  et  remis  les  clefs  aux  représentants  du  gou- 
vernement. Ils  ont  organisé  des  expéditions  punitives 
contre  les  communistes,   en  envahissant,   dévastant  et 


130  Le  Flambeau. 

incendiant  leurs  imprimeries,  leurs  coopératives  et  leurs 
chambres  de  travail.  Ils  ont  outragé  et  attaqué  même 
leurs  députés.  Ils  ont  parfois  dévasté  et  incendié  leurs 
maisons. 

Les  violences  des  fascistes  ont  provoqué  de  violentes 
réactions  de  la  part  des  communistes.  Il  s'en  est  suivi, 
tous  les  jours,  dans  les  villes  et  à  la  campagne  des  ba- 
tailles rangées  avec  morts  et  blessés  de  part  et  d'autre. 

Après  en  avoir  obtenu  la  modification,  les  socialistes 
avaient  approuvé  le  projet  de  loi  pour  l'augmentation  du 
prix  du  pain.  Il  restait  à  discuter  l'examen  d'Etat  qui 
intéressait  les  catholiques  et  le  contrôle  ouvrier  qui  inté- 
ressait ies  socialistes.  Contre  l'examen  d'Etat  s'était  déjà 
prononcée  la  Commission  parlementaire  chargée  de  faire 
rapport  à  la  Chambre.  Le  contrôle  ouvrier,  tel  qu'il  avait 
été  proposé  par  le  gouvernement,  ne  contentait  ni  les 
ouvriers,  ni  les  industriels.  Les  nationalistes  et  les  com- 
battants demandaient  une  discussion  approfondie  sur  la 
question  de  Fiume,  du  port  Baross  et  de  toute  la  poli- 
tique étrangère  du  Gouvernement.  Les  partisans  de 
M.  Nitti  voulaient  sur  une  question  quelconque  renverser 
le  Ministère  Giolitti.  Une  campagne  de  presse  s'était 
déchaînée  dans  le  pays  pour  savoir  si  les  comices  élec- 
toraux devaient  être  convoqués  seulement  dans  les  nou- 
velles provinces  annexées  ou  dans  tout  le  pays.  M.  Nitti 
et  les  socialistes  s'étaient  prononcés  contre  la  seconde 
hypothèse.  La  refonte  des  circonscriptions  électorales 
avait  accrédité  le  bruit  de  la  prochaine  dissolution  de  la 
Chambre.  M.  Nitti  et  l'opposition  livrèrent  bataille  au 
Ministère,  mais  ils  ne  réussirent  pas  à  le  renverser.  La 
menace  de  la  dissolution  de  la  Chambre  avait  produit  son 
effet  sur  la  majorité  des  députés  et  le  Ministère  Giolitti 
avait  pu  triompher  de  toute  attaque  de  M.  Nitti,  des 
socialistes  et  d'autres  groupes  de  la  Chambre. 

Pendant  les  vacances  de  Pâques  la  Chambre  a  été  dis- 


L'Italie  après  la  guerre.  131 

soute  par  le  roi.  Elle  rendait  d'une  part  fort  difficile  la 
vie  à  tout  Ministère  et  avait,  d'autre  part,  beaucoup 
déplu  à  la  bourgeoisie  et  aux  industriels.  Les  comices 
électoraux  ont  été  convoqués  pour  le  15  mai  et  l'ouver- 
ture de  la  nouvelle  Chambre  a  été  fixée  au  11  juin.  Les 
élections  ont  eu  lieu  en  pleine  réaction  fasciste  contre  les 
socialistes.  Par  elles  la  bourgeoisie  et  les  industriels  espé- 
raient prendre  une  revanche  de  la  défaite  électorale  que 
les  socialistes  leur  infligèrent  en  1919. 

Giulio  Gagliani. 


Les  Élections  italiennes 


Avant. 


Depuis  dix-huit  mois,  l'Italie  souffrait  d'un  mal  qu'on 
peut  qualifier  :  «  révolution  rentrée.  »  Lorsque  la  paix  vint 
décevoir  les  espérances  du  pays,  que  les  conditions  éco- 
nomiques empirèrent  et  qu'à  côté  de  la  renaissance,  du 
refleurissement  des  autres  nations  frappées  par  la  guerre, 
on  put  croire  que  l'Italie  portait  au  flanc  une  plaie  ingué- 
rissable, alors  l'idée  d'une  révolution  se  fit  jour  sourde- 
ment dans  toutes  les  classes  de  la  société.  Ce  mot  de  révo- 
lution, prononcé  depuis  vingt  ans  par  les  socialistes,  on 
avait  commencé  à  s'y  habituer,  à  s'y  résigner. 

Jamais  l'Italie  ne  sera  plus  préparée  à  un  bouleverse- 
ment social  qu'elle  ne  le  fut  dans  la  période  qui  coïn- 
cida avec  la  durée  de  la  25e  législature.  Un  parlement  de 
fortune  semblait  la  démonstration  vivante  de  l'incapacité 
du  régime  représentatif  à  résoudre  les  graves  questions 
de  l'heure.  Les  socialistes  avaient  su  prendre,  grâce  au 
mécontentement  général  conséquent  à  la  paix,  et  aussi, 
ne  l'oublions  pas,  grâce  au  fonctionnement  nouveau  de 
la  représentation  proportionnelle,  des  avantages  tels  que 
leur  heure  semblait  venue.  La  révolution  fut  dès  lors 
comme  une  épée  suspendue  au-dessus  de  la  tète  d'une 
bourgeoisie  qui  y  tendait  d'ailleurs  le  cou  avec  une  doci- 
lité de  bétail,  ne  songeant  dans  l'entretemps  qu'à  boire 
jusqu'à  la  lie  la  coupe  de  ses  derniers  plaisirs. 

Cette  attente  d'un  cataclysme  qui  ne  se  produisait 
jamais  finit  par  déterminer  une  atmosphère  d'orage  et  les 
conservateurs  eux-mêmes  se  prirent  à  souhaiter  de  con- 


Les  Élections  italiennes.  133 

naître  la  date  de  cette  révolution  toujours  différée.  A  une 
interrogation  ironique  qu'on  lui  fit-  le  27  juin  1919  au 
Congrès  de  Reggio  Emilia,  le  fougueux  Bombacci,  foudre 
de  guerre  du  parti,  avait  répondu,  exaspéré  :  «  demain  î  » 
Ce  demain,  l'Italie  l'attendit  pendant  dix-huit  mois.  Pour- 
quoi les  meneurs  socialistes  ne  proclamèrent-ils  pas  cette 
révolution?  En  furent-ils  empêchés  par  les  conditions 
géographiques  et  démographiques  de  l'Italie,  «  pays  tout 
en  long  »  où  l'enthousiasme  comme  l'anarchie  sont  lents 
à  se  propager?  Reculèrent-ils  devant  la  vision  du  désastre 
auquel  ils  vouaient  leur  patrie  à  peine  convalescente? 
Faut-il  croire  plutôt  qu'ils  redoutèrent  pour  eux-mêmes 
les  aléas  et  l'inconfort  d'un  chambardement  intégral,  et 
préférèrent  jouer  leur  rôle  inoffensif  de  tyranneaux  de 
la  Chambre?  Car  l'esprit  enflammé,  immatériel,  des  dis- 
ciples de  Mazzini  n'habite  plus  les  rouges  d'aujourd'hui. 
Goûtant  pour  la  première  fois  les  délices  du  pouvoir 
sans  en  connaître  le  fardeau,  ils  avaient  trop  à  perdre 
pour  pouvoir  jouer  autrement  qu'à  coup  sûr.  Mais  le 
grain  révolutionnaire  imprudemment  semé  germait  çà  et 
là.  Les  masses  qui,  elles,  n'avaient  rien  à  perdre,  eni- 
vrées d'idéologie  durant  quatre  lustres,  emportèrent  leurs 
dirigeants  dans  une  course  folle.  Ce  ne  pouvait  être  la 
révolution,  mais  l'esprit  révolutionnaire  creva  en  Emilie, 
à  Turin,  en  Toscane,  dans  les  Pouilles  par  des  séditions 
nombreuses.  Dans  le  chaos  s'agitaient  des  actions  souvent 
impunies  qui,  commises  au  nom  de  la  politique,  rentraient 
cependant  dans  la  criminalité  commune.  La  saisie  des 
usines  dans  le  nord  et  des  terres  dans  le  sud  donna  une 
forme  précise  à  l'élan  anarchique. 

En  Italie  ne  rougeoyaient  pas  les  ardeurs  du  Grand 
Soir,  mais  plus  consumée  par  mille  brasiers  locaux  que 
n'est  la  campagne  romaine  au  mois  d'août  quand  on  la 
brûle  par  place  pour  empêcher  la  malaria,  elle  épouvan- 
tait les  nations. 

Lorsque,  dans  la  prairie  du  Far-West,  éclate  un  de  ces 


134  Le  Flambeau. 

incendies  irrésistibles  qui  font  le  désert  sur  des  milliers 
de  lieues,  le  pasteur  qui  en  devine  de  loin  l'approche  au 
ciel  empourpré,  n'a  qu'un  moyen  de  s'en  préserver  :  allu- 
mer un  autre  feu  qui  interposera  une  barrière  calcinée 
entre  ses  troupeaux  et  ses  fontaines  et  l'élément  destruc- 
teur. Ce  contre-incendie  qui  sauva  peut-être  la  péninsule 
d'un  pire  bûcher  fut  l'œuvre  du  Fascio. 

Les  fascistes  reprirent  pour  le  combattre  les  armes  du 
socialisme:  rien  de  plus  amusant  que  de  voir  ceux  qui 
trouvaient  la  violence  sacrée  quand  eux-mêmes  ils  l'em- 
ployaient, la  dénoncer  pudiquement  dès  qu'elle  fut  aux 
mains  de  leurs  adversaires.  Le  premier  symptôme  d'assa- 
gissement  fut  la  répudiation  de  la  violence  prononcée  par 
le  Congrès  de  Livourne. 

Le  groupe  de  Turati,  toujours  modéré,  prit  le  dessus 
dans  le  parti,  et  les  bourgeois  comprirent  que  cette  fois 
encore  le  péril  était  écarté.  Quelle  que  soit  la  valeur  du 
fascisme  comme  instrument  de  reconstruction  nationale, 
il  est  indéniable  qu'il  a  déjà  contribué  à  assainir  et  à 
rassurer  la  conscience  du  pays. 

Pour  s'en  rendre  compte  il  suffit  de  lire  les  paroles 
d'animosité  que  les  socialistes  de  toutes  nuances  ne  man- 
quent jamais  d'adresser  au  Fascio  ;  Trêves,  par  exemple, 
incriminant  les  méthodes  électorales  des  nationalistes, 
s'écria  avec  une  vertueuse  indignation  :  «  Ce  sont  des 
bombes  au  lieu  de  bulletins  de  vote,  qu'ils  déposeront 
dans  les  urnes!  » 

On  sourit  en  songeant  que  les  socialistes  connaissaient 
l'usage  des  bombes  alors  que  les  fascistes  ne  connais- 
saient encore  que  celui  du  biberon.  Certes,  il  n'est  pas 
non  plus  défendu  de  sourire  en  voyant  les  fascistes  dé- 
fendre la  légalité  le  revolver  à  la  main  et  prêcher  par  des 
coups  de  force  la  solution  pacifique  des  conflits.  Mais,  si 
cette  action  est  destinée  à  présenter,  en  quelque  sorte, 
un  miroir  aux  socialistes,  et  à  leur  démontrer,  par  la  vio- 


Les  Élections  italiennes.  135 

lence,  l'inanité  de  toute  violence,  ses  effets  seront  salu- 
taires. 

Songeons  à  l'état  où  se  trouvait  l'Italie  il  y  a  un  peu 
moins  d'un  an.  Les  saisies  d'usines  et  de  terres  y  établis- 
saient un  commencement  de  communisme  qui  n'avait  rien 
à  envier  à  la  Russie.  Le  gouvernement  se  montrait  im- 
puissant à  réduire  les  fabriques  transformées  en  vérita- 
bles forteresses,  où  fonctionnaient,  à  l'abri  de  mitrail- 
leuses, des  comités  de  salut  public,  rendant  une  justice 
féroce  et  si  sommaire,  que  la  Confédération  du  travail  elle- 
même  dut  la  faire  cesser.  Sur  le  vaisseau  de  l'Etat,  qui 
faisait  eau  de  toutes  parts,  retentit  le  cri  lugubre  «  Sauve 
qui  peut.  »  Et  l'on  se  sauva,  en  effet,  par  tous  les  moyens 
possibles.  L'initiative  privée  suppléa  à  l'action  défaillante 
des  pouvoirs  publics,  et  les  gardes  fascistes  ramenèrent 
l'ordre  bien  plus  vite  que  les  dirigeants.  Les  perquisitions 
fascistes  aux  locaux  socialistes  firent  sortir  des  bombes 
de  terre  là  où  les  recherches  officielles  avaient  été  vaines. 

Revenant  l'autre  jour  de  Viterbe  par  Cività  Casteltana, 
nous  eûmes  la  chance  de  faire  route  avec  une  cinquantaine 
de  jeunes  fascistes  (mais,  jeunes,  ils  le  sont  toujours,  et 
leurs  cortèges  donnent  l'impression  que  les  sauveurs  de 
l'Italie  n'ont  guère  plus  de  18  ans)  armés  jusqu'aux  dents 
de  revolvers  et  de  coutelas  ;  au  demeurant,  les  meilleurs 
fils  du  monde.  Ils  partaient  en  «  expédition  punitive  » 
contre  les  socialistes  de  certain  village  sur  la  ligne  de 
Viterbe,  qui,  selon  les  lois  de  cette  nouvelle  chevalerie 
électorale,  devaient  les  attendre  à  la  station.  Nul  socia- 
liste ni  l'ombre  d'un  drapeau  rouge  ne  se  montrant,  les 
fascistes  en  furent  sincèrement  heureux,  car  ils  sont  belli- 
queux plus  par  persuasion  que  par  instinct.  Et,  rendus 
aux  loisirs  de  leur  âge,  ils  ne  songèrent  plus  qu'à  agacer 
les  passagères. 

Ce  n'étaient  point  des  «  fils  à  papa  »  que  ces  jeunes 
fascistes,  mais  des  paysans  et  des  ouvriers,  désireux  de 
pouvoir  travailler  à  leur  aise,  et  de  faire  leur  promenade 


136  Le  Flambeau. 

dominicale  sans  qu'on  leur  jette  des  pétards  dans  les 
jambes.  Ces  visages  souriants,  presque  poupins,  penchés 
sur  les  brownings  et  les  couteaux  de  chasse,  conféraient 
une  paradoxale  bonhomie  à  cette  manière  de  guerre  civile, 
dans  laquelle,  depuis  six  mois,  les  Italiens  se  guettent  au 
coin  des  rues,  se  livrent  des  batailles  réglées. 

Certes,  les  fascistes  devaient  être  moins  débonnaires 
lorsqu'ils  brûlaient  des  Chambres  du  Travail  et,  copiant 
leurs  adversaires  avec  une  exactitude  vraiment  outrée, 
dévastaient  les  sièges  des  organisations  ouvrières.  On  ne 
joue  pas  impunément  avec  le  feu.  Nous  allons  voir  que  les 
fascistes,  pour  s'être  laissés  prendre  à  leur  propre  jeu 
et  avoir  fini  par  trouver  goût  à  la  violence  dont  ils  ne 
faisaient  d'abord  qu'un  usage  démonstratif,  ont  affaibli 
leur  cause  et  ramené  aux  socialistes  des  voix  qui  leur 
auraient  échappé  autrement. 

Pendant 

Pour  avoir  à  Rome  l'impression  de  me  trouver  en 
période  électorale  il  me  fallut,  chose  bizarre,  me  repor- 
ter à  des  souvenirs  bien  lointains,  à  ces  élections  de  la 
fin  de  1913,  dernières  de  l'Italie  en  paix  et  qui  mettaient 
encore  dans  le  jeu  parlementaire  la  haine,  l'esprit  et  la 
verve  éclatante  qui  semblèrent  ensuite  épuisés  et  comme 
absorbés  par  la  guerre. 

Les  attaques  et  les  répliques  dignes  de  Pasquin  ou  de 
la  «  Commédia  delVarte  »  qui  faisaient  d'une  période 
électorale  avant  la  guerre  un  carnaval  des  idées  plus 
brillant  que  celui  des  costumes,  nous  ne  les  retrouvâmes 
plus  durant  cette  période  électorale  où  les  poings  furent 
plus  éloquents  que  les  discours.  Il  nous  souvient  d'avoir 
vu  en  1913  le  socle  de  toutes  les  statues  romaines  porter, 
profondément  imprimés  dans  leur  pierre  et  défiant  les 
pluies,  des  inscriptions  en  l'honneur  des  candidats.  Cer- 
taines ne  sont  point  encore  effacées  !  Cette  fois  les  statues 
et  les  colonnes  n'ont  porté  que  des  affiches.   Encore 


Les  Élections  italiennes.  137 

celles-ci  ne  témoignent-elles  pas  d'une  excessive  inven- 
tion. Le  prix  du  papier  dicta  peut-être  leur  concision. 
((  Votez  pour  un  tel  »,  en  ce  conseil  se  résumaient  à  peu 
près  les  exhortations  des  placards.  La  situation  du  candi- 
dat par  rapport  à  l'électeur  est  d'ailleurs  toute  différente 
d'avant  la  guerre.  Les  Italiens  ont  tous,  bon  gré  mal  gré, 
<(  fait  de  la  politique  »  en  participant  à  la  guerre  d'où  ils 
revinrent  blessés  physiquement  ou  moralement.  La  souf- 
france les  a  mûris  et  ils  savent  ce  qu'ils  veulent.  Leur 
opinion  est  faite,  fondée  sur  bien  autre  chose  que  des 
discours,  et  que  la  propagande  de  la  dernière  heure  ne 
peut  modifier. 

Et  ce  n'est  pas  la  faute  aux  élections  si  les  rues  de  Rome 
assumèrent  durant  ces  derniers  jours  un  aspect  sauvage 
et  inattendu.  Une  grève  des  boueux  (l'on  ne  peut  point 
dire  des  videurs  de  poubelles,  puisqu'elles  y  sont  incon- 
nues) encombra  la  Ville  Eternelle  d'amas  de  déchets 
ménagers  :  trognons  de  choux,  épluchures  de  carottes  et 
de  pommes  de  terre,  fenouils  aux  feuilles  délicates,  cosses 
de  haricots  et  de  petits  pois,  hampes  échevelées  de  l'as- 
perge, que  couronnait  un  affreux  mélange  d'os  et  de 
chairs,  peaux  de  lapins,  carcasses  de  poulets,  écailles  de 
poissons,  tentacules  de  pieuvres,  hagardes  têtes  de  veaux, 
queues  encore  tirebouchonnantes  de  cochons  de  lait.  Ce 
résumé  de  la  faune  et  de  la  flore  romaine  bouchait  les 
ruelles  et  les  places  et  débordait  enfin  sur  les  grandes 
voies,  en  soufflant  sur  la  ville  une  haleine  violente  qui 
agit  sans  doute  comme  un  soporifique  sur  les  esprits  des 
candidats  et  de  leurs  propagandistes.  Jamais  élections  ne 
s'annonçaient  plus  bruyantes,  jamais  élections  ne  furent 
plus  ternes. 

Quelques  fascistes  et  quelques  socialistes  abattus  çà 
et  là,  un  ouvrier  jeté  dans  un  puits  de  borax,  voilà  le 
bilan  de  l'Italie,  et,  dans  Rome,  un  seul  œil  au  beurre 
noir  fièrement  exhibé  à  VAragno. 

Etonné  d'être  si  sage,  comme  un  enfant  turbulent  qui 


138  Le  Flambeau 

n'en  a  pas  coutume,  l'Italie  attendait  la  réponse  de  sa 
conscience  interrogée. 

Après. 

Le  résultat  n'a  pas  répondu  tout  à  fait  à  l'attente  de 
ceux  qui  considéraient  comme  le  facteur  principal  de  la 
situation  l'apparition  dans  la  vie  politique  de  l'élément 
fasciste  (  1  ) .  L'activité  de  ces  jeunes  gens  faisait  supposer 
que  les  socialistes  perdraient  beaucoup  de  terrain,  mais 
s'ils  ont  perdu  des  sièges  (ils  restent  de  vingt  sièges  en 
deçà  des  156  de  1919)  ils  n'ont  guère  perdu  de  votes  et 
les  1,800,000  voix  qu'ils  ont  obtenues  sont  à  peu  près 
égales  à  celles  qu'ils  avaient  eues  en  1919. 

Le  phénomène  qui  s'est  manifesté  est  un  intérêt  beau- 
coup plus  grand  témoigné  par  les  Italiens  au  suffrage  uni- 
versel. Si,  à  Rome,  la  proportion  des  votants  sur  les 
inscrits  n'a  été  que  de  44  p.  c;  si  à  Naples  elle  s'est 
abaissée  à  33  p  c,  et  fut  moindre  encore  en  Sicile  et  en 
Calabre,  certaines  villes  du  Nord  et  de  l'Emilie  ont  atteint 
la  proportion  relativement  considérable  de  75  et  80  p.  c. 

De  la  masse  neutre  et  inerte  des  électeurs  qui  dédai- 
gnaient auparavant  d'aller  aux  urnes  se  sont  donc  levées 
des  forces  conservatrices  qui  ont  donné  aux  Fascistes, 
sinon  la  victoire  incontestée  qu'ils  prévoyaient  avec  l'en- 
thousiasme de  leur  âge,  du  moins  un  succès  appréciable. 
Ce  succès  eût  été  plus  éclatant  sans  doute  sans  les  exu- 
bérances et  les  violences  intempestives  des  derniers  mois, 
qui  autorisèrent  les  prétentions  des  socialistes  au  martyre, 
car  la  politique  est  un  jeu  à  courte  vue  où  l'on  ne  cherche 
jamais  à  savoir  qui  a  commencé.  Je  ne  crois  pas  qu'un 
avantage  plus  sensationnel  eût  réellement  servi  le  Fascio, 
formé,  ne  l'oublions  pas,  de  trop  d'éléments  divers  pour 

(1)  La  nouvelle  Chambre  qui  compte  535  sièges,  sera  composée 
de  135  socialistes  (y  compris  14  communistes);  107  populaires  (catho- 
liques) ;  de  4  Allemands  et  6  Slaves,  et  275  députés  appartenant  au 
bloc  des  partis  constitutionnels  (dont  36. Fascistes). 


Les  Élections  italiennes.  139 

que  la  discorde  ne  s'y  manifeste  point  aussitôt  qu'il  se 
sentira  sûr  de  ses  positions  et  maître  du  champ  de  bataille. 
Si  le  Fascio  ne  sentait  pas  sans  cesse  la  menace  socialiste, 
il  oublierait  son  rôle  de  conservateur  et  de  modérateur 
pour  écouter  le  souvenir  des  dissentiments  qui  naguère 
encore  partageaient  les  hommes  qu'il  groupe  aujour- 
d'hui (1). 

La  Chambre  italienne,  très  supérieure  à  la  dernière  par 
la  qualité  de  ses  membres,  nous  offrira  l'équilibre  qui 
seul  peut  assurer  à  ce  pays  porté  aux  extrêmes  et  à  l'in- 
transigeance par  son  tempérament,  le  calme  nécessaire 
à  la  reconstruction  et  au  travail.  Et  les  socialistes  même 
ne  sont  plus  ceux  d'il  y  a  dix-huit  mois. 

Clelia  Sartini. 


(1)  M.  Benito  Mussolini,  par  exemple,  et  M.  Gabriele  d'Annunzio; 
les  hommes  du  Popolo  d'Italia  ou  de  VIdea  nazionale. 


Bulletin  bibliographique 

Maurice  Ansiaux,  professeur  à  l'Université  de  Bruxelles:  Traité 
d'économie  politique,  t.  I.  (Bibliothèque  internationale  d'économie 
politique.)  Paris,  Giard  et  Cie,   1920,  in-8°,  vi-389  p.,  20  fr. 

Depuis  un  certain  nombre  d'années  les  traités  d'économie  politique 
se  sont  fort  multipliés.  Il  est  presque  de  règle  pour  tout  économiste 
de  publier  un  traité  général.  Cet  usage  est  surtout  répandu  en  Alle- 
magne et  aux  Etats-Unis,  les  économistes  de  langue  française  se 
montrent  plus  réservés.  Mais  parmi  tant  d'ouvrages  il  en  est  peu  qui 
aient  une  réelle  valeur.  Trop  de  traités  sont  composés  d'après  des 
patrons  tout  faits  et  se  répètent  les  uns  les  autres.  Le  livre  de 
M.  Ansiaux  tranche  heureusement  sur  le  niveau  général  des  ouvrages 
de  ce  genre.  Que  l'on  accepte  ou  que  Ton  rejette  la  méthode  et  les 
idées  de  l'auteur,  on  est  obligé  de  reconnaître  que  c'est  là  un  travail 
de  premier  ordre,  fortement  pensé,  résultat  d'études  approfondies 
et  de  longues  méditations. 

Lés  qualités  essentielles  de  l'ouvrage  sont  de  deux  ordres.  D'abord 
la  grande  objectivité  et  la  sincérité  de  l'auteur  l'empêchent  de  s'in- 
féoder à  une  école,  lui  font  éviter  tout  dogmatisme,  le  maintiennent 
dans  la  méthode  strictement  réaliste  de  l'observation  des  faits  et  lui 
font  dire  à  propos  de  chaque  problème  tout  ce  qu'il  en  pense,  sans 
se  soucier  du  qu'en  dira-t-on.  La  deuxième  grande  qualité  du  travail 
réside  dans  la  manière  harmonieuse  dont  l'auteur  poursuit  de  pair 
la  description  des  phénomènes  économiques  et  leur  analyse  théorique. 
L'auteur  n'a  garde  de  se  contenter  de  la  pure  description,  chère  aux 
Allemands,  qui  se  ramène  trop  souvent  à  l'accumulation  illimitée 
de  faits  et  de  chiffres,  ni  de  tomber  dans  l'exagération  inverse  — 
défaut  de  l'école  dite  autrichienne  et  de  tant  d'économistes  anglo- 
saxons  —  consistant  à  faire  des  déductions  et  des  théories  basées  sur 
de  simples  abstractions.  Non,  il  s'en  tient  à  la  méthode  essentielle- 
ment réaliste  et  seule  vraiment  scientifique,  qui  considère  que  la 
théorie  doit  se  baser  sur  les  faits,  mais  que  les  faits  d'autre  part, 
ne  sont  intéressants  que  pour  autant  qu'ils  conduisent  à  des  idées 
générales.  C'est  l'application  judicieuse  de  cette  méthode  qui  donne  au 
livre  de  M.  Ansiaux  sa  grande  valeur  et  qui  le  recommande  tout  spé- 
cialement à  l'attention  des  débutants.  Avec  ce  traité  comme  guide, 
ils  ne  courent  pas  le  risque  de  se  perdre  dans  un  fouillis  de  chiffres 
et  de  détails  ni  dans  le  dédale  des  spéculations  abstraites. 

Un  livre  comme  celui-ci  se  prête  difficilement  à  un  résumé.  Conten- 
tons-nous d'indiquer  les  matières  étudiées  et  les  idées  directrices. 
Le  premier  volume  est  consacré  à  l'organisation  de  la  production. 
L'auteur  débute  par  un  chapitre  sur  les  méthodes  en  économie  poli- 


Le  Flambeau.  141 

tique.  C'est  peut-être  le  plus  intéressant,  il  pourrait  être  lu  et  médité 
avec  fruit  non  seulement  par  les  étudiants,  mais  encore  par  des 
économistes  déjà  formés.  Il  faut  y  relever  notamment  les  observations 
éminemment  judicieuses  sur  l'élaboration  sociale  de  la  science,  ainsi 
que  sur  les  rapports  respectifs  entre  la  Science,  l'Art  et  l'Idéal. 

L'auteur  indique  ensuite  son  point  de  départ.  Il  montre  que,  le 
régime  économique  actuel  étant  basé  sur  la  production  pour  la  vente, 
c'est  l'entreprise  qui  en  constitue  le  fondement  essentiel  et  doit 
par  conséquent  fournir  le  point  central  autour  duquel  se  grouperont 
les  matières  d'un  traité  économique.  Il  étudie  ensuite  le  milieu  dans 
lequel  fonctionnent  les  entreprises  économiques.  Il  distingue  dans 
ce  milieu  trois  éléments,  auxquels  correspondent  autant  de  chapitres: 
l'élément  physio-psychologique,  l'élément  technique  et  l'élément  juri- 
dique. C'est  le  premier  de  ces  trois  chapitres,  combiné  avec  celui 
consacré  à  la  méthode,  qui  caractérise  le  mieux  les  idées  générales 
de  l'auteur  sur  la  science  économique.  Il  y  montre  excellemment 
l'impossibilité  de  se  contenter  de  Yhomo  economicus,  notion  abstraite 
et  insuffisante.  Il  insiste  sur  les  facteurs  psychologiques  et  sociaux 
qui  agissent  sur  l'activité  économique  et  dont  il  est  indispensable  de 
tenir  compte,  si  l'on  désire  conserver  à  la  science  une  base  réaliste. 

L'auteur  étudie  ensuite  l'entreprise  en  elle-même,  il  en  démonte 
les  rouages  et  examine  leur  importance  respective.  Cette  étude  préa- 
lable terminée,  il  peut  aborder  le  problème  fondamental,  les  relations 
entre  les  entreprises,  spécialement  la  concurrence  et  le  monopole. 
En  cette  «ère  industrielle»  (suivant  l'expression  chère  aux  Anglais) 
il  était  inévitable  que  l'auteur  s'arrêtât  surtout  à  l'étude  des  entreprises 
industrielles.  Il  constate  que  la  tendance  à  la  concentration  est  carac- 
téristique de  notre  époque  et  lui  consacre  plusieurs  chapitres  parti- 
culièrement importants,  où  il  en  expose  les  diverses  formes.  Cepen- 
dant il  montre  ensuite  que  la  petite  industrie  joue  encore  un  rôle  qui 
ne  peut  être  négligé  et  il  consacre  notamment  un  chapitre  intéressant 
à  l'industrie  à  domicile. 

Cette  importante  étude  terminée,  l'auteur  passe  à  d'autres  branches 
de  l'activité  économique  et  consacre  les  quatre  derniers  chapitres  de 
son  ouvrage  aux  entreprises  agricoles,  aux  entreprises  commerciales, 
à  l'exploitation  des  chemins  de  fer,  enfin  à  la  concentration  bancaire 
et  financière. 

L'analyse  rapide  que  nous  venons  de  tenter  suffira-t-elle  à  montrer 
l'excellence  de  la  méthode  suivie  par  l'auteur  et  l'importance  du 
travail?  Ajoutons  que  malgré  la  gravité  des  sujets  traités  et  sans  rien 
perdre  en  profondeur,  l'auteur  écrit  dans  une  langue  châtiée,  d'une 
clarté  limpide  .Le  traité  de  M.  Ansiaux  fait  honneur  à  la  science  éco- 
nomique belge.  Le  deuxième  volume  sera  consacré  à  l'étude  des 
marchés  et  des  prix.  L'auteur  devra  y  aborder  les  problèmes  les 
plus  complexes  de  la  science  économique.  Nous  sommes  convaincus 
qu'il  les  traitera  avec  les  mêmes  qualités  d'objectivité,  de  clarté  et 
de  pensée  réfléchie  qui  font  la  valeur  du  premier  volume. 

B.  S.  Chlepner. 


142  Le  Flambeau. 

Eugène  Bâcha  :  La  Loi  des  Créations.  Bruxelles,  Maurice  Lamertin, 
1921,  in-8°,  87  pages,  5  francs. 

Jusqu'à  présent,  on  s'est  efforcé  de  découvrir  les  faits  caracté- 
ristiques des  multiples  évolutions  historiques,  mais  —  assure 
M-  Bâcha  —  on  ne  s'est  jamais  demandé  si  les  actions  et  les  œuvres 
humaines  ne  formaient  pas  un  ensemble  de  phénomènes  déterminés 
par  une  loi. 

Depuis  deux  mille  ans  qu'il  y  a  des  hommes,  et  qui  pensent,  — 
à  quoi?  —  ils  ne  se  sont  pas  préoccupés  de  la  loi  des  créations. 

Heureusement,  en  comparant  entre  elles  «  des  évolutions  qui 
n'avaient,  en  apparence,  aucun  rapport  »,  M.  Bâcha  a  découvert  cette 
loi.  Il  a  trouvé  que  1'  «  imagination  créatrice  accomplit  toujours  le 
même  travail  simple;  que  par  une  nécessité  naturelle,  mystérieuse, 
elle  conçoit  toujours  l'idée  contradictoire  à  celle  qui  a  déterminé 
les  réalisations  précédentes;  que  la  loi  des  créations  est  la  succession 
des  contraires.  » 

Nietzsche  croyait  à  1'  ((éternel  retour».  Goethe  voyait  l'évolution  de 
l'humanité  sous  la  forme  d'une  spirale;  Basile  Conta,  d'une  ondula- 
tion. Pour  M.  Bâcha,  c'est  une  balançoire. 

La  loi  des  contraires  se  vérifie  dans  les  créations  politiques,  artis- 
tiques, philosophiques.  «  Cette  loi  naturelle  domine  et  détermine  le 
devenir  de  chaque  société  organisée  (p.  24)  ;  l'aetion  de  cette  loi 
des  contraires  dans  la  vie  politique  est  permanente  (p.  27).»  Cette 
loi  est  fatale,  inexorable. 

L'histoire  de  l'Allemagne,  par  exemple,  s'explique  uniquement  par 
la  lutte  de  deux  conceptions  antithétiques  :  tendances  séparatistes 
et  esprit  unitaire. 

N'est-il  pas  frappant,  d'autre  part,  qu'après  avoir  répandu  sur  les 
marchés  helléniques  des  vases  rouges  à  figures  noires,  les  potiers  de 
l'Attique  les  aient  remplacés,  au  Ve  siècle,  par  des  vases  noirs  à 
figures  rouges?  Et  qu'à  la  ligne  droite  du  XVIIe  siècle  français  ait 
succédé  la  ligne  courbe  du  xvme? 

L'action  «  mystérieuse  et  troublante  »  de  cette  loi  naturelle  se  fait 
voir  partout.  C'est  elle  qui  règle,  entre  autres,  l'évolution  de  la 
philosophie  grecque. 

«  La  loi,  dit  M-  Bâcha,  est  révélée.  Ce  sera  désormais  un  plaisir 
pour  les  esprits  avides  de  vérité  de  découvrir  son  action  dans 
toutes  les  révolutions  qu'elle  a  déterminées.  » 

Et  le  Prophète  de  la  Loi  appelle  les  disciples  qui  propageront  la 
doctrine  :  elle  seule,  rend  compte  du  passé,  éclaire  le  présent,  permet 
d'entrevoir  l'avenir.  «C'est  un  fait:  quels  que  soient  les  phénomènes 
actuels  que  l'on  observe,  ils  manifestent  tous  l'action  continue  de 
la  loi  (p.  81)  et  nous  pouvons  déjà  constater  que  l'évolution  aspire 
à  réaliser  des  conceptions  élémentaires  qui  sont  contradictoires  aux 
idées  traduites  en  actes  dans  les  générations  antérieures   (p.  84).» 

Après  avoir  dévoilé  la  loi  des  créations  l'auteur  prédit  —  antithèse  î 
—  les  créations  de  la  loi;  il  croit  notamment  ((qu'une  nouvelle  morale 
est  en  gestation,  déjà  esquissée  dans  le  programme  de  l'eugénisme, 


Le  Flambeau.  143 

qui,  au  contraire  de  l'instinctive  morale  sexuelle,  fera  intervenir 
désormais  par  prévoyance  l'intelligence,  la  science  et  la  raison  dans 
la  procréation  des  générations  de  l'avenir.  » 

M.  Eugène  Bâcha  célèbre  avec  un  enthousiasme  dionysiaque  cette 
morale  nouvelle:  Veugénisme  bachique. 

0.  G. 

Jean  Dornis  :  Hommes  d'action  et  de  rêve.  Paris,  G.  Crès  et  Cie> 
1921,  in-16,  333  p.,  6  fr.  50. 

Ce  recueil  contient  dix  études  consacrées  à  dix  poètes  :  un  Belge, 
Emile  Verhaeren;  trois  Français,  Leconte  de  Lisle,  Charles  Péguy,. 
Alfred  Droin;  trois  Italiens,  Gabriele  d'Annunzio,  Fulciero  da  Calboli» 
Giosuè  Carducci;  un  Anglais,  Rupert  Brooke;  un  Américain,  Alan 
Seeger;  un  Serbe,  Miloutine  Boitch.  De  ces  dix  poètes,  deux  seulement 
sont  encore  en  vie,  Alfred  Droin  et  Gabriele  d'Annunzio.  Tous,  sauf 
deux,  ont  vu  et  chanté  la  grande  guerre;  Leconte  de  Lisle  et  Giosuè 
Carducci  méritent  leur  place  dans  ce  livre  par  leur  rôle  de  prophètes  et 
d'annonciateurs  de  la  solidarité  latine  et  de  la  commune  victoire:  Lève- 
toi,  lève-toi,  magnanime  Italie...  Tes  arcs  attendent  de  nouveaux 
triomphes...  ton  triomphe,  peuple  d'Italie,  sur  l'âge  sombre,  sur  l'âge 
barbare,  sur  les  monstres  dont,  avec  sereine  justice,  tu  affranchiras 
les  peuples... 

Le  Flambeau  a  publié  naguère  les  pages  lyriques  dédiées  au 
commandant  Alfred  Droin,  le  poète  de  la  plus  grande  France. 
Cet  article  donne  une  idée  exacte  de  la  manière  du  critique,  qui  est 
la  paraphrase  éloquente  et  enthousiaste-  Mme  Jean  Dornis  aime  les 
poètes,  tous  les  poètes.  Elle  lit  dans  l'original  les  Italiens,  les  Anglais 
comme  les  Français.  Elle  traduit  les  étrangers  avec  un  grand  bonheur 
d'expression  et  un  sens  exquis  du  rythme.  Qu'elle  interprète,  qu'elle 
commente  ou  qu'elle  loue,  sa  phrase  nombreuse,  pure  et  brillante, 
se  teinte  naturellement  des  couleurs  de  ses  modèles,  sa  pensée  com- 
munie avec  la  pensée  de  ses  héros. 

Jamais  étude  littéraire  ne  fut  inspirée  par  une  plus  noble  et  plus 
intelligente  et  plus  intuitive  sympathie.  C'est  que  l'ouvrage  entier 
est  un  pieux  tribut  à  des  hommes  qui  non  seulement  ont  chanté 
nos  espérances  et  magnifiquement  exprimé  nos  sentiments  en  face  de 
la  plus  sanglante  aventure  de  l'Humanité,  mais  qui  ont  encore,  pour  la 
plupart,  combattu,  souffert,  saigné,  donné  leur  vie  pour  notre  idéal. 
Alfred  Droin  est  un  mutilé  de  la  guerre;  le  poète  des  Ailes  Rouges 
est  mort  tragiquement  à  l'heure  des  angoisses;  Rupert  Brooke,  com- 
battant de  la  première  bataille  des  Flandres,  exhala  son  dernier  chant 
dans  l'île  d'Ithaque,  stoïque  devant  la  douleur  de  l'âme,  «  inquiet  des 
problèmes  moraux  »,  plein  de  la  mélancolie  héroïque  de  la  jeunesse 
anglaise;  Alan  Seeger,  volontaire  d'outre-Atlantique,  fut  le  précurseur 
de  la  grande  croisade  américaine;  le  lieutenant  da  Calboli,  blessé 
trois  fois,  paralysé,  prolonge  de  deux  années  entières  son  sacrifice, 
et,  au  lendemain  de  Caporetto,  parcourt  les  rangs  des  combattants 
et  les  villes  découragées  pour  prêcher  la  résistance  et  la  foi  ;  Miloutine 


144  Le  Flambeau. 

Boïtch,  symbole  de  sa  nation  martyre,  se  meurt  à  Salonique  ((dans 
l'Hellade  sacrée,  au  bord  de  la  mer  des  Sirènes.  La  brise  du  prin- 
temps lui  apporte  le  parfum  délicat  des  vignes  en  fleurs  et  des 
oléandres,  mêlé  à  l'âpre  odeur  de  la  neige  des  monts,  et  dans  les 
prés  fleuris  des  premières  violettes,  il  voit  glisser  l'imprécise  image, 
la  forme  légère  de  la  vierge  qu'il  aime...  » 

Ainsi,  à  côté  de  l'immortel  Péguy,  tombé  «  dans  la  grande  bataille, 
couché  dessus  le  sol  à  la  face  de  Dieu  »,  Mme  Jean  Dornis  évoque,  de 
la  foule  innombrable  des  héros,  d'autres  guerriers-poètes,  moins 
connus,  non  moins  dignes  d'être  aimés.  Elle  les  associe  à  la 
gloire  des  nôtres,  elle  recueille  dans  son  riche  écrin  leurs  plus 
beaux  poèmes.  Aux  heures  troubles  que  nous  vivons,  à  l'heure  où 
les  malentendus  et  les  querelles  menacent  l'entente  des  peuples  qui 
luttèrent  et  triomphèrent  ensemble,  ce  livre,  tout  rempli  d'amour  et 
de  poésie,  est  bienfaisant  et  salutaire  entre  tous  les  livres. 

H.  G. 

Lucien  Fabre  :  Une  nouvelle  figure  du  monde.  Les  théories 
d'Einstein.  Avec  une  préface  de  M.  Einstein.  Paris,  Payot  et  Cie, 
1921,  1  vol.  in-16,  242  p.,  7  fr.  50. 

Sur  les  théories  d'Einstein  que  le  Flambeau  a  commentées  dans  son 
numéro  du  20  mai  1920,  M.  Lucien  Fabre  donne  un  intéressant 
ouvrage  dont  nous  avons  transcrit  le  titre- 
Une  simple  observation,  à  propos  de  ce  livre.  Dans  la  revue  Die 
Naturwissenschaften,  9e  année,  13e  livraison,  1er  avril  1921  (Berlin, 
Springer),  p.  219,  M.  A.  Einstein  publie  la  note  suivante:  «M.  Lucien 
Fabre  a  édité  à  la  librairie  Payot  à  Paris  un  livre  intitulé  Les  théories 
d'Einstein,  avec  cette  indication:  Préface  de  M.  Einstein.  Je  déclare 
n'avoir  pas  écrit  de  préface  pour  cet  ouvrage  et  je  proteste  contre  cet 
emploi  abusif  de  mon  nom.  Je  vous  adresse  ma  protestation  dans 
l'espoir  que,  par  l'intermédiaire  de  votre  publication,  elle  sera  connue 
du  grand  public  et  en  particulier  des  périodiques  étrangers.  Berlin, 
16  mars  1921.  (s.)  A.  Einstein.» 

La  parole  est  à  M.  Lucien  Fabre. 

Th.   De  Donder. 


Supplément  au  Flambeau,  revue  belge  des  questions  politiques  et  littéraires 
4e  année,  n°  6,  30  juin  1921. 


Hf 


THOMAS  MASARYK 
Président  de  la  République  tchéco-slov-aque. 


£> 

« 


ERNEST  Wynants  :  Offrande  à  l'Avenir 


ANTON-PAVLOVITCH  TCHEKHOV  (1860-1904). 


-'-' 


Le  Président  Masaryk 

En  1916,  par  une  mélancolique  journée  d'hiver,  durant 
une  des  plus  sombres  crises  de  la  guerre,  vint  sonner  à 
ma  porte  un  visiteur  étranger,  arrivé  de  Londres  par  le 
train  du  soir.  C'était  un  vieillard,  sujet  d'une  puissance 
ennemie,  qui  fuyait  la  justice  de  son  pays.  Je  le  vois 
encore,  debout  sur  le  seuil,  portant  une  petite  valise, 
avec  sa  figure  maigre  et  ascétique.  Il  semblait  fatigué  et 
déprimé  ;  il  était  préoccupé  de  la  perte  de  son  passeport 
qui  l'exposait  à  des  difficultés  avec  la  police.  En  effet, 
les  excellents  policiers  de  la  ville  d'Edimbourg  furent 
assez  intrigués  par  la  personne  de  mon  hôte  étranger; 
chaque  soir,  chaque  matin,  j'avais  à  signaler  sa  présence 
au  département  de  la  police. 

Cinq  ans  après  je  rendis  sa  visite  à  mon  hôte  de  guerre. 
Le  fugitif  de  1916  était  devenu  le  chef  d'un  ancien  État, 
d'une  nation  historique:  il  était  devenu  l'héritier  des  rois 
de  Bohême.  Le  professeur  Masaryk  était  à  présent  le 
président  Masaryk.  Le  père  et  le  conseiller  spirituel  de 
générations  entières  de  pauvres  étudiants  était  devenu  le 
père  d'un  grand  peuple.  J'allai  le  voir  au  palais  du 
Hradcany,  antique  résidence  des  Habsbourg.  Je  le  trou- 
vai convalescent.  Il  sortait  d'une  longue  maladie.  Il  était 
toujours  au  lit,  soigné  par  deux  nurses  et  deux  médecins, 
dans  une  salle  princière  transformée  en  bibliothèque.  Sa 
tète  s'appuyait  sur  des  coussins.  Tout  autour  de  lui  des 
livres  étaient  empilés.  Il  lisait  un  roman  de  George  Mere- 
dith.  Son  aspect  n'avait  point  changé.  Il  avait  l'air  plus 
jeune,  plus  maigre,  plus  ascétique,  mais  aussi  simple  et 
aussi  discret  que  pendant  la  guerre.  En  même  temps  la 

10 


146  Le  Flambeau. 

simplicité  et  la  cordialité  même  de  ses  manières  faisaient 
ressortir  le  faste  qui  l'entourait;  et  le  dramatique  change- 
ment survenu  dans  sa  position  accentuait  le  contraste 
entre  les  épreuves  du  passé  et  l'apothéose  d'aujourd'hui. 

Après  la  mémorable  visite  qu'il  me  fit  à  Edimbourg 
en  1916,  je  restai  en  relations  avec  Masaryk  jusqu'au 
moment  où  il  quitta  sa  petite  villa  de  Platt  Lane,  Hamp- 
stead  pour  ses  grands  voyages  à  travers  l'Amérique  et 
l'Europe.  Aussi  longtemps  qu'il  résida  en  Grande-Bre- 
tagne j'eus  le  privilège  de  partager  ses  pensées,  ses 
espoirs,  ses  anxiétés,  de  discuter  ses  plans.  J'eus  la  bonne 
fortune  de  défendre  sa  politique  et  d'interpréter  ses  idées 
dans  la  revue  politique  Everyman  dont  j'étais  le  proprié- 
taire et  l'éditeur  et  qui  devint  l'un  des  organes  britan- 
niques de  la  propagande  tchéco-slovaque. 

Sans  se  lasser,  Masaryk  cherchait,  mais  en  vain,  à 
ouvrir  les  yeux  des  politiciens  anglais  au  péril  imminent 
qui  menaçait  la  cause  alliée.  Sans  se  lasser,  il  répétait  ses 
solennels  avertissements.  Sans  se  lasser,  il  rédigeait  des 
mémoires  sur  la  situation  militaire  et  politique.  Mais  il 
semblait  qu'il  prêchât  dans  le  désert.  Enfin,  son  heure 
sonna,  avec  celle  de  la  Révolution  russe. 

Aidé  de  son  ancien  élève  et  ami,  M.  Bénès,  aujourd'hui 
ministre  tchéco-slovaque  des  Affaires  étrangères,  jeune 
homme  d'État  d'une  habileté  transcendante,  d'une  éner- 
gie presque  napoléonienne,  une  des  rares  révélations  de 
la  guerre,  Masaryk  systématiquement  travailla  et  forma 
l'opinion  publique  de  la  France.  Puis  il  partit  pour  cette 
mission  mémorable,  pour  cette  merveilleuse  odyssée  qui 
devait  être  si  féconde  en  résultats  décisifs  et  pour  la 
Tchéco-Slovaquie  et  pour  les  Alliés.  De  France  en  Russie, 
de  la  Russie  au  Pacifique,  du  Pacifique  en  Amérique, 
d'Amérique  en  France,  partout  il  éveillait  des  sympathies, 
conseillait  les  hommes  d'État,  préparait  la  reconnaissance 
de  son  gouvernement,  organisait  l'armée  tchéco-slovaque 


Le  Président  Masaryk.  147 

et  rendait  possible  cet  extraordinaire  chapitre  d'histoire 
militaire,  la  marche  des  légions  bohèmes  en  Sibérie,  cette 
moderne  Anabase  qui  attend  encore  son  Xénophon. 
Ainsi,  les  temps  étant  accomplis,  ce  septuagénaire  devint 
un  des  architectes  de  la  nouvelle  Europe  sans  qu'il  usât, 
pour  achever  cet  édifice,  d'autres  instruments  que  son 
puissant  cerveau  et  son  indomptable  énergie. 

On  nous  parle  souvent  de  la  vanité  de  toute  propa- 
gande. Or,  si  quelqu'un  doutait  encore  de  la  possibilité 
d'éclairer  et  de  convertir  une  opinion  publique  indiffé- 
rente ou  hostile,  qu'il  considère  l'œuvre  de  Masaryk. 
Masaryk  révéla  les  miracles  que  la  propagande  peut 
accomplir  avec  peu  d'argent,  peu  d'appui  officiel,  lorsque 
cette  propagande  est  organisée  par  un  homme  de  génie 
et  lorsqu'elle  défend  une  bonne  cause. 

Un  des  faits  les  plus  frappants  de  la  crise  mondiale 
fut  la  rareté  des  grands  hommes.  On  dirait  que  la  Pro- 
vidence, dans  cette  guerre  des  géants,  s'est  efforcée  de 
faire  éclater  la  disproportion  entre  la  grandeur  du  prix 
de  la  lutte  et  la  petitesse  des  lutteurs.  Parmi  les  grandes 
puissances  aucun  homme  nouveau  ne  fut  révélé  à  l'heure 
du  danger.  Même  en  France,  le  protagoniste  du  drame, 
l'organisateur  de  la  victoire  fut  un  vétéran  de  78  ans,  le 
vieux  tigre  mythique  de  la  jungle  politique  française  et 
le  seul  survivant  représentatif  d'une  génération  disparue. 
Et  il  y  a  un  autre  fait  plus  frappant  encore  que  la  guerre 
a  révélé,  à  savoir  que  c'est  seulement  chez  les  petits 
peuples  belligérants  que  la  crise  fit  surgir  quelques  per- 
sonnalités de  premier  plan.  La  Belgique  produisit  le  Roi- 
soldat  et  le  grand  Cardinal;  la  Grèce,  Vénizélos  et,  last 
not  least,  la  Tchéco-Slovaquie  produisit  Masaryk. 

La  grandeur  politique  échappe  parfois  aux  contempo- 
rains. Il  est  souvent  plus  facile  de  la  sentir  que  de  la 
décrire.  Pendant  sa  vie  une  médiocrité  comme  Metter- 


148  Le  Flambeau. 

nich-Mitternacht  put  faire  au  monde  l'effet  d'un  colosse. 
D'autre  part,  un  génie  comme  Parnell  ou  Vénizélos 
put  voir  sa  carrière  soudainement  brisée,  assister  au 
naufrage  de  toutes  ses  espérances.  La  grandeur  politique 
est  une  chose  si  difficile  à  déterminer  qu'on  ne  peut  tou- 
jours tracer  avec  certitude  la  frontière  qui  sépare  le  poli- 
ticien de  l'homme  d'État.  Cependant  la  différence  entre 
les  deux  est  essentielle.  Ce  n'est  pas  seulement  une  diffé- 
rence de  degré,  mais  c'est  encore  une  différence  d'espèce. 
Le  politicien  et  l'homme  d'État  appartiennent  à  des  caté- 
gories opposées.  Je  ne  connais  personne  qui  illustre  cette 
distinction  fondamentale  d'une  manière  plus  éclatante 
que  le  président  Masaryk.  Quiconque  a  l'instinct  des 
valeurs  politiques  fondamentales,  quiconque  a  le  sens  de 
la  perspective  politique  «  réalisera  »  que  Masaryk  appar- 
tient à  cet  ordre  plus  élevé  des  hommes  d'État.  Au  contact 
de  son  œuvre  nous  sentons  que  nous  sommes  en  commu- 
nion avec  un  génie  créateur  et  avec  un  conducteur 
d'hommes  d'une  espèce  supérieure. 

Lorsque  la  guerre  éclata,  Masaryk  pour  le  spectateur 
étranger  n'était  qu'un  simple  professeur  dans  une  univer- 
sité de  province,  l'Université  tchèque  de  Prague.  Il  était 
aussi  le  chef  parlementaire  d'un  petit  parti.  Le  grand 
public  ignorait  son  nom  ou  presque.  Je  doute  beaucoup 
que  parmi  les  cent  cinquante  citoyens  écossais  distingués 
que  j'invitai  chez  moi  en  1916  pour  rencontrer  Masaryk, 
il  y  en  eût  plus  de  deux  ou  trois  qui  eussent  entendu  son 
nom  ou  qui,  l'ayant  entendu,  se  rendissent  compte  de  ce 
que  ce  nom  signifiait.  Et  cependant  ce  serait  une  erreur 
complète  de  supposer  que  seule  la  guerre  a  révélé  les 
facultés  de  Masaryk.  Bien  qu'il  fût  inconnu  de  l'Anglais 
de  moyenne  culture,  parce  que  cet  Anglais  de  moyenne 
culture  est  en  général  d'une  sublime  ignorance  en  ce  qui 
concerne  la  politique  et  la  pensée  continentales,  Masaryk, 
depuis  plus  d'un  quart  de  siècle,  est  dans  l'Europe  cen- 


Le  Présideni  Masaryk.  149 

traie  une  grande  figure,  un  foyer  de  lumière  et  d'inspira- 
tion pour  des  millions  d'hommes.  Je  me  souviens  que, 
en  1905  déjà,  lors  de  ma  première  visite  à  Prague,  il 
était  le  seul  homme  de  la  monarchie  habsbourgeoise  que 
je  souhaitasse  particulièrement  connaître.  Même  avant 
la  guerre  on  pouvait  trouver  son  influence  partout:  on 
la  rencontrait  dans  les  régions  les  plus  inattendues.  Tout 
récemment  encore,  j'en  ai  découvert  un  nouveau  témoi- 
gnage, remarquable  entre  tous  parce  qu'il  vient  d'un 
célèbre  publiciste  autrichien,  donc  d'un  ennemi.  Her- 
mann  Bahr  nous  apprend  dans  son  Journal  récemment 
publié  que  longtemps  avant  la  guerre,  lorsque,  au  cours  de 
ses  voyages  dans  les  pays  slaves  de  l 'Autriche-Hongrie,  il 
rencontrait  un  jeune  homme  particulièrement  original  ou 
remarquable,  il  attendait  naturellement  qu'on  lui  dît  que 
ce  jeune  homme  avait  été  l'élève  de  Masaryk,  ou  bien 
qu'il  avait  subi  son  influence. 

De  ce  temps-là  Masaryk  avait  d'innombrables  ennemis. 
Comme  Socrate  il  était  accusé  de  corrompre  la  jeunesse. 
Comme  Spinoza  il  était  soupçonné  d'être  un  athée.  Même 
parmi  ses  amis  il  avait  la  réputation  d'un  hérétique  et 
d'un  iconoclaste,  bref  c'était  l'Ismaël  politique,  l'ïsmaël 
de  la  prophétie  de  Jacob  :  sa  main  était  contre  tous  et  la 
main  de  tous  était  contre  lui. 

Les  autorités  mêmes  de  sa  propre  université  conti- 
nuaient à  le  tenir  en  suspicion.  Il  ne  faisait  partie  d'au- 
cune académie  et  il  approchait  de  ses  70  ans  sans  avoir 
jamais  occupé  aucune  haute  position  dans  l'État.  Cepen- 
dant, nonobstant  les  excommunications  officielles,  son 
nom  avait  un  effet  magique  d'un  bout  à  l'autre  du  monde 
slave,  de  Berlin  à  Raguse  et  de  Belgrade  à  Moscou.  Il 
formait  à  lui  seul  un  centre  de  ralliement  pour  les  Serbes 
et  les  Croates,  pour  les  Russes  et  les  Polonais;  c'était  un 
grand  docteur,  un  grand  prédicateur,  un  grand  lutteur. 

A  ce  témoignage  remarquable  de  Hermann  Bahr  que 


150  Le  Flambeau. 

j'ai  cité  plus  haut  et  qui  atteste  l'immense  influence  du 
président  Masaryk,  j'ajouterai  volontiers  un  témoignage 
personnel.  Lors  de  mon  dernier  voyage  en  Autriche  et 
en  Pologne,  j'ai  trouvé  partout  l'atmosphère  politique 
chargée  d'électricité,  l'air  empoisonné  par  les  querelles 
de  parti,  tous  les  pays  se  dénonçant  mutuellement,  chaque 
parti  diffamant  le  parti  rival;  mais  j'ai  trouvé  aussi  une 
grande  figure,  une  seule,  qui  se  dressait  dans  un  splendide 
isolement  au-dessus  de  la  lutte  des  sectes  et  des  races. 
Les  Polonais  certes  s'indignaient  de  l'attitude  des 
Tchèques,  mais  aucun  Polonais  n'exhala  jamais  en  ma 
présence  un  murmure  contre  le  président  Masaryk.  Les 
Autrichiens,  cela  va  sans  dire,  parlaient  avec  colère  du 
gouvernement  de  Prague,  mais  le  docteur  Haenisch,  Pré- 
sident autrichien,  me  dit  avec  une  évidente  sincérité  son 
respect  et  son  affection  pour  son  collègue  de  Bohême  et 
il  m'invita  tout  spécialement  à  lui  transmettre  ses  senti- 
ments de  haute  et  cordiale  estime.  A  Prague  même  j'en- 
tendis des  socialistes  accuser  des  profiteurs  qui  étaient 
retranchés  dans  les  hautes  charges  de  l'État,  j'entendis 
des  évêques  accuser  des  politiciens  anti-cléricaux  de 
ruiner  la  religion  chrétienne,  j 'entendis  des  pangerma- 
nisies  proférer  des  menaces  de  guerre  civile.  Mais  ici 
encore  je  n'entendis  pas  un  murmure,  une  insinuation 
perfide  contre  Masaryk  ni  de  la  part  des  socialistes,  ni 
de  la  part  des  cléricaux,  ni  de  la  part  des  pangermanistes. 
Et  cependant  Masaryk  avait  détruit  les  rêves  des  panger- 
manistes, il  s'était  toujours  opposé  aux  empiétements 
temporels  de  l'Église,  il  avait  critiqué  sans  pitié  l'évan- 
gile selon  saint  Marx.  Pour  réaliser  la  signification  d'un 
tel  consensus  de  l'opinion  à  propos  de  ce  seul  homme, 
imaginez  un  instant  les  catholiques  français  s'inclinant 
avec  un  respectueux  silence  devant  les  vertus  de  Cle- 
menceau ou  bien  imaginez  les  républicains  d'Amérique 
reconnaissant  tout  d'une  voix  les  mérites  transcendants 
du  président  Wilson.  Assurément  on  ne  pourrait  conce- 


Le  Président  Masaryk.  151 

voir  un  plus  saisissant  hommage  à  la  grandeur  essentielle 
du  président  que  cette  unanimité  involontaire  de  tous 
les  partis  et  de  toutes  les  races.  Je  me  rappelle  avoir  com- 
muniqué mon  étonnement  à  un  magnat  bohémien,  le 
représentant  d'une  des  familles  princières  de  Bohême, 
membre  de  l'entourage  de  feu  l'empereur  François- 
Joseph.  Le  prince  fut  forcé  d'admettre  l'universelle  popu- 
larité de  Masaryk  et  il  m'en  donna  une  explication  de  son 
cru  :  c'était  simplement,  affirmait-il,  la  perversion  de 
l'instinct  monarchique  et  l'expression  du  loyalisme  héré- 
ditaire du  peuple  bohémien  ;  c'était  simplement  la  vieille 
allégeance  à  l'empire,  transférée  au  chef  temporaire  de  la 
République  tchéco-slovaque.  L'explication  était  sans 
doute  ingénieuse  et  sans  doute  elle  satisfaisait  le  prince. 
Mais  je  confesse  qu'elle  ne  me  satisfit  point.  Je  continuai 
à  chercher  une  meilleure  explication  du  prestige  qui 
entourait  mon  illustre  ami. 

Où  donc,  continuai-je  à  me  demander  en  moi-même, 
est  le  secret  de  ce  mystère?  Masaryk  n'a  aucune  des 
grâces  superficielles  et  extérieures  qui  attirent  les  applau- 
dissements populaires.  Il  ne  s'est  jamais  incliné  devant 
les  idoles  de  la  tribu.  Son  austérité,  son  puritanisme,  son 
ascétisme  n'invitent  pas,  et  pourraient  même  repousser, 
la  familiarité.  Il  n'a  aucun  des  avantages  de  la  naissance, 
car  il  est  le  fils  d'un  cocher.  Il  n'a  aucun  des  avantages  de 
l'éducation,  car  dans  sa  jeunesse  il  fut  apprenti-serrurier 
et  apprenti-forgeron,  avant  de  devenir  instituteur  dans  une 
école  privée.  Il  n'a  aucun  des  avantages  de  la  fortune, 
car  il  est  toujours  demeuré  pauvre,  quoiqu'il  ait  toujours 
trouvé  le  moyen  d'aider  les  étudiants  dans  le  besoin. 
Il  ne  possédait  pas  davantage  un  bien  qui  est  d'une  impor- 
tance suprême  pour  le  politicien  qui  aspire  au  succès  :  il 
ne  possédait  ni  l'art  ni  les  artifices  de  l'éloquence  popu- 
laire, car  bien  que  sa  parole  soit  persuasive  et  sa  conver- 


152  Le  Flambeau. 

sation  fascinante,  il  n'est  pas  cependant  un  orateur  né  ni 
un  habitué  de  la  tribune. 

L'évidente  explication  du  charme  que  Masaryk  exerce 
sur  tous  ceux  qui  entrent  en  contact  avec  lui  doit  être 
cherchée  dans  son  caractère  élevé,  dans  la  magie  d'une 
personnalité  dominante.  Jamais  la  valeur  de  la  personna- 
lité ne  se  révéla  d'une  manière  si  claire  et  si  frappante. 
Et  lorsque  j'emploie  ce  mot  conventionnel:  le  caractère, 
je  n'ai  pas  uniquement  en  vue  l'ordinaire  et  banale  hon- 
nêteté politique.  Car  l'honnêteté  politique  est  après  tout 
une  vertu  négative,  une  vertu  de  conservation,  elle  n'est 
pas  en  elle-même  une  vertu  créatrice  et  heureusement,  ce 
n'est  pas  une  vertu  exceptionnelle.  Même  à  notre  époque 
dégénérée  il  y  a  encore  beaucoup  de  politiciens  intègres. 
Robespierre  lui-même  ne  fut-il  pas  appelé  V Incorrup- 
tible ?  Ce  que  j'entends  par  caractère,  c'est  la  passion  du 
juste  et  du  vrai,  le  courage  civique  de  l'espèce  héroïque 
et  ces  deux  vertus,  Masaryk  les  possède  au  suprême 
degré:  c'est  un  héros  selon  le  cœur  de  Carlyle.  C'est 
l'homme  qui  est  toujours  prêt  à  combattre  pour  la  défense 
de  la  bonne  cause,  à  courir  des  risques,  à  vivre  «  dange- 
reusement »,  selon  la  parole  de  Nietzsche.  Sa  vie  a  été 
une  succession  ininterrompue  d'exaltantes  batailles  poli- 
tiques. Il  a  été  un  véritable  Samson  agonistès.  Qu'il  s'agît 
de  combattre  ses  propres  amis  politiques,  de  blesser  leur 
vanité  nationale,  de  dénoncer  les  faux  littéraires  d'un 
Mac-Pherson  tchèque  et  de  démontrer  le  caractère  apo- 
cryphe du  fameux  manuscrit  de  Kralové-Dvur  (  1  ) ,  ou  de 
dénoncer  les  faux  politiques  de  la  chancellerie  autri- 
chienne et  les  parjures  de  ses  hauts  fonctionnaires;  qu'il 
s'agît  de  défendre  un  humble  Juif  accusé  d'un  meurtre 
rituel  et  de  résister  à  une  vague  populaire  d 'antisémi- 
tisme, ou  de  braver  les  empiétements  des  chefs  cléricaux 
qui  voulaient  prostituer  la  religion  pour  un  gain  temporel  : 

(1)  Voyez  le  Flambeau,  2e  année,  n°  1,  1er  janvier  1919,  p.  19. 


Le  Président  Masaryk.  153 

Masaryk  n'hésita  jamais  à  monter  sur  la  brèche.  Mais  la 
sincérité  même  la  plus  noble,  le  courage  même  le  plus 
héroïque  n'expliquent  qu'un  aspect  de  la  personnalité  de 
Masaryk.  Ce  qui  constitue  sa  rare,  son  unique  qualité, 
c'est  la  combinaison  de  la  supériorité  intellectuelle  avec  la 
grandeur  morale.  Il  unit  les  vertus  d'un  George  Washing- 
ton avec  celle  d'un  Alexandre  Hamilton. 

Masaryk  est  éminemment  le  philosophe  de  la  haute 
politique.  Ses  œuvres  publiées  embrassent  un  domaine 
immense  depuis  sa  première  dissertation  sur  le  Suicide 
jusqu'à  sa  monumentale  et  classique  Histoire  du  mouve- 
ment révolutionnaire  russe.  Et  sa  vaste  érudition  est  tou- 
jours illuminée  par  la  lumière  des  premiers  principes,  de 
même  que  sa  vision  aboutit  toujours  à  la  prévision.  Pen- 
dant la  guerre  j'ai  souvent  eu  l'occasion  de  discuter  !a 
situation  politique  et  militaire  avec  des  politiciens  et  des 
hommes  d'État  continentaux.  Masaryk  est  le  seul  homme 
d'Etat  dont  le  regard  s'étendît  toujours  au  delà  des  inci- 
dents et  des  accidents  du  jour,  qui  enregistrât  tous  les 
faits,  qui  réalisât  l'ensemble  des  problèmes  que  les  Alliés 
avaient  à  résoudre,  qui  ne  se  laissât  jamais  exalter  par 
des  succès  temporaires  ni  déprimer  par  des  revers.  C'est 
le  seul  homme  qui  ne  perdît  jamais  de  vue  le  but  final. 
Sa  magistrale  analyse  de  la  situation  de  l'Europe,  écrite 
en  1917  et  publiée  à  Washington  dans  l'automne  de  1918, 
reste  aujourd'hui  encore  une  lecture  passionnante  à  cause 
de  l'infaillible  rectitude  de  son  jugement  et  à  cause  de  la 
qualité  prophétique  de  ses  «  anticipations  ». 

Il  fut  un  temps,  avant  la  guerre,  où  les  adversaires  de 
Masaryk  le  décrivaient  comme  un  doctrinaire  et  nous 
savons  qu'il  n'y  a  pas  d'accusation  plus  mortelle  aux 
yeux  des  politiciens  empiriques.  Si  c'est  être  doctrinaire 
que  d'avoir  une  doctrine  bien  définie  et  de  se  laisser  guider 
par  des  principes,  il  faut  admettre  que  Masaryk  était  et 
est  encore  un  doctrinaire.  Mais  si  le  doctrinaire  est  un 


154  Le  Flambeau. 

théoricien  qui  vit  d'abstractions  et  non  de  réalités,  Masa- 
ryk  est  tout  l'opposé  d'un  doctrinaire.  Le  petit  parti  dont 
il  était  le  chef  au  Reichsrath  autrichien  ne  s'appelait-il 
pas,  précisément,  le  parti  réaliste?  Bien  qu'il  suive  tou- 
jours l'étoile  de  son  idéal,  il  est  ce  que  les  Américains 
appellent  un  idéaliste  pratique  et  un  pragmatiste.  Si  j'ai 
rappelé  cette  stupide  accusation  de  doctrinarisme,  c'est 
que  je  l'ai  souvent  entendu  répéter  en  Grande-Bretagne. 

Certains  critiques  ont  une  notion  étrange  de  ce  qui 
constitue  les  véritables  titres  d'un  homme  d'État.  Les 
Tchèques,  qui  ont  une  foi  plus  intense  encore  que  les 
Allemands  dans  la  vertu  de  l'instruction,  ne  considèrent 
pas  que  le  professorat  universitaire  soit  une  préparation 
inadéquate  à  la  carrière  de  l'homme  d'État.  D'autres 
pays  estiment  souvent  que  le  fait  d'avoir  enseigné  dans 
une  université  constitue  une  véritable  diminutio  capitis. 
Certainement  aux  yeux  du  diplomate  conventionnel  de  la 
vieille  école  ce  n'est  pas  une  recommandation  que  d'avoir 
écrit  comme  Masaryk  une  cinquantaine  de  livres  et  de 
brochures.  S'il  avait  habité  dès  sa  jeunesse  les  cimes 
olympiennes  du  Foreign  Office,  si  comme  lord  Grey  il 
n'avait  jamais  passé  la  Manche,  si  comme  le  président 
Wilson  il  n'avait  jamais  franchi  l'Atlantique  et  surtout 
s'il  n'avait  pas  eu  le  malheur  d'occuper  une  chaire  d'uni- 
versité, personne  n'aurait  jamais  imaginé  de  le  qualifier 
de  doctrinaire.  Ce  malheur  hélas!  est  irréparable.  Le 
président  Masaryk  doit  en  faire  son  mea  culpa.  Il  a  été 
professeur  et  jusqu'à  la  fin  de  ses  jours  il  portera  la 
marque  de  sa  profession  académique.  Tu  es  sacerdos  in 
aeternum! 

Pourtant  on  peut  se  demander  sérieusement  si  ce 
n'est  pas  abuser  étrangement  des  mots  que  d'attacher 
l'étiquette  doctrinaire  à  l'homme  qui  a  connu  toutes  les 
formes  de  la  vie,  absorbé  toute  l'expérience  humaine, 
voyagé  dans  tous  les  pays,  qui  a  été  tour  à  tour  forgeron, 
maître  d'école,  professeur  et  journaliste,  détective  poli- 


Le  Président  Masaryk.  155 

tique  et  membre  du  Parlement,  négociateur  diplomatique 
et  organisateur  de  la  victoire?  Bien  loin  de  découvrir 
dans  Masaryk  aucune  trace  de  la  rigidité  doctrinaire,  on 
ne  peut  se  défendre  d'être  frappé  par  la  souplesse,  l'élas- 
ticité, la  faculté  d'adaptation  de  son  esprit.  Considérons 
par  exemple  le  guérillero  d'avant-guerre,  le  propagan- 
diste, l'agitateur  qui  pendant  la  guerre  chevauchait  l'ou- 
ragan, et  comparons-le  avec  le  sage  pilote  qui  se  tient  à 
la  barre,  maintenant  que  la  tempête  a  presque  épuisé  sa 
violence.  Quiconque  a  suivi  la  carrière  de  Masaryk  dans 
ces  jours  de  bataille,  quiconque  a  observé  sa  politique  pru- 
dente et  circonspecte  depuis  qu'il  est  président  de  la  Ré- 
publique, aura  peine  à  croire  qu'un  homme  de  70  ans  fût 
capable  de  s'adapter  si  promptement  et  si  complètement 
à  de  pareilles  évolutions.  Wilson,  président  de  l'Univer- 
sité de  Princeton,  est  le  même  homme  que  Wilson, 
président  des  États-Unis.  Clemenceau  le  Tigre  est  essen- 
tiellement identique  à  Clemenceau  le  dictateur  de  Ver- 
sailles. Mais  Masaryk  dans  l'opposition  et  Masaryk  à  la 
tète  des  affaires  sont  des  personnalités  absolument  diffé- 
rentes. Il  reste  indéfectibîement  fidèle  à  ses  principes,  mais 
ses  méthodes  et  sa  vision  sont  maintenant  entièrement 
différentes.  Ce  n'est  pas  qu'il  soit  amolli  par  le  succès, 
dompté  par  les  souffrances  d'une  longue  maladie  ;  ce  n'est 
pas  même  que  sa  vigueur  soit  atténuée  par  le  sentiment  de 
ses  hautes  responsabilités.  Mais,  en  prenant  les  rênes  du 
pouvoir,  son  instinct  politique  lui  révéla  soudain  que 
l'œuvre  de  l'homme  d'État  diffère  fondamentalement  de 
la  tâche  du  lutteur,  que  les  méthodes  de  la  paix  ne  sont 
pas  celles  de  la  guerre  et  que  le  travail  de  la  reconstruc- 
tion est  distinct  de  celui  de  la  destruction. 

Quand  on  contemple  cet  homme  grand,  bon  et  sage, 
dans  son  rôle  de  pacificateur  et  d'arbitre  des  partis,  de 
modérateur  et  de  conciliateur  de  l'Europe  centrale,  on 
pense  malgré  soi  à  un  homme  d'État  d'un  autre  âge  et 


156  Le  Flambeau 

d'un  autre  hémisphère.  Je  m'étonne  que  l'analogie  que 
je  suggère  et  qui  pour  les  générations  futures  sera  un 
lieu  commun  de  rhétorique  et  un  thème  d'exercices  sco- 
laires, ait  échappé  jusqu'à  présent  aux  biographies  du  Pré- 
sident. Et  pourtant  je  crois  sincèrement  que  pour  bien 
comprendre  le  rôle  propre  de  Masaryk  et  sa  mission  dans 
la  politique  du  monde,  nous  devons  voir  en  lui  l'Abraham 
Lincoln  de  l'Europe  centrale. 

Comme  Lincoln  il  est  sorti  du  peuple.  La  merveilleuse 
histoire  de  Lincoln  :  «  de  la  cabane  de  bois  à  la  Maison 
blanche  »  trouve  son  pendant  dans  l'histoire  plus  mer- 
veilleuse encore  de  Masaryk  :  «  de  la  loge  du  cocher  au 
palais  des  Habsbourg.  »  Comme  Lincoln  c'est  un  homme 
de  conviction  intense,  mais  possédant  la  maîtrise  de  soi. 
Comme  Lincoln  il  ne  se  laisse  jamais  entraîner  par  le 
parti  pris  ou  par  la  passion.  Comme  Lincoln  il  est  pro- 
fondément religieux.  Comme  Lincoln  il  fut  appelé  à  cons- 
truire une  république,  à  mener  une  grande  lutte  et,  la 
bataille  gagnée,  à  réparer  les  ravages  de  la  guerre;  et  l'on 
ne  trouvera  dans  les  discours  présidentiels  de  Masaryk 
ni  une  ligne  ni  une  pensée  qui  ne  respire  dans  toute  sa 
pureté  sublime  l'esprit  de  la  seconde  Adresse  inaugurale 
ou  du  discours  de  Gettysburg. 

Et  comme  Lincoln  toujours,  Masaryk  est  le  représen- 
tant caractéristique  de  sa  race,  profondément  enraciné 
dans  sa  terre  natale.  Il  est  aussi  représentatif  de  la 
Tchéco-Slovaquie  que  Lincoln  de  l'Amérique.  Son  hori- 
zon universel  n'exclut  pas  le  patriotisme  le  plus  intense. 
Masaryk  a  écrit  à  plusieurs  reprises  avec  une  profonde 
et  intelligente  sympathie  sur  les  trois  grands  hommes  de 
la  Bohême  moderne  :  Jean  Hus,  le  plus  héroïque  de  tous 
les  réformateurs  européens  ;  Chelcicki,  le  père  de  la  Fra- 
ternité morave,  le  précurseur  de  Tolstoï,  et  Comenius,  le 
créateur  de  la  pédagogie  moderne.  S'il  a  écrit  des  choses 
si  belles  et  si  vivantes  sur  ces  trois  grands  Tchèques, 
c'est  parce  qu'en  sa  propre  personne  il  unit  les  traits  de 


Le  Président  Masaryk.  157 

ses  trois  héros  nationaux.  Penseur  religieux,  Masaryk 
est  un  Hussite  réincarné.  Moraliste,  il  a  la  ferveur  de 
Chelcicki.  Homme  d'enseignement,  il  a  l'universalité  de 
l'humaniste  et  en  même  temps  le  pragmatisme  de  Come- 
nius.  Heureuse  la  nation  dont  l'idéal  et  les  aspirations 
furent  ainsi  incarnées  durant  la  plus  grande  épreuve  de 
son  histoire  dans  l'homme  qui  fut  appelé  à  diriger  ses 
destins  ! 

Sur  un  point  toutefois,  et  sur  un  point  essentiel,  il  nous 
faut  espérer  et  souhaiter  que  s'arrête  l'analogie  entre 
Abraham  Lincoln  et  le  président  Masaryk.  Lincoln  ne 
vécut  pas  assez  pour  achever  sa  tâche  immense.  L'attentat 
d'un  fou  le  fit  disparaître  de  la  scène  au  moment  même 
où  sa  présence  était  le  plus  nécessaire.  Il  réalisa,  c'est 
vrai,  1'aboiition  de  l'esclavage,  mais  il  ne  vit  pas  la  conso- 
lidation de  son  œuvre  de  paix  et  d'unité.  Comme  à  Lin- 
coln il  fut  donné  à  Masaryk  de  délivrer  un  peuple 
opprimé.  Puisse-t-il  lui  être  accordé  aussi  de  fortifier  et 
d'unifier  l'État  qu'il  a  fondé!  Jamais  la  sagesse  de  ses 
conseils,  l'autorité  de  son  caractère  ne  furent  plus  néces- 
saires qu'aujourd'hui.  Dans  l'actuelle  période  de  transi- 
tion nulle  vie  n'est  plus  précieuse  que  celle  du  président 
Masaryk.  Et  l'anxiété  avec  laquelle  la  nation  tchéco-slo- 
vaque  tout  entière  suivit  jour  par  jour,  l'hiver  dernier,  le 
cours  de  la  dangereuse  maladie  dont  le  président  vient 
heureusement  de  guérir,  n'a  été  qu'une  manifestation  de 
l'instinct  de  la  conservation  chez  son  peuple.  Tous  com- 
prenaient combien  il  importait  que  le  président  continuât 
d'exercer  sa  charge  suprême. 

Si  le  président  Masaryk  disparaissait  prématurément  du 
théâtre  de  la  politique  active,  ce  serait  non  seulement  un 
désastre  pour  la  Tchéco-Slovaquie,  mais  encore  une  cala- 
mité pour  l'Europe.  Sans  doute  il  laisserait  des  succes- 
seurs d'une  habileté  consommée.  Son  fidèle  lieutenant, 
M.  Bénès,  est  le  seul  homme  d'État  qui,  par  la  formation 


158  Le  Flambeau. 

de  la  Petite  Entente,  ait  apporté  à  la  République  des 
nations  le  concours  d'une  politique  vraiment  constructive. 
Mais,  tout  en  rendant  hommage  aux  collaborateurs  du 
président,  quiconque  connaît  la  Tchéco-Slovaquie  et  les 
États  voisins,  quiconque  a  observé  de  près  les  matières 
inflammables  et  explosives  qui  restent  accumulées  dans 
l'Europe  centrale,  estimera  que  le  temps  n'est  pas  encore 
venu  où  l'on  puisse  se  passer  du  Président.  C'est  le  seul 
homme  assez  fort  pour  tenir  en  échec  les  forces  de 
dissolution.  C'est  le  seul  homme  qui  possède  une  expé- 
rience et  un  prestige  suffisants  dans  tout  le  monde  slave 
pour  mener  à  bien  l'œuvre  de  réconciliation  et  de  recons- 
truction. 

Charles  Saroléa. 

Edimbourg,  juin   1921. 


Quelques  souvenirs... 

Il  y  a  des  mots  magiques.  Ils  sont  à  peine  prononcés 
que  des  images  naissent,  que  des  visions  ressuscitent 
devant  les  yeux  qui  les  cherchent,  qu'une  émotion  s'in- 
sinue au  plus  profond  des  cœurs.  Belgique!  Qui  pour- 
rait, aujourd'hui,  prononcer  ce  mot  très  doux,  et  pour- 
tant évocateur  de  terribles  souvenirs,  d'une  lèvre  indif- 
férente?... 

En  juillet  1914,  qui  donc  croyait  à  la  guerre,  à  cette 
folie?  Comment  y  croire,  surtout  dans  ce  beau  et  pai- 
sible pays  de  Suisse,  sur  les  rives  de  ce  lac  Léman  où 
tout  est  bleu,  l'horizon  des  montagnes,  le  ciel  et  l'eau? 
Une  rumeur,  pourtant.  La  catastrophe!  La  Belgique 
envahie,  foulée  aux  pieds,  martyrisée.  A  quand  le  tour 
de  la  Suisse  entourée  de  millions  d'hommes  en  marche 
pour  la  tuerie?  Fébrilement,  chacun  courut  où  l'appelait 
le  devoir.  L'arme  au  pied,  nos  soldats  attendirent  ce  qui 
paraissait  inévitable.  Des  jours,  des  mois  passèrent.  Et 
le  front  de  bataille  s'immobilisa.  Quand  il  fut  à  peu  près 
certain  que  la  Suisse  serait  épargnée,  on  eut  le  temps  de 
réfléchir,  de  se  mettre  à  la  place  des  autres,  de  réaliser 
et  l'horreur  de  la  guerre  et  l'infamie  d'une  attaque  brus- 
quée contre  un  petit  pays  dont  des  traités  dûment  signés 
garantissaient  la  sécurité  et  qui  avait  pourtant  connu  les 
massacres,  les  incendies,  l'esclavage. 

Que  faire?  Tous  ceux  que  n'avaient  pas  trompés  les 
mensonges  allemands  vécurent  des  mois  terribles  :  senti- 
ment d'une  totale  impuissance  devant  le  crime,  tristesse 
des  consciences,  vaines  protestations,  répétées,  multi- 
pliées. En  Suisse  allemande,  particulièrement  travaillée 


160  Le  Flambeau. 

par  la  propagande  teutonne,  le  grand  Spitteler  jugeait  et 
condamnait.  Non  seulement  il  parlait  de  Caïn,  mais 
encore  de  Gain  calomniant  Abel  après  l'avoir  assassiné. 
Dans  la  Suisse  romande  unanime,  on  souffrait  véritable- 
ment de  l'injustice  commise.  Un  homme  du  peuple  lan- 
çait ce  cri  :  «  Si  les  Allemands  étaient  vainqueurs,  ça 
m'éteindrait  toute  la  chaleur  de  la  conscience!  » 

Aussi  quelle  joie  discrète,  quelle  émotion  aussi,  quand 
les  premiers  civils,  des  vieux,  des  vieilles,  des  enfants, 
chassés  de  leur  village  en  misérables  troupeaux,  arri- 
vèrent en  Suisse!  Enfin,  on  allait  pouvoir  agir,  consoler, 
montrer  qu'on  avait  du  cœur! 

Toujours  je  me  rappellerai  ce  premier  convoi  d'éva- 
cués. Il  est  sans  doute  permis  de  se  citer  soi-même  pour 
retrouver  cette  émotion  dans  toute  sa  neuve  sincérité. 
«  Il  fait  nuit  déjà,  écrivions-nous  alors,  une  nuit  froide 
et  pluvieuse  de  décembre.  On  devine,  plutôt  qu'on  ne 
voit,  trois  drapeaux  aux  plis  mêlés,  le  belge,  le  fran- 
çais, le  suisse,  et  derrière  eux  des  vieux  avec  la  bouche 
un  peu  tordue  comme  quand  on  porte  à  bout  de  bras 
des  paquets  trop  lourds,  et  que  ces  paquets  on  ne  veut 
les  confier  à  personne  parce  qu'on  n'a  plus  que  ça;  et 
des  femmes,  des  enfants  qui  les  tiennent  par  la  jupe.  Ils 
passent  tous  ces  gens  qui  ont  vu  ces  taches  de  rouille 
que  fait  le  sang  bu  par  la  poussière,  le  rictus  des  morts 
dont  les  yeux  vitreux  regardent  on  ne  sait  où,  le  haut 
rideau  rouge  dressé  à  l'horizon  par  la  lueur  des  incen- 
dies, tous  ces  gens  qui  sont  partis  à  travers  champs,  cou- 
rant, sautant  les  haies...  On  ne  sait  plus  rien.  On  ne 
pense  à  rien.  On  se  sauve,  pêle-mêle  avec  les  brouettes, 
les  voitures  à  bras,  les  carrioles,  pêle-mêle  avec  les  vaches 
et  les  moutons.  Et  quand  les  animaux  crèvent,  on  les 
jette  au  creux  des  fossés...  Et  toujours  le  grondement 
du  canon...  La  guerre  est  là-bas,  en  France,  maintenant; 
mais  ce  que  Ton  a  est  encore  plus  laid  que  la  guerre: 
les  mépris,  les  ricanements,  les  avanies,  les  mensonges 


Quelques  souvenirs.  161 

de  ceux  qui  se  croient  vainqueurs.  Jusqu'au  jour  où  ces 
mots  circulent  :  Il  faut  partir  !  En  bousculade,  sous  la  pluie 
d'hiver,  on  les  a  entassés  dans  un  train  aux  vitres  sales 
et  ils  ont  été  un  temps  infini  en  route.  Dans  la  tristesse 
du  jour,  dans  le  noir  de  la  nuit,  ils  vont,  ils  s'arrêtent, 
ils  repartent,  et  ils  tiennent  leurs  baluchons  sous  les 
pieds  pour  être  plus  sûrs.  On  leur  dit  soudain  qu'ils  ont 
changé  de  pays,  mais  ça  leur  est  bien  égal  du  moment 
qu'ils  n'ont  plus  le  leur...  Tous  ces  gens  qui  ont  vu  ces 
taches  de  rouille  que  fait  le  sang  bu  par  la  poussière, 
tous  ces  gens  qui  ont  été  poussés  ici,  poussés  là,  qui  ont 
collé  leur  visage  inquiet  aux  vitres  sales  des  wagons, 
qui  ont  roulé  dans  la  tristesse  des  jours  et  dans  l'angoisse 
des  nuits,  les  voici  qui  défilent.  Pour  aller  où?  S'ils  le 
savent,  c'est  comme  s'ils  ne  savaient  pas.  Autour  d'eux, 
une  fouie.  Des  larmes  dans  tous  les  yeux.  Et  soudain, 
de  cette  foule,  étouffé  parce  qu'il  monte  des  profondeurs 
du  cœur,  ce  cri:  Vive  la  Belgique!...  Cette  fois  ils  com- 
prennent. Ils  sont  chez  des  amis.  Et  ils  pleurent  aussi...  » 

Le  soir  même,  Potterat  dit  à  sa  femme  :  <(  Tu  as  vu 
ces  Belges,  cette  misère?  On  en  prend  deux  à  la  mai- 
son ».  Il  fit  comme  il  avait  dit  et  il  les  garda  trois  ans, 
jusqu'au  jour  de  l'armistice. 

L'armistice  !  En  Suisse  romande  aussi  les  cloches  son- 
nèrent, les  fenêtres  se  pavoisèrent  de  drapeaux,  les 
hommes,  sortis  en  courant  des  usines,  des  ateliers,  des 
bureaux,  se  groupèrent  sur  les  places,  se  serrèrent  les 
mains  entre  inconnus.  Et  des  musiques  et  des  cortèges 
entraînés  par  la  même  pensée  :  devant  les  consulats  de 
France  et  de  Belgique  monte  une  acclamation  ininter- 
rompue, l'encens  de  la  reconnaissance,  l'admiration  pour 
tant  de  patience,  tant  d'héroïsme,  tant  de  morts  donnés 
à  l'idée.  Cette  foule  n'est  pas  là  seulement  pour  fêter  la 
fin  de  la  guerre,  des  privations,  des  angoisses,  mais 
encore  et  surtout  pour  saluer  la  justice  triomphante,  la 
Belgique  rendue  à  la  liberté,  la  France  rentrant  à  Stras- 

ll 


162  Le  Flambeau. 

bourg,  l'ordre  moral  trop  longtemps  bafoué  soudain  res- 
tauré. Oui,  vraiment,  cette  foule  passionnée  fêtait  la 
victoire  des  biens  invisibles  de  l'humanité,  des  vérités  du 
cœur  et  de  la  conscience  sur  les  intincts  de  violence,  de 
rapine,  d'hypocrite  félonie. 

Cette  foule  savait  aussi  que  dix  mille  volontaires 
suisses  avaient  lutté  pour  la  cause,  que  sept  mille  d'entre 
eux  dormaient  dans  les  charniers  des  champs  de  bataille, 
que  par  leurs  enthousiasmes,  leurs  souffrances,  leur 
mort,  ils  avaient  voulu  effacer  les  prudences  officielles, 
les  défaillances  de  quelques  chefs,  la  lâcheté  de  quelques 
plumitifs.  Ces  dix  mille  volontaires,  ces  sept  mille  morts, 
ces  acclamations  de  milliers  de  patriotes  étaient  comme 
la  réponse  de  la  vraie  Suisse,  fidèle  à  ses  traditions,  fidèle 
à  cet  amour  de  la  liberté  sans  laquelle  un  peuple  s'étiole, 
se  dégrade,  disparaît. 


C'était  en  1919,  par  un  merveilleux  matin  de  juin. 
Très  haut,  les  hirondelles  dansaient  dans  le  ciel.  Montant 
entre  les  troncs  d'arbre,  plus  rouge  que  le  sang,  le  globe 
formidable  du  soleil.  La  douceur  d'un  beau  jour  commen- 
çant, une  lumière  fraîche  et  gaie,  des  parfums  de  roses... 

A  cette  heure  matinale,  attachés  au  poteau  du  Tir  natio- 
nal, les  patriotes  belges,  hier  encore,  s'offraient  à  la  mort, 
Peu  après,  par  cet  étroit  chemin  bordé  de  coquelicots 
épanouis,  quatre  hommes  vêtus  de  gris,  le  pas  lourd, 
emportaient  un  cercueil. 

En  ce  matin  de  juin  nous  étions  quelques-uns,  tëtt 
découverte,  autour  du  petit  cimetière  où  reposaient  pour 
quelques  instants  encore  Philippe  Baucq,  Louis  Bril, 
Neyts,  Jacquet,  les  frères  Descamps,  Roland,  Mus,  Cor- 
bisier,  Parenté,  d'autres  encore  dont  les  noms  sont  dans 
tous  les  cœurs.  Et  là,  déjà  vides,  la  tombe  d'Edith  Cavell, 
la  tombe  de  Gabrielle  Petit,  la  Jeanne  d'Arc  belge,  de 
cette  jeune  fille  qui  écrivait  ces  lignes  dignes  de  sa  sœur 


Quelques  souvenirs.  163 

de  Domremy:  «  Si  je  dois  perdre  la  vie,  c'est  que  la  Pro- 
vidence m'aura  jugée  digne  de  la  mort  la  plus  belle  qui 
soit:  la  mort  pour  la  Patrie  et  la  justice.  Il  n'y  a  pas  de 
plus  magnifique  emploi  de  ma  vie.  Il  n'y  a  pas  de  plus 
beau  départ  pour  l'éternité.  » 

Le  bruit  des  pioches,  des  pelles,  la  plainte  des  cordes 
sur  lesquelles  on  tire.  Un  à  un,  ils  remontent  dans  le 
royaume  de  la  lumière,  ils  revoient  le  ciel  de  ce  pays 
pour  lequel  ils  sont  morts.  A  ceux  qui  se  penchent,  dou- 
cement, pieusement,  ils  montrent  leurs  mains  jointes, 
leurs  poitrines  fracassées,  leurs  pauvres  visages  rongés. 
Sous  la  clarté  du  soleil,  échappant  à  la  hideur  de  la  mort 
au  travail,  ils  dominent  le  monde  par  leur  sacrifice,  par 
cette  force  invisible  qui  les  a  tenus  debout,  face  aux 
bourreaux,  qui  leur  a  permis  de  tout  offrir  et  de  tout 
donner  :  les  énergies  et  les  tendresses  du  cœur,  la  vie. 

Un  des  spectateurs  de  cette  apparition  horrible  et 
sublime,  longtemps  camarade  de  cellule  des  suppliciés,  dit 
très  simplement  tandis  qu'il  regardait  s'éloigner  les  cer- 
cueils par  l'étroit  sentier  marqué  par  le  double  liséré  des 
coquelicots  : 

-r-  Je  viens  de  voir  l'âme  de  ma  patrie. 

Pour  reconnaître  un  service,  quelqu'un  tendit  alors 
une  pièce  d'argent  à  l'un  des  fossoyeurs.  L'homme  hésita. 
Puis  soudain,  montrant  d'un  doigt  les  cercueils  des  mar- 
tyrs : 

—  Non  merci...  N'est-ce  pas,  eux,  ils  sont  morts  gra- 
tuitement... 


* 

* 


On  sait  en  Suisse  comment  ces  hommes  sont  morts  et 
pourquoi  ils  sont  morts.  On  respecte,  on  aime  leur  mé- 
moire. Des  foules  se  sont  exaltées  au  récit  de  leur  vail- 
lance. Votre  Roi,  votre  Reine,  votre  grand  Cardinal, 
votre  grand  Bourgmestre,  sont  eux  aussi  respectés  et 


164  Le  Flambeau. 

aimés.  Une  sympathie  instinctive  entoure  et  auréole  la 
Belgique. 

Du  reste,  tout  ne  contribue-t-il  pas  à  faire  de  nos  deux 
pays,  des  pays  amis? 

Nos  intérêts  sont  solidaires.  Le  temps  n'est  plus  éloigné 
où  les  chalands,  partis  d'Anvers,  remonteront  le  Rhin 
jusqu'à  Bâle.  La  Suisse  a  trop  souffert  de  sa  dépendance 
économique,  au  cours  de  la  guerre,  et  souffert  dans  sa 
fierté,  dans  son  appétit  de  liberté,  pour  ne  pas  souhaiter 
avoir  désormais,  par  le  Rhin,  à  travers  l'Alsace,  et  par 
les  canaux  jusqu'à  Anvers,  son  port  naturel,  un  débouché 
sur  la  mer. 

Et  la  Belgique,  comme  la  Suisse,  a  connu  dans  le  passé 
les  luttes  âpres.  Ses  cités,  groupées  autour  de  leur  hôtel 
de  ville  ou  de  leur  beffroi,  ont  une  vie  communale 
intense...  Chez  vous,  des  Wallons  et  des  Flamands;  chez 
nous,  des  Alémaniques,  des  Romands  et  des  Italiens. 
Mais,  de  part  et  d'autre,  j'imagine,  moins  quelques  éga- 
rés, peut-être,  des  Belges  et  des  Suisses.  De  part  et 
d'autre,  encore,  le  goût  de  la  simplicité,  de  la  rude  fran- 
chise, l'amour  du  travail,  et  aussi  des  fêtes,  des  banquet?, 
des  kermesses,  des  réalités  tangibles  de  la  vie.  Mais  domi- 
nant tout  le  culte  ardent  de  la  liberté.  Et  voici  que  se  lève 
à  nouveau  le  souvenir  de  vos  martyrs  d'hier...  Ainsi  donc 
identité  des  intérêts,  parallélisme  frappant  des  situations, 
des  conditions  de  vie,  même  attachement  aux  mêmes 
biens  matériels  et  spirituels.  Des  différences,  sans  doute 
aussi,  frappantes,  évidentes,  mais  rien  qui  sépare,  qui 
éloigne.  Il  ne  nous  manque  que  de  nous  mieux  connaître. 
Ce  sera  la  tâche  agréable  et  facile  de  demain. 

Benjamin  Vallotton. 

Lausanne,  juin  1921. 


L'Œuvre  d'Henry  Maubel 

Pour  qui  se  souvient,  au  sortir  de  son  œuvre,  de  la 
lumière  un  peu  froide  de  ses  yeux,  où  glissait  parfois 
l'interrogation  d'un  sourire,  Henry  Maubel  apparaît 
comme  un  esprit  prédestiné,  doué  de  discrètes  et  pro- 
fondes vertus  et  qui,  trop  fier  pour  confesser  sa  mission, 
s'astreint  à  l'inflexibilité  d'un  rêve  intérieur,  non  sans 
garder  aux  hommes  qui  le  méconnaissent,  une  tendresse 
à  la  fois  inquiète  et  fraternelle. 

Insoucieux  des  apparences,  il  a  tôt  fait  de  renoncer 
aux  séductions  du  monde  extérieur  et  c'est  par  les  che- 
mins obscurs  de  la  méditation,  qu'il  partira  à  la  conquête 
de  la  vérité. 

Tous  les  problèmes  le  sollicitent,  non  pas  directement, 
à  la  façon  de  théorèmes  précis  que  dénouera  une  solu- 
tion non  moins  nette,  mais  comme  de  mystérieuses  entités 
vivantes  qui  projetteront  dans  les  méandres  les  plus  ténus 
de  sa  sensibilité,  une  sève  dévorante  et  féconde. 

Dans  la  chambre  solitaire  où  il  s'exile,  chaque  sensa- 
tion recueillie  au  cours  de  ses  recherches,  s'éparpille  en 
notes  innombrables  au  clavier  de  son  intelligence  qui  en 
épuise  ainsi  tous  les  secrets. 

Outre  l'hymne  des  frondaisons  et  la  chanson  des 
vagues,  la  forêt  et  la  mer  lui  ont  révélé,  l'une  le  travail 
souterrain  de  ses  racines,  l'autre  le  miracle  de  ses  féeries 
sous-marines. 

Un  jour  viendra  où,  comme  la  forêt  et  la  mer,  l'âme 
humaine  lui  apparaîtra  sous  les  traits  de  Jacob,  rivée  à 
la  terre  et  luttant  inlassablement  avec  le  sentiment  'de 
l'infini. 


166  Le  Flambeau. 

La  vie  d'Henry  Maubel  offre  le  plus  pathétique  des 
spectacles. 

A  l'heure  où  il  ne  fait  que  pressentir  sa  mission,  il 
a  déjà  reconnu  ses  héros. 

A  l'adolescent  qu'il  est,  la  femme  vient  proposer 
l'énigme  de  son  formidable  et  fragile  empire;  un  autre 
eût  tremblé  devant  cette  révélation  et,  selon  la  prédo- 
minance du  désir  ou  du  renoncement,  se  fût  agenouillé 
devant  Eve  ou  devant  Marie. 

Il  les  écarte  l'une  et  l'autre  pour  élire  Béatrice  qui  le 
séduit  à  la  fois  par  sa  lucidité  et  son  mystère.  Lucide, 
elle  l'est,  par  son  chaste  regard  ouvert  sur  un  monde 
d'apparences;  mystérieuse  par  son  âme  où  brille  la 
flamme  de  l'infini. 

Miette  et  Mad  des  premiers  livres  et  les  Psychélides 
de  Dans  Vile,  offrent,  toutes,  le  visage  plus  ou  moins 
spiritualisé  de  l'amante  immortelle. 

Toutes  cultivent  et  entretiennent  en  lui  «  la  plaie  du 
désir  de  connaître  et  versent  sur  cette  plaie  un  baume 
qui  la  parfume  ». 

Toutes  sont  l'image  de  la  même  âme,  tantôt  vue  du 
dehors,  tantôt  vue  du  dedans. 

Libérez-les  de  leur  dépouille  er  vous  les  verrez  s'ache- 
miner, les  mains  unies,  vers  les  mêmes  hauteurs.  Leurs 
sentiments  et  leurs  idées  ne  s'agitent  jamais  dans  le  plan 
des  relativités:  Ils  sont  l'émanation  d'une  existence 
secrète,  tendue  vers  un  absolu  souvent  ignoré  d'eux- 
mêmes,  et  ils  affleurent  la  surface  de  la  vie,  comme 
des  poussières  d'éternité- 

L'œuvre  d'Henry  Maubel  s'inscrit  dans  une  graduelle 
aspiration  et  le  conflit  entre  l'homme  et  l'infini  que  l'on 
pressent  dès  les  premiers  livres,  va  s'apaisant  ou  s'ac- 
centuant  avec  la  plus  ou  moins  grande  certitude  des  vic- 
toires spirituelles. 

D'abord  résigné  aux  exigences  d'un  univers  transi- 
toire dont  il  se  sent  le  prisonnier,  Henry  Maubel  exaltera 


L'Œuvre  d'Henry  Maubel.  167 

l'attrait  de  l'ascension  compensé  par  la  nécessité  de  la 
descente  ou  la  possibilité  de  la  chute,  et  l'humain  l'empor- 
tant sur  le  divin  dans  son  âme  incomplètement  épurée,  il 
aspirera,  tout  en  magnifiant  la  montée,  à  la  périlleuse 
volupté  de  la  catastrophe. 

«  D'où  nous  viendrait  la  puissance  d'une  ascension, 
«  dit-il,  si  ce  n'était  de  la  beauté  pressentie  de  la  chute?  » 

Mais  bientôt  il  soupèse  les  cailloux  et  les  gemmes  que 
son  pied  heurte,  cherchant  sur  les  plus  humbles  comme 
sur  les  plus  étincelants,  l'empreinte  divine  qui  abolit  les 
hiérarchies.  Puis  il  les  lance  à  la  mer,  pour  suivre,  jusqu'à 
leur  ultime  effacement,  les  ondes  concentriques  que  leur 
chute  y  fait  naître. 

Ainsi  toute  passion  trouve  dans  l'infini  sa  répercus- 
sion et  Dieu  lui-même  n'apparaît  plus  que  comme  le 
suprême  rayonnement  de  nos  passions  sublimisées. 

Les  plus  raisonnables  d'entre  nous  suivent  les  che- 
mins tracés  dans  la  montagne  par  ceux  qui  les  devan- 
cèrent et  le  bruit  de  leurs  pas  y  éveille  des  échos  fami- 
liers. 

D'autres,  plus  téméraires  —  et  au  début  de  sa  vie  spiri- 
tuelle, Maubel  fut  de  ceux-là  —  sont  tentés  par  le  gouffre 
et  vivent  dans  l'affreuse  allégresse  d'un  danger  sans 
cesse  renouvelé. 

Chargés  de  leur  fardeau  terrestre,  ces  dieux  qui  s'igno- 
rent, suscitent  les  tentations,  pour  savourer  l'amertume 
de  les  vaincre. 

D'autres  enfin,  parvenus  aux  sommets,  renoncent  au 
retour  vers  les  vallées.  Autour  d'eux,  la  neige  des  cimes 
se  confond  avec  la  lumière  de  l'absolu  et  ceux  qui  la 
contemplent,  possèdent  Dieu. 

Henry  Maubel  connut  ce  souverain  enchantement  qu'il 
s'efforça  de  traduire  dans  des  œuvres  libérées  des  truche- 
ments propres  à  leur  assurer  une  portée  directe  et  qui  ne 
dispensent  que  parcimonieusement  leur  subtile  magie. 

On  y  trouve  un  souci  hégélien  analogue  à  celui  que 


168  Le  Flambeau. 

C.  Mauclair  découvre  chez  Stéphane  Mallarmé:  «  L'ex- 
((  pression  d'art  doit  se  servir  des  réalités  pour  exprimer 
<(  les  idées  pures  et  seulement  comme  d'intermédiaire 
«  entre  la  conscience  humaine  et  Dieu  (tout  objet  est  le 
«  symbole  passager  de  son  idée  mère)  ». 

Vers  la  fin  de  sa  vie,  Henry  Maubel  chercha  à  dépouil- 
ler son  âme  de  ses  dernières  attaches  terrestres  et  de 
même  qu'il  avait  découvert  la  mystérieuse  activité  des 
racines,  il  s'attacha  à  désenchevêtrer  les  liens  qui  nous 
unissent  à  l'infini. 

A  défaut  d'un  vocabulaire  idéal,  vainement  attendu 
'des  mots  quotidiens,  il  s'était  servi  tout  d'abord,  à  la 
manière  de  Bergson,  d'allégories  ou  d'images  qui,  selon 
l'expression  de  J.  Desaymard,  «  maintiennent  l'esprit 
«  dans  le  concret  et  l'inclinent  à  l'attitude  convenable 
«  pour  qu'il  pense  de  lui-même  l'indicible  vérité  ». 

Mais  bientôt  les  allégories  et  les  images  même,  lui 
semblent  insuffisantes. 

Et  c'est  dans  la  musique  qu'il  s'efforce  de  reconnaître 
le  lien  idéal  qui  relie  les  hommes  à  l'absolu. 

<(  Le  théorème  de  la  vie,  dit-il,  n'est  sans  doute  qu'un 
<(  théorème  d'harmonie  et  ceux  qui  entendront  intime- 
<(  ment  la  musique  entendront  les  accords  de  l'être  ». 

Il  s'avançait  dans  cette  suprême  voie  lorsque  —  vic- 
toire ou  défaite?  —  il  perdit  l'usage  des  mots  pour  ne 
garder  que  la  spiritualité  du  regard  où,  seul,  se  reflétait 
le  visage  de  Béatrice. 

Lucide  et  mystérieux  comme  elle,  il  s'enfonça  de  jour 
en  jour  dans  de  plus  radieuses  ténèbres,  laissant  traîner 
derrière  lui,  l'ombre  lumineuse  d'une  pensée  imprégnée 
de  Dieu  et  qui  avait  effleuré  l'âme  des  nommes  de  clartés 
nouvelles. 

Georges  Marlow. 


u 


HENRY  MAUBEL  (1862-1917) 


A 


Notes 

Nous  prenons  dans  la  vie  les  motifs  de  nos  rêves.  Le 
rêve  est  notre  raison  de  vivre. 

Cet  arbre  regarde  au  loin.  Il  a  soif  de  partir.  Mais 
ses  racines  le  retiennent.  La  vie  —  de  rafales  ou  de 
caresses  —  balance  nos  pensées  sous  le  ciel  comme  elle 
balance  la  cime  de  cet  arbre. 

Le  rêve  est  le  voyage  de  ceux  qui  ne  peuvent  pas 
partir. 

La  vie  n'est  pas  faite  pour  nous,  mais  nous  pour  elle. 
Nous  venons  au  monde  pour  la  manifester  et  la  per- 
pétuer. 

Les  femmes,  les  enfants  sont  les  sources.  L'homme 
est  le  porteur  d'eau. 
Porteur,  ne  t'attarde  pas  à  écouter  chanter  les  sources. 

L'homme  est  un  puits  de  mystère  dont  la  raison  tant 
vantée  n'est  ni  le  seau  ni  même  la  corde;  tout  au  plus  la 
poulie.  Au  fond  dorment  les  mirages.  On  puise  et  l'eau 
coule,  claire  et  désenchantée,  sous  la  lumière  du  jour. 

Les  hommes  devraient  se  considérer  les  uns  les  autres 
avec  respect,  à  cause  de  l'inconnu  qu'ils  portent  en  eux. 
Tout  homme  est  un  mystère  pour  l'autre  et  douloureux 
presque  toujours. 

Mais  l'écorce,  l'écorce!  et  toute  cette  matière  souvent 


170  Le  Flambeau. 

rebutante.  Il  faut  des  chocs  qui  brisent  l'écorce.  La  vie 
est  faite  de  violences  autant  que  de  communions. 

Amour,  tourment  de  l'unité. 

Affinité  —  Attachement.  On  peut  être  attaché  à  des 
êtres  avec  lesquels  on  n'a  pas  d'affinités.  C'est  là  un 
fait  douloureux.  Il  en  résulte  une  complexité  de  senti- 
ments et  de  pensées  qui  peut  porter  des  fruits. 

Toute  dissonance  est  la  promesse  d'une  harmonie  nou- 
velle. 

La  plupart  des  hommes  sont  pareils  à  ces  animaux 
avides  et  têtus,  qui  ont  trouvé  de  quoi  se  gaver  au  bord 
de  la  route  et  qui  s'y  obstinent  goulûment  en  dépit  des 
appels  et  des  coups.  Il  faut  pourtant  que  la  vie  ait  un 
sens  et  un  but? 

Y  a-t-il  un  rapport  entre  les  fables  religieuses  et  notre 
activité  réelle?  Ou  ces  fables  ne  sont-elles  que  des  motifs 
d'animation  pour  nous  aider  à  gagner  ce  but? 

L'homme  religieux  n'est  pas  plus  désintéressé  qu'un 
autre.  Il  "désire  ce  qui  échappe  aux  sens.  Il  a  l'appétit  de 
l'insaisissable  et  cela  ïe  mène  très  haut.  Les  chemins 
escarpés  sont  étroits  et  durs. 

Le  signe  de  la  croix  —  geste  léger,  distrait,  rapide  et 
comme  furtif,  machinal,  répété  par  des  millions  d'êtres 
dans  des  milliers  d'églises  depuis  dix-neuf  siècles...  Appel, 
imploration,  "clameur  muette,  exorcisme,  toute  une  religion 
tient  dans  ce  signe.  Il  est  le  schéma  d'une  certaine  foi 
et  de  ses  rites.  L'homme  catholique  paraphe,  de  ce  signe, 
sa  chair  mortelle. 

Les  hommes  s'enrichissent  en  se  dépensant.  Le  dévoue- 
ment accroît  leurs  forces. 


Notes.  171 

Peu  nombreux  sont  les  hommes  qui  vivent  aussi  haut 
qu'ils  peuvent  vivre. 

A  force  de  dire  :  «  Ceci  est  inintelligible,  ceci  est  impos- 
sible »,  on  scelle  si  étroitement  le  cercle  de  l'habitude 
qu'il  faut  enfin  qu'un  «  fou  »  ou  un  violent  vienne  le 
briser. 

Il  faut  ouvrir  de  temps  en  temps  sur  la  vie  extérieure 
d'autres  portes  que  celle  —  un  peu  étroite  —  par  où  nous 
nous  sommes  habitués  à  passer.  Les  ouvrir  et  les  refer- 
mer, par  exercice,  de  temps  en  temps,  afin  que  le  jeu 
en  soit  aisé  quand  il  en  sera  besoin.  Varions  l'orienta- 
tion de  nos  vues,  de  nos  promenades.  De  l'unité,  mais 
ne  nous  raidissons  pas. 

La  raison  et  l'imagination  sont  comme  deux  plateaux 
dont  l'un  serait  aride  et  l'autre  couvert  de  fleurs.  Une 
vallée  pleine  de  mystère  et  de  songe  les  sépare. 

Il  n'est  de  devoir  qu'envers  toi-même,  parce  qu'il 
n'est  de  connaissance  que  de  toi-même.  (Je  parle  des 
lois  qui  régissent  le  développement  moral  des  êtres.) 
Tout  le  reste  :  amour,  amitié,  affection,  sentiment  de  la 
solidarité,  qui  ennoblit  la  vie,  relève  de  la  sensibilité  et 
de  la  volonté  individuelles  et  ne  se  prescrit  pas.  On 
n'ordonne  pas  à  un  homme  d'être  compatissant,  cheva- 
leresque, généreux.  La  loi  de  dévouement  n'est  pas  dans 
les  codes.  Elle  est  dans  la  conscience  et  dans  l'instinct 
de  ceux  qui,  de  génération  en  génération,  l'entretiennent. 

Penser,  c'est  faire  avec  le  fluide  du  solide,  c'est  bâtir 
dans  les  limbes. 

Ma  pensée  enfonce  ses  racines  dans  mon  cœur.  Si 
mon  cœur  se  tarit  ma  pensée  se  dessèche. 


172  Le  Flambeau. 

Si  l'art  avait  un  but  ce  serait  le  bonheur  pour  celui 
qui  le  crée  comme  pour  celui  qui  le  reçoit.  Mais  bonheur 
a,  ici,  un  sens  si  élevé  qu'il  est  synonyme  de  force,  de 
joie  à  la  manière  de  Beethoven  (joie  dionysiaque)...  de 
vertu  dans  l'acception  anté-chrétienne  du  terme,  en  un 
mot  de  volupté  de  l'esprit.  Ainsi  compris,  il  n'exclut  pas 
les  images  de  la  souffrance,  de  l'horreur,  du  désespoir 
et  de  la  mort  parce  que  le  bonheur  pour  un  artiste,  pour 
un  poète,  c'est  de  goûter  à  toutes  les  grandeurs  et  d'y 
participer. 

En  prenant  le  terme  au  sens  le  plus  large,  on  peut 
dire  qu'il  n'y  a  pas  de  sensation  d'art  où  il  n'y  a  pas 
de  volupté.  En  écoutant  une  fugue  de  Bach  j'éprouve  une 
austère  volupté. 

Chanter  juste,  c'est  toucher  l'âme  de  la  note  de  ma- 
nière à  faire  résonner  toutes  les  harmoniques  qu'elle 
renferme  (ce  précepte  vaut  pour  la  littérature  poétique 
autant  que  pour  la  musique). 

Par  la  musique  l'esprit  prend  une  acuité  qui  lui  per- 
met de  s'ouvrir  des  voies  soudaines  dans  l'obscur.  La 
musique  fait  de  grandes  lueurs  dans  la  conscience  et 
d'autant  mieux  qu'elle  endort  au  préalable  la  raison, 
cette  radoteuse. 

L'audition  des  grands  musiciens  vaut  la  lecture  des 
philosophes  pour  qui  a  pris  soin  de  préparer  et  d'assou- 
plir son  esprit. 

C'est  parce  qu'elle  est  le  reflet  des  mouvements  inces- 
sants de  la  vie  intérieure  que  la  musique  apparaîtra 
comme  une  métaphysique  de  la  sensibilité.  Ceci  se  rat- 
tache à  la  musique  envisagée  dans  son  premier  élément  : 
le  rythme. 


Notes.  173 

Genèse  de  la  musique: 

La  danse  marie  l'art  plastique  et  l'art  musique  synthèse 
vivante.  L'aspiration  insensée,  née  du  tournoiement 
éperdu  de  la  vie  en  danse,  engendre  le  rythme  en  soi, 
principe  de  toute  la  connaissance  humaine  abstraite. 
Tout  mouvement  poussé  au  paroxysme  aboutit  à  une 
élévation.  Si  l'homme  avait  gardé  la  mesure,  s'il  avait 
su  se  proportionner  à  soi,  il  n'y  aurait  pas  de  métaphy- 
sique, il  n'y  aurait  pas  non  plus  de  musique  en  soi.  La 
musique  s'est  détachée  de  la  danse  où  elle  s'incorporait 
comme  l'anneau  se  détache  de  la  planète.  Le  nouveau 
monde  qui  s'est  formé  gravite  dans  l'orbite  de  la  danse... 
et  la  poésie  dans  l'orbite  de  la  musique  —  car  la  poésie 
commence  à  ne  plus  être  lorsqu'elle  cesse  d'être  —  d'une 
manière  ou  d'une  autre  —  musicale. 

Le  masque.  —  Le  visage,  masque  souvent  grossier  et 
maladroitement  modelé.  Je  me  représente,  c'est-à-dire 
que  je  me  compose  une  image  de  la  physionomie  morale 
d'un  être,  et  je  me  dis  que  c'est  cette  physionomie  qu'il 
faut  considérer  sous  l'autre.  L'autre  est,  la  plupart  du 
temps,  une  déformation  grotesque  de  la  réalité  spiri- 
tuelle de  cet  être.  Dès  lors,  toutes  les  figures  réappa- 
raissent comme  posées  sur  le  visage  vrai  :  des  masques. 
(L'impératrice  Eugénie,  vieillie,  promenant  dans  Paris 
son  âme  de  jadis). 

Grand  complot.  —  16  mai  1889.  Bernaert  et  Devolder, 
ministres.  Avocats  au  procès:  Janson,  Picard,  Robert, 
Ninauve,  Alex,  de  Burlet.  Président  de  la  Cour:  Pécher. 
Assesseurs:  Dolez,  Leurquin.  Avocat  général:  Janssens. 
Accusés:  Conreur  (Paul  et  Hector).  Paul,  grosse  tète 
blonde,  pâteuse,  mafflue.  Hector,  tète  tzigane,  cheveux 
séparés  au  milieu  et  retombant  en  ondulant  sur  des  sour- 
cils épais.  Maroilîe,  petite  taupe  blonde,  à  lunettes. 
Moyau,  mineur,  faisant  songer  par  le  visage  à  Cavrot. 


174  Le  Flambeau. 

Destrée  parmi  les  défenseurs.  Derrière  la  Cour: 
Spronck,  juge  d'instruction,  le  substitut  Sylvercruys,  le 
docteur  Semai. 

Le  front  vaste  et  tourmenté  de  Paul  Janson.  Désordre 
des  mèches  rares.  La  chevelure  est  un  champ  dévasté 
par  la  même  passion  combattive  qui  remplit  de  flammes 
les  yeux  farouches. 

Le  regard  impitoyablement  aigu  qui  s'allume  en  petites 
flammes  vives,  tout  à  coup,  derrière  le  binocle  de  Maître 
Picard,  tandis  que  la  bouche  entr'ouverte  laisse  poindre 
le  bout  de  la  langue  acérée,  ce  regard  qui,  de  temps  en 
temps,  s'accroche  à  une  idée,  là-haut,  avec  l'attitude 
d'en  écouter  le  sens  imperceptible  et  qui  ne  la  lâchera 
pas  avant  d'en  avoir  mis  au  jour  la  nuance  précise. 
M0  Robert  dit  des  choses  spirituelles.  Il  en  pense  qu'il 
réserve;  il  en  devine,  il  s'en  remémore,  il  en  invente. 
Il  y  en  a  dans  ses  yeux  malicieux,  dans  son  regard  rail- 
leur qui  frise,  dans  l'attitude  provocante  de  sa  figure 
charnue  et  rose,  dans  son  petit  nez,  fait  d'une  pointe 
moqueuse  entre  deux  ailes  délicatement  sensuelles.  Il 
y  en  a  dans  sa  grosse  moustache  de  tambour-major 
incompatible  avec  ce  petit  nez.  Ils  ont  l'air  de  se  moquer 
l'un  de  l'autre;  il  y  en  a  aussi  dans  ses  cheveux  cendrés, 
bouffants,  qui  s'étalent  en  boucles  sur  le  collet  de  la 
redingote  ou  de  la  toge. 

Me  Janson  plaide,  calé  sur  les  reins,  planté  de  face, 
le  torse  bombé,  remarquable  par  la  carrure  de  son  atti- 
tude et  le  parallélisme  de  ses  gestes.  Tantôt  braquant 
les  deux  index  comme  des  canons  de  revolver,  tantôt 
dressant  les  bras  et  brandissant  les  poings  comme  pour 
soulever  la  masse  d'une  phrase  hurlante  qui  retombe 
avec  un  bruit  sourd. 

M?  Picard  se  lève.  Il  repousse  sa  chaise,  repousse  ses 
notes,  et,  un  pied  en  avant,  dans  l'attitude  oblique  d'un 
homme  qui  va  croiser  le  fer,  il  a,  d'une  jambe  sur  l'au- 
tre, un  léger  balancement  comme  pour  essayer  le  terrain 


Notes.  175 

ou  s'y  affermir  et  alors,  d'une  voix  enrouée,  étrange, 
hésitante,  tremblotante,  il  parle,  essayant,  du  tournoie- 
ment sur  place  de  quelques  phrases,  le  vol  de  son  élo- 
quence. Et  puis  la  parole,  à  mesure  qu'elle  touche  les 
faits  et  qu'elle  les  serre  de  plus  près,  se  pose,  s'accentue 
et,  dans  la  discussion  juridique  de  plus  en  plus  colorée, 
apparaissent  alors  ces  phrases  à  l' emporte-pièce  où  les 
consonnes  se  font  dures,  où  les  r  roulent  par  trois  et 
quatre  fois,  comme  si  les  mots  passaient  dans  le  gosier 
de  l'orateur  sur  des  petites  roulettes  de  cuivre,  où  les 
finales  tranchent  la  parole  sur  laquelle  elles  s'abattent 
avec  une  rapidité  sifflante.  Voix  de  métal  et  d'un  métal 
impur,  prononciation  qui  s'altère  donnant  à  certaines 
diphtongues  une  couleur  qui  semble  être  à  la  fois  méri- 
dionale et  flamande,  voix  qui  a  des  crissements,  des  frot- 
tements et  qu'une  pression  trop  nerveuse  fait  quelquefois 
glisser  à  côté  de  l'intonation  juste,  partir  en  fausset, 
voix  qui  se  fausse  comme  le  fer  de  l'escrimeur  dans 
l'emportement  de  la  lutte.  Voix  d'un  caractère  mordant, 
amer,  et  dont  la  sécheresse  apparente  et  les  contractions 
se  retrouvent  dans  le  geste  de  la  main,  dans  l'expression 
du  visage. 

Parmi  les  accusés  du  grand  complot  de  Châtelet,  il  y 
a  aussi  Fabien  Gérard,  un  vieux  tout  blanc  qui  a  la  manie 
du  discours.  Chaque  fois  qu'on  lui  pose  une  question, 
il  tire  un  papier  de  sa  poche. 

Le  grand  complot  de  Châtelet  s'écroule.  L'affaire  finit 
par  des  condamnations  à  26  francs  d'amende.  Elle  avait 
duré  toute  une  semaine. 

Henry  Maubel. 


La  Géorgie 


Le  Point  de  vue  international. 

La  Géorgie  traverse  les  plus  terribles  épreuves.  A  peine 
les  gouvernements  alliés  s'étaient-ils  décidés  à  reconnaître 
de  jure  son  existence  et  à  lui  donner  ainsi  le  moyen  de  se 
développer  normalement,  en  communion  étroite  avec  la 
civilisation  occidentale,  qu'elle  s'est  trouvée  victime  de  la 
plus  brutale  des  agressions.  Les  forces  bolchévistes  l'en- 
vahissaient au  sud,  à  l'est,  au  nord,  sans  même  la  forma- 
lité d'une  déclaration  de  guerre,  et  les  Turcs,  invoquant 
le  traité  de  Brest-Litovsk,  marchaient  sur  Batoum.  C'est 
en  vain  que  l'armée  nationale,  que  la  garde  populaire 
opposèrent  une  résistance  héroïque  à  des  ennemis  infini- 
ment supérieurs  en  nombre,  en  équipement  et  qui 
attaquaient  dans  six  directions  à  la  fois.  Maintenant  les 
commissaires  moscovites  régnent,  appuyés  sur  cent  mille 
baïonnettes,  les  libres  institutions  sont  détruites,  le  pays 
ravagé,  la  population  vit  dans  la  terreur.  Mais  ceux  qui 
connaissent  la  jeune  république  savent  qu'elle  triomphera 
de  cette  crise  comme  de  tant  d'autres  dont  son  histoire 
est  pleine.  L'expérience  de  ces  dernières  années  suffirait 
à  elle  seule  à  justifier  cette  confiance. 

L'Orient  donne  en  ce  moment  l'impression  d'un  for- 
midable écroulement,  sans  que  l'on  sache  encore  si  quel- 
que chose  surgira  d'au  milieu  de  ces  ruines.  La  Russie 
en  est  arrivée  à  un  état  inouï  de  décomposition  sociale, 
la  Turquie  presque  entière  est  en  proie  aux  plus  graves 
convulsions.  La  malheureuse  Arménie  voit  redoubler 
l'horreur  tragique  de  son  sort.  La  Perse  tombe  dans  le 
chaos.  Et  si  nous  portons  plus  loin  encore  le  regard,  le 


La  Géorgie.  177 

Turkestan,  l'Inde,  la  Chine,  nous  offrent  des  spectacles 
non  moins  affligeants,  ou  nous  montrent  des  peuples  déjà 
sur  le  bord  du  gouffre.  Les  tableaux  sont  divers:  ici  c'est 
la  guerre  civile,  ailleurs  la  famine,  ailleurs  encore  le 
choc  affreux  de  nationalités  rivales  ou  de  fanatismes 
opposés.  Sous  tant  de  symptômes  différents  on  devine 
l'action  d'une  grande  cause  commune,  dont  la  recherche 
mérite  d'occuper  la  méditation  des  politiques.  Mais  je 
n'ai  garde  d'aborder  ce  vaste  sujet.  Je  veux  remarquer 
seulement  qu'au  milieu  du  désastre  général,  la  Géorgie 
seule  nous  a  présenté  jusqu'à  une  date  toute  récente  le 
spectacle  d'une  immunité  relative. 

Maintes  fois  elle  a  été  exposée  au  commun  péril,  elle 
y  a  toujours  échappé.  Elle  était  dans  l'Etat  russe  quand 
le  Bolchévisme  s'est  abattu  sur  lui  :  elle  a  su  se  préserver 
de  cette  calamité.  Elle  a  connu  la  grande  retraite,  un 
million  de  soldats  débandés,  ne  formant  plus  qu'une 
horde  immense  de  pillards,  ont  traversé  son  territoire: 
elle  a  miraculeusement  gardé  ses  villes  et  promptement 
réparé  la  dévastation  de  ses  campagnes.  Elle  s'est  sauvée 
par  deux  fois  de  l'invasion  turque.  Elle  a  su  organiser 
sa  vie,  tirer  de  son  sol  une  subsistance  suffisante,  se 
donner  une  organisation  politique  solide,  préparer  son 
développement  économique.  Est-ce  le  hasard  qui  l'a  pré- 
servée tant  de  fois?  Le  hasard  n'a  pas  cette  constance. 
Et  si  Ton  appelle  nation  l'ensemble  des  hommes  qui, 
voulant  mener  ensemble  une  existence  sociale  réglée  et 
indépendante,  sont  capables  d'y  parvenir,  les  Géorgiens 
ont  démontré  au  milieu  des  difficultés  les  plus  extrêmes 
qu'ils  constituent  vraiment  une  nation. 

Le  public  européen  est  généralement  très  mal  informé 
de  ce  qui  se  passe  dans  ces  contrées  lointaines  et  ne  s'en 
soucie  pas.  Indifférence  fâcheuse,  car  les  régions  du  Cau- 
case sont  de  celles  justement  dont  la  nature  et  l'histoire 
ont  fait,  si  je  puis  dire,  des  organes  vitaux  de  la  grande 
société  des  hommes.  Et  quelques-unes  des  plus  graves 

12 


178  Le  Flambeau, 

questions  de  l'après-guerre  s'y  posent  en  ce  moment.  De 
la  solution  qui  leur  sera  donnée  dépendra  pour  une  large 
part  la  solidité  de  la  paix  en  Asie  et  dans  le  monde. 

*    * 

La  grande  dépression  maritime  qui,  des  colonnes 
d'Hercule  au  Caucase,  pénètre  si  profondément  dans  la 
masse  de  l'ancien  continent  fut  toujours  un  prodigieux 
instrument  des  échanges  et  de  la  civilisation.  Cette  grande 
voie  ne  se  termine  pas  brusquement  en  cul-de-sac. 
Les  hautes  montagnes  qui  semblent  d'abord  barrer 
irrévocablement  tout  le  fond  de  la  mer  Noire,  de 
Novorossik  au  littoral  turc,  présentent  cependant  un 
passage,  unique,  mais  commode  :  celui  que  ména- 
gent les  vallées  conjuguées  des  deux  fleuves  géor- 
giens, le  Rion  et  la  Koura.  Là  s'amorce  l'un  des  che- 
mins traditionnellement  suivis  par  les  marchands  et  sou- 
vent, hélas,  par  les  hommes  de  guerre.  De  Tiflis,  il 
gagne  les  hauts  plateaux  par  Erivan  et  Tabriz.  Il  mène 
à  toutes  les  richesses  de  l'Asie.  On  y  passe  pour  se 
rendre  vers  les  diverses  parties  de  la  Perse.  Les  caravanes 
de  l'Inde  ont  le  plus  volontiers  pris  de  ce  côté  chaque 
fois  que  l'état  politique  des  régions  iraniennes  y  garan- 
tissait quelque  sécurité.  De  Tabriz  on  se  rend  aussi,  plus 
au  nord,  vers  le  Turkestan  et  la  Chine  par  un  itinéraire 
qui  déjà  était  traditionnel  au  temps  de  Marco  Polo. 

Ces  routes  ont  vu  passer  les  marchandises  qui  d'Ex- 
trême-Orient allaient  fournir  au  luxe  de  la  Rome  antique, 
et  les  plus  anciens  Grecs  doivent  en  avoir  connu  au 
moins  les  premières  étapes  puisque  le  fleuve  Phasis  dont 
parle  la  légende  des  Argonautes  n'est  autre  que  le  Rion. 
J'ai  peine  à  croire  que  Jason  et  ses  compagnons  entre- 
prirent leur  aventureux  voyage  pour  recueillir  simplement 
les  quelques  paillettes  d'or  que  charrient  les  rivières.  La 
toison  miraculeuse  doit  symboliser  un  trésor  plus  pré- 


La  Géorgie.  179 

cieux,  celui  des  produits  merveilleux  que  le  transit  ame- 
nait déjà  en  Géorgie  des  contrées  les  plus  lointaines. 

Au  moyen  âge  aussi,  ces  chemins  furent  parcourus 
par  bien  des  marchands.  Ils  perdirent  ensuite  beaucoup 
de  leur  animation,  quand  Constantinople  eut  été  prise 
par  les  Turcs  et  la  voie  bloquée  vers  l'aval.  Les  progrès 
de  la  navigation  maritime  permirent  de  rétablir  plus  tard 
les  communications  de  l'Occident  avec  les  régions  voi- 
sines des  côtes  par  les  océans  nouvellement  découverts, 
mais  tout  l'intérieur,  l'immense  étendue  de  l'Asie  cen- 
trale demeura  longtemps  isolée  de  l'Europe.  Il  fallait  pour 
qu'elle  y  fût  vraiment  reliée  de  nouveau,  après  l'ouver- 
ture du  Bosphore,  que  des  conditions  modernes  (de 
transport  y  fussent  créées  par  l'avènement  du  rail. 

Celui-ci  progresse  rapidement,  suivant  une  variante  de 
la  route  millénaire.  A  Tiflis,  une  ligne  se  détache  de  celle 
d'Erivan,  et  par  la  plaine  où  coule  la  Koura  gagne  le  grand 
centre  industriel  de  Bakou  (d'où  une  pipe-Une  mène 
les  naphtes  à  Batoum,  leur  port  naturel  d'embar- 
quement vers  l'Europe).  De  là,  traversant  la  Caspienne 
en  sa  partie  la  plus  étroite,  on  retrouve  à  Krasnovodsk 
un  réseau  dont  les  ramifications  pénètrent  déjà  profon- 
dément dans  le  Turkestan.  On  sait  à  quel  développement 
économique  cette  contrée  et  celles  qui  la  joignent 
paraissent  destinées.  On  peut  donc  se  rendre  compte  des 
transports  vraiment  formidables  qu'assurera  un  jour 
l'artère  qui  les  dessert  d'abord,  trouve  ensuite  sur  son 
passage  tous  les  produits  du  commerce  caspien,  depuis 
ceux  des  ports  persans  jusqu'à  ceux  de  la  basse  Volga, 
puis  traverse  l'un  des  plus  riches  bassins  pétrolifères  du 
monde  et  enfin,  après  avoir  reçu  à  Tiflis  l'affluent  impor- 
tant qui  viendra  tôt  ou  tard  des  Indes,  se  jette  par 
Batoum  et  Poti  dans  l'immense  courant  qui  entraîne  les 
produits  de  l'Orient  à  travers  les  détroits,  vers  la  Médi- 
terranée et  l'Océan. 

* 


180  Le  Flambeau. 

C'est  donc  entre  les  deux  Caucases  que  s'ouvre  la 
porte  principale  de  l'Asie,  la  seule  qui  en  commande  vrai- 
ment le  centre,  l'une  des  meilleures  pour  ceux  qui  vont 
vers  le  sud.  La  Géorgie  doit  à  cette  circonstance  sa  grande 
importance  internationale. 

L'un  des  hommes  qui  servent  le  plus  activement  en 
Orient  la  politique  anglaise,  me  disait  récemment  :  «  Il  y  a 
deux  points  nodaux  à  considérer  dans  le  monde  pon- 
tique:  Constantinople  et  Tiflis  ».  La  maîtresse  route  des 
pays  merveilleux  est  maintenant,  vaille  que  vaille,  garantie 
au  premier.  Mais  l'invasion  de  la  Géorgie  par  les  troupes 
bolchévistes  l'a  de  nouveau  barrée  au  second. 

Depuis  des  siècles,  la  ville  et  le  pays  sont  l'objet  de 
bien  des  convoitises.  Turcs  et  Persans  se  les  sont  âpre- 
ment  disputés.  Si  les  Persans  sont  aujourd'hui  hors 
cause,  on  n'en  peut  dire  autant  des  Turcs.  En  Asie  du 
moins  ceux-ci  ont  conservé  toutes  leurs  ambitions  et  ils 
caressent  toujours  l'espoir  d'y  placer  sous  leur  suze- 
raineté efficace  l'ensemble  des  populations  musulmanes. 
Quel  progrès  vers  ce  but  s'ils  pouvaient  fermer  définiti- 
vement aux  influences  européennes  un  de  leurs  accès  les 
plus  importants! 

Or,  on  ne  peut  oublier  que  le  traité  de  Brest-Litovsk 
livre  aux  Ottomans  toutes  les  forteresses  qui  couvrent 
la  Transcaucasie  de  leur  côté,  et  sans  lesquelles  cette  pro- 
vince ne  serait  plus  qu'une  contrée  ouverte,  d'une  défense 
hasardeuse.  L'action  avisée  de  la  jeune  république  géor- 
gienne avait  su  prévenir  l'exécution  de  ces  clauses,  mais 
Kemal  Pacha  a  profité  de  l'attaque  bolchéviste  pour 
faire  valoir  ses  «  droits  ».  Et  comme  par  une  aberration 
qui  ne  s'explique  pas  —  ou  que  l'on  n'ose  expliquer  —  les 
troupes  (anglaises  qui  occupaient  Batoum  y  bnt  fait 
sauter  tous  les  canons  lourds  avant  de  remettre  la  place 
à  l'armée  nationale,  la  Géorgie  n'a  plus  eu  aucun  moyen 
militaire  de  résister. 

D'autres  que  les  Turcs  songent  aux  profits  que  Ton 


La  Géorgie.  181 

pourrait  tirer  d'une  influence  prépondérante  acquise  au 
«  second  point  nodal  ».  L'Allemagne  n'était  pas  si  bien 
absorbée  par  la  pensée  de  Bagdad  qu'elle  ait  perdu  de 
vue  la  grande  voie  du  Rion.  Ses  commerçants  en 
occupent  depuis  longtemps  tous  les  points  importants, 
ses  hommes  d'affaires  exploitent  sur  son  trajet  mines  et 
concessions,  et  durant  la  courte  occupation  de  la  Géorgie 
par  ses  troupes,  elle  y  a  déployé  une  activité  ordonnée 
et  adroite,  décelant  une  longue  préparation  et  de  vastes 
desseins.  L'Angleterre,  d'autre  part,  a  aux  Indes,  en 
Perse,  dans  toute  l'Asie  méridionale  et  moyenne  de  trop 
grands  intérêts  pour  avoir  pu  jamais  négliger  les  che- 
mins qui  y  mènent.  Il  y  aurait  une  étude  bien  intéressante 
à  faire  sur  l'action  qu'elle  poursuit  actuellement  dans 
tout  le  bassin  de  la  mer  Noire  et  dont  il  faut  quelque 
attention  et  quelque  persévérance  pour  suivre  le  dessein 
compliqué  —  je  songe  malgré  moi  aux  canons  de  Ba- 
toum.  Mais  le  moment  sans  doute  serait  mal  choisi  pour 
entreprendre  semblable  travail  ou  même  pour  insister 
davantage  sur  des  projets  qui,  en  somme,  seront  peut- 
être  abandonnés.  Qu'il  me  suffise  de  rappeler  l'intérêt 
majeur  qu'ont  toutes  les  nations  —  sans  en  excepter  les 
petites  —  à  ne  pas  permettre  que  l'une  des  plus  impor- 
tantes avenues  du  monde  soit  placée  sous  le  contrôle 
d'une  puissance  particulière. 

*    # 

On  s'en  convaincra  mieux  si  l'on  veut  bien  se  rappeler 
l'influence  si  néfaste  qu'a  exercée  durant  plus  d'un 
siècle  le  contrôle  moscovite. 

La  nation  russe  n'a  jamais  tendu  fortement  vers  le 
Caucase;  à  plus  forte  raison  ne  l'a-t-elle  jamais  dépassé. 
L'impérialisme  de  ses  maîtres  a  seul  franchi  les  crêtes, 
pour  le  malheur  du  monde.  Leur  prise  de  possession  de 
la  Transcaucasie  fut  d'ailleurs  beaucoup  moins  une  fin 
en  soi,  pour  parler  le  langage  des  philosophes,  qu'un 
moyen  en  vue  d'une  fin. 


182  Le  Flambeau. 

Les  Tzars  eussent  fait  une  opération  de  rapport  fort 
douteux  en  menant  leurs  armées  à  Tiflis  ou  à  Kars, 
s'ils  avaient  entendu  les  arrêter  là.  Ils  acquéraient  une 
province  riche,  certes,  mais  très  mal  rattachée  au  reste 
de  l'empire,  dont  la  population  indocile  ne  pouvait  être 
maintenue  dans  l'obéissance  qu'au  prix  d'un  grand  et 
continuel  effort,  difficile  enfin  à  défendre  contre  des 
voisins  puissants.  Il  y  eût  eu  une  sorte  de  folie  à  tenter 
cette  sortie  en  avant  du  bastion  formé  par  le  Caucase 
et  à  échanger  une  frontière  solide  contre  une  autre  qui  ne 
se  peut  garder  qu'à  force  de  citadelles,  si  l'on  n'avait 
eu  le  projet  de  pousser  plus  avant.  Et,  en  fait,  cette 
marche  de  l'empire  fut  toujours  considérée  par  ses 
maîtres  comme  une  place  d'armes  où  l'on  pourrait 
masser  des  troupes  pour  s'élancer  vers  de  nouvelles  con- 
quêtes. Tiflis  n'était  qu'une  étape  sur  la  route  de  Con- 
stantinople  et  sur  celle  des  Indes,  une  position  d'où  l'on 
pouvait  isoler  l'Asie  centrale  avant  de  s'en  emparer.  Si 
l'autocratie  s'était  jetée  sur  la  porte,  c'était  avec  le  ferme 
propos  d'y  passer! 

Et  ainsi,  par  les  vastes  ambitions  dont  elle  était  le 
signe,  par  les  compétitions  redoutables  qui  en  étaient 
l'inévitable  suite,  la  poussée  tsariste  en  Transcaucasie  a 
sans  cesse  ajouté  une  grande  cause  d'incertitude  et  de 
trouble  à  toutes  celles  qui  ont  ébranlé  l'équilibre  du 
monde,  depuis  la  guerre  de  Crimée  jusqu'à  celle  dont 
nous  ne  sommes  pas  encore  définitivement  sortis. 

Puissions-nous  ne  jamais  l'oublier!  Pendant  la  guerre 
russe  de  1853  à  1856,  la  France,  victorieuse  pourtant  en 
Crimée,  comprit  fort  bien  qu'il  fallait  libérer  le  Caucase 
pour  atteindre  un  règlement  solide  de  la  question 
d'Orient.  Ce  ne  fut  pas  sa  faute  si  justice  ne  fut  point 
faite  alors.  On  ne  peut  imaginer  qu'elle  puisse  être 
moins  clairvoyante,  quand  à  Sébastopol  les  événements 
ont  pris  une  tournure  si  différente  par  la  défaite  définitive 
de  Wrangel.  L'entrevue  toute  récente  de  M.  Briand  avec 


La  Géorgie,  183 

les  représentants  des  États-Unis  du  Caucase  permet 
d'espérer  qu'on  se  rend  compte  enfin  des  nécessités  de  la 
situation. 


Mais  voici  que  les  Bolchévistes  ont  repris  à  leur 
compte  la  politique  d'Asie  inaugurée  par  les  Tzars.  On 
les  dirait  hantés  par  les  vieux  songes  qui  flottent  encore 
entre  les  murs  du  Kremlin!  C'est  toujours  vers  l'Inde 
et  vers  Constantinople  que  leurs  regards  se  tournent. 
C'est  là  qu'ils  espèrent  planter  d'abord  leur  pavillon 
dont  ils  savent  bien  qu'il  ne  flottera  pas  de  sitôt  sur  les 
capitales  européennes.  Et  une  fois  encore  c'est  par  la 
Transcaucasie  qu'ils  ont  commencé  leur  action,  où  le 
prosélytisme  se  mêle  si  étrangement  aux  opérations  mili- 
taires. Ils  ont  occupé  l'Azerbeidjan  d'abord,  puis  l'Ar- 
ménie, enfin  la  Géorgie,  à  la  honte  de  l'Entente  qui  a  vu, 
passive  et  résignée,  étrangler  ces  trois  républiques,  et  qui 
eût  pu  éviter  pourtant  cette  catastrophe,  en  donnant  sim- 
plement aux  peuples  menacés  ce  degré  d'aide  écono- 
mique et  d'aide  morale  que  chaque  nation  civilisée  paraît 
en  droit  d'attendre  des  autres. 

L'impérialisme  bolchéviste  ne  durera  pas  toujours;  à 
cette  heure  même  le  régime  paraît  bien  menacé.  La  Trans- 
caucasie à  peine  conquise  affirme  bien  haut  sa  volonté 
d'indépendance.  Une  autre  Russie  viendra,  qui  aura 
plus  que  nation  au  monde  un  grand  besoin  de  paix  pour 
réparer  ses  ruines.  Celle-là  ne  nourrira  pas  d'ambitions 
lointaines,  elle  ne  prétendra  d'autres  droits  sur  les  routes 
du  commerce  ou  sur  les  détroits  que  ceux  dont  la  Société 
des  Nations  garantit  la  jouissance  à  tous  les  peuples.  Le 
signe  le  plus  certain  de  son  orientation  nouvelle  sera 
justement  sa  renonciation  à  la  Transcaucasie.  Que  dis-je? 
Ce  signe  s'est  manifesté  déjà  :  les  meilleurs  représentants 
de  la  pensée  russe  reconnaissent  hautement  le  droit  de 
la  Géorgie  à  disposer  d'elle-même,  l'autre  jour  encore 


184  Le  Flambeau. 

Martov  le  réaffirmait  éloquemment  au  nom  du  parti  Men- 
chévique.  Tous  les  partis  démocratiques  admettent  son 
indépendance,  définitivement  et  sans  retour. 

Et  ceci  nous  fait  voir  ce  qu'il  y  a  d'absurdement  arti- 
ficiel dans  la  politique  qui  a  si  longtemps  refusé  la  recon- 
naissance à  ce  pays  en  vertu  du  principe  de  l'intégrité 
de  l'empire  russe!  On  s'étonne  que  cette  doctrine  puisse 
nous  être  présentée  sous  le  patronage  du  président  Wil- 
son,  dont  elle  contredit  pourtant  les  idées  les  plus  arrê- 
tées en  matière  de  droit  national. 

Certes,  il  faut  placer  au-dessus  de  toute  atteinte  l'inté- 
grité de  la  nation  russe.  Mais  comment  pourrait-on  con- 
fondre celle-ci  avec  cet  empire  tzariste  où  elle  s'est 
trouvée  si  longtemps  prisonnière  en  compagnie  des 
peuples  les  plus  divers?  Refuser  de  libérer  la  Géorgie 
comme  on  a  libéré  la  Pologne,  la  Finlande,  les  popula- 
tions du  littoral  baltique,  comme  on  sera  conduit  demain 
par  la  force  des  choses  à  libérer  d'autres  régions  encore, 
c'est  bien  pis  que  commettre  un  illogisme  flagrant,  c'est 
maintenir  en  Orient  une  des  plus  graves  possibilités  de 
guerre  nouvelle. 

Dans  le  monde  nouveau  où  nous  sommes,  on  ne  sau- 
rait s'attarder  sans  périPaux  vieilles  conceptions  des 
Romanov. 

♦    « 

A  la  conception  tzariste  s'en  oppose  une  autre  :  celb 
d'une  Géorgie  jouissant  sous  la  garantie  de  la  Société 
des  Nations  de  la  plénitude  de  son  indépendance.  Ceci 
suppose  évidemment  que  le  peuple  qui  habite  cette  con- 
trée possède  une  individualité  nationale  assez  certaine,  et 
assez  forte,  pour  qu'il  puisse  organiser  lui-même  sa  vie 
au  sein  d'un  Etat  moderne  établi  grâce  à  ses  efforts.  Il 
importe  donc  de  vérifier  si  ces  conditions  sont  remplies. 

Certains  politiques  s'obstinent  à  ne  voir  dans  la  na- 
tion géorgienne  qu'un  fragment  temporairement  détaché 


La  Géorgie.  185 

par  les  circonstances  de  la  nation  russe.  C'est  vraiment 
trop  oublier  qu'entre  ces  deux  peuples  s'élève  la  barrière 
du  Caucase. 

Nulle  chaîne  de  montagnes  n'oppose  plus  formidable 
obstacle  à  la  continuité  nationale.  Dans  son  immense  lon- 
gueur, elle  ne  présente  que  de  bien  rares  passages  pra- 
ticables. Elle  sépare  deux  mondes  dont  les  destinées  sont 
demeurées  distinctes  à  travers  tous  les  temps,  qui  s'oppo- 
sent par  le  climat,  par  le  sol,  par  l'ethnographie  autant 
que  par  l'histoire.  Les  tzars  ont  pu  faire  de  la  Trans- 
caucasie  une  possession  de  leur  couronne,  il  n'a  pas 
plus  été  en  leur  pouvoir  de  changer  la  nature  des  peuples 
qui  l'habitent  que  toute  la  puissance  du  Saint-Empire  n'a 
pu  empêcher  qu'il  ne  demeurât  dans  le  monde  une  nation 
tchèque.  Sous  la  russification  à  fleur  de  peau  les  hommes 
sont  demeurés  ce  qu'ils  étaient. 

Peut-être  ne  sera-t-il  pas  inutile  de  noter  en  passant 
que  la  Géorgie  n'a  même  jamais  été  rattachée  à  l'empire 
par  un  acte  légal  régulier  (1). 

De  l'opinion  concordante  des  principaux  auteurs,  le 
traité  d'amitié,  d'alliance  et  de  protection  conclu  en  1783 
entre  Irakly  II  et  la  grande  Catherine  maintenait  à  la 
Géorgie  sa  souveraineté.  Si,  en  1801,  Paul  Ier,  puis 
Alexandre,  proclamèrent  l'annexion  pure  et  simple  du 
pays,  ce  fut  par  un  acte  unilatéral,  contraire  à  la  lettre 
même  des  engagements  souscrits.  Ils  stipulaient,  en  effet, 
de  la  façon  la  plus  formelle  qu'il  ne  pourrait  jamais  être 
dérogé  aux  dispositions  arrêtées  que  par  l'accord  des 
parties  constaté  dans  la  forme  même  de  la  convention 
primitive.  Cette  violation  du  contrat  suffirait  à  le  rendre 
caduc.  On  peut  relever  encore  bien  d'autres  cas  de  nul- 
lité, notamment  la  négligence  constante  des  souverains 
de  Moscou  à  rendre  à  la  Géorgie  les  devoirs  prévus  de 

(1)  Il  existe  sur  cette  question  un  mémoire  remarquable  adressé 
à  la  Conférence  de  La  Haye  en  1907,  et  auquel  notre  grand  juris- 
consulte  Nys  a   collaboré. 


186  Le  Flambeau. 

protection  contre  les  Persans  et  les  Turcs.  C'est  ainsi 
que  dès  1795  ils  laissaient  Irakly  seul  défendre  contre 
l'armée  persane  sa  capitale,  qui  fut  brûlée.  Le  traité 
de  Brest-Litovsk,  livrant  Batoum  et  Ardahan  aux  Turcs, 
offre  l'exemple  le  plus  récent  de  cette  désertion.  Dans 
ces  conditions  la  Géorgie  n'est  plus  même  légalement 
soumise  aujourd'hui  à  la  protection.  A  vrai  dire,  elle  n'a 
pas  fondé  en  1918  un  État  souverain,  elle  a  simplement 
repris  l'exercice  régulier  de  sa  souveraineté  traditionnelle, 
que  la  force  brutale  l'avait  pendant  plus  d'un  siècle 
empêchée  de  manifester. 

* 

Mais  laissons  ces  considérations  juridiques.  La  Géor- 
gie a  mieux  à  invoquer  que  des  textes  anciens  et  des  con- 
troverses de  doctrine.  Sa  prétention  à  la  majorité  natio- 
nale se  base  sur  des  réalités  solides. 

Elle  se  fonde  d'abord  sur  la  tradition  historique,  sur 
le  souvenir  des  longs  siècles  durant  lesquels  les  ancêtres 
ont  uni  leurs  efforts  pour  défendre  l'existence  nationale 
ou  ont  lutté  pour  la  rétablir. 

Elle  se  fonde  ensuite  sur  la  possession  d'une  culture 
originale  et  développée,  bien  à  elle,  qui  établit  entre  tous 
ses  citoyens  le  lien  solide  du  langage,  des  arts,  d'une 
sensibilité  particulière  et  de  mœurs  consacrées. 

Elle  se  fonde  encore  sur  la  cohésion  géographique  qui 
réunit  les  hommes  ainsi  rapprochés  par  la  culture  et  par 
l'histoire  sur  un  territoire  nettement  défini  et  dont  ils  ont 
la  possession  immémoriale. 

Elle  se  fonde  enfin  sur  la  continuité  même  des  aspira- 
tions du  peuple  vers  sa  liberté,  à  travers  toutes  les  ser- 
vitudes, sur  l'énergie  que  la  nation  a  déployée  en  pour- 
suivant son  affranchissement,  sur  la  capacité  politique 
dont  elle  a  donné  des  preuves  anciennes  et  dont  elle  vient 
'de  fournir  la  confirmation  la  plus  certaine  au  cours  des 
dernières  années. 


La  Géorgie.  187 

Considérons  clans  cet  ordre  les  titres  que  je  viens 
d'énumérer. 

# 
*    * 

La  Géorgie  possède  une  tradition  nationale  fort  lon- 
gue. Peut-être  cependant  est-elle  légendaire  dans  sa  partie 
la  plus  ancienne.  Je  crains  que  nous  ne  possédions  pas 
encore  une  véritable  histoire  critique  du  pays  malgré  les 
cinq  gros  volumes  de  Brosset,  car  cet  auteur  s'est  trop 
souvent  contenté  de  traduire  les  vieilles  chroniques  sans 
s'attarder  beaucoup  à  les  discuter  ou  à  les  éclairer.  Je  ne 
sais  si,  comme  on  l'affirme,  les  Géorgiens  ont  vraiment 
occupé,  il  y  a  trois  ou  quatre  mille  ans,  les  montagnes 
où  vivent  aujourd'hui  les  Arméniens.  Je  ne  sais  ce  qu'il 
faut  penser  de  ce  roi  Thargamos  qui  aurait  vécu  au 
temps  de  Nemrod.  Mais  il  est  établi  que  le  type  ethnique 
des  habitants  n'a  point  changé  depuis  vingt  siècles,  que 
le  pays  avait  ses  souverains  propres,  peut-être  nationaux 
vers  l'époque  d'Alexandre-le-Grand,  qu'en  323,  Sainte- 
Nine  y  prêchait  le  christianisme  sous  le  règne  du  roi 
Mirian,  et  qu'au  v8  siècle  son  église  se  déclarait  auto- 
céphale  dans  un  Etat  indépendant. 

La  Géorgie  atteignit  au  xne  siècle  à  l'apogée  de  sa 
prospérité  sous  la  grande  reine  Thamar,  et  ce  fut  alors 
une  nation  vraiment  forte,  que  sa  culture,  sa  richesse, 
et  la  valeur  de  ses  sept  millions  d'habitants  faisaient 
respecter  par  tous  ses  voisins.  Mais  ces  temps  heureux 
ne  durèrent  guère.  L'époque  des  grandes  invasions  était 
proche.  Les  Turcs  après  Tamerlam  ravagèrent  le  pays. 
Et  puis,  durant  des  siècles  les  Persans,  les  Turcs,  plus 
tard  enfin  les  Russes  se  disputèrent  les  lambeaux  de  son 
territoire.  Ses  habitants  connurent  un  malheur  auquel  nous 
autres  Belges  pouvons  d'autant  mieux  compatir  que  nous 
l'avons  nous-rnême  maintes  fois  éprouvé:  le  malheur 
d'être  en  trop  bonne  place,  à  celle  où  chacun  vous  bous- 
cule pour  la  prendre. 


188  Le  Flambeau. 

Mais  l'adversité  trempe  les  peuples  forts  et  ils  sortent 
des  plus  longues  épreuves  avec  le  sentiment  affermi  de 
leur  individualité.  On  a  souvent  remarqué  que  l'âme  na- 
tionale ne  se  révèle  complètement  que  par  la  lutte  contre 
l'envahisseur,  qu'il  a  fallu  la  guerre  de  Cent  ans  pour 
qu'elle  se  manifestât  à  la  France  et  les  campagnes  napo- 
léoniennes pour  que  l'Allemagne  prît  vraiment  conscience 
d'elle-même.  Les  Géorgiens  aussi  acquirent  mieux  la 
notion  de  leur  commune  patrie  en  la  défendant  si  long- 
temps contre  tant  d'agresseurs.  Leur  histoire  s'obscurcir 
par  moments,  leur  pays  est  souvent  déchiré,  divisé  et 
comme  sur  le  point  de  disparaître,  mais  ceux  qui  lisent 
ses  annales  ne  peuvent  qu'être  frappés  de  l'effort  con- 
stant du  peuple  pour  rejoindre  les  parties  dispersées  de 
son  pays,  comme  au  temps  de  la  reine  Thamar.  Et 
par  cet  artifice  inconscient  auquel  presque  tous  les  peu- 
ples se  sont  abandonnés,  les  légendes,  les  poèmes,  les 
chansons  placent  dans  ces  temps  de  gloire  toutes  les  per- 
fections auxquelles  on  espère  bien  atteindre  quand  vien- 
dra enfin  la  libération. 

•*    * 

11  y  a  donc  une  tradition  géorgienne,  longue  et  presque 
ininterrompue.  Il  y  a  aussi  une  culture  nationale,  remar- 
quable à  plus  d'un  titre. 

La  langue  ne  s'apparente  aux  autres  idiomes  connus 
que  de  façon  assez  mal  définie  et  doit  s'en  être  détachée 
à  une  époque  fort  ancienne.  Sa  littérature  est  vraiment  im- 
portante, mais  bien  peu  de  chose,  malheureusement,  en  a 
été  rendu  accessible  au  public  occidental.  Il  faut  citer  le 
grand  poème  épique  de  Rust'havéli,  qui  florissait  sous  le 
règne  de  la  reine  Thamar:  V Homme  à  la  peau  de  pan- 
thère. Cette  œuvre  jouit  d'une  incroyable  popularité  ;  cha- 
que fiancée  autrefois  en  apportait  un  exemplaire  dans  la 
demeure  de  l'époux  et  les  lettrés  tenaient  à  honneur  de 


La  Géorgie.  189 

pouvoir  le  réciter  d'un  bout  à  l'autre.  La  veine  littéraire 
ne  tarit  pas  d'ailleurs  quand  vint  l'âge  d'airain.  Si  beau- 
coup de  productions  d'alors,  comme  le  Visramiani,  sont 
des  traductions  et  des  adaptations  du  persan,  il  y  eui 
pourtant  toujours  des  œuvres  originales  et  les  temps 
modernes  ont  connu  une  renaissance  dont  les  poèmes  de 
Tzérételli  marquent  les  débuts.  On  y  trouve  mainte  page 
de  l'inspiration  la  plus  forte,  si  j'en  dois  juger  par  les 
extraits  que  l'on  a  bien  voulu  me  traduire. 

L'art  géorgien  s'est  manifesté  de  tout  temps  par  des 
créations  vraiment  intéressantes.  Dès  le  cinquième  siècle, 
peut-être  même  plus  tôt,  l'architecture  sacrée  a  su  réali- 
ser un  type  original  d'église.  Ces  monuments  impression- 
nent moins  peut-être  par  la  majesté  des  lignes  que  par 
la  grâce  et  l'ingéniosité  du  détail  ornemental.  L'artiste 
trouve  dans  une  imagination  étonnamment  féconde  le 
moyen  de  ne  se  répéter  jamais  exactement  et  de  produire 
avec  des  éléments  tous  différents  cette  impression  d'har- 
monie que  l'on  obtient  plus  communément  chez  nous  par 
le  groupement  d'unités  identiques.  On  trouve  moins  de 
constructions  civiles  anciennes  dans  un  état  de  conserva- 
tion suffisant  pour  qu'il  soit  possible  d'en  apprécier  la 
beauté.  Mais  le  gracieux  type  traditionnel  des  maisons  à 
balcons  nombreux  et  à  escaliers  extérieurs  que  l'on  ren- 
contre partout  dans  les  campagnes  et  qui  donnent  un 
si  pittoresque  aspect  à  quelques  quartiers  de  Tiflis,  mon- 
tre qu'il  y  a  dans  les  masses  un  instinct  profond  de  grâce 
simple  et  sans  ostentation. 

Les  icônes,  les  fresques  des  églises  nous  révèlent  une 
école  de  peinture  qui  mériterait  d'être  mieux  étudiée  par 
nos  historiens  de  l'art.  Les  brodeurs,  les  ciseleurs,  les 
orfèvres  et  les  émailleurs  ont  laissé  des  chefs-d'œuvre 
sans  nombre  dans  les  trésors  ecclésiastiques  et  dans  ceux 
de  la  plupart  des  vieilles  familles,  qui  s'enorgueillissent 
des  bijoux,  des  sabres  aux  fourreaux  d'argent,  des  riches 
costumes  nationaux  légués  par  les  aïeux. 


190  Le  Flambeau. 

Mais  c'est  surtout  par  le  chant  et  la  danse  que  le  peuple 
manifeste  l'art  national.  Il  n'est  point  de  fête  où  l'on 
n'entende  les  merveilleux  chœurs  à  trois  ou  quatre  voix, 
d'une  technique  que  les  spécialistes  nous  affirment  être 
entièrement  originale  et  qui  produisent  sur  le  visiteur  une 
inoubliable  impression  de  grâce  et  de  force.  Après  les 
chants  viennent  les  danses  d'une  incomparable  perfec- 
tion. 

Longtemps,  écrit  M.  Iann  Karmor,  avant  l'initiative  de  Jacques 
Dalcroze,  avant  même  les  éducateurs  athéniens,  les  Géorgiens  ont 
cultivé  l'Eurythmie  de  génération  en  génération  et  c'est  peut-être 
à  cette  longue  discipline  qu'ils  doivent  leur  admirable  structure 
corporelle. 

Même  au  travail,  en  sarclant  leurs  champs  de  maïs,  en  faisant 
leur  récolte  d'orge,  de  millet  ou  de  froment,  les  Géorgiens  accom- 
pagnent la  besogne  d'un  rythme  approprié.  Disposés  en  groupes 
réguliers,  ils  attaquent  leur  tâche  avec  bonne  humeur.  Plusieurs  des 
moissonneurs  chantent  des  paroles  ayant  rapport  avec  leur  genre 
d'activité.  A  mesure  qu'ils  avancent,  ils  précipitent  le  rythme, 
s'arrêtent  brusquement  au  bout  de  l'emblavure  pour  reprendre  en 
revenant  sur  leurs  pas  un  nouvel  andain. 

* 
*     * 

Culture  développée  donc,  et  originale,  signe  le  plus 
visible  de  l'individualité  nationale.  Il  s'y  ajoute  une  indi- 
vidualité territoriale  non  moins  certaine  :  je  veux  dire  que 
le  peuple  géorgien  occupe  un  territoire  nettement  déli- 
mité et  y  est  établi  depuis  une  époque  qui  se  perd  dans 
la  nuit  des  temps. 

Certes,  tous  ceux  qui  vivent  dans  les  limites  de  la 
république  ne  sont  pas  de  la  nationalité  dominante.  Cette 
homogénéité  parfaite  ne  se  rencontre  jamais  en  Orient 
et  moins  que  partout  ailleurs  au  Caucase,  dont  les  hautes 
vallées  ont  été  successivement  occupées  par  tant  de  peu- 
ples chassés  des  plaines,  que  presque  toutes  les  races  y 
sont  représentées  et  que  par  un  renversement  singulier 
des  réalités,  la  tradition  veuille  que  tous  les  peuples  en 
soient  descendus. 


La  Géorgie.  191 

On  trouve  donc  en  Géorgie  des  Arméniens  dont  beau- 
coup sont  des  réfugiés  et  qui  rentreront  sans  doute  en 
grand  nombre  dans  leur  pays  quand  il  se  sera  relevé  de 
sa  ruine  présente.  De  même  on  y  rencontre  des  Russes, 
pour  la  pluplart  anciens  fonctionnaires,  sans  attaches  bien 
profondes  avec  la  région  où  la  volonté  de  l'administration 
les  avait  exilés.  On  y  compte  encore  environ  cent  cin- 
quante mille  Turco-Tartares,  cent  mille  Ossètes,  cin- 
quante mille  Grecs,  vingt  mille  Israélites  et  quelques 
colonies  moins  nombreuses,  la  population  totale  étant 
d'environ  deux  millions  cinq  cent  mille  habitants. 

C'est  assez  pour  que  la  question  des  minorités  natio- 
nales se  pose  —  et  le  gouvernement  a  largement  reconnu 
leurs  droits  dans  la  Constitution  et  dans  la  loi  organisant 
l'enseignement  primaire  —  cela  suffit  encore  pour  créer 
une  situation  compliquée  à  Tiflis,  cette  capitale  d'un  dé- 
veloppement un  peu  artificiel  et  largement  peuplée 
d'étrangers,  mais  cela  n'enlève  aucunement  son  caractère 
national  au  territoire  dont  les  autres  villes  et  surtout  les 
campagnes  sont  habitées  par  une  immense  majorité 
d'hommes  de  même  race,  de  même  tradition,  de  même 
culture  et  parlant  les  dialectes  divers  d'une  langue  litté- 
raire commune. 

Une  nation  ne  vit  pas  uniquement  de  souvenirs  histo- 
riques, fussent-ils  glorieux  et  la  plus  brillante  culture 
n'assurerait  pas  sa  situation  dans  le  monde  à  un  peuple, 
s'il  n'avait  une  base  matérielle  solide  où  asseoir  sa  vie 
politique. 

ïî  n'est  donc  pas  inutile  de  rappeler  ici  que  le  sol  géor- 
gien nourrit  aisément  la  population  qu'il  porte  et  que 
l'activité  économique  du  pays  est  susceptible  d'un  grand 
développement. 

Les  terres  basses  du  littoral  pontique  ont  un  climat  sub- 
tropical et  reçoivent  des  pluies  abondantes.  Celles  que 


192  Le  Flambeau. 

l'on  trouve  en  amont  sont  plus  froides  et  généralement 
plus  sèches.  Leur  irrigation  pourtant  ne  présenterait  pas 
de  grandes  difficultés.  Elle  a  d'ailleurs  été  pratiquée  au- 
trefois sur  une  grande  échelle  comme  l'attestent  maints 
vestiges. 

Le  malheur  des  temps  a  provoqué  la  ruine  de  presque 
tous  ces  ouvrages  et  l'étendue  des  terres  cultivées  s'en  est 
trouvée  réduite  comme  la  fertilité  de  celles  que  l'on  con- 
tinue d'emblaver.  Telle  quelle  la  culture  fournit  encore 
une  quantité  de  céréales  approximativement  égale  à  celle 
que  nécessite  la  consommation  du  pays,  et  cela  malgré  le 
rendement  fort  médiocre  qu'explique  assez  le  caractère 
plus  que  rudimentaire  des  méthodes  en  usage. 

Point  d'engrais  d'aucune  sorte,  presque  pas  d'outillage, 
une  petite  charrue  primitive  qui  à  peine  égratigne  la  glèbe 
malgré  les  efforts  des  cinq  ou  six  paires  de  bœufs  qui  la 
tirent  pesamment.  Pas  de  rotations,  pas  même  de  jachè- 
res. On  confie  chaque  année  à  la  terre  les  mêmes  se- 
mences qui  y  ont  germé  au  printemps  précédent. 

Pouvait-on  attendre  un  effort  plus  ingénieux  de  popu 
lations  misérables  opprimées  sous  le  double  fardeau  de 
l'impôt  tzariste  et  du  fermage  seigneurial?  Les  causes 
qui  ont  entravé  ici  les  progrès  de  la  culture  sont  celles 
qui  ont  agi  dans  l'étendue  entière  de  l'empire.  Mais  dans 
sa  république  nationale  dont  la  législation  n'est  que  mo- 
mentanément compromise  par  l'invasion,  le  paysan  pos- 
sède en  vertu  d'un  titre  régulier  le  champ  qu'il  cultive.  La 
réforme  agraire  lui  a  permis  de  libérer  définitivement  ses 
terres  de  la  lourde  redevance  qui  les  grevait  et  qui  remon- 
tait aux  temps  du  servage.  Il  a  pu  du  même  coup  racheter 
à  l'État  les  champs  qu'il  prenait  autrefois  à  bail  du  sei- 
gneur. Il  y  est  son  propre  maître.  Il  sait  qu'il  retiendra 
le  plein  fruit  de  son  effort  accru  ou  des  améliorations  dont 
il  s'imposera  la  dépense.  Ce  sont  là  des  incitants  puis- 
sants, et  déjà  ils  portaient  leurs  fruits  quand  une  agres- 
sion brutale  est  venue  tout  compromettre.  On  remarquait 


La  Géorgie.  193 

en  diverses  parties  du  pays  un  développement  important 
de  la  bâtisse  rurale.  Les  cultivateurs  formaient  partout 
des  coopératives  qui  s'efforçaient  à  pourvoir  leurs  mem- 
bres d'engrais  et  de  machines,  et  les  aidaient  à  écouler 
les  produits  de  leur  exploitation.  Ces  organisations  et  les 
Eroba,  ou  Zemstvo,  que  l'on  venait  d'établir,  formaient 
quantité  d'instructeurs  qui  montraient  dans  les  villages 
les  procédés  modernes.  Tout  ce  mouvement  reprendra  et 
s'accroîtra  sans  cesse  quand  l'indépendance  du  pays  aura 
été  restaurée. 

*    * 

Mais  ce  n'est  pas  de  la  seule  culture  des  céréales  que 
le  pays  semble  devoir  tirer  à  l'avenir  sa  richesse. 

Le  sol  se  prête  admirablement  à  l'établissement  des 
vignobles  et  l'on  dit  que  c'est  ici  que  Noé  planta  le 
premier,  quand  il  fut  descendu  du  mont  Ararat.  Ils  cou- 
vrent aujourd'hui  quarante-deux  mille  dessiatines,  soit 
un  peu  plus  de  quarante-cinq  mille  hectares.  On  pour- 
rait les  étendre  presque  indéfiniment,  mais  il  faudrait  per- 
fectionner les  procédés  de  fabrication  du  vin  de  façon  à 
améliorer  sa  qualité  et  à  assurer  sa  conservation.  Sans 
doute  pourrait-on  alors  en  obtenir  le  placement  avanta- 
geux sur  les  marchés  occidentaux.  Des  esprits  progres- 
sifs se  sont  appliqués  récemment,  avec  l'aide  des  coopé- 
ratives, à  introduire  les  méthodes  françaises. 

On  produit  aussi  d'admirables  raisins  de  table  qui  com- 
mençaient à  trouver  à  Constantinople  les  acheteurs  qu'ils 
ont  momentanément  perdus  en  Russie.  L'établissement 
de  quelques  sécheries  modernes  permettrait  aussi  d'en 
vendre  une  quantité  considérable  en  Europe  sous  une 
forme  facilement  transportable. 

La  culture  des  pommes  donne  de  très  beaux  résultats 
aux  environs  de  Gori.  Plus  bas  les  figues  (que  l'on  ap- 
prenait à  sécher  industriellement),  les  oranges  s'obtien- 
nent en  abondance.  Soukoum  produit  l'un  des  meilleurs 

13 


194  Le  Flambeau. 

tabacs  de  l'Orient,  qui  rivalise  avec  ceux  de  Samsoun. 
Il  reste  à  mettre  au  point  les  procédés  commerciaux  de 
vente.  Il  semble  qu'ici  encore  la  collaboration  du  gou- 
vernement et  des  coopératives  de  cultivateurs  pourrait 
conduire  à  une  heureuse  solution. 

Le  mûrier  est  répandu  dans  toute  la  partie  basse  du 
pays  et  les  femmes  élèvent  le  ver  à  soie.  Une  impor- 
tante firme  française  avait  contracté  pour  l'exportation 
de  la  soie,  l'organisation  d'ateliers  et  l'entretien  sur 
place  d'un  personnel  de  spécialistes  afin  de  faire  l'éduca- 
tion technique  de  la  population. 

Les  pâturages  naturels  sur  le  flanc  des  montagnes  nour- 
rissent d'immenses  troupeaux  de  moutons  et  leur  laine, 
qui  fournit  déjà  dans  une  forte  proportion  aux  besoins  du 
pays,  donnera  encore  un  précieux  article  d'exportation 
dès  que  les  efforts  des  coopératives  de  bergers  pour  assu- 
rer une  meilleure  sélection  des  reproducteurs  auront 
porté  leurs  fruits. 

j'ajoute  enfin  que  quelques  portions  du  territoire  pa- 
raissent se  prêter  à  la  culture  du  coton  dont  on  obtient 
déjà  des  quantités  appréciables,  qu'on  a  fait  des  essais 
encourageants  de  plantation  de  thé,  et  qu'on  récolte 
quantité  de  plantes  médicinales  d'un  rapport  avantageux. 

On  voit  donc  que  le  pays  pourrait  dans  un  avenir  pro- 
chain, si  son  évolution  économique  cessait  d'être  troublée 
par  la  conquête,  assurer  une  exportation  sérieuse  de  pro- 
duits agricoles,  et  ce  serait  là  sans  doute  sa  participation 
la  plus  féconde  au  commerce  international.  Mais  ce  ne 
sera  assurément  pas  la  seule.  La  république  était  dès  à 
présent  la  principale  exportatrice  de  manganèse  dans  le 
monde.  Elle  possède  à  Tschiatouri  le  plus  riche  gisement 
connu  de  ce  métal.  Les  forêts  domaniales  qui  couvrent 
plus  de  deux  millions  et  demi  d'hectares  abondent  en 
essences  qui  trouveraient  chez  nous  un  bon  placement, 
et  se  prêtent  presque  partout  à  la  fabrication  de  la  pâte 
à  papier.  L'Etat  possède  à  Tkvibouli  des  mines  de  houille 


La  Géorgie.  195 

et  avait  concédé  un  nouveau  bassin  à  une  société  qui  s'en- 
gageait à  y  pousser  l'exploitation  jusqu'à  trois  millions 
de  tonnes  dans  un  délai  fort  court.  Il  existe  aussi  d'impor- 
tantes usines  pour  le  traitement  du  cuivre,  du  plomb,  et 
des  métaux  précieux,  les  richesses  minérales  déjà  recon- 
nues sont  considérables  et  la  houille  blanche  qui  se  trouve 
partout  en  abondance  facilitera  l'installation  de  nom- 
breuses industries. 

La  Géorgie  est  donc  un  pays  potentiellement  riche,  et 
le  monde  occidental  y  trouvera,  s'il  est  assez  avisé  pour 
le  vouloir,  l'occasion  d'échanges  fructueux,  sans  même 
compter  tous  ceux  dont  un  immense  transit  doit  fournir 
l'occasion.  Si  son  essor  économique  a  été  retardé  jus- 
qu'ici, c'est  par  des  causes  extérieures  au  milieu  même 
et  dont  la  domination  étrangère  est  la  plus  importante. 
Nous  voyons  ici  un  remarquable  exemple  de  l'influence 
stérilisante  de  la  tyrannie. 

Dans  le  plan  tout  artificiel  que  le  gouvernement  russe 
avait  élaboré  pour  la  mise  en  valeur  de  l'empire,  la 
marche  militaire  de  Transcaucasie  avait  été  cyniquement 
sacrifiée.  On  ne  voulait  pas  qu'elle  se  distinguât  par  un 
essor  industriel  trop  vif  et  qui  eût  encouragé  son  esprit 
d'indépendance.  Aussi  l'établissement  de  nouvelles  usines 
était-il  soumis  à  mille  entraves.  On  se  contentait  de  l'ex- 
ploitation rudimentaire  des  gisemerîts  les  plus  riches. 
L'administration  ne  se  souciait  pas  davantage  de  déve- 
lopper l'agriculture:  des  paysans  aisés  eussent  été  trop 
portés  à  la  révolte,  et  les  tzars  ont  toujours  compté  sur 
la  misère  pour  débiliter  les  volontés. 

La  conquête  de  la  liberté  était  bien  récente,  et  depuis 
son  avènement  le  pays  avait  dû  sans  cesse  se  défendre  sur 
tous  les  fronts.  Il  subit  en  ce  moment  une  crise  dont  les 
conséquences  seront  longues.  Son  armée  s'est  trouvée 
engagée  presque  sans  relâche  dans  des  guerres  sans  cesse 
renaissantes.  Il  a  fallu  faire  face  à  tous  les  périls,  tandis 
que   l'Europe  ne  cessait  de   témoigner  une   mauvaise 


196  Le  Flambeau. 

humeur  singulièrement  inopportune.  Le  gouvernement 
est  parvenu,  dans  des  circonstances  aussi  défavorables,  à 
satisfaire  aux  besoins  les  plus  urgents  du  pays  et  à  pré- 
parer largement  la  voie  à  un  meilleur  avenir.  Quel  gage 
plus  sûr  pouvait-il  donner  de  ce  qu'il  saura  faire  quand 
des  conditions  normales  auront  été  rétablies? 


Un  sol  riche,  des  possibilités  matérielles  brillantes  se 
rencontrent  sur  bien  des  points  de  l'Asie.  La  volonté  et 
la  capacité  politique  y  sont  malheureusement  plus  rares. 
Voyons  donc  si  la  nation  géorgienne  a  su  fournir  la 
preuve  et  de  sa  détermination  de  conquérir  sa  liberté  et 
de  son  aptitude  à  s'administrer. 

Elle  n'a  jamais  admis  le  fait  accompli  de  1801.  Sa 
lutte  pour  l'indépendance  a  pris  toutes  les  formes  pos- 
sibles, depuis  celle  de  l'action  diplomatique,  comme 
en  1907,  à  la  conférence  de  La  Haye,  jusqu'à  celle  de 
l'insurrection  armée.  Elle  a  très  souvent  recouru  à  cette 
dernière.  Voici  comment  M.  Nippold  résume  ses  révoltes 
ouvertes  contre  la  domination  russe,  dans  son  livre: 
La  Géorgie  du  point  de  vue  international  (pages  52  et 
suivantes)  : 

En  1802  éclate  une  première  insurrection  dans  les  provinces 
montagneuses.  Elle  fut  étouffée  par  la  troupe.  En  1804,  elle  se 
rallume  en  Kartlie.  Six  ans  plus  tard,  en  1810,  nouveau  mouvement 
dans  les  montagnes.  Il  est  conduit  par  le  prince  Levan  de  la 
maison  royale.  En  1812,  l'insurrection  prend  des  proportions  plus 
grandes;  elle  s'étend  à  plusieurs  provinces  et  le  sang  coule  abon- 
damment; elle  est  considérée  comme  une  guerre  d'indépendance 
contre  la  Russie  et  doit  aboutir  à  la  libération  du  pays.  Le  prince 
royal  Grégor  Bagration  est  proclamé  roi  de  Géorgie.  Il  lance  de 
Kakhétie  un  appel  aux  autres  provinces  de  Géorgie,  à  la  Kartlie,  à 
l'Iméritie.  Plus  de  400  soldats  russes,  de  nombreux  officiers,  parmi 
lesquels  le  commandant  Ossippoff  et  le  lieutenant  Wronsky,  mordent 
la  poussière.  Le  nombre  des  blessés  dépasse  2,000.  Le  prince  royal 
Alexandre,  fils  du  roi  Irakly,  organise  une  armée  en  Perse,  qui  doit 
venir  au  secours  des  insurgés.  Mais  déjà  la  répression  a  mis  fin  à 


La  Géorgie.  197 

la  lutte.  Le  roi  Grégor  est  fait  prisonnier  et  transporté  en  Russie. 
Les  provinces  qui  ont  participé  à  la  révolte  sont  ravagées,  les  maisons 
incendiées,  les  rebelles  mis  impitoyablement  à  mort.  Malgré  cela  le 
prince  Alexandre  réussit,  en  1813,  à  se  procurer  des  munitions  en 
Perse  et  à  armer  les  habitants  des  montagnes  de  la  province  de 
Kakhétie,  enfin  à  engager  la  lutte  avec  l'armée  russe  en  Géorgie, 
lutte  qui  fut  marquée  par  des  combats  sanglants.  En  1819  éclata, 
en  Gourie  et  en  Iméritie,  un  soulèvement  au  cours  duquel  eurent 
lieu  de  nombreuses  rencontres,  où  les  uns  et  les  autres  subirent  des 
pertes  sensibles.  Parmi  les  morts  se  trouvait  le  commandant  de 
l'armée  russe,  Pousirewsky.  Les  insurgés  remportèrent  des  succès, 
mais  ils  durent  céder  en  fin  de  compte  devant  la  supériorité  des 
forces  ennemies.  Cet  échec  fut  payé  de  la  déportation  de  milliers 
de  Géorgiens.  D'autres  furent  pendus  ou  fusillés.  Nombre  de  villages 
furent  détruits.  En  1820  de  nouveaux  combats  eurent  lieu  entre  les 
troupes  russes  et  les  insurgés.  La  résistance  dura  plusieurs  mois.  Le 
prince  royal  qui  était  à  la  tête  du  mouvement,  fut  tué  et  son  armée 
anéantie.  En  1830,  c'est  une  conjuration  organisée  par  les  princes 
géorgiens  contre  le  représentant  de  la  Russie  en  Géorgie,  conjura- 
tion qui  avait  été  préparée  pendant  plusieurs  années.  Le  but  était  le 
même  que  celui  des  autres  soulèvements:  suppression  de  la  puis- 
sance russe  dans  le  Caucase  et  proclamation  de  l'indépendance  de 
la  Géorgie.  La  conjuration  fut  découverte,  tous  les  conjurés  furent 
arrêtés  et  déportés  en  Sibérie.  Enfin  en  1878  une  province  géor- 
gienne se  souleva  contre  la  puissance  russe,  celle  d'Abkhasie.  Le 
mouvement  dura  presque  une  année.  En  1905,  à  l'époque  de  la  révo- 
lution russe,  le  peuple  géorgien  se  leva  comme  un  seul  homme  contre 
le  régime  tzariste. 

* 
*     * 

En  effet,  cette  activité  révolutionnaire  fut  poursuivie 
avec  la  plus  grande  énergie.  Elle  marque  l'évolution 
considérable  qu'a  subie  aux  cours  des  dernières  décades 
la  lutte  pour  la  liberté.  Liés  à  tant  de  peuples  dans  une 
commune  sujétion,  les  Géorgiens  se  sont  progressive- 
ment élevés  à  la  notion  d'un  affranchissement  général. 
Et  sans  perdre  ses  traits  nationaux  essentiels,  leur  mou- 
vement prit  un  caractère  social  très  accentué.  Le  socia- 
lisme apparut  comme  seul  capable  d'assurer  la  libération 
totale  des  individus  et  des  nations.  On  adopta  en  lui 
l'idéal  le  plus  haut  de  l'Europe  démocratique.  Il  a  conquis 
d'abord  les  classes  intellectuelles,  en  rapports  étroits 
avec  notre  culture,  et  tout  particulièrement  les  jeunes 


198  Le  Flambeau. 

gens  poursuivant  leurs  études  dans  nos  universités.  C'est 
V  ((  intelligenzia  »  dont  l'inlassable  propagande  assura 
ensuite  la  diffusion  de  la  doctrine  nouvelle  dans  les 
masses  de  la  population  urbaine  et  campagnarde.  L'idéo- 
logie socialiste  n'a  pas  rencontré  ici  les  résistances 
tenaces  que  lui  oppose  chez  nous  une  organisation  capi- 
taliste forte  et  déjà  ancienne,  imprégnant  toute  notre 
texture  sociale  et  solidement  établie  dans  notre  tradi- 
tion. Elle  a  pu,  dans  ce  pays  d'économie  neuve,  devan- 
cer en  quelque  sorte  son  heure  historique  par  un  phéno- 
mène assez  analogue  à  celui  qu'on  observe  dans  l'Amé- 
rique du  Sud  où  les  réformes  les  plus  hardies  du 
radicalisme  politique  sont  demandées  par  l'opinion 
générale,  alors  qu'on  n'ose  encore  en  tenter  l'application 
dans  les  pays  où  elles  ont  été  conçues,  mais  où  prévalent 
des  habitudes  d'esprit  contractées  depuis  longtemps. 

Cette  grande  diffusion  de  l'idéal  prolétarien  n'est  assu- 
rément pas  particulière  à  la  Géorgie.  On  la  retrouve 
au  contraire  dans  toutes  les  parties  de  l'ancien  empire 
d'une  conscience  politique  déjà  développée.  La  doctrine 
fut  partout,  au  début,  d'inspiration  occidentale.  Mais, 
hélas,  elle  ne  l'est  point  toujours  demeurée.  Quelqu'un 
a  baptisé  le  Bolchévisme  :  «  Socialismus  asiaticus  »  ;  il 
est  difficile  de  le  mieux  caractériser  d'un  mot.  C'est  en 
effet  la  déformation  asiatique  et  barbare  d'une  conception 
européenne  et  civilisée.  Un  peuple  se  préserve  de  ces 
vues  confuses  et  presque  caricaturales  dans  la  mesure  où 
il  est  occidental,  au  sens  qu'Auguste  Comte  attribuait  à 
cette  expression.  C'est  ce  qui  donne  toute  sa  portée  à 
l'immunité  complète  dont  la  Géorgie  n'a  cessé  de  jouir 
à  cet  égard,  toute  voisine  qu'elle  soit  des  plus  ardents 
foyers  de  propagande. 

Le  Bolchévisme  n'est  connu  du  grand  public  que  par 
ses  manifestations  récentes,  mais  il  n'est  pas  né  brusque- 
ment en  octobre  1917.  C'est  de  très  longue  date  qu'il 
s'oppose  au  «  menchévisme  »,  et  ceux  qui  ont  suivi  de 


La  Géorgie.  199 

près  les  vicissitudes  de  la  lutte  politique  sous  le  régime 
tzariste  savent  à  quels  conflits  toujours  âpres,  et  souvent 
violents  cette  opposition  a  sans  cesse  donné  lieu.  Or  les 
groupements  géorgiens  ont  été  de  tout  temps  les  plus 
fermes  soutiens  du  parti  menchéviste.  Il  a  trouvé  chez 
eux  son  inspiration  la  plus  claire,  il  leur  doit  quelques- 
uns  de  ses  meilleurs  théoriciens,  comme  Jordania, 
l'ancien  chef  du  gouvernement.  Il  a  recruté  dans  leurs 
rangs  une  forte  proportion  de  ses  principaux  leaders. 
Lors  des  élections  à  la  Douma,  alors  que  les  partis 
avancés  s'abstenaient  trop  souvent,  pour  protester 
contre  la  mutilation  du  droit  de  suffrage,  l'esprit  pra- 
tique des  Géorgiens  avait  saisi  de  prime-saut  l'avantage 
que  l'on  peut  tirer  d'une  représentation  même  inadé- 
quate au  sein  du  parlement  le  plus  imparfait.  Ils  eurent 
donc  leurs  députés  socialistes  dont  les  discours  produi- 
sirent une  impression  immense  dans  tout  l'empire  et 
accrurent  encore  considérablement  l'influence  de  la  pro- 
vince lointaine  sur  l'ensemble  du  mouvement. 

Ces  hommes  pondérés  n'étaient  certes  pas  des  hommes 
pusillanimes.  Ils  surent  toujours  prendre  leur  large  part 
du  risque  révolutionnaire,  et  je  n'en  connais  guère,  parmi 
les  militants,  qui  n'aient  payé  de  longues  années  de 
bagne  leur  dévouement  à  la  cause.  La  révolution  de 
mars  1917  les  rappela  de  Sibérie  et  leur  action  fut  alors 
aussi  marquante  à  Pétrograde  qu'à  Tiflis.  Le  Soviet  de 
la  capitale  russe,  qui  inspirait  toute  l'action  politique 
du  pays,  fut  présidé  par  Tcheidzé,  et  Tzérételli  fut  son 
leader  incontesté.  L'auteur  de  ces  lignes  a  pu  être  té- 
moin de  l'effort  surhumain  tenté  par  ces  hommes,  avec 
un  courage  admirable  et  une  lucidité  qu'on  ne  saurait 
assez  admirer,  pour  maintenir  la  révolution  dans  les 
voies  démocratiques.  Mais  les  circonstances  étaient  trop 
fortes.  On  sait  la  suite  des  événements.  Ce  fut  Tzérételli 
qui  offrit  la  dernière  résistance  quand  les  Bolchévistes 
dispersèrent  la  Constituante  par  la  force.  Devant  la  foule 


200  Le  Flambeau. 

hurlante  des  marins  furieux,  tandis  que  les  baïonnettes 
de  toutes  parts,  s'abaissaient  vers  sa  poitrine,  il  parla, 
quand  même,  formulant  pour  l'histoire  la  plus  éloquente 
des  protestations. 


Le  désastre  était  accompli.  Le  socialisme  géorgien  dut 
se  replier  sur  lui-même.  Tcheidzé,  Tzérételli  et  leurs 
compagnons  rejoignirent  à  Tiflis  le  gros  du  parti.  Bien- 
tôt le  traité  de  Brest-Litovsk  qui,  livrant  la  révolution, 
livrait  aussi  aux  Turcs  une  partie  importante  du  terri- 
toire national,  fit  mieux  voir  encore  que  l'on  n'aurait 
pas  trop  de  toutes  ses  forces  pour  se  sauver  soi-même. 
Les  événements  avaient  une  fois  de  plus,  et  définitive- 
ment, démontré  l'irrémédiable  incompatibilité  d'humeur 
politique  entre  des  peuples  que  la  force  seule  avait  réu- 
nis. Dès  lors,  on  s'appliqua  résolument  à  constituer 
l'Etat  indépendant. 

L'action  persévérante  des  militants  socialistes  avait 
créé  depuis  longtemps  les  conditions  qui  devaient  per- 
mettre de  mener  cette  grande  œuvre  à  bien.  Ils  avaient 
établi  même  dans  les  campagnes  des  organisations  so- 
lides, groupant  les  paysans  dans  leurs  villages  pour 
l'action  quotidienne.  Ce  peuple  prompt  d'esprit  avait 
acquis  ainsi,  jusque  dans  sa  masse,  une  éducation  poli- 
tique réelle  et  s'était  donné  des  cadres  solides.  C'est  ce 
qui  le  sauva  de  l'anarchie. 

Il  faudrait  pouvoir  suivre  les  événements  par  le  détail 
depuis  le  jour  de  mars  1917  où  l'administration  d'ancien 
régime  s'écroula  tout  à  coup  en  Transcaucasie,  jusqu'à 
l'heure  actuelle,  où  la  république  s'est  dotée  de  tous  ses 
organes  essentiels.  Cette  histoire  de  trois  ans  mériterait 
de  trouver  un  historien  digne  d'elle.  On  y  verrait  l'effort 
avisé  et  constant  d'une  pensée  politique  vraiment  créa- 
trice. Et  peut-être  aussi  aidera-t-elle  à  mieux  comprendre 
l'influence  bienfaisante  qu'exercent  dans  un  pays  ces  orga- 


La  Géorgie.  201 

nisations  politiques  volontaires  des  citoyens,  les  partis, 
qui  donnent  seuls  à  la  volonté  générale  une  expression 
articulée. 

C'est  sous  l'inspiration  du  parti  socialiste  qu'un  pou- 
voir révolutionnaire,  soviétique,  s'est  rapidement  consti- 
tué dès  les  débuts  de  la  crise  et  a  empêché  la  Transcau- 
casie  entière  de  tomber  dans  le  chaos.  C'est  son  action 
qui  a  protégé  ces  conseils  provisoires  contre  une  forte 
tentation,  à  laquelle  ils  ont  succombé  ailleurs,  celle  de 
proclamer  leurs  pouvoirs  permanents  et  d'usurper  ainsi 
la  souveraineté  nationale.  C'est  lui  encore  qui  a  poussé 
à  la  prompte  constitution  d'assemblées,  représentatives 
d'abord,  électives  ensuite  et  c'est  sa  propagande  orga- 
nisée qui  a  fait  des  élections  autre  chose  qu'une  forme 
vaine.  C'est  grâce  enfin  à  son  expérience  et  à  sa  disci- 
pline qu'un  résultat  autrement  remarquable  a  pu  être 
obtenu,  que  l'Assemblée  constituante  est  devenue  un 
parlement  véritable,  et  qu'un  gouvernement  vraiment 
responsable  devant  elle  a  pu  fonctionner.  La  chose  paraît 
simple  en  Europe,  mais  rappelons-nous  que  ni  la  Tur- 
quie, ni  la  Perse,  ni  la  grande  Russie  elle-même  n'ont 
jamais  pu  réaliser  rien  d'analogue  malgré  leurs  efforts 
répétés. 

Et  quelle  besogne  de  réorganisation  politique  et  sociale 
accomplie  en  un  laps  de  temps  relativement  court,  quel 
spectacle  réconfortant  la  république  nous  offre  au  mo- 
ment où  l'invasion  turco-bolchéviste  vient  brusquement 
troubler  sa  vie!  Le  suffrage  égal,  direct  et  secret  de 
tous  les  citoyens  fonctionne.  Des  pouvoirs  locaux,  éta- 
blis sur  la  même  base  ont  été  créés  de  toutes  pièces 
dans  les  villes,  les  Eroba  (provinces),  et  s'organisent 
dans  les  villages.  Des  tribunaux  conçus  d'après  des 
principes  originaux  commandent  la  confiance  de 
toutes  les  classes  de  la  population.  On  a  jeté  les 
bases  d'un  système  d'instruction  publique  reposant  sur 
l'obligation  de  l'enseignement  primaire  et  aboutissant  à 


202  Le  Flambeau. 

une  université  nationale  dont  trois  facultés  groupaient 
déjà,  durant  la  session  dernière,  2,848  étudiants.  On  a 
fait  des  progrès  importants  dans  la  voie  de  la  reconstitu- 
tion administrative  et  financière.  On  a  accompli  la 
réforme  agraire,  d'une  importance  si  fondamentale.  On 
a  jeté  les  bases  d'une  législation  ouvrière  étendue  et 
hardie.  On  a  constitué  une  force  militaire  qui,  par  une 
heureuse  balance  de  ses  éléments  constituants,  a  pu 
défendre  vigoureusement  le  pays  sans  jamais  inquiéter 
son  indépendance.  Je  n'ai  garde  d'oublier  l'effort  diplo- 
matique considérable  et  adroit  qui  aboutit  récemment  à 
la  reconnaissance  formelle  du  pays. 

Ne  sont-ce  point  là  des  preuves  assez  certaines  de 
cette  capacité  politique  qu'il  s'agissait  d'établir?  Les 
Géorgiens  ont  prouvé  le  mouvement  en  marchant.  On 
ne  saurait  imaginer  meilleure  démonstration. 

■* 
*    * 

Si  la  Géorgie  doit  les  résultats  obtenus  à  sa  capacité 
politique,  le  parti  socialiste  en  a  été  l'instrument  principal 
et,  à  la  vérité,  pour  ainsi  dire  unique.  On  ne  s'étonnera 
donc  point  de  la  situation  qu'il  a  su  conquérir.  Ses  quatre- 
vingt  mille  membres  comprennent  presque  toute  l'élite  de 
la  nation.  Aux  élections  dernières  il  a  recueilli  475,000  voix 
sur  604,000  suffrages  exprimés.  A  l'Assemblée  natio- 
nale il  détenait  102  mandats  sur  130.  Il  possède  la  majo- 
rité dans  l'administration  de  toutes  les  villes  importantes 
et  de  toutes  les  Eroba.  Tous  les  ministres  y  sont  inscrits. 
Il  ne  trouve  en  face  de  lui  que  quelques  fractions  socia- 
listes dissidentes,  un  parti  nationaliste  démocrate  dont  la 
représentation  parlementaire  comporte  huit  députés  et 
un  parti  nationaliste  conservateur  quatre  fois  plus  faible. 
Quant  à  la  minuscule  fraction  communiste,  elle  a  été 
impuissante  à  conquérir  un  seul  siège.  Elle  est  sans 
influence  d'aucune  sorte  malgré  l'appui  vigoureux  que 


La  Géorgie.  203 

n'ont  cessé  de  lui  donner  les  missions  diplomatiques  de 
Moscou  et  de  Bakou. 

Le  mot  socialisme  peut  désigner  ou  bien  un  système 
déterminé  d'organisation  économique  et  politique  dont 
la  réalisation  implique  de  toute  nécessité  un  degré  suffi- 
sant de  développement  technique,  ou  bien  la  doctrine  de 
ceux  qui  considèrent  l'établissement  de  ce  système 
comme  nécessaire  et  cherchent  à  en  hâter  l'avènement. 

C'est  dans  le  second  sens  évidemment  que  la  Répu- 
blique géorgienne  est  socialiste.  Son  gouvernement  est 
infiniment  trop  réaliste  pour  tomber  jamais  dans  l'erreur 
de  Lénine  et  vouloir  créer  de  toutes  pièces  une  organisa- 
tion sociale  qui  ne  tirerait  sa  force  ni  de  l'histoire  ni  du 
milieu.  Mais  il  s'efforce  de  tout  son  pouvoir  à  préparer 
les  voies  au  régime  socialiste  en  développant  et  la  démo- 
cratie politique  et  la  démocratie  économique. 

Quand  il  a  accompli  la  réforme  agraire,  il  n'a  nulle- 
ment songé  à  établir  dans  les  campagnes  un  communisme 
artificiel  et  vain.  Il  a  développé  cette  tenure  paysanne 
que  l'immense  majorité  des  habitants  souhaitaient  ardem- 
ment. Les  paysans  lotis,  il  a  gardé  à  la  disposition  de  la 
communauté  une  réserve  de  terres  arables,  les  immenses 
surfaces  qui  ne  peuvent  être  fertilisées  que  par  des  tra- 
vaux d'ensemble  et  le  riche  domaine  forestier  qu'il  est 
si  désirable  de  placer  sous  le  contrôle  de  l'Etat  comme 
le  démontre  mieux  chaque  jour  l'expérience  de  tous  les 
pays. 

De  même,  s'il  a  gardé  dans  le  domaine  public  et  s'ef- 
force de  transformer  en  régie  autonome  le  réseau  de 
chemins  de  fer  exploité  autrefois  par  l'administration 
impériale,  et  s'il  a  placé  certaines  mines  sous  le  même 
régime  il  n'a  pas  songé  à  imposer  d'ensemble  à  toute 
l'industrie  une  nationalisation  hâtive.  Mais  il  a  encou- 
ragé les  efforts  tentés  par  les  coopératives  pour  organiser 
les  industries  rurales  par  l'action  des  cultivateurs  asso- 
ciés. Il  aide  aussi  les  villes  et  les  Eroba  à  étendre  leurs 


204  Le  Flambeau. 

régies.  Il  s'est  appliqué  à  prendre  toutes  les  mesures  con- 
servatoires des  droits  de  la  collectivité  et  assez  analogues 
d'ailleurs  à  celles  dont  l'usage  se  répand  de  plus  en  plus 
en  Occident. 

De  même,  il  n'a  pas  entrepris  la  tâche  impossible  de 
supprimer  le  salariat  comme  par  un  coup  de  baguette 
magique,  mais  a  préparé  sa  transformation  en  un  statut 
économique  nouveau  par  le  développement  des  garanties 
ouvrières  et  du  contrôle  ouvrier. 

Toute  son  activité  a  tendu  en  somme  à  établir  et  à  con- 
solider une  démocratie  paysanne  essentiellement  pacifique 
et  à  faciliter  ses  progrès  vers  une  justice  économique 
plus  parfaite.  Il  est  difficile  de  prévoir  dans  quelle 
mesure  une  volonté  socialiste  consciente  pourra  faciliter 
et  hâter  dans  ce  coin  du  monde  l'évolution  qui  se  pro- 
duit si  laborieusement  en  Occident,  au  milieu  de  tant  de 
troubles  et  de  souffrances.  Les  tentatives  que  la  jeune 
république  a  entendu  et  entendra  demain  encore  pour- 
suivre dans  l'ordre  et  la  paix  valent  d'être  considérées 
avec  attention. 

Cette  digression  ne  m'a  pas  écarté  autant  qu'on  pour- 
rait croire  du  sujet  que  j'avais  entrepris  de  traiter,  car  on 
a  très  souvent  invoqué  le  «  péril  socialiste  »  pour  cher- 
cher à  justifier  soit  le  refus  de  reconnaissance,  soit  la 
façon  de  boycottage  dont  la  jeune  république  fut  si 
longtemps  victime.  Parmi  les  hommes  d'affaires  étran- 
gers qui  dirigeaient  là-bas  toutes  sortes  d'entreprises,  cer- 
tains songeaient  qu'ils  auraient  plus  d'occasions  de  larges 
profits  et  échapperaient  mieux  à  des  réglementations 
qui  les  irritent,  si  un  gouvernement  «  bourgeois  »  pou- 
vait succéder  à  celui  qui  se  trouvait  aux  affaires.  Ils  se 
sont  souvent  dit  que  ce  changement  politique  s'accompli- 
rait peut-être  si  l'état  économique  s'aggravait  et  créait 
dans  la  masse  un  mécontentement  suffisant.  Sous  l'in- 


La  Géorgie.  205 

fluence  de  cette  pensée,  ils  restreignaient  parfois  leur 
effort  de  production  ou  de  vente,  ils  «  sabotaient  »  si  je 
puis  me  permettre  cette  expression  familière.  Et  comme 
ils  étaient  d'habitude  fort  écoutés  dans  les  missions,  il  en 
résultait  que  les  puissances  se  laissaient  en  certaines  cir- 
constances entraîner  à  seconder  leurs  plans  plus  ou  moins 
consciemment.  Je  pourrais  citer  plus  d'un  exemple  de  cet 
état  d'esprit  que  certains  poussaient  fort  loin.  Aux  jours 
d'octobre  où  le  danger  bolchéviste  se  précisait  déjà  à  la 
frontière,  l'un  des  plus  considérables  parmi  ces  trafi- 
quants n'était  pas  loin  de  s'en  réjouir  :  «  la  crise  sera  plus 
rude,  disait-il,  mais  elle  sera  plus  courte  ». 

L'action  de  cette  détestable  «  politique  du  pire  »  a 
contribué  plus  qu'on  ne  pourrait  croire  à  retarder  le 
progrès  économique  du  pays,  à  l'empêcher  d'acquérir 
à  temps  la  force  qui  lui  aurait  permis  peut-être  de 
résister  à  l'invasion  récente.  Puisse  du  moins  l'épreuve  à 
laquelle  ces  industriels  eux-mêmes  se  trouvent  maintenant 
soumis  leur  ouvrir  les  yeux. 

Qu'ils  n'aiment  point  le  gouvernement  socialiste,  c'est 
assurément  leur  droit.  Mais  qu'ils  comprennent  donc  que 
ce  pouvoir-là  est  le  seul  possible,  et  qu'il  faut  bien  l'accep- 
ter comme  un  fait,  qu'on  s'en  réjouisse  ou  qu'on  s'en  la- 
mente, qu'on  en  pleure  ou  qu'on  en  rie  î  II  est  voulu  d'un 
vouloir  intense  par  l'immense  majorité  de  la  population. 
Toute  la  classe  paysanne  voit  dans  son  rétablissement  la 
seule  garantie  sûre  de  sa  propriété.  Tous  les  travailleurs 
des  villes  comptent  sur  son  aide  efficace  pour  s'élever  à 
une  vie  supérieure.  Presque  toute  la  classe  intellectuelle  le 
salue  comme  le  porteur  de  la  plus  haute  espérance  hu- 
maine. Comment  un  autre  régime  se  maintiendrait-il 
dans  ces  conditions,  à  moins  d'être  imposé  soit  par  la 
force  ouverte,  soit  par  la  force  sournoise?  Et  ce  n'est 
point  sur  la  force  qu'on  pourrait  fonder  la  prospérité. 

• 
»    • 


206  Le  Flambeau. 

On  a  souvent  observé  dans  les  milieux  où  s'élabore  la 
politique  orientale  de  l'Entente  des  préventions  d'un 
autre  genre  contre  le  gouvernement  socialiste  de  Tiflis. 
A  ceux  qui  soutenaient  l'entreprise  de  Wrangel,  le  voisi- 
nage d'un  pouvoir  dont  on  ne  pouvait  espérer  la  com- 
plaisance devait  paraître  gênant.  Et  est-il  besoin  de  dire 
que  la  Géorgie  démocratique  n'a  jamais  ni  entretenu 
l'illusion  que  la  folle  aventure  pouvait  réussir,  ni  parti- 
cipé au  crime  de  ceux  qui,  sortant  à  peine  d'une  guerre 
soutenue  au  nom  de  la  liberté  et  du  droit,  voulaient  baser 
le  système  politique  de  l'Europe  sur  le  triomphe  de  la 
réaction  en  Russie? 

Il  est  trop  clair  maintenant  que  la  Géorgie  avait  raison 
en  adoptant  dès  le  principe  l'attitude  que  tous  les  partis 
avancés  du  monde  n'ont  cessé  d'ailleurs  de  recomman- 
der :  pas  d'intervention,  reprise  des  relations  économi- 
ques, reconnaissance  du  gouvernement  de  fait.  On  peut 
juger  à  leurs  résultats  la  conception  des  démocraties  et 
celle  d'une  vieille  diplomatie  bien  mal  à  l'aise  décidément 
dans  le  monde  d'aujourd'hui. 

L'alliance  avec  Wrangel  a  conduit  au  désastre,  comme 
avait  fait  l'alliance  avec  Koltchak,  avec  Dénikine,  avec 
Youdénitch.  L'expérience  quatre  fois  répétée  a  été  singu- 
lièrement concluante.  Toutes  les  classes  saines  de  la  po- 
pulation russe  se  sont  momentanément  unies  devant  la 
menace  étrangère,  le  nationalisme  s'est  exalté,  le  pouvoir 
bolchéviste  est  devenu  plus  fort.  Et  l'immense  masse  pay- 
sanne, en  dépit  de  son  aversion  pour  les  maîtres  du  jour, 
s'est  soulevée  tout  entière  contre  les  généraux  d'ancien 
régime  ramenant  dans  leurs  bagages  la  bureaucratie  d'au- 
trefois et  les  anciens  propriétaires  fonciers.  Il  a  été 
démontré  une  fois  de  plus  que  la  Russie  ne  sera  libérée 
du  Bolchévisme  que  par  l'effort  autonome,  spontané  de  sa 
démocratie. 

Après  que  la  révolte  générale  eut  en  quelque  sorte  dé- 
robé à  l'armée  blanche  le  terrain  sous  les  pieds,  après 


La  Géorgie.  207 

sa  débâcle  totale,  il  fallait  s'attendre  à  voir  les  troupes 
rouges,  libérées  sur  ce  front,  tourner  leurs  efforts  vers 
îa  Transcaucasie  où  elles  avaient  laissé  inachevée  leur 
campagne  amorcée  naguère  par  la  conquête  de  l'Azer- 
beidjan.  Elles  ont  en  effet  envahi  l'Arménie  d'abord,  fort 
affaiblie  par  tant  de  massacres,  privée  de  moyens  de  com- 
munication, et  obligée  de  faire  face  à  la  fois  aux  Bolche- 
viques et  aux  Turcs.  Mais  les  forces  moscovites  se  sont 
arrêtées  longtemps  aux  frontières  de  la  Géorgie  et  le 
gouvernement  de  Lénine  a  dû  s'y  reprendre  à  deux  fois 
avant  de  pouvoir  les  franchir.  Pourquoi? 

Que  les  «  Menchéviques  »  convaincus  de  ce  pays  sou- 
haitent ardemment,  pour  eux-mêmes  et  pour  le  monde, 
la  fin  du  Bolchévisme  en  Russie,  la  chose  est  par  trop 
évidente.  Mais  ils  ont  su  ne  pas  confondre  l'opposition 
politique  avec  la  lutte  armée.  Et  tout  en  organisant  contre 
une  attaque  éventuelle  la  plus  énergique  résistance, 
ils  ont  toujours  soigneusement  évité  jusqu'à  l'apparence 
d'une  agression.  Ils  ne  comptaient  pour  vaincre  leurs 
adversaires  que  sur  la  force  de  l'idée  et  sur  celle  de 
l'exemple.  Ils  voulaient  que  leur  petite  république  mani- 
festât une  telle  supériorité  sur  la  grande  tyrannie  que  cha- 
cun en  eût  sa  conviction  faite  et  sa  résolution  arrêtée. 

Et  qu'advint-il  en  effet?  La  nation  entière  s'unit  à  la 
première  nouvelle  du  danger  dans  une  commune  volonté 
de  défense.  Ce  fut  la  Garde  populaire,  formée  de  volon- 
taires, recrutée  surtout  dans  les  milieux  ouvriers  qui  ma- 
nifesta le  plus  vigoureusement  sa  volonté  de  combattre 
pour  la  patrie  et  pour  le  régime.  Et  la  Garde  rouge  de 
Moscou  ne  voulut  plus  marcher  contre  un  peuple  libre. 
Il  fallut  que  les  Bolcheviques  retirassent  leurs  troupes 
qui  se  débandaient!  Depuis,  ils  en  ont  ramené  d'autres, 
usant  de  l'attrait  presque  irrésistible  que  présente  pour 
une  armée  affamée  un  pays  où  l'on  mange  encore  et  avec 
l'aide  des  Turcs  leur  entreprise  de  conquête  a  enfin  réussi, 
après  cinq  tentatives  infructueuses  en  l'espace  de  moins 


208  Le  Flambeau. 

de  trois  ans.  Mais  l'action  morale  sur  laquelle  les  Géor- 
giens comptaient  ne  cessera  pas  d'agir,  et  l'impérialisme 
moscovite  ne  pourra  pas  toujours  compter  sur  l'obéis- 
sance aveugle  des  paysans  russes  qu'il  maintient  sous  les 
armes  ! 

*    * 

Même  envahie  par  les  Bolchévistes  et  par  les  Turcs,  la 
Géorgie  continue  d'exister.  La  reconnaissance  que  lui  a 
accordée  la  Conférence  de  Paris  lui  donne  une  vie  légale 
que  les  attentats  de  Moscou  ne  sauraient  détruire.  Mais 
cette  reconnaissance,  il  reste  à  la  traduire  en  quelque 
sorte  dans  les  faits,  à  transformer  une  résolution  absiraite 
en  une  réalité  politique. 

L'assujettissement  des  républiques  transcaucasiennes 
est  un  malheur  pour  le  monde  ;  il  ferme  les  voies  du  com- 
merce, trouble  tout  l'équilibre  politique  de  l'Orient.  Ce 
serait  être  bien  mal  avisé  que  de  vouloir  remédier  au 
mal  accompli  par  n'importe  quelle  forme  d'intervention 
armée.  C'est  avant  qu'il  fallait  par  une  politique  pré- 
voyante mettre  les  jeunes  Etats  en  mesure  de  se  défen- 
dre. Mais  la  liberté  perdue  peut  se  retrouver,  se  retrou- 
vera sans  doute  au  cours  des  mois  prochains  qui  s'annon- 
cent pleins  d'événements  soudains.  Il  faut  que  l'Entente 
ait  pour  ce  moment  sa  politique  toute  prête,  et  qu'elle 
sache  surtout  aider  de  tout  son  pouvoir  à  cette  grande 
réalisation  dont  je  ne  me  dissimule  pas  les  difficultés,  qui 
ne  pourra  s'accomplir  que  moyennant  un  grand,  un  pa- 
tient effort  :  la  fondation  d'une  solide  fédération  transcau- 
casienne. 

Elle  est  dans  les  vœux  de  tous  les  esprits  éclairés.  Le 
malheur  commun  qui  frappe  en  ce  moment  et  la  Géorgie, 
et  l'Arménie,  et  l'Azerbeidjan,  et  les  montagnards  du 
Caucase  les  a  de  nouveau  rapprochés.  La  tentative 
avortée  en  1918  est  reprise  en  ce  moment  même  sous  des 
auspices  plus  heureux.  On  sait  que  les  représentants  des 


La  Géorgie.  209 

quatre  républiques  viennent  de  signer  à  Paris  l'acte  cons- 
titutif des  Etats-Unis  du  Caucase  et  que  le  gouvernement 
français  vient  de  manifester  officiellement  sa  sympathie 
pour  la  nouvelle  organisation  politique.  Son  existence 
garantira  mieux  le  Caucase  contre  un  danger  presque  aussi 
redoutable  que  l'invasion  elle-même:  contre  les. tentatives 
insidieuses  de  protectorat  que  pourrait  tenter  quelque 
puissance.  La  Société  des  Nations  toute  entière  a  le  devoir 
de  préserver  la  Fédération  contre  cçtte  éventualité  qui 
n'est  pas,  tant  s'en  faut,  une  simple  vue  abstraite  de 
l'esprit.  Qu'elle  répare  donc  au  plus  tôt  son  erreur  de 
Genève  en  admettant  la  Géorgie  et  ses  associés  comme 
membres  de  plein  exercice. 

Bien  plus  encore  que  son  accession  au  sociétariat,  c'est 
la  prospérité  matérielle  et  morale  de  la  Géorgie  qui  la 
mettra  à  l'abri  de  toute  tutelle.  Sachons  donc  l'aider  à 
développer  son  jeune  organisme  dès  que  les  circonstances 
militaires  le  permettront  à  nouveau.  Mettons  à  sa  dispo- 
tion nos  connaissances  techniques,  notre  expérience  des 
affaires,  nos  capitaux,  pour  une  collaboration  qui  sera 
fructueuse  pour  les  deux  parties. 

Et  la  Belgique,  ici,  peut  accomplir  une  tâche  impor- 
tante. Le  gouvernement  de  Tiflis  a  depuis  longtemps 
compris,  avec  un  sens  très  avisé  des  choses,  qu'il  avait 
le  plus  grand  avantage  à  demander  d'abord  la  coopéra- 
tion des  puissances  dont  les  «  intérêts  limités  »,  pour 
employer  le  savoureux  néologisme  des  conférences, 
étaient  moins  inquiétants.  Elle  fait  appel  à  nos  spécialis- 
tes, à  nos  marchands,  à  nos  industriels.  Ne  dédaignons 
point  son  invitation.  Il  est  de  la  plus  sage  politique  que 
les  petits  peuples  se  prêtent  une  mutuelle  assistance  dans 
un  monde  où  les  gros  n'ont  que  trop  tendance  à...  se  ëon- 
duire  en  gros. 

Louis  de  Brouckère. 


14 


Tchékhov 

En  guise  de  préface  à  la  fameuse  Cerisaie  de  Tchékhov,  dont  nous 
donnons  ci-après  la  première  version  française,  nous  publions  la  tra- 
duction de  ce  beau  poème,  mélancolique  et  pieux,  où  le  critique  russe 
Wéga  retrace  la  vie  et  l'œuvre  du  grand  écrivain. 

Dans  Taganrog  lointaine  et  triste,  près  de  la  mer  aux 
flots  gris-bleus,  dans  la  steppe  où  le  long  des  routes, 
dorment  les  meules  jaunissantes,  où  la  poussière  en  tour- 
billons s'élève,  pareille  aux  fumées,  où  penchés  sur  les 
champs  de  blé,  les  Khokhols  (1)  gravement  s'affairent, 
où,  traînant  les  longues  arbas,  nonchalamment  s'en  vont 
les  bœufs,  sous  un  ciel  aux  étoiles  claires,  Il  grandit,  vif, 
insoucieux. 

Son  âme  ardente  et  caressante  ressemblait  à  la  steppe 
immense  qu'un  soleil  printanier  inonde.  Ce  fut  sous  les 
rayons  de  feu  de  ce  soleil  qu'il  vint  au  monde.  Et  ses 
yeux  erraient  à  la  ronde.  En  lui  se  réfléchit  l'image  du 
pays  natal:  champs  brûlés,  mugissement  du  vent  noc- 
turne, lent  frisselis  des  herbes  hautes,  et  ces  stanitzas  de 
l'Azov,  avec  leurs  rangs  de  maisons  basses,  avec  leurs 
files  de  grands  saules,  près  des  étangs  vaseux,  fangeux... 

Dans  Taganrog  poudreuse  et  triste  il  vit  une  humanité 
grise  :  vaines  joies,  futiles  soucis,  oiseux  propos,  paresse 
et  songe.  Et  sur  ce  fond  de  déchéance  il  vit  d'en- 
nuyeuses figures,  mornes  tableaux  de  vie  obscure,  visages 
falots,  âmes  troubles... 

Après  qu'il  eut  quitté  la  steppe,  au  fond  de  son  âme 
il  garda  l'éternel  ennui  de  ces  choses,  de  ces  gens;  il 

(1)  Khokhols,  sobriquet  des  paysans  de  l'Ukraine;  arbas,  voitures; 
stanitzas,  villages. 


Tchékhov.  211 

comprit  l 'empire  des  âmes  brumeuses  qui  'dorment,  tris- 
tement, d'un  sommeil  mortel.  Tout  ce  qu'il  écrivit  sur 
elles  exhale  un  pénétrant  parfum. 

La  littérature  le  prit,  Vart  triomphant  le  séduisit.  Mais, 
discourtoise  et  renfrognée,  Pétersbourg  lui  fit  peu 
d'accueil.  Son  chemin  fut  semé  d'épines.  Le  poète  restait 
joyeux:  son  rire  insouciant  et  clair  ne  se  tut  pas  un  seul 
instant. 

Ah!  les  pages  étincelantes !  On  y  voit  passer  tour  à 
tour  ces  visages  falots  et  troubles  qu'il  avait  connus  dès 
l'enfance.  Il  riait;  mais  toujours  plus  sombre  se  faisait  la 
nuit  d'alentour,  et  son  rire  sonnait  toujours;  ce  rire  était 
désespéré. 

C'était  l'époque  ténébreuse.  La  stagnation  et  la  mort 
pesaient  sur  la  grande  Russie.  Et  lui,  profondément  sen- 
tait les  misères  de  la  patrie. 

Soudain,  son  rire  s'éteignit.  Un  brouillard  rde  mélan- 
colie revêtit  son  œuvre  à  jamais.  Et  dans  cette  ombre 
désormais  des  motifs  douloureux  pleurèrent. 

Son  âme  sensible  souffrit,  souffrit  sans  fin  du  deuil 
des  autres.  Il  souffrit  pour  V Oncle  Vania,  s'apitoya  sur 
les  Trois  Sœurs  (1),  luttant  contre  la  vie  amère...  Et  de 
plus  en  plus  désolées  sont  les  pages  des  derniers  temps... 

Tel  un  fantôme  légendaire,  reculait,  toujours  plus  loin- 
tain, le  triomphe  de  la  lumière,  et  ces  ténébreuses  années 
le  menèrent  jusqu'au  tombeau.  Il  a  pressenti  le  bonheur, 
mais  il  n'aura  point  vu  l'aurore,  l'aurore  de  la  Liberté! 

WÉGA. 

(1)  V Oncle  Vania,  les  Trois  Sœurs,  comédies  de  Tchékhov. 


LA  CERISAIE 


Comédie  en  quatre  actes  de  A.  P.  TCHEKHOV. 

Représentée  pour  la  première  fois  au  Théâtre  des  Arts  de  Moscou, 
le  17  janvier   1904. 

Première  version   française  par  C.   Mostkova  et  A.   Lamblot. 


PERSONNAGES: 

Mme  Ranievskaïa,  Lioubov  Andréevna,   propriétaire  rurale. 

Ania,  sa  fille,  17  ans. 

Varia,   sa"  fille  adoptive,   24   ans. 

Gaïev,  Léonide  Andréevitch,  frère  de  Mm0  Ranievskaïa. 

Lopakhine,  Yermolaï  Alexéevitch,  marchand. 

Trofimov,  Piotr  Serguéevitch,  étudiant. 

Sémionov  Pichtchik,  Boris  Borisovitch,  propriétaire  foncier. 

Charlotte    Ivanovna,    gouvernante. 

Epikhodov,  Simion  Pantéléevitch,  employé  dans  la  propriété. 

Douniacha,   femme  de  chambre. 

Phyrse,  laquais,  vieillard  de  87  ans. 

Yacha,  jeune  laquais. 

Un  chemineau. 

Un  chef  de  gare. 

Un  employé  des  postes,  invités,  domestiques. 


L'action  se  passe  dans  la  propriété  de  Mme  Ranievskaïa. 


La  Cerisaie.  213 


ACTE  Ier 

Une  pièce  que  l'on  appelle  toujours  «  La  chambre  d'enfants».  Une 
des  portes  mène  à  la  chambre  d'Ania.  L'aube.  Le  soleil  va  bientôt 
se  lever.  On  est  au  mois  de  mai,  les  cerisiers  sont  en  fleurs,  mais 
au  jardin  il  fait  froid,  il  y  a  de  la  gelée  blanche.  Les  fenêtres  de  la 
chambre  sont  closes. 

Entrent:    Douniacha,    portant    une   bougie,    et 
Lopakhine,  un  livre  en  main. 

LOPAKHINE 

Enfin!  Le  train  est  arrivé.  Quelle  heure  est-il? 

DOUNIACHA 

Bientôt  deux  heures.  (Elle  éteint  la  bougie.)  Il  fait 
jour  déjà. 

LOPAKHINE 

Combien  de  retard  avait-il  donc?  Au  moins  deux 
heures.  (//  bâille  et  s'étire.)  Eh  bien,  c'est  du  joli,  ce  que 
j'ai  fait  là!  Imbécile  que  je  suis!  Venir  ici  pour  aller  les 
prendre  à  la  gare  et  m'endormir...  sur  une  chaise!  J'en- 
rage... Pourquoi  ne  m'as-tu  pas  réveillé? 

DOUNIACHA 

Je  vous  croyais  parti.  (Prêtant  V oreille.)  Les  voilà, 
il  me  semble. 

lopakhine  (attentif). 

Non...  Retirer  les  bagages;  les  allées  et  venues  de 
l'arrivée...  (Silence).  Elle  a  passé  cinq  ans  à  l'étranger, 
Lioubov-Andréevna.  et  je  suis  vraiment  curieux  de  voir 
comment  elle  est  maintenant...  Une  belle  âme,  une  nature 
saine,  peu  compliquée.  Je  me  souviens  qu'encore  enfant 
(je  devais  avoir  une  quinzaine  d'années),  mon  défunt 
père,  boutiquier  au  village  et  moi,  étions  venus  ici,  je 
ne  sais  plus  pourquoi.  Il  était  un  peu  saoul,  et  comme 


214  Le  Flambeau. 

il  m'avait  frappé  du  poing,  je  m'étais  mis  à  saigner  du 
nez.  Lioubov-Andréevna,  je  m'en  souviendrai  toujours, 
toute  jeune  encore,  toute  maigrelette,  m'amena  au  lavabo, 
ici  même,  dans  cette  chambre  d'enfants.  «  Pleure  pas  », 
me  dit-elle,  «  p'tit  moujik,  ça  guérira  d'ici  tes  noces!  » 
(Silence).  P'tit  moujik...  Ah  oui,  mon  père  en  était  un, 
quant  à  moi,  me  voilà  avec  un  gilet  blanc,  des  souliers 
jaunes.  Un  parvenu,  quoi!  Il  n'y  a  pas  à  dire,  ce  n'est 
pas  l'argent  qui  me  manque,  mais  au  fond,  sous  le  vernis 
je  ne  suis  qu'un  moujik...  (feuilletant  le  livre).  Voilà. 
J'ai  lu  ce  livre  et  n'y  ai  rien  compris.  Je  me  suis  endormi 
en  lisant.  (Silence.) 

DOUNIACHA 

Les  chiens  n'ont  pas  dormi  de  la  nuit,  ils  sentent  l'ap- 
proche des  maîtres. 

LOPAKHINE 

Qu'as-tu,  Douniacha?... 

DOUNIACHA 

Mes  mains  tremblent,  je  vais  m'évanouir. 

LOPAKHINE 

Tu  es  vraiment  trop  douillette,  ma  fille.  N'oublie  pas 
qui  tu  es.  Tu  t'habilles,  te  coiffes  comme  une  demoiselle. 
Il  ne  faut  pas  exagérer. 

Epikhodov  entre  avec  un  bouquet.  Il  est  en 
veston  et  a  des  bottes  étincelantes,  très  cra- 
quantes. En  entrant  il  laisse  tomber  le  bouquet. 

epikhodov  (le  ramassant). 
Voilà,  le  jardinier  l'envoie  pour  la  salle  à  manger,  qu'il 
dit.  (Il  tend  le  bouquet  à  Douniacha.) 


lopakhine  (à  Douniacha). 
Tu  m'apporteras  du  cidre,  hein? 


La  Cerisaie.  215 

DOUNIACHA 

A  votre  service,  monsieur  (elle  sort). 

EPIKHODOV 

Bon  !  il  gèle.  Le  thermomètre  marque  trois  degrés  sous 
zéro,  mais  les  cerisiers  sont  en  fleurs.  Eh  bien,  moi,  je 
n'approuve  pas  notre  climat.  (//  soupire.)  Je  ne  puis  l'ap- 
prouver. Il  ne  contribue  pas  au  succès  des  affaires.  Tenez, 
monsieur  Lopakhine,  permettez-moi  de  vous  dire  :  Voilà 
qu 'avant-hier  je  me  suis  acheté  des  bottes  qui,  si  vous 
voulez  m'en  croire,  craquent  tellement  que  c'en  est  insup- 
portable. Avec  quoi  les  graisser? 

LOPAKHINE 

Fiche-moi  la  paix;  tu  m'embêtes! 

EPIKHODOV 

Chaque  jour  m'arrive  un  malheur  ou  l'autre,  et  moi, 
je  ne  me  plains  pas,  je  m'y  suis  habitué,  j'en  souris 
même. 

Douniacha  entre  et  tend  le  cidre  à  Lopakhine. 
EPIKHODOV 

Je  m'en  vais  (il  heurte  une  chaise  qui  tombe).  Voilà... 
(presque  triomphant).  Vous  voyez!  Excusez  l'expres- 
sion: le  fait  est  là,  pour  ne  pas  dire  plus...  C'est  tout 
simplement  remarquable!  (//  sort.) 

DOUNIACHA 

A  propos,  monsieur,  Epikhodov  m'a  demandée  en 
mariage. 

LOPAKHINE 

Tiens  ! 

DOUNIACHA 

Vraiment,  je  ne  sais  que  faire.  C'est  un  homme  doux, 
mais,  dès  qu'il  parle,  on  n'y  comprend  plus  rien.  Ce  qu'il 


216  Le  Flambeau. 

dit  est  beau,  sentimental,  c'est  vrai.  Seulement,  voilà 
c'est  incompréhensible!  Toutefois,  je  ne  puis  dire  qu'il 
me  déplaise...  Lui,  m'aime  à  la  folie.  C'est  un  malchan- 
ceux, il  lui  arrive  chaque  jour  autre  chose;  aussi,  le 
taquine-t-on  chez  nous:  Vingt-deux  malheurs,  c'est  son 
surnom. 

lopakhine  (attentif). 
Tiens,  il  me  semble  qu'ils  arrivent... 

DOUNIACHA 

Ils  arrivent!  Ah!  Qu'est-ce  que  j'ai?  Je  suis  toute 
glacée  ! 

LOPAKHINE 

En  effet,  les  voilà"!  Allons  à  leur  rencontre.  Me  recon- 
naftra-t-elle  ?  Cinq  ans  qu'on  ne  s'est  vu. 

douniacha  (éperdue). 
Je  chancelle...  Oh!  j'expire. 

On  entend  l'arrivée  de  deux  voitures.  Lopakhine 
et  Douniacha  se  précipitent.  La  scène  est  vide. 
Dans  les  pièces  voisines  un  brouhaha.  Phyrse, 
qui  était  allé  à  la  rencontre  de  sa  maîtresse, 
traverse  rapidement  la  scène  en  s'appuyant  sur 
une  mince  et  courte  badine.  Il  porte  une  livrée 
ancienne  et  un  chapeau  haut  de  forme.  Il  se  parle 
à  lui-même,  mais  impossible  d'en  rien  saisir. 
Derrière  les  coulisses,  le  bruit  va  crescendo. 
Une  voix:  «Par  ici,  par  ici...» 

(Entrent  en  costume  de  voyage:  Lioubov 
Andréevna,  Ania  et  Charlotte  tenant  en  laisse 
un  petit  chien.  Varia  en  manteau,  un  fichu  sur 
la  tête.  Gaïev,  Sémionov  Pichtchik,  Lopakhine, 
Douniacha  portant  un  paquet  et  un  parapluie. 
Des   domestiques  chargés,  passent.) 

ANIA 

Par  ici!  Maman,  te  rappelles-tu  cette  chambre? 

lioubov  (épanouie,  à  travers  les  larmes). 
La  chambre  d'enfants! 


La  Cerisaie.  217 

VARIA 

Qu'il  fait  froid!  J'ai  les  mains  gelées  (à  Lioubov).  Vos 
chambres,  la  blanche  et  la  violette,  sont  restées  intactes, 
petite  mère. 

LIOUBOV 

Chambre  d'enfant,  ma  gentille,  ma  belle  chambre... 
J'y  dormais  toute  petite...  (Elle  pleure).  Et  maintenant 
aussi,  je  me  sens  toute  petite...  (Elle  embrasse  son  frère, 
Varia,  puis  encore  son  frère).  Tenez,  Varia  n'a  pas 
changé,  elle  a  toujours  son  air  de  nonne.  Et  Douniacha, 
je  l'ai  reconnue  aussi...  (Elle  l'embrasse). 

GAÏEV 

Le  train  avait  deux  heures  de  retard.  Qu'en  dites-vous, 
hein?  Quel  gâchis! 

charlotte  (à  Pichtchik) . 
Mon  chien  mange  aussi  des  noix. 

pichtchik  (interdit). 
Pensez  donc! 

(Tous  se  retirent,  sauf  Ania  et  Douniacha.) 
DOUNIACHA 

Ah,  comme  il  nous  tardait  de  vous  revoir  !  (Elle  débar- 
rasse Ania  de  son  manteau  et  de  son  chapeau.) 

ANIA 

Des  quatre  nuits  de  voyage,  je  n'ai  pu  dormir...  je 
suis  transie. 

DOUNIACHA 

Au  Carême,  à  votre  départ,  il  y  avait  de  la  neige,  du 
gel,  et  maintenant?  Oh,  ma  chérie!  (Elle  rit  et  V em- 
brasse.) Comme  j'étais  impatiente  de  vous  revoir,  ma 
joie,  mon  soleil...  Tenez,  je  n'y  tiens  plus;  je  vais  vous 
le  raconter. 


218  Le  Flambeau. 

ania  (mollement). 
Toujours  des  histoires... 

DOUNIACHA 

Après  les  Pâques,  le  commis  Epikhodov  m'a  demandée 
en  mariage. 

ANIA 

Tu  ne  parles  que  de  ça...  (arrangeant  ses  cheveux). 
J'ai  perdu  toutes  mes  épingles...  (Elle  chancelle  de 
fatigue). 

DOUNIACHA 

Décidément,  je  ne  sais  que  faire...  il  m'aime,  il  m'aime 
tant  ! 

ania  (regardant  la  porte  de  sa  chambre, 
affectueusement) . 

Ma  chambre,  mes  fenêtres.  Tout  comme  si  je  ne  les 
avais  jamais  quittées.  Je  suis  chez  moi!  Au  matin, 
la  première  chose  que  je  vais  faire,  c'est  de  courir  au 
jardin...  Oh!  si  je  pouvais  dormir!  De  tout  le  voyage,  je 
n'ai  pas  fermé  l'œil:  j'étais  trop  tourmentée. 

DOUNIACHA 

Monsieur  Trofimov  est  ici  depuis  avant-hier. 

ania  (joyeusement). 
Petia  I 

DOUNIACHA 

Il  couche  dans  l'annexe,  il  y  loge.  «  J'ai  peur  de 
déranger  »,  dit-il.  (Regardant  sa  montre.)  Il  faudrait 
bien  aller  le  réveiller,  mais  mademoiselle  Varia  l'a 
défendu.  «  Surtout  ne  le  réveille  pas  »,  m'a-t-elle  dit. 

(Varia    entre,    un    trousseau    de    clefs    à    la 
ceinture.) 


La  Cerisaie.  219 

VARIA 

Douniacha,  vite  du  café,  maman  en  désire. 

DOUNIACHA 

A  l'instant.  (Elle  sort.) 

VARIA 

Enfin,  Dieu  merci,  te  voilà  de  retour!  (Caressante.) 
Ma  mignonne,  ma  belle  est  revenue. 

ANIA 

Ah,  que  j'ai  souffert! 

VARIA 

Je  m'en  doute. 

ANIA 

Quand,  la  semaine  sainte,  je  suis  partie,  qu'il  faisait 
froid!  Et  Charlotte,  durant  tout  le  voyage,  bavardait, 
faisait  des  tours  de  prestidigitation.  Pourquoi  m'as-tu 
donc  infligé  cette  Charlotte? 

VARIA 

Voyons,  chérie,  tu  ne  pouvais  pas  tout  de  même  voya- 
ger seule,  à  dix-sept  ans. 

ANIA 

Nous  voilà  à  Paris,  il  y  avait  de  la  neige,  il  y  faisait 
froid.  Moi,  le  français,  je  le  parle  affreusement.  Maman, 
habite  au  cinquième.  J'entre,  et  je  trouve  des  Français 
quelconques,  des  dames,  un  vieil  abbé  avec  son  bré- 
viaire. Une  pièce  enfumée,  peu  intime.  J'eus  soudain 
une  telle  pitié  de  maman  que  je  lui  pris  la  tëtc  et  la  ser- 
rai contre  moi  sans  pouvoir  la  lâcher.  Quand  nous  fûmes 
seules,  maman  fut  si  affectueuse,  si  caressante!...  elle 
pleurait... 

varia  (à  travers  les  larmes) 

Tais-toi,  tais-toi! 


220  Le  Flambeau. 

ANIA 

Elle  avait  déjà  vendu  sa  villa  près  de  Menton.  Il  ne 
lui  restait  rien,  mais  rien.  Quant  à  moi,  plus  un  sou.  A 
peine  en  avions-nous  eu  assez  pour  arriver  à  Paris.  Et 
maman  ne  comprend  rien.  Installée  dans  une  gare,  elle 
commande  ce  qu'il  y  a  de  plus  coûteux,  donne  des  pour- 
boires par  roubles,  Charlotte  de  même,  et  jusqu'à  Yacha 
qui  se  commande  des  plats  lui  aussi.  C'est  tout  simple- 
ment affreux.  Car  maman  a  son  valet,  Yacha.  Nous 
l'avons  ramené... 

VARIA 

Je  l'ai  vu,  le  coquin. 

ANIA 

Eh  bien,  quoi  de  neuf?  les  intérêts  sont-ils  payés? 

VARIA 

Loin  de  là. 

ANIA 

Mon  Dieu,  mon  Dieu... 

VARIA 

En  août,  la  propriété  sera  mise  en  vente. 

ANIA 

Mon  Dieu... 

lopakhine  (regardant  par  la  porte,  bêlant). 
Mé-éé...  (il  s'esquive). 

varia  (les  larmes  aux  yeux). 
Ah,  mes  poings  me  démangent.  (Elle  le  menace.) 

ania  (embrassant  Varia,  à  mi-voix). 
Dis,  t'a-t-il  fait  sa  demande?  (Varia  secoue  négative- 
ment la  tête).  Mais  il  t'aime...  Qu'attendez-vous?  Pour- 
quoi ne  pas  s'expliquer? 


La  Cerisaie.  221 

VARIA 

Ma  foi,  je  ne  crois  pas  que  nous  y  arrivions.  Il  est 
trop  affairé.  Il  a  autre  chose  en  tëtt.  Il  ne  fait  même 
pas  attention  à  moi...  Qu'on  en  finisse!  Je  ne  peux  plus 
le  voir...  Tout  le  monde  parle  de  notre  mariage,  on  nous 
en  félicite  et,  en  réalité,  il  n'y  a  rien  ;  ce  n'est  qu'un  rêve. 
(Changeant  de  ton.)  On  dirait  une  abeille,  ta  broche. 

ania  (tristement). 

C'est  maman  qui  l'a  achetée.  (Elle  entre  dans  sa  cham- 
bre et  joyeusement,  comme  une  enfant.)  Tu  sais,  à  Paris, 
j'ai  monté  en  ballon! 

VARIA 

Ma  mignonne,  ma  belle  est  arrivée! 

(Douniacha  rentre  avec  le  service  et  prépare  le 
café.) 

varia  (debout  près  de  la  porte  de  la  chambre  d'Ania) . 

Toute  la  journée,  dans  le  va-et-vient  du  ménage  je 
songe  :  quel  bonheur  c'eût  été  de  t'unir  à  un  homme  for- 
tuné, ma  chérie  !  J'eusse  alors  été  plus  tranquille.  Je  m'en 
serais  allée  dans  un  ermitage,  puis  au  monastère  de 
Kiev...  de  Moscou  et  ainsi  par  les  lieux  saints...  toujours 
marchant,  marchant  sans  cesse.  Ah!  quelle  splendeur! 

ANIA 

Au  jardin,  les  oiseaux  chantent.  Quelle  heure  est-il? 

varia 
Il  doit  être  deux  heures  passées,  il  est  temps  de  te  cou- 
cher,  mignonne.    (Entrant  dans  la  chambre  d'Ania.) 
Splendeur  ! 

(Yacha  entre,  portant  un  plaid  et  une  sacoche 
de  voyage.) 


222  Le  Flambeau. 

yacha  (traversant  la  scène,  poliment). 
Peut-on  passer? 

DOUNIACHA 

On  ne  vous  reconnaît  plus,  Yacha.  Comme  vous  avez 
changé  à  l'étranger! 

YACHA 

Tiens...  qui  êtes-vous? 

DOUNIACHA 

A  votre  départ,  j'étais  haute  comme  ça.  (Elle  indique 
la  taille.)  Je  suis  Douniacha,  fille  de  Théodore  Kozoié- 
dov.  Vous  ne  vous  souvenez  pas  de  moi? 

YACHA 

Oh...  petite  caille! 

(Il  jette  autour  de  lui  un  regard  furtif  et  l'em- 
brasse. Douniacha  pousse  un  cri  et  laisse  tomber 
une  soucoupe.   Yacha  sort  précipitamment.) 

varia  (dans  la  porte,  avec  humeur). 
Qu'y  a-t-il  encore? 

douniacha  (pleurant). 
J'ai  cassé  une  soucoupe... 

varia 
Signe  de  bonheur  ! 

ania  (sortant  de  sa  chambre). 
Il  faudrait  prévenir  maman  que  Pétia  est  ici. 

VARIA 

J'ai  défendu  de  le  réveiller. 

ania  (pensive). 
Voilà  six  ans  que  père  est  mort  ;  un  mois  après  mon 
frère  Gricha,  un  joli  gamin  de  sept  ans,  se  noyait  dans 


La  Cerisaie.  223 

la  rivière.  Maman,  n'ayant  pu  supporter  le  coup,  s'en 
alla,  s'en  alla  comme  si  on  la  chassait.  (Elle  frissonne.) 
Si  elle  savait  combien  je  la  comprends.  (Silence.)  Et 
voilà  que  Pétia  Trofimov,  précepteur  de  Gricha,  va  le  lui 
rappeler... 

(Phyrse   entre,    en    veston   et    gilet    blanc.) 

phyrse  (s'approchant  de  la  table,  soucieux). 
Madame    prendra    le  café   ici...  (Mettant   des   gants 
blancs).  Est-il  prêt?  (Sévèrement  à  Douniacha.)  Toi! 
La  crème! 

DOUNIACHA 

Ah!  mon  Dieu!  (Elle  sort  précipitamment.) 

phyrse  (s* occupant  du  café) . 
Ah!  là,  là,  espèce  de  propre  à  rien!  (Il  marmotte). 
Elle  arrive  de  Paris...  Le  maître,  lui  aussi,  y  allait  autre- 
fois... en  voiture.  (//  rit). 

VARIA 

Qu'y  a-t-il  donc,  Phyrse? 

PHYRSE 

Plaît-il?  (joyeux)  Ma  maîtresse  est  arrivée!  Enfin! 
Je  ne  crains  plus  la  mort  maintenant.  (//  pleure  de  joie.) 

(Entrent:  Lioubov,  Gaïev,  Lopakhine,  Sémio- 
nov  Pichtchik.  Ce  dernier  porte  une  espèce  de 
caftan  court,  de  drap  fin  et  un  pantalon  bouffant. 
Gaïev,  en  entrant,  fait  des  mains  et  du  corps 
des  mouvements  comme  s'il  jouait  au  billard.) 

LIOUBOV 

Dis-moi  un  peu,  comment  est-ce  encore  ?  Attends,  que 
je  me  rappelle.  Ah,  j'y  suis!  La  rouge  dans  le  coin! 
Doubles  bandes! 

GAÏEV 

La  rouge  dans  le  coin  !  Autrefois,  ma  sœur,  nous  dor- 


224  Le  Flambeau. 

mions  dans  cette  chambre  même,  et  voilà,  j'ai  déjà  cin- 
quante et  un  ans,  cela  paraît  drôle,  hein  ! 

LOPAKHINE 

Oui,  le  temps  passe. 

GAÏEV 

Hein,  que  dit-il? 

LOPAKHINE 

J'ai  dit,  le  temps  passe. 

GAÏEV 

Ça  sent  le  patchouli  ici. 

ANIa 

Je  vais  dormir;  la  bonne  nuit,  maman.  (Elle  embrasse 
sa  mère.) 

LIOUBOV 

Mon  adorable  mignonne!  (Elle  lui  embrasse  les  mains.) 
Es-tu  contente  d'être  rentrée?  Moi,  je  n'en  reviens  pas. 

ANIA 

Bonsoir,  mon  oncle. 

gaïev  (lui  baisant  la  figure  et  les  mains). 

Que  Dieu  te  garde  !  Comme  tu  ressembles  à  ta  mère  ! 
(à  sa  sœur.)  A  son  âge,  Liouba,  tu  étais  tout  à  fait  comme 
elle. 

(Ania  tend  la  main  à  Lopakhine  et  Pichtchik, 
entre  dans  sa  chambre  et  ferme  la  porte.) 

LIOUBOV 

Elle  s'est  trop  fatiguée,  la  mignonne. 

PICHTCHIK 

Il  est  long,  le  voyage,  hein? 


La  Cerisaie.  225 

varia  (à  Lopakhine  et  Pichtchik). 
Eh  bien,  Messieurs,  il  est  deux  heures  passées;  il  ne 
faut  abuser  de  rien. 

lioubov  (riant). 

Toujours  la  même,  cette  Varia.  (Elle  V attire  vers  elle 
et  l'embrasse.)  Voilà,  je  vais  finir  mon  café,  puis  nous 
nous  en  allons  tous.  (Phyrse  lui  glisse  un  coussin  sous 
les  pieds.)  Merci,  mon  cher,  je  me  suis  habituée  au  café. 
J'en  prends  n'importe  quand,  le  jour  comme  la  nuit. 
Merci,  mon  vieux.  (Elle  embrasse  Phyrse.) 

VARIA 

Je  vais  voir  si  l'on  a  apporté  les  bagages...  (Elle  sort.) 

LIOUBOV 

Est-ce  bien  moi,  assise  ici?  (Elle  rit.)  J'ai  envie  de 
gambader,  de  gesticuler  (se  couvrant  des  mains  la  figure) . 
N'est-ce  point  un  rêve?  Dieu  le  sait,  j'aime  mon  pays, 
je  l'aime  passionnément.  Je  ne  pouvais  regarder  du 
wagon,  tant  je  pleurais.  (A  travers  les  larmes.)  Mais  il 
faut  tout  de  même  boire  le  café.  Je  te  remercie,  Phyrse, 
merci,  mon  cher  vieux.  Je  suis  si  heureuse  de  te  trouver 
encore  en  vie  ! 

PHYRSE 

Avant-hier... 

GAÏEV 

Il  a  l'oreille  un  peu  dure. 

LOPAKHINE 

Tantôt,  vers  cinq  heures,  je  dois  aller  à  Kharkhov. 
Que  j'en  suis  dépité!  Je  voudrais  tant  vous  regarder 
encore,  vous  parler...  Vous  êtes  ravissante,  comme  tou- 
jours. 

15 


226  Le  Flambeau. 

pichtchik  (respirant  avec  peine). 
Plus  en  beauté  que  jamais...  en  Parisienne..,  Ah!  là! 
là!  je  suis  flambé! 

LOPAKHINE 

Tenez,  votre  frère  dit  que  je  suis  une  espèce  de  laquais, 
un  exploiteur,  quoi.  Qu'il  le  dise,  cela  m'est  tout  à 
fait  indifférent,  mais  je  voudrais  seulement  que  vous, 
vous  croyiez  en  moi  comme  par  le  passé,  que  vos  yeux 
émouvants  et  merveilleux  me  regardent  ainsi  qu'autre- 
fois. Mon  Dieu,  quoique  mon  père  fût  serf  chez  vos 
parents  et  grands-parents,  vous,  personnellement,  vous, 
avez  jadis  tant  fait  pour  moi  que  j'ai  tout  oublié  et  vous 
aime  comme  une  proche...  plus  qu'une  proche. 

LIOUBOV 

Je  ne  puis  rester  en  place,  c'est  trop  de  joie  pour  moi. 
(Elle  se  lève  brusquement  et  très  émue,  se  met  à  mar- 
cher.) Eh  bien,  riez,  je  suis  une  sotte...  Ma  petite 
bibliothèque  chérie!  (Elle  embrasse  le  meuble).  Ma  petite 
table!... 

GAÏEV 

Sais-tu  que  nounou  est  morte  pendant  ton  absence? 

lioubov  (s'assied  et  boit). 
Paix  à  son  âme;  on  me  l'avait  écrit. 

GAÏEV 

Anastase  aussi.  Pierre  le  bigle  m'a  quitté;  il  est  à 
présent  chez  le  commissaire  de  police.  (Il  sort  une  petite 
bonbonnière  de  sa  poche  et  se  met  à  croquer  des  bon- 
bons.) 

PICHTCHIK 

Ma  fille  Dachenka...  vous  envoie  ses  compliments... 

LOPAKHINE 

J'ai  à  vous  dire  une  chose  très  agréable,  très  rassu- 


La  Cerisaie.  227 

rante.  (Regardant  sa  montre.)  Je  n'ai  plus  guère  de 
temps,  je  dois  partir...  Mais  je  serai  bref.  Enfin,  voici. 
Comme  vous  le  savez,  votre  jardin  des  cerisiers,  grevé 
d'hypothèques,  doit  être  mis  en  vente  le  22  août...  Mais 
ne  vous  frappez  pas,  dormez  tranquille,  ma  très  chère,  il 
y  a  une  issue...  Voici  mon  projet.  Ecoutez  bien.  Votre 
propriété  n'est  qu'à  vingt  kilomètres  de  la  ville,  et  tout 
près  passe  un  chemin  de  fer.  En  morcelant  le  jardin  des 
cerisiers  et  les  terres  qu'arrose  la  rivière,  en  affermant 
ensuite  le  tout  pour  y  bâtir  des  villas,  vous  obtiendriez 
au  moins  25,000  roubles  de  revenu. 

GAÏEV 

Quelle  absurdité! 

LIOUBOV 

Je  ne  saisis  pas  bien,  cher  ami. 

LOPAKHINE 

Vous  toucheriez  au  moins  de  chaque  villégiateur,  vingt- 
cinq  roubles  à  l'arpent  par  année.  Et  si  vous  annoncez 
cela  tout  de  suite,  je  vous  garantis  que  pour  l'automne, 
il  ne  vous  restera  plus  un  bout  de  terrain  libre;  on  se  le 
sera  disputé.  Bref,  vous  êtes  sauvée;  mes  félicitations. 
Le  site  est  merveilleux,  la  rivière  profonde.  Il  faudra 
évidemment  tout  nettoyer,  débarrasser...  par  exemple, 
condamner  toute  la  vieille  bâtisse,  cette  maison  qui  ne 
tient  plus  debout,  raser  la  vieille  cerisaie... 

LIOUBOV 

La  raser.  Mon  cher,  excusez-moi,  vous  n'y  comprenez 
rien.  S'il  y  a  une  curiosité  dans  notre  département,  une 
vraie  merveille,  c'est  bien  notre  cerisaie. 

LOPAKHINE 

Elle  n'est  remarquable  que  par  son  immensité.   La 


228  Le  Flambeau. 

cerise  ne  donne  que  tous  les  deux  ans;  et  encore,  se 
perd-elle  faute  d'acheteurs. 

GAÏEV 

Mais  ce  jardin  est  dans  Y  Encyclopédie  russe! 

lopakhine  (regardant  sa  montre). 
Si  nous  ne  trouvons  rien,  si  nous  n'arrivons  pas  à  une 
décision,  le  22  août,  le  jardin  des  cerisiers  et  la  propriété 
entière  seront  mis  à  l'encan.  Donc,  décidez-vous.  Il  n'y 
a  pas  d'autre  issue,  je  vous  le  jure:  non,  non  et  non. 

PHYRSE 

Autrefois,  il  y  a  quarante,  cinquante  ans  de  cela,  on 
séchait  la  cerise,  on  la  conservait  dans  le  vinaigre,  on 
en  faisait  des  confitures,  et  aussi  parfois... 

GAÏEV 

Tais-toi,  Phyrse. 

PHYRSE 

Et  parfois  on  envoyait  la  cerise  sèche  par  pleines  char- 
retées à  Moscou  et  à  Kharkov.  Et  ce  que  cela  rapportait! 
La  cerise  d'alors  était  tendre,  juteuse,  douce,  odorante... 
C'est  qu'on  en  connaissait  la  préparation... 

LIOUBOV 

Et  cette  recette,  on  ne  la  connaît  plus? 

PHYRSE 

On  l'a  oubliée  ;  personne  ne  s'en  souvient. 

pichtchik  (àLioubov). 

Eh  bien,  et  Paris?  Comment  l'avez-vous  trouvé?  Y 
avez-vous  mangé  des  grenouilles? 

LIOUBOV 

Du  crocodile! 

PICHTCHIK 

Peut-on  imaginer... 


La  Cerisaie.  229 

LOPAKHINE 

Jusqu'ici,  il  n'y  avait  au  village  que  des  maîtres  et  des 
moujiks;  et  voilà  qu'on  commence  à  y  voir  des  gens 
désireux  d'y  passer  les  vacances.  La  moindre  ville  s'en- 
toure déjà  de  chalets  et  l'on  peut  prédire  que,  d'ici  vingt 
ans,  ce  genre  de  villégiateurs  sera  très  répandu.  Pour  le 
moment,  ces  gens  ne  viennent  que  se  reposer,  prendre  le 
thé  à  la  terrasse.  Mais  il  se  peut  qu'un  jour,  ils  labourent 
leur  lot,  et  que  votre  jardin  des  cerisiers  devienne  une 
terre  heureuse,  riche,  opulente. 

gaïev  (se  révoltant) 
Quelle  absurdité! 

(Varia  et  Yacha  entrent.) 
VARIA 

Il  y  a  deux  télégrammes  qui  vous  attendent,  maman. 
(Elle  choisit  une  clef  et  ouvre  une  bibliothèque  ancienne 
dont  la  serrure  grince.)  Les  voici. 

LIOUBOV 

C'est  de  Paris.  (Elle  les  déchire  sans  lire.)  Paris, 
c'est  fini! 

GAÏEV 

Sais-tu  l'âge  de  ce  meuble,  Liouba?  Il  y  a  huit  jours, 
en  ouvrant  le  tiroir  du  bas,  sais-tu  ce  que  j'y  ai  vu?... 
Des  chiffres  marqués  au  fer.  Eh  bien,  cette  bibliothèque 
est  centenaire.  Eh!  qu'en  penses-tu?  On  pourrait  fêter 
son  jubilé.  Un  objet  inanimé!  Tout  de  même,  quoi!... 
une  bibliothèque! 

pichtchik  (ébahi) 
Centenaire...  Pensez  donc! 

GAÏEV 

Oui...  C'est  un  meuble...  (Iltâte  la  bibliothèque.)  Ma 


230  Le  Flambeau. 

chère,  ma  très  vénérable  bibliothèque  !  Je  salue  ton  exis- 
tence qui,  depuis  plus  de  cent  ans  déjà,  fut  orientée  vers 
l'idéal  serein  du  bien  et  de  l'équité.  Ton  appel  silencieux 
au  travail  fécond  ne  s'est  point  affaibli  durant  un  siècle, 
soutenant  (il  larmoie)  à  travers  toutes  les  générations  de 
notre  lignée  la  vaillance,  la  foi  en  l'avenir  meilleur;  nous 
enseignant  l'idée  du  bien,  de  nos  devoirs  sociaux. 
(Silence.) 

LOPAKHINE 

Ou...u..  i. 

LIOUBOV 

Tu  n'es  pas  changé,  Léonide. 

gaïev  (un  peu  embarrassé) 
Effet  à  droite...  par  le  coin...  à  la  bande! 

lopakhine  (regardant  sa  montre). 
Maintenant,  je  dois  partir. 

yacha  (tendant  une  boîte  de  médicaments  à  Lioubov). 

Madame  désirerait-elle  prendre  les  pilules  tout  de 
suite?... 

PICHTCHIK 

Voyons,  il  ne  faut  pas  prendre  de  médicaments,  ma 
bonne...  cela  ne  fait  ni  chaud,  ni  froid.  Donnez-les  moi 
plutôt,  ma  chère  !  (Il  prend  la  boîte,  la  vide  dans  le  creux 
de  la  main,  souffle  dessus,  met  les  pilules  dans  sa  bouche 
et  les  avale  en  buvant  une  gorgée  de  cidre.)  Voilà! 

lioubov  (effrayée). 
Mais  vous  êtes  fou! 

PICHTCHIK 

Je  les  ai  avalées  toutes. 


La  Cerisaie.  231 

LOPAKHINE 

En  voilà  un  glouton  ! 

(Rire  général.) 
PHYRSE 

A  Pâques,  quand  Monsieur  est  venu,  il  a  consommé 
à  lui  seul  un  demi-seau  de  concombres  salés.  (Il  mar- 
motte.) 

LIOUBOV 

Que  marmotte-t-il? 

VARIA 

Voilà  déjà  trois  ans  qu'il  est  ainsi,  nous  y  sommes 
habitués. 

YACHA 

C'est  le  grand  âge. 

(Charlotte,  en  robe  blanche,  très  mince,  très 
corsetée,  une  face-à-main  à  la  ceinture,  traverse 
la  scène.) 

LOPAKHINE 

Excusez-moi,  Mademoiselle  Charlotte,  je  n'ai  pas 
encore  eu  le  plaisir  de  vous  saluer.  (Il  veut  lui  baiser  la 
main.) 

charlotte  (elle  retire  sa  main) 

Si  l'on  vous  laissait  faire,  vous  désireriez  baiser  le 
coude,  puis  l'épaule... 

LOPAKHINE 

Décidément,  je  n'ai  pas  de  veine  aujourd'hui.  (Rire 
général.)  Mademoiselle  Charlotte,  montrez-nous  donc  un 
tour  de  passe-passe. 

LIOUBOV 

Montrez  donc,  Charlotte. 


232  Le  Flambeau. 

CHARLOTTE 

Non,  j'ai  sommeil.  (Elle  sort.) 

LOPAKHINE 

Nous  nous  reverrons  donc  dans  trois  semaines.  (Il 
baise  la  main  à  Lioubov.)  Au  revoir  alors,  il  est  temps. 
(A  Gaiev.)  Salut,  hein!  (Donnant  l'accolade  à  Pich- 
tchik.)  A  toi  de  même...  (//  tend  la  main  à  Varia,  puis 
à  Phyrse  et  Yacha.)  Décidément,  je  n'ai  pas  envie  de 
partir.  (A  Lioubov.)  Si  vous  vous  décidez  à  propos  des 
villas,  faites-moi  signe;  je  trouverai  alors  le  moyen  de 
vous  procurer  une  cinquantaine  de  mille  roubles.  Songez- 
y  sérieusement. 

varia  (colère) 

Mais  allez  vous-en,  enfin! 

LOPAKHINE 

je  m'en  vais,  je  m'en  vais.  (//  sort.) 

GAÏEV 

Espèce  de  valet!  D'ailleurs...  pardon...  Varia  va 
l'épouser,  c'est  son  futur. 

VARIA 

"Je  vous  en  prie,  mon  oncle. 

LIOUBOV 

Eh  quoi,  Varia,  j'en  serais  très  heureuse,  c'est  un 
brave  homme. 

PICHTCHIK 

Ça,  il  faut  le  reconnaître,  l'homme  est  d'un  grand 
mérite...  Et  ma  Dachenka...  elle  aussi,  dit  que...  Elle 
dit  des  tas  de  choses...  (//  ronfle,  mais  se  réveille  aus- 
sitôt.) Toujours  est-il,  ma  chère,  que  vous  allez  me  prê- 
ter... 240  roubles...  Demain,  j'ai  à  payer  des  intérêts 
d'hypothèques. 


La  Cerisaie.  233 

varia  (effarée) 
Il  n'y  a  pas  d'argent!  Il  n'y  en  a  pas! 

LIOUBOV 

C'est  bien  vrai,  je  n'ai  rien. 

PICHTCHIK 

Vous  en  trouverez.  (7/  rit.)  Moi,  je  ne  désespère 
jamais.  Voilà,  me  dis-je,  tout  est  perdu,  te  voilà  fichu... 
et  tenez:  un  chemin  de  fer  passe  sur  mes  terres  et...  l'on 
me  paie...  Bah!  un  de  ces  jours  peut  encore  arriver 
autre  chose...  qu'en  sait-on!  Dachenka  peut  gagner 
200,000  roubles...  elle  a  un  billet  de  loterie. 

LIOUBOV 

Eh  bien,  j'ai  fini  mon  café,  l'on  peut  aller  se  reposer. 

phyrse  {donnant  un  coup  de  brosse  à  Gaïev; 
d'un  ton  de  réprimande). 
Vous  vous  êtes  encore  trompé  de  pantalon  !  Ah  !  vous 
donnez  du  mal  aux  gens,  vous  ! 

varia  (à  mi-voix) 
Ania  dort.  (Ouvrant  avec  précaution  la  fenêtre.)  Le 
soleil  se  lève  déjà.  Il  fait  moins  froid.  Regardez,  maman, 
quels  arbres  magnifiques!  Et  l'air,  mon  Dieu!  Les  san- 
sonnets chantent! 

gaïev  (ouvrant  Vautre  fenêtre) 
Le  jardin  est  tout  blanc.  Cette  longue  allée,  ne  l'as- tu 
pas  oubliée,  Liouba?  Elle  s'en  va  droite,  toute  droite, 
telle  une  lanière  tendue,  et  au  clair  de  lune  elle  est  toute 
brillante.  T'en  souviens-tu?  Ne  l' as-tu  pas  oubliée? 

lioubov  (regardant  par  la  fenêtre). 
Oh,   mon  enfance,  mon  enfance,  ma  pureté!  C'est 


234  Le  Flambeau. 

dans  cette  chambre  que  je  dormais.  D'ici,  je  contemplais 
le  jardin  où,  chaque  matin  avec  moi,  se  réveillait  mon 
bonheur.  Et  le  jardin  était  alors  le  même,  rien  n'y  est 
changé.  (Elle  rit  de  joie.)  Oh,  mon  jardin!  Il  est  toute 
blancheur.  Après  l'automne  morose,  lugubre,  l'hiver 
glacé,  te  voilà  à  nouveau  rajeuni,  plein  de  béatitude. 
Les  anges  célestes  ne  t'ont  donc  point  abandonné...  Ah! 
si  l'on  pouvait  arracher  de  mon  âme,  de  mes  épaules,  ce 
lourd  fardeau  ;  si  je  pouvais  oublier  le  passé  ! 

GAÏEV 

Oui,  et  quoique  cela  puisse  sembler  drôle,  ce  jardin 
sera  vendu  pour  dettes... 

LIOUBOV 

Regardez,  notre  défunte  mère  s'en  va  par  le  jardin... 
en  robe  blanche  (riant  de  bonheur)  :  c'est  elle! 

GAÏEV 

Où?  où  cela? 

VARIA 

De  grâce,  ma  petite  maman! 

LIOUBOV 

Il  n'y  a  rien;  c'était  un  mirage.  A  droite,  au  tournant, 
vers  la  gloriette,  un  petit  arbre  blanc,  penché,  ressemble 
à  une  femme... 

(Trofimov  entre  en  uniforme  râpé  d'étudiant. 
Il  porte  des  lunettes.) 

LIOUBOV 

Quel  jardin  merveilleux  !  Toutes  ces  cascades  de  fleurs 
blanches,  ce  ciel  bleu.... 

TROFIMOV 

Lioubov-Andréevna  (Lioubov  se  retourne  et  le  re- 
garde.) Je  ne  suis  venu  que  pour  vous  saluer,  puis  je  me 


La  Cerisaie.  235 

retire.  (//  lui  baise  la  main  avec  ferveur.)  On  m'avait 
dit  d'attendre  jusqu'au  matin,  mais  je  n'y  tenais  plus... 

(Lioubov  le  regarde,   perplexe.) 

varia  (pleurant). 
C'est  Pierre  Trofimov... 

TROFIMOV 

Oui,  Trofimov,  l'ancien  précepteur  de  votre  Gricha... 
Suis-je  donc  tant  changé? 

(Lioubov  l'embrasse  et  pleure  doucement.) 

gaïev  (embarrassé) 
Allons,  allons,  Liouba. 

varia  (pleurant) 

Ne  vous  avais-je  point  demandé,  Pétia,  d'attendre  jus- 
qu'à demain? 

LIOUBOV 

Mon  Gricha...  mon  enfant...  mon  fils! 

varia 

A  quoi  bon  pleurer,  petite  mère,  c'est  la  volonté  de 
Dieu. 

trofimov  (doucement,  à  travers  ses  larmes) 
Voyons,  voyons... 

lioubov   (pleurant  doucement) 

L'enfant  s'est  noyé,  pourquoi,  mon  ami,  pourquoi? 
(à  mi-voix.)  Ania  dort,  et  moi  je  fais  du  bruit,  je  cause  à 
haute  voix.  Et  alors,  racontez;  comment  allez-vous, 
Pétia?  Pourquoi  avez- vous  tant  vieilli,  enlaidi? 


236  Le  Flambeau. 

TROFIMOV 

En  chemin  de  fer,  une  brave  femme  m'a  surnommé: 
le  Monsieur  décati. 

LIOUBOV 

Vous  étiez  tout  jeune,  alors,  un  gentil  petit  étudiant. 
El  maintenant,  vos  cheveux  s'éclaircissent,  vous  portez 
des  lunettes.  Est-il  possible  que  vous  soyez  encore  étu- 
diant? (Elle  se  dirige  vers  la  porte.) 

TROFIMOV 

Il  est  probable  que  je  le  resterai  toujours. 

lioubov  (embrassant  son  frère,  puis  Varia). 

Allons,  il  est  temps  de  se  reposer...  Toi  aussi,  Léonide, 
tu  as  vieilli. 

pichtchik  (la  suivant). 

Alors,  tout  le  monde  se  retire...  Oh,  là,  là!  ma  goutte! 
Moi,  je  reste  chez  vous...  Il  me  faudra,  ma  bien  chère, 
demain,  à  la  première  heure,  240  roubles. 

GAÏEV 

Celui-là  ne  connaît  qu'une  chose. 

pichtchik 
240  roubles...  pour  payer  les  intérêts  de  l'hypothèque. 

LIOUBOV 

Voyons,  mon  ami,  mais  je  n'ai  pas  d'argent. 

pichtchik 

Je  vous  rembourserai,  ma  chère,  c'est  une  somme  insi- 
gnifiante... 


La  Cerisaie.  231 

LIOUBOV 

Eh  bien,  Léonide  vous  la  donnera...  (à  Gaïev.)  Tu  la 
lui  donneras,  Léonide. 

GAÏEV 

Des  deux  mains,  qu'il  prépare  ses  poches! 

LIOUBOV 

Que  veux- tu,  donne-lui  tout  de  même...  Il  en  a  be- 
soin... il  remboursera. 

(Lioubov,     Trofimov,     Pichtchik     et     Phyrse 
sortent.    Restent:   Gaïev,   Varia  et  Yacha.) 

GAÏEV 

Ma  sœur  n'a  pas  encore  perdu  l'habitude  de  gaspiller. 
(S'adressant  à  Yacha.)  Eloigne-toi,  mon  vieux,  tu  sens 
le  poulailler. 

yacha  (avec  un  sourire  ironique) 
Vous  n'avez  pas  changé,  monsieur. 

GAÏEV 

Hein!  (à  Varia.)  Que  dit-il? 

varia  (à  Yacha) 

Ta  mère  est  arrivée  du  village,  elle  t'attend  depuis  hier 
à  l'office. 

YACHA 

Qu'elle  aille  se  promener! 

VARIA 

Oh,  l'insolent! 

YACHA 

Mais  elle  aurait  tout  aussi  bien  pu  venir  demain.  (// 
sort.) 


238  Le  Flambeau. 

VARIA 

Maman  n'a  pas  changé.  Si  on  la  laissait  faire,  elle  dis- 
siperait tout. 

GAÏEV 

Oui...  (Silence.)  Si,  dans  une  maladie  on  donne  trop 
de  remèdes,  cela  prouve  simplement  qu'elle  est  incura- 
ble. Je  réfléchis,  je  me  torture  le  cerveau.  J'ai  de  nom- 
breux remèdes,  même  trop.  Par  conséquent,  je  n'en 
ai  pas  un  seul.  Il  n'eût  pas  été  mauvais,  par  exemple, 
de  faire  un  héritage,  ou  de  marier  notre  Ania  à  un 
homme  très  riche,  ou  encore,  d'aller  tenter  la  chance  à 
Yaroslav,  chez  notre  tante,  la  comtesse.  Elle  est  excessi- 
vement riche. 

varia  (pleurant) 

Si  Dieu  pouvait  nous  venir  en  aide. 

GAÏEV 

Va,  ne  geins  pas.  La  tante  est  riche,  c'est  vrai,  mais 
elle  ne  nous  aime  pas  trop.  Tout  d'abord,  ma  sœur  a 
épousé  un  avocat  et  non  un  gentilhomme... 

(Ania   apparaît  à   la  porte  de  sa  chambre.) 

Non  un  gentilhomme!  De  plus,  l'on  ne  peut  dire  de  sa 
conduite  qu'elle  ait  été  exemplaire.  C'est  une  femme 
excellente,  bonne,  aimable,  je  l'aime  beaucoup,  mais, 
même  en  admettant  toutes  les  circonstances  atténuantes, 
il  faut  avouer  qu'elle  est  vicieuse.  Cela,  on  le  sent  dans 
ses  moindres  mouvements. 

varia  (à  mi-voix) 
Ania  est  là. 

GAÏEV 

Hein?  tu  dis?  (Silence.)  C'est  drôle,  quelque  chose 
m'est  tombé  Tans  l'œil,  je  n'y  vois  plus...  Et  jeudi,  lors- 
que j'étais  au  Palais  de  justice... 

(Ania  entre.) 


La  Cerisaie.  239 

VARIA 

Tu  ne  dors  pas,  Ania?  Pourquoi? 

ANIA 

Je  n'y  parviens  pas. 

GAÏEV 

Ma  mignonne  !  (lui  embrassant  la  figure  et  les  mains) 
mon  enfant...  (très  ému.)  Tu  es  non  seulement  ma  nièce, 
mais  mon  ange;  tu  es  tout  pour  moi.  Crois-le. 

ANIA 

Mais  oui,  mon  oncle.  Tout  le  monde  t'aime,  t'estime... 
mais,  mon  cher  oncle,  tu  devrais  te  taire,  rien  que  te 
taire.  Qu'as-tu  dit  tout  à  l'heure  de  ma  mère,  de  ta 
sœur?  Pourquoi  as-tu  dit  cela?... 

GAÏEV 

Oui,  c'est  vrai...  (se  couvrant  la  figure  de  la  main 
d'Ania.)  En  effet,  c'est  horrible,  mon  Dieu,  mon  Dieu, 
sauvez-moi!  Tantôt  encore,  j'ai  tenu  tout  un  discours 
devant  la  bibliothèque;  c'était  stupide,  je  l'ai  compris 
seulement  après. 

VARIA 

C'est  vrai,  mon  petit  oncle,  vous  feriez  mieux  de  vous 
taire.  Taisez-vous,  cela  vaudra  mieux. 

ANIA 

Et  tu  serais  le  premier  à  t'en  féliciter  ! 

GAÏEV 

Je  me  tais.  (Il  embrasse  les  mains  d'Ania  et  de  Va- 
ria.) Je  ne  parlerai  plus...  sauf  des  affaires.  A  ce  propos, 
jeudi,  au  Palais  de  justice,  j'ai  rencontré  du  monde.  On 
a  causé  de  choses  et  d'autres,  et  il  me  semble  qu'on 


240  Le  Flambeau. 

pourrait  bien  me  prêter  sur  lettre  de  change,  afin  de  pou- 
voir payer  les  intérêts  à  la  banque. 

VARIA 

Si  Dieu  nous  venait  en  aide  ! 

GAÏEV 

J'y  retournerai  mardi  et  j'en  parlerai  encore.  (A  Va- 
ria.) Ne  geins  pas,  je  t'en  prie!  (A  Ania.)  Ta  maman  en 
parlera  à  Lopakhine.  Il  ne  lui  refusera  certainement  pas... 
Et  toi,  dès  que  tu  te  seras  reposée,  tu  iras  à  Yaroslav, 
chez  la  comtesse,  ta  grand'mère.  Ainsi,  en  agissant  de 
trois  côtés,  notre  affaire  sera  dans  le  sac,-  nous  payerons 
ies  intérêts,  j'en  suis  convaincu.  (S' envoyant  un  bonbon 
dans  la  bouche.)  Je  te  le  jure  sur  mon  honneur,  sur  tout 
ce  que  tu  veux.  La  propriété  ne  sera  pas  vendue.  (Très 
animé.)  Sur  mon  bonheur,  je  te  le  jure.  Voilà  ma  main; 
si  je  laisse  mettre  en  vente,  tu  pourras  me  traiter  de 
vaurien,  d'homme  infâme.  Je  te  le  jure  de  tout  mon  être. 

ania  (enfin  calmée). 

Que  tu  es  bon,  mon  oncle!  (l'embrassant.)  Mainte- 
nant, je  suis  tranquille,  je  suis  tranquille,  je  suis  heureuse. 

phyrse  (entrant,  sur  un  ton  de  reproche). 

Voyons,  monsieur,  décidément,  vous  n'avez  pas  honte. 
Quand  irez-vous  dormir? 

GAÏEV 

J'y  vais,  j'y  vais.  Tu  peux  t'en  aller,  Phyrse.  Pour 
cette  fois  je  me  débrouillerai  seul.  Eh  bien,  les  enfants! 
Il  faut  aller  faire  dodo...  Laissons  les  détails  pour  de- 
main, et  maintenant,  au  lit.  (//  embrasse  Ania  et  Varia.) 
Je  suis  l'homme  des  années  80...  On  ne  vante  pas  cette 
décade,  mais  néanmoins,  je  puis  dire  que  j'ai  eu  beau- 


La  Cerisaie.  241 

coup  d'ennuis  pour  mes  idées.  Le  moujik  m'aime,  lui,  et 
pour  cause!  Il  faut  le  connaître,  le  moujik.  Il  faut  savoir 
de  quel  côté... 

ANIA 

Tu  recommences,  mon  oncle. 

VARIA 

Taisez- vous,  petit  oncle. 

phyrse  (avec  humeur) 
Mais  voyons,  monsieur... 

GAÏEV 

J'y  vais,  j'y  vais...  Allez  dormir... 

Double  bande  au  milieu!  Je  marque  un  point  !  (//  sort.) 

(Derrière  lui  trottine  Phyrse.) 
ANIA 

Me  voilà  tranquille.  Je  n'ai  pourtant  guère  envie  d'aller 
à  Yaroslav.  Je  n'aime  pas  la  grand'mère,  mais  suis  tout 
de  même  rassurée.  Merci  à  l'oncle.  (Elle  s'assied.) 

varia  • 

Il  faudrait  aller  nous  coucher,  allons...  Tiens,  j'ai  oublié 
de  te  raconter.  En  ton  absence,  il  y  a  eu  ici  du  méconten- 
tement. Comme  tu  le  sais,  dans  l'ancien  office,  n'habitent 
que  les  vieux  serviteurs:  Ephimie,  Pauline,  Eustache 
ainsi  que  Carpe.  Et  ne  voilà-t-il  pas  qu'ils  donnent  asile 
aux  chemineaux!  Moi,  naturellement,  j'ai  laissé  faire. 
Mais  n'a-t-on  pas  fait  courir  le  bruit  que  j'avais  ordonné 
qu'on  ne  les  nourrisse  plus  que  de  haricots,  par  avarice, 
vois-tu...  Et  c'est  toujours  cet  Eustache...  C'est  bien, 
me  dis-je,  très  bien.  Si  c'est  ainsi,  attends.  Je  le  fais 
appeler...  (Elle  bâille.)  Le  voilà...  Comment,  lui  dis-je, 
espèce...    espèce    d'imbécile...    (regardant    Ania.)    Ma 

16 


242  Le  Flambeau. 

petite!  (Silence.)  Elle  s'est  endormie...  (Elle  prend 
Ania  sous  le  bras.)  Allons  faire  dodo...  au  lit...  allons... 
(Elles  se  mettent  à  marcher.)  Elle  s'est  endormie,  la 
mignonne.  Allons... 

(Quelque  part,  au  loin,  un  berger  joue  du  cha- 
lumeau. Trofimov  traverse  la  scène.  En  aperce- 
vant Varia  et  Ania  il  s'arrête.) 

VARIA 

Chut...  elle  dort...  elle  dort...  Allons,  chérie. 

ania  (doucement,  comme  en  rêve) 
Je  suis  lasse...  toutes  ces  clochettes...  Oncle  est  gentil 
et  maman  aussi... 

VARIA 

Allons,  cher  cœur,  allons... 

(Elles   entrent   dans   la   chambre    d'Ania.) 

trofimov  (attendri) 
Mon  soleil!  mon  printemps! 

Rideau. 

(A  suivre.) 


Diptyque 


i 

Auguste  Donnay,  peintre  wallon. 

Auguste  Donnay  est  à  la  fois  peintre,  poète  et  philo- 
sophe. Il  a  parfois  manié  la  plume  avec  humour;  il  a, 
formulé  aussi  des  considérations  sur  l'art,  sérieuses  et 
intéressantes.  Mais,  avant  tout,  il  est  peintre.  Sa  pensée 
méditative  et  contemplative  le  porte  plus  vers  le  paysage 
que  vers  le  portrait,  vers  le  dessin  des  arbres,  des  plantes, 
des  routes  blanches  qui  serpentent  entre  les  bois  et  les 
prairies  que  vers  le  dessin  des  figures.  Il  se  complaît 
dans  l'admiration  des  sites  paisibles  où  il  a  fixé  sa  vie. 
L'Ourthe  et  sa  vallée  constituent  son  domaine.  Il  n'en  est 
guère  sorti  depuis  qu'il  a  pris  conscience  de  ses  possibi- 
lités et  a  entrevu  son  idéal.  Il  a  longtemps  erré  avant 
d'en  arriver  là,  car  il  a  débuté  comme  ouvrier  peintre; 
il  a  marbré  des  vestibules  et  imité  des  essences  précieuses 
sur  du  bois  de  sapin  avant  de  faire  de  la  peinture.  Il 
étudiait  le  soir,  à  l'Académie  de  Liège,  tout  en  travaillant 
de  son  métier  pendant  la  journée.  Dans  sa  classe,  il  avait 
pour  compagnons  Emile  et  Oscar  Berchmans,  qui  de- 
vinrent l'un  peintre,  l'autre  sculpteur,  et  qui  l'amenèrent, 
sans  doute,  dans  les  ateliers  de  décoration  de  leur  père, 
où  il  trouva  du  travail  et  où  son  talent  précoce  le 
fit  remarquer.  Il  avait  déjà,  à  ce  moment,  décoré  une 
maison  appartenant  au  père  de  cet  artiste  de  talent  si 
fin  et  si  personnel  qu'est  le  graveur  et  peintre  Rassen- 
fosse.  Il  avait  donc  autour  de  lui  des  gens  compréhensifs, 
qui  l'entouraient  de  sympathie.  Il  fut  encouragé,  et  même 
amicalement  forcé,  à  prendre  part  à  un  concours  d'aca- 


244  Le  Flambeau. 

demie  où  il  fut  classé  premier  et  qui  lui  valut  une  bourse 
de  voyage.  Il  s'en  fut  à  Paris,  vécut  dans  les  musées  et 
parmi  les  collections,  attentif  et  réfléchi  comme  toujours, 
et,  comme  toujours  aussi,  modeste  et  timide.  Il  fut  intro- 
duit chez  Alfred  Stevens  et  présenté  à  Rops.  Ce  fut  Rops 
qui  lui  fit  comprendre  la  nécessité  absolue  pour  l'artiste 
qui  veut  exprimer  une  idée  de  ne  la  présenter  que  sous 
une  forme  parfaitement  belle. 

Mais  de  ces  rencontres  avec  les  maîtres  de  jadis  et  les 
maîtres  vivants,  que  reste-t-il  dans  l'art  d'Auguste  Don- 
nay?  Peu  de  chose.  Aucune  réminiscence  n'y  est  indi- 
quée. Cependant,  le  caractère  de  son  style  et  de  son  inven- 
tion permet  de  lui  supposer  une  parenté  artistique  avec 
Puvis  de  Chavannes  et,  d'autre  part,  la  façon  dont  il 
situe,  dans  les  paysages  mosans  où  il  aime  à  vivre,  les 
épisodes  familiers  de  l'enfance  du  Christ,  le  rapproche 
du  vieux  Breughel  qui  nous  a  peint  le  Recensement  de 
Bethléem  et  le  Massacre  des  Innocents  parmi  les  maisons 
à  pignons  dentelés  de  petits  villages  flamands.  Ce  sont 
les  seules  affinités  qui  soient  perceptibles  dans  cet  art 
d'une  profonde  et  séduisante  originalité.  Affinités  loin- 
taines, du  reste,  et  saisissables  seulement  dans  la  sim- 
plicité et  la  noblesse  de  l'expression,  et  aussi  dans  l'adap- 
tation de  sujets  sacrés  à  un  cadre  moderne,  adaptation 
réalisée  sans  effort  parce  que  les  aspects  du  pays  sont 
rendus  dans  ce  qu'ils  ont  de  plus  essentiel,  de  plus  carac- 
téristique et,  par  conséquent,  de  plus  immuable. 

Le  long  de  la  rivière,  toute  bleue  et  jolie  parmi  tevS 
champs  et  les  groupes  noirs  des  sapins,  le  rêve  de  l'ar- 
tiste vagabonde.  La  ligne  de  l'horizon  est  douce,  sans 
arêtes  brusques,  sans  cassures;  les  lointains  sont  pâles 
et  légers,  les  bois  favorables  à  l'idylle.  A  quoi  bon  appeler 
des  figures  là  où  la  nature  s'exprime  si  bien,  toute  seule, 
en  de  multiples  et  délicates  nuances!  Donnay  a  traité 
le  plus  souvent  le  paysage  pour  lui-même,  sans  chercher 
à  l'animer  davantage,  mais  il  l'a  fait  d'une  façon  neuve, 


Diptyque.  245 

inédite,  bien  différente  de  celle  des  autres  paysagistes  de 
ce  temps. 

Donnay  atteint  sa  soixantième  année;  il  est  sensible- 
ment plus  jeune  que  les  promoteurs  du  mouvement  qui 
rénova,  chez  nous,  la  peinture  assoupie  dans  l'ennui  des 
compositions  historiques  et  du  jus  bitumineux,  et  qui  fut 
conduit  par  les  Artan,  les  Boulenger,  les  Baron  et  le 
groupe  des  maîtres  qui  les  entourent.  Il  ne  leur  ressemble 
pas.  Mais  il  paraît  avoir  été  intéressé  par  l'évolution  artis- 
tique qui  se  produisit  en  France  vers  le  même  temps, 
et  que  domine,  précisément,  la  grande  figure  de  Puvis  de 
Chavannes.  C'est  plutôt  de  ce  côté  qu'a  regardé  ce  Wal- 
lon qui  comprend  si  bien  Breughel.  Il  y  a,  dans  V Enfance 
de  sainte  Geneviève,  des  fonds  de  paysage  devant  lesquels 
le  peintre  liégeois  a  peut-être  mieux  compris  par  quels 
moyens  de  style  et  de  synthèse  il  pourrait  parvenir,  lui 
aussi,  à  célébrer  sa  terre,  la  terre  mosane.  Lorsqu'il  a 
revu  ensuite  le  pays  pittoresque  et  charmant  où  il  est  né, 
où  son  âme  s'est  lentement  imprégnée  de  la  douceur  des 
légendes  et  des  croyances  populaires,  il  en  a  saisi  plus 
intimement  le  goût  discret  et  la  nuance  fine.  Il  en  est  le 
poète  aimant  et  délicat.  Jamais,  jusqu'à  ce  jour,  le  vieux 
pays  liégeois  n'avait  trouvé  un  pareil  chantre.  Jamais 
son  caractère  et  son  aspect  n'avaient  été  évoqués  avec 
autant  de  vérité  et  de  tendresse.  A  part  sa  pléiade  illus- 
tre de  musiciens  qui,  du  xvme  siècle  jusqu'à  nos  jours, 
n'a  cessé  de  la  rendre  fière,  à  part  aussi  ses  maîtres  orfè- 
vres du  xiie  et  du  xme  siècle,  Liège  n'a  jamais  produit 
d'artiste  aussi  absolument  original  et  personnel.  Il  n'y  a 
pas  d'école  liégeoise:  il  n'appartient  donc  à  aucun  groupe 
et  ne  peut  être  rattaché  à  aucune  ascendance,  car  Blés  et 
Patenier  sont  les  disciples  des  maîtres  d'Anvers  et  d'Ita- 
lie et  ils  ont  travaillé  au  loin. 

Donnay  n'a  pas  eu  de  devancier.  Il  faut,  d'ailleurs, 
pour  comprendre  la  couleur  de  cette  contrée,  un  œil 
extrêmement  sensible  et  exercé.  Les  eaux,  nombreuses 


246  Le  Flambeau. 

et  abondantes,  centralisées  par  la  Meuse,  y  font  flotter 
sans  cesse  des  brouillards  ténus,  noyant  d'une  vapeur 
bleue  tous  les  lointains,  et  les  panoramas  que  l'on 
découvre  du  sommet  de  collines  modérées  ressemblent 
un  peu,  avec  leurs  colorations  apaisées,  à  de  grandes 
fresques  décoratives.  Cet  aspect  se  confirme  dans  les 
peintures  de  Donnay.  Dans  un  cadre  restreint,  elles  réus- 
sissent à  enclore  un  espace  infini  et  un  infini  de  rêve, 
et  quand  elles  se  déploient  sur  une  vaste  surface,  toutes 
les  variations  du  sol,  des  couleurs  et  du  ciel  s'y  expriment. 

C'est  un  de  ces  grands  panneaux  que  Donnay  expose 
à  la  Triennale  de  Liège.  Malgré  l'importante  participation 
française,  malgré  quelques-uns  des  meilleurs  artistes 
belges  représentés  par  des  œuvres  de  choix,  ce  panneau 
est  l'œuvre  capitale  du  Salon.  Par  sa  composition,  son 
invention  et  son  harmonie,  c'est  aussi  une  production 
particulièrement  représentative  de  l'artiste.  Non  pas  que 
certains  tableaux  antérieurs,  plus  petits,  comme  V Arrivée 
à  Bethléem,  sous  la  neige,  ne  nous  paraissent  également 
significatifs,  mais  celui-ci  atteint  à  la  haute  synthèse 
de  la  décoration  monumentale:  vaste  paysage  à  la 
perspective  profonde,  peuplé  d'une  famille  de  chè- 
vrepieds,  —  les  derniers  de  leur  race,  car  ils  ont  volé 
des  livres  aux  hommes  et  commencent  à  les  lire!  —  de 
paysans,  de  blanches  figures  de  princesses  rêvant  sous 
la  futaie,  tandis  qu'au  loin  passent  la  Vierge  et  saint 
Joseph  emmenant  l'Enfant  en  Egypte,  et,  sur  une  route 
écartée,  saint  Georges,  monté  sur  un  bon  destrier,  s'en 
allant  à  la  rencontre  du  dragon. 

N'y  aura-t-il  jamais  à  Liège  un  édifice  public  sur  les 
murs  duquel  l'artiste  qui  s'est  si  étroitement  assimilé 
l'âme  de  son  sol  peindrait,  par  exemple,  en  grandes 
pages  poétiques  et  émouvantes,  la  légende  pittoresque  du 
bon  saint  Lambert,  patron  de  cette  vieille  cité,  comme 
Paris  a  fait  peindre  au  Panthéon,  par  le  maître  qu'il 
aimait  et  qui  en  était  digne,  la  légende  de  sa  sainte? 


Diptyque.  247 

Donnay  a  illustré  des  contes  et  des  chansons  du  ter- 
roir, il  a  commenté  de  ses  dessins  l'œuvre  de  Defrècheux, 
mais  son  art  franchit  les  bornes  d'un  particularisme 
étroit.  S'il  est  inspiré  de  la  compréhension  nouvelle  et 
juste  d'une  nature  qui  jusqu'ici  n'avait  pas  trouvé  d'inter- 
prète aussi  vrai,  si  c'est  l'âme  souriante  et  fraîche  de 
son  pays  qu^il  a  saisie  et  exprimée,  il  l'a  rendue  com- 
préhensible à  tous.  Elle  ne  patoise  pas;  elle  parle  la 
langue  universelle  du  Beau,  et  pour  la  première  fois  la 
Wallonie  peut  montrer  à  sa  sœur  flamande  un  peintre 
qui  lui  appartient  tout  entier,  et  qui  est  aussi  l'un  des 
plus  grands  artistes  belges  vivants.  Mais  les  Liégeois 
savent-il  assez  quelle  est  la  valeur  de  l'artiste  qu'ils  pos- 
sèdent et  sentent-ils  bien  que,  dans  son  œuvre,  c'est  leur 
pays  glorifié  qu'ils  retrouvent? 

II 
Ernest  Wy liants,  sculpteur  flamand. 

Ernest  Wynants  n'est  pas  un  nouveau  venu  dans  les 
expositions.  Il  y  avait  fait  quelques  envois,  déjà  remar- 
qués, lorsque  vint  la  guerre.  Et  après  la  longue  période 
douloureuse  d'effacement  et  de  silence,  il  reparaît,  mon- 
trant pour  la  première  fois  un  ensemble  magnifique, 
exposé  d'abord  à  la  Galerie  Giroux,  à  Bruxelles,  ensuite 
au  Salon  de  l'Art  contemporain,  à  Anvers.  Malgré  l'at- 
tention qui  s'était  attachée  à  ses  débuts,  ceci  est  une 
révélation.  Un  nouveau  grand  sculpteur  nous  est  né. 

Pas  plus  que  le  peintre  Donnay,  Wynants  ne  se  rat- 
tache à  quelque  groupe.  Sa  formation  a  été  lente  et  tar- 
dive. Il  a  commencé  par  sculpter  des  meubles,  et  il  avait 
vingt-neuf  ans  lorsqu'il  vint  de  Malines,  sa  ville  natale, 
s'inscrire  à  l'Académie  de  Bruxelles,  où  il  passa  trois  ans 
dans  la  classe  de  Van  der  Stappen.  Ce  n'est  sûrement 
pas  celui-ci  qui  a  pu  l'influencer.  Dans  notre  école,  l'ar- 
tiste dont  il  se  rapproche  le  plus,  tout  en  restant  très 


248  Le  Flambeau, 

• 

différent  d'expression  et  de  style,  c'est  Rik  Wouters. 
Il  a  connu  des  reproductions  d'œuvres  françaises:  des 
Rodin,  des  Maillol,  des  Bourdelle,  surtout,  —  mais  il  n'a 
vu  d'originaux  que  ceux  qui  figurèrent  parfois  à  nos 
Salons,  car  il  n'a  pas  voyagé,  il  n'a  fait  qu'une  brève  et 
toute  récente  excursion  à  Londres,  et  il  va  pour  la  pre- 
mière fois  se  rendre  à  Paris  où  l'attire  l'envie  de  con- 
naître les  modernes  français. 

Or,  son  art,  tel  qu'il  le  pratique  actuellement,  est  déjà 
parvenu  à  une  très  haute  expression,  en  ne  puisant  qu'à 
sa  propre  source.  C'est  un  art  vivant,  dépouillé  de  for- 
mule, et,  comme  celui  de  Donnay,  son  aîné,  c'est  un  art 
inédit.  Si,  au  point  de  vue  du  métier,  il  rappelle  quelque 
peu  Rik  Wouters,  il  s'en  éloigne  par  un  souci  particulier 
de  la  grâce  et  de  l'élégance  de  la  ligne,  par  une  aristocratie 
un  peu  hautaine,  et  par  un  bizarre  mélange  de  neuf  et 
d'archaïque,  d'orientalisme  et  de  raffinement  occidental. 

Où  a-t-il  pris  cette  saveur  étrange?  Il  ne  l'a  pas  trouvée 
dans  les  hauts-reliefs,  d'ailleurs  puissamment  pitto- 
resques et  mouvementés,  du  vieux  maître  Luc  Faidherbe, 
à  Notre-Dame  d'Hanswyck,  à  Malines. 

Serait-ce  dans  des  livres,  dans  des  images  de  monu- 
ments exotiques  et  anciens?  Quelles  lointaines  hérédités 
s'éveillent  peut-être  mystérieusement  dans  le  cœur  de 
ce  Flamand  silencieux,  aux  yeux  songeurs?  Dans  quelle 
vie  a-t-il  connu  l'Inde,  et  le  Japon,  et  l'Egypte  des  vieilles 
dynasties?  Il  n'est  pas, .  cependant,  ce  que  l'on  appelle 
un  archaïsant.  Son  œuvre  n'est  soumise  à  aucune  défor- 
mation systématique.  Elle  est  humaine,  sincère,  chaste 
et  voluptueuse,  et  d'une  incomparable  noblesse  plastique. 
Elle  est  audacieuse  parce  qu'elle  est  absolument  neuve, 
et  parce  que,  dans  l'observation  de  la  vie,  elle  va  aussi 
loin  qu'elle  peut,  mais  en  résumant  sa  science  pour  con- 
server sa  spontanéité. 

Les  figures  que  sculpte  Wynants  sont  presque  toutes 
des  figures  de  jeunes  femmes,  de  jeunes  filles,  d'adoles- 


Diptyque.  249 

centes,  sveltes,  nerveuses,  robustes,  élancées,  et  leurs 
gestes,  sans  recherche  factice,  renouvellent  le  réper- 
toire, forcément  restreint,  de  la  statuaire.  Parfois  aussi, 
il  choisit  comme  modèles  des  gamins  de  la  rue,  de  pau- 
vres gosses  misérables  et  craintifs  dont  il  commente,  avec 
une  compassion  émue,  la  souffrance  et  la  déchéance. 
Mais  dans  l'ensemble,  son  œuvre  est  heureuse,  épanouie 
comme  une  fleur  éclatante,  aux  séductions  inattendues, 
qui  n'évoquent  en  rien,  chez  ce  sculpteur  de  race  pure- 
ment flamande,  une  parenté  quelconque  avec  Jef  Lam- 
beaux, ce  Jordaens  de  la  statuaire  moderne. 

Au  Salon  d'Anvers,  de  même  qu'à  la  Galerie  Giroux, 
la  personnalité  de  ce  talent  jeune  et  fort  s'affirmait  par- 
ticulièrement dans  le  groupe  intitulé  la  Toilette  de  la 
Princesse .  Trois  figures  le  composent  :  la  princesse,  jolie, 
précieuse  et  distante,  assise,  la  jambe  repliée,  comme 
un  Bouddha,  la  main  levée  en  un  geste  hiératique,  à  peu 
près  nue,  immobile  et  se  laissant  parer;  derrière  elle, 
debout,  la  dame  d'atours,  coiffée  à  l'orientale,  vêtue  d'un 
immense  manteau  aux  plis  majestueux,  et  belle  comme 
la  Dame  d'Elché,  manie  religieusement,  avec  discrétion 
et  sagacité,  les  onguents  et  les  poudres;  debout,  à  côté 
de  ces  deux  figures  au  charme  énigmatique,  une  petite 
esclave  nue,  portant  un  plateau  chargé  de  boîtes  et  de 
fioles,  cambre  son  corps  charmant,  attentive  aux  rites  qui 
s'accomplissent.  Elle  vient  de  loin,  cette  petite  esclave, 
si  fraîche  et  d'une  chair  si  adorable.  Elle  se  tenait  ainsi 
auprès  des  reines  d'Egypte,  et  vous  l'avez  vue,  figurée 
par  des  artistes  ingénieux  en  ses  occupations  de  suivante, 
sur  les  manches  des  cuillers  à  fard  retrouvées  dans  les 
tombeaux  des  Pharaons  et  de  leurs  femmes.  Elle  vient  de 
loin...  par  quelles  routes? 

La  Toilette  de  la  Princesse  est  une  œuvre  qui  contient 
plus  que  l'assurance  de  réussites  futures.  Elle  est  la  réali- 
sation d'un  art  déjà  mûri,  qui  s'affirme  dans  le  choix,  le 
groupement,    l'exécution,    et,   surtout,   la  valeur   déco- 


250  Le  Flambeau. 

rative  du  sujet.  Ces  qualités  exceptionnelles  sont 
attestées  aussi  par  les  autres  sculptures  de  Wynants,  sa 
Naïade,  notamment,  et  sa  figure  de  V Abondance,  une 
jeune  fille  tenant  en  équilibre  sur  l'épaule  un  bâton  aux 
extrémités  duquel  sont  suspendus  des  trophées  de  fruits 
et  de  fleurs,  et  qui  a  le  torse,  un  torse  juvénile  et  ferme, 
couvert  d'une  draperie  fine,  aérienne,  transparente.  Mais 
deux  autres  figures  ont  un  caractère  singulièrement  impo- 
sant: ce  sont  celles  qui  symbolisent  VOffrande  à  l'Ave- 
nir. Deux  jeunes  femmes,  l'une  entièrement  drapée, 
l'autre  ayant  le  torse  nu,  s'avancent  d'un  pas  allongé;  la 
première  porte  sur  la  tët&  une  gerbe  nouée  et  une  chèvre 
chemine  auprès  d'elle;  la  seconde,  les  bras  baissés  et 
tendus  par  l'effort,  tient  devant  elle  une  corbeille  plate, 
pleine  de  fruits.  Les  étoffes  sont  à  la  fois  moelleuses  er 
légères,  et  leurs  longs  plis  s'harmonisent  à  la  cadence  de 
la  marche.  La  construction  de  ces  deux  figures  leur 
donne  une  allure  vraiment  monumentale,  mais  leur 
grâce  reste  toute  féminine.  Elles  sont  belles  de  formes  et 
de  lignes  ;  voyez,  dans  la  figure  à  la  corbeille,  la  sensibi- 
lité et  la  pureté  du  contour,  depuis  l'épaule  jusqu'à  la 
pointe  du  pied  gauche,  et  la  splendeur  radieuse  du  buste. 
Faites  pour  être  placées  haut  et  vues  de  loin,  ces  statues 
ont  les  yeux  grands  ouverts  et  saillants,  afin  que  leur 
regard,  à  distance,  ne  se  perde  pas  dans  l'ombre  creusée 
de  l'orbite.  Et  ces  grands  yeux  lumineux  accentuent  l'ex- 
pression grave  et  passionnée  des  visages. 

L'Offrande  à  l'Avenir!  Ernest  Wynants  a  payé,  par 
cette  offrande,  son  tribut  aux  divinités  qui  connaissent 
le  secret  des  aubes  prochaines.  Ses  porteuses  de  présents 
marchent  devant  lui  de  leur  pas  rythmé;  elles  le  pré- 
cèdent vers  les  destins  qui  l'attendent  et  qui  lui  seront 
heureux,  car  leur  grâce  victorieuse  les  a,  dès  à  présent, 

conquis-  Marguerite  Devigne. 


Axel 

La  Voix 


Dans  le  calme  du  soir  que  trouble  seul  le  bruit 
Du  jet  d'eau  sanglotant  au  marbre  de  la  vasque, 
La  lune  a  découvert  sa  face  qui  reluit, 
Comme  une  belle,  après  le  bal,  ôte  son  masque. 

L'éventail  de  la  brise  éparpille  dans  Voir 

Les  parfums  alanguis  des  roses  endormies. 

La  paix  de  l'heure  passe  et  prend,  sous  ce  ciel  clair, 

Tous  les  cœurs  fatigués  entre  ses  mains  amies. 

Et  dans  cette  douceur  et  ce  recueillement 

La  voix  du  beau  chanteur  s'élève,  fraîche  et  pure. 

Hésitante  d'abord,  elle  dit  mollement 

La  phrase  mélodique  achevée  en  murmure; 

Puis,  comme  en  un  coup  d'aile,  elle  monte,  enlevant 
Les  traits  savants  sertis  dans  les  rythmes  bizarres; 
Elle  s'enfle,  elle  plane  et  mêle  dans  le  vent 
Le  timbre  de  la  cloche  et  l'éclat  des  fanfares  ; 

Elle  ondule,  elle  fuit:  c'est  l'eau  d'un  lac  changeant 
Ses  vocalises  font  des  dessins  de  dentelles  ; 
Elle  est  de  flamme,  elle  est  de  velours  et  d'argent; 
Elle  part  en  fusée  et  roule  en  cascatelles. 


252  Le  Flambeau 

Elle  va  déteignant,  laissant  traîner  encor 
Quelques  notes  d'adieu  qui  s'égrènent  chacune 
Comme,  d'un  fil  brisé,  dans  une  coupe  d'or, 
Des  perles  de  cristal  tombant  une  par  une... 


1908. 


Le  Verre  et  la  Tasse 


A  Venise,  un  verrier,  maître  d'art,  fit  un  jour 
Ce  verre  de  cristal  ambré,  veiné  de  rouge 
Et  pailleté  d'or  fin  qui  semble,  tour  à  tour, 
Une  fleur  qui  s'incline,  une  flamme  qui  bouge. 

Le  pied  trop  frêle  porte  un  calice  profond, 
Comme  un  lys  jaune  sur  sa  tige  trop  chargée. 
La  lumière,  à  travers,  court,  s'irise  et  se  fond, 
Et  l'eau  que  l'on  y  verse  en  vin  paraît  changée. 

A  Sèvres,  l'autre  siècle,  un  homme  a  façonné 

La  tasse  que  voici  d'une  pâte  si  tendre 

Que  l'ongle  y  laisse  un  trait,  et  d'un  ton  bleu  fané 

Que  le  temps,  sans  égard,  couvre  d'un  peu  de  cendre. 

Une  ronde  d'Amours  soutient  comme  un  miroir 
Le  médaillon  où  rit  une  dame  poudrée 
Et  sur  les  bords,  cernés  d'un  filet  or  et  noir, 
Une  grecque  circule,  à  moitié  dédorée. 

Ces  deux  objets,  dit-on,  sont  sans  prix.  Toutefois 
Le  verre  de  Venise  et  là  tasse  de  Sèvres 
N'ont  pour  moi  de  valeur  que  parce  qu'autrefois 
Il  les  a  consacrés  au  contact  de  ses  lèvres. 

1913. 


Axel.  253 

L'Insulinde 

C'est  un  grand  navire  aux  flancs  peints  en  noir, 
Le  plus  fin  coureur  de  toute  la  flotte. 
Sans  pâlir,  jamais  je  n'ai  pu  le  voir... 
Rouge,  blanc  et  bleu,  son  pavillon  flotte. 

Il  porte  à  l'avant,  sculpté  dans  le  bois, 
Un  visage  étrange  et  charmant  de  femme 
Qui  semble  pleurer  et  rire  à  la  fois... 
Il  file  onze  nœuds  et  tient  bien  la  lame. 

Le  vent  qui  renvoie  au  pont  ruisselant 
Le  panache  roux  des  trois  cheminées, 
Mêle  à  l'air  salin  le  subtil  relent 
Des  choses  d'Asie  emmagasinées. 

Avec  des  trésors  comme  cargaison 
Il  a  fait  cent  fois  la  route  de  l'Inde, 
Malgré  la  tempête  ou  sous  le  mousson. 
Il  porte  un  beau  nom  d'orgueil:  Hnsulinde. 

//  a  si  souvent  emmené  là-bas 
Le  bien  le  plus  cher  que  j'avais  au  monde, 
Il  me  l'a  tant  pris  que  je  ne  peux  pas 
Le  voir  sans  sentir  ma  haine  qui  gronde. 

Et  ces  matelots  qui  chantent  en  chœur, 
Le  ronflement  sourd  de  ces  trois  hélices, 
La  cloche  du  bord,  tout  fait  à  mon  cœur 
Le  plus  raffiné  qui  soit  des  supplices. 

Il  a  levé  l'ancre  à  la  fin  du  jour. 
On  le  voit  encore  au  tournant  du  fleuve 
Et  déjà  mon  cœur  attend  son  retour... 
Le  soleil  s'éteint  et  je  me  sens  veuve. 


254  Le  Flambeau, 

La  couchette  étroite  où  dort  mon  ami, 
La  haute  dunette  et  V énorme  cale 
Passent  sous  mes  yeux  fermés  à  demi... 
Mon  rêve  suivra,  d'escale  en  escale. 


Et  comme  un  instinct  me  V avait  crédit, 
Pavillon  en  deuil,  d'une  île  lointaine 
Il  est  revenu,  le  bateau  maudit, 
Il  est  revenu...  sans  le  capitaine! 

1914, 

L'Arbre 

Sous  la  lumière  oblique  et  diffuse  des  mois 
D'automne,  la  nature  a  nuancé  les  bois 
De  tes  tons  violets  et  roux,  chers  aux  artistes... 
Et,  la  main  dans  la  main,  nous  marchons  pas  à  pas, 
Sans  parler,  car  nos  cœurs  s'entretiennent  tout  bas. 
Nous  sommes  très  heureux  et,  partant,  un  peu  tristes, 

«  Regardez  là,  me  dit  soudain  mon  compagnon, 
Ce  coin  exquis  de  paysage  du  Japon  • 
Sur  le  fond  de  ce  lac  de  jade  un  arbre  plaque, 
Sans  perspective,  en  éventail,  ses  branches  d'or; 
Le  bleu  nacré  du  ciel  complète  ce  décor... 
Quel  merveilleux  sujet  pour  un  coffret  de  laque! 

Imaginez  un  grand  lotus  rose,  un  jet  d'eau, 
Le  vol  d'une  cigogne  et  qu'au  loin  c'est  Yedo, 
Et,  dans  cet  air  léger,  laissez  flotter  votre  âme.  » 
Je  contemple,  charmée,  et  je  vois  ce  qu'il  vit. 
Une  femme  s'approche  et,  curieuse,  dit: 
—  ((  Que  regarde-t-on  là  ? 

—  Mais,  cet  arbre,  Madame.  » 


Axel.  255 

Elle  n'a  pas  compris  et  s'éloigne...  Celui 
Qui  me  montrait  l'arbre  et  le  lac  dort  aujourd'hui 
Sous  le  poids  éternel  de  son  tombeau  de  marbre. 
Vivante,  j'ai  traîné  mon  cœur  mort  vers  l'exil; 
Au  bord  de  l'eau,  là-bas,  peut-être  l'arbre  a-t-il 
Aussi  péri...  Mais  moi,  je  verrai  toujours  l'Arbre. 

1920. 

La  Mémoire 

Nous  sommes  plus  mêlés  l'un  à  l'autre  aujourd'hui 
Que  le  mercure  et  l'or  réduits  en  amalgame, 
Et  l'on  ne  peut  pas  plus  me  séparer  de  lui 
Que  l'arbre  de  l'êcorce  et  que  l'air  de  la  flamme. 

La  mort  sournoise  a  fait  en  vain  le  sombre  jeu 
De  laisser  retomber  sur  lui  la  morne  porte; 
J'ai  prolongé  sa  vie  avec  la  mienne  un  peu  : 
Il  ne  sera  bien  mort  que  quand  je  serai  morte. 

Je  suis  le  grain  d'encens  fumant  sur  son  autel, 
La  châsse  de  vermeil,  le  vivant  reliquaire 
Où  dort  splendidement  son  beau  cœur  immortel; 
Je  suis  la  lampe  d'or  au  fond  du  sanctuaire; 

Je  suis  toutes  les  fleurs  qui  se  fanent  devant 
Son  image  présente  et  sa  tombe  lointaine, 
Et  les  pleurs  de  mes  yeux  coulent  dorénavant 
En  son  honneur,  ainsi  qu'une  amére  fontaine. 

Je  suis  le  lin  du  drap  dont  on  fit  son  linceul, 
Le  bois  de  son  cercueil,  la  dalle  de  sa  tombe 
Et  j'ai  muré  mon  âme,  afin  qu'il  soit  moins  seul, 
Dans  ce  définitif  silence  où  tout  retombe... 


256  Le  Flambeau 

Son  cœur  mort  et  le  mien  tiennent  au  même  fit; 
Il  est  ma  longue  nuit,  ma  ténébreuse  aurore... 
Mon  cerveau  défaillant  même  Voubliât-il 
Que  mon  sang  et  ma  chair  s'en  souviendraient  encore. 

L'oublier!  Si  je  peux,  âme  usée  et  corps  las, 
Commettre  enfin  la  faute  indigne  et  sans  seconde, 
Je  sais  que,  pour  la  perte  effroyable  du  monde, 
Le  soleil  de  demain  ne  se  lèvera  pas  ! 

1921. 

MlSSIE  NlZAL. 


Toponymie  politique 

La  toponymie,  cette  austère  science  des  noms  de  lieux, 
dont  l'existence  devrait  s'écouler,  unie  comme  un  miroir, 
dans  le  cabinet  des  hommes  d'étude,  n'est  malheureuse- 
ment pas  à  l'abri  des  passions  humaines,  et  on  la  voit 
quelquefois,  abandonnant  les  sphères  sereines  de  l'éru- 
dition pure,  se  mettre  au  service  de  la  politique  :  alors, 
qu'elle  soutienne  d'ambitieuses  visées,  qu'elle  satisfasse 
de  légitimes  ressentiments  ou  qu'elle  traduise  de  chaleu- 
reuses sympathies,  elle  sort  également  de  son  rôle,  et  il 
convient  de  l'y  faire  rentrer. 

C'est  particulièrement  depuis  1914  que  l'on  a  pu  con- 
stater semblables  erreurs,  dues  à  la  politique  brutale  des 
Allemands  et  aux  réactions  qu'elle  a  inévitablement 
amenées. 

Les  Polonais  et  les  Alsaciens-Lorrains  ont  eu  tout  spé- 
cialement à  souffrir  de  la  manière  forte  chère  à  Berlin 
et,  faut-il  le  rappeler,  ils  ont  vu  employer  contre  leur 
volonté  de  survivre  en  tant  que  groupes  nationaux  toutes 
les  ressources  de  l'administration  prussienne,  c'est-à-dire 
d'une  bureaucratie  aussi  tracassière  que  tyrannique.  On 
connaît  les  incidents,  comiques  quelquefois,  tragiques  le 
plus  souvent,  de  la  lutte  à  outrance  qui  s'est  livrée,  sur  le 
terrain  linguistique,  en  Pologne  et  en  Lorraine. 

Des  moyens  multiples  employés  par  les  Prussiens  pour 
faire  disparaître,  pour  extirper  de  leurs  «  marches  »  de 
l'est  et  de  l'ouest  la  langue  polonaise  et  la  langue  fran- 
çaise, je  ne  veux  signaler  ici  que  la  méthode  à  laquelle 
ils  ont  eu  recours  pour  effacer  de  la  carte  de  la  Lorraine 
tout  nom  de  lieu  qui  ne  fût  pas  germanique. 

Depuis  1871,  les  Allemands  avaient  cherché  à  évincer 

17 


258  Le  Flambeau. 

de  Lorraine  toute  une  série  de  noms  français  ;  pendant  la 
grande  guerre,  c'est  la  germanisation  en  bloc  de  tous  les 
noms  d'endroits  habités  qu'ils  ont  poursuivie  dans  ce 
pays.  Celles  d'entre  ces  localités  qui  n'étaient  pas 
éloignées  de  la  frontière  linguistique  connaissaient  souvent 
un  doublet  allemand  de  leur  nom,  usité  dans  les  régions 
s'étendant  à  l'est  de. la  frontière  :  la  germanisation  fut 
donc  aisée,  là,  ...  au  moins  sur  le  papier. 

Par  contre,  d'autres  n'avaient  jamais  vu  leur  nom  traduit 
en  allemand.  Ce  détail  n'était  pas  fait  pour  arrêter  ou 
même  simplement  embarrasser  une  administration  prus- 
sienne :  docteurs  en  philologie  et  archivistes  furent  appe- 
lés à  la  rescousse,  et,  travaillant  sur  les  vocables  relevés 
dans  les  anciens  documents  ou  ouvrant  simplement  leur 
Franzôsisch-Deutsches  Wôrterbuch  (dernière  édition), 
ils  eurent  tôt  fait  de  fabriquer  de  toutes  pièces,  sur  com- 
mande, les  appellations  germaniques  désirées. 

Leurs  méthodes  de  travail  apparaissent  clairement  dans 
les  cartes  du  front  alsacien-lorrain  publiées  pendant  la 
guerre  par  Paasche  (1). 

Certaines  des  traductions  fournies  avaient  été  faciles  à 
trouver,  au  moins  pour  le  suffixe. 

Les  -court  devinrent  naturellement  des  -hofen;  Secourt 
se  vit  changer  en  Unterhofen,  Flocourt  en  Flodoalshofen, 
Bacourt  en  Badenhofen. 

Les  -ville  et  les  -villers  se  muèrent  en  -weiler  :  Juville 
en  Juweiler,  Morville  en  Morsweiler,  Villers  en  Nieder- 
weiler;  on  n'abusa  cependant  pas  du  weiler  —  avec  son 
ancêtre  villarium,  ce  suffixe  avait  certainement  un  relent 
trop  prononcé  de  gallo-romanisme  —  et  l'on  fit  appel, 
pour  certains  -ville,  au  germanique  heim  :  Foville,  Thi- 
monville,  Laneuveville,  firent  place  à  Folkheim,  Thim- 
menheim,  Neuheim-in-Lothringen . 

(1)  Paasche* s  Spezialkarten  der  Westfront.  Verlag  von  Paasche 
u.  Lux  in  Stuttgart;  voir,  plus  spécialement,  les  feuilles  8  (Saint- 
Mihiel)  et  9  (Château-Salins). 


Toponymie  politique.  259 

Vuîmont  et  Marimont  se  transformèrent  en  Wulberg  et 
Môrsberg,  Richevalen  Reichental. 

La  terminaison  -y  devint  -ich  ou  ach:  Arry,  Arrich; 
Ancy,  Anzig;  Orny,  Ornach;  Remilly,  Remelach.  C'était 
en  somme  assez  logique  :  le  suffixe  gallo-romain  -acus 
a  donné  régulièrement  -y  en  français,  -ich  et  -ach  en 
allemand.  Seulement,  la  moindre  trace  d'ascendance  cel- 
tique ou  latine  étant  pénible  à  avouer,  la  terminaison 
-ingen,  si  purement  echtdeutsch,  fut  mainte  fois  préférée 
à  -ich  et  à  -ach;  aussi  Verny,  Béchy,  Lucy,  se  la  dispu- 
tèrent-ils à  l'envi,  pour  s'écrire  désormais  Werningen, 
Bechingen,  Lixingen. 

En  soi-même,  la  substitution  de  V  ingen  germanique 
à  un  y  français,  ancien  -acus,  peut  fort  bien  se  justifier, 
toponymiquement  parlant,  car  elle  s'est  constatée  ailleurs 
que  dans  un  laboratoire  de  savant  allemand  ;  mais  le  pro- 
cédé a  été  poussé  si  loin  en  Lorraine  qu'il  a  abouti  à  pro- 
duire des  monstres  :  tel,  ce  Paningen  inscrit  sur  la  carte 
pour  Pagny.  Or,  une  graphie  du  xve  siècle,  Pargney,  fait 
de  cette  localité,  sans  conteste  possible,  un  ancien  Pater- 
niacum,  dont  la  germanisation  ne  pouvait  donner  que 
Patternich,  Petternich  ou  Pattern. 

Mais  il  y  a  mieux  encore.  Cet  ingen  était  si  cher  à  nos 
fabricants  de  toponymes  qu'ils  en  ont  mis  partout,  l'appli- 
quant induement  aux  termes  les  moins  germaniques  : 
Puzieux,  dont  les  graphies  anciennes  Puisuil,  Pui- 
sieux  (1195),  Puisuel  (1230),  nous  mènent  en  droiture  à 
un  Puteolum  gallo-romain,  prit  le  faciès  élégant  de 
Pûschingen;  Pommérieux,  Pomeriolum  en  1049,  frère  en 
latinité  des  Pommerœul  hennuyer  et  cambraisien,  reçut 
l'incolat  teuton  sous  la  forme  PommeringenI 

Nos  toponymistes  n'ont  pas  reculé  devant  les  traduc- 
tions intégrales  :  Coin-les-Cuvry  est  désormais  Kubern- 
eck;  Coin-sur-Seille,  Selzeck;  Aulnois,  Erlen;  Chenois, 
Eichendorf;  Fresnes,  Eschen.  La  traduction  d'un  nom 
celtique  ne  les  a  pas  arrêtés  davantage  :  Novéant,  qui 


260  Le  Flambeau. 

signifie  en  gaulois  «  Nouvelle  Cité  »,  s'est  germanisé  en 
Neuenburg;  c'est  exact,  linguistiquement  parlant. 

Pas  un  nom  ne  trouve  grâce  :  Salonnes,  l'ancien  Salona, 
devient  un  industriel  Salzdorf;  le  joli  nom  de  Dieuze  se 
mue  en  un  solide  Duss;  par  contre,  Plaine  s'adoucit  en 
Bien  :  vous  savez,  le  Germain  n'a  jamais  tenu  essentielle- 
ment à  distinguer  le  B  et  le  P. 

Les  Allemands  ne  se  contentèrent  pas  de  camoufler  les 
noms  français  des  localités  lorraines;  leur  sollicitude 
s'étendit  également  à  d'autres  régions  :  V Illustration  a 
reproduit  une  carte  de  la  région  de  l'Aisne  trouvée  dans 
les  bagages  d'un  de  leurs  officiers  :  ce  docte  universitaire 
avait  utilisé  ses  loisirs  de  tranchées  à  traduire  en  sa  langue 
jusqu'au  dernier  des  noms  de  villages  et  de  fermes  du 
pays,  à  commencer  par  Château-Thierry,  promu  à  la 
dignité  de  Dietrichsburg. 

La  Belgique,  également,  a  joui  du  même  honneur.  La 
Karte  des  Generalgouvernements  Belgien,  publiée  par  le 
professeur  Dr  J.-J.  Kettler,  est  à  cet  égard  des  plus  instruc- 
tive à  consulter  pour  qui  veut  se  convaincre  des  projets 
d'annexion  que  la  Prusse  nourrissait  à  notre  endroit  (1  )  : 
en  pleine  Wallonie  s'étalent  des  noms  allemands,  tra- 
hissant tout  un  programme  :  ce  programme,  vous  savez, 
dont  les  journaux  allemands  ont  parlé  à  diverses  reprises 
pendant  l'occupation  de  la  Belgique  et  qui  consistait  à 
laisser  dix  années  aux  Wallons  pour  vider  les  lieux  ;  ainsi 
nos  fertiles  campagnes  seraient-elles  prêtes  à  recevoir  les 
bons  colonisateurs  d'outre-Rhin. 

Cette  germanisation  de  nos  noms  de  lieux  ne  s'était 
encore  opérée  que  sur  une  petite  échelle,  mais  ce  n'était 
évidemment  qu'un  début,  ô  combien  prometteur!  Cette 
première  fournée  suffit  d'ailleurs  à  nous  renseigner  à  la 

(1)  Très  significative  à  ce  point  de  vue  est  une  petite  carte,  donnée 
en  annexe,  où  toute  la  Belgique  actuelle,  le  Limbourg  hollandais, 
le  Grand-Duché  et  une  partie  de  la  Lorraine  sont  indiqués  comme 
autrefois  allemands,  perdus  entre  1789  et  1866  (ehemals  deutsch, 
verloren  zwischen   1789   und   1866). 


Toponymie  politique.  261 

fois  sur  les  visées  poursuivies  et  sur  la  méthode  adoptée 
pour  le  travail. 

La  méthode  est,  en  somme,  celle  dont  nous  avons 
constaté  l'application  en  Lorraine. 

Tout  d'abord,  l'emploi  du  précieux  ingen.  Dans  le 
Hainaut,  Tintingen,  Lessingen,  Hussingen,  Gottingen, 
Heppingen,  remplaceront  désormais  Taintegnies,  Les- 
sines,  Huissignies,  Gottignies,  Heppignies;  en  Brabant, 
Ottingen  et  Gendringen  désignent  Ottignies  et  Jandrain. 
Dans  le  Namurois,  Havelange  est  noté  Havelingen;  par 
contre,  Pussemange  m'a  procuré  une  profonde  désillusion, 
car  je  comptais  bien  le  voir  traduit  par  Pùssmingen  :  il 
faut  croire  qu'on  s'est  défié.  Dans  le  Luxembourg,  citons 
la  localité  de  Wadingen  (On),  au  sud-ouest  de  Marken 
(Marche),  et  Tintingen,  jusqu'à  présent  Tintigny. 

Comme  autres  germanisations  de  suffixes,  relevons 
Markeghem  et  Oleghem,  pour  Marquain  et  Ollignies; 
Molembeek,  pour  Molembaix;  Stambrûgge,  pour  Stam- 
bruges;  Marienburg,  pour  Mariembourg  ;  Steinberg,  pour 
Stembert. 

Les  -ich  ne  manquent  naturellement  pas  :  Gossenich, 
Gosselies;  Annich,  Oignies;  Hardich,  Hardigny  ;  Sulzig, 
Suxy;  Wichterich,  Witry.  En  fait  d'-ach,  mentionnons 
Bertnach,  Bertogne,  créé  de  toutes  pièces  sur  le  modèle 
Bastnach,  Bastogne  (1). 

A  propos  de  suffixes,  il  me  faut  encore  signaler  le 
traitement  appliqué  au  nom  de  la  fontaine  spadoise  bien 
connue,  La  Géronstère,  qui  devient  —  qu'en  dira  M.  Fel- 
ler,  notre  spécialiste  es  ster?  —  Gerunstat. 

En  général,  si  nombre  de  ses  germanisations  nous  font 
sourire,  la  carte  du  gouvernement  général  de  Belgique 

(1)  Notre  administration  bilingue  nous  avait  déjà,  avant  la  guerre, 
gratifié  d'une  forme  artificielle  flamande,  Bastenaken,  que  de  Dynter 
avait  bien  employée  en  1412  et  1413,  mais  que  je  n'ai  plus  rencontrée 
depuis;  nos  toponymistes  officiels  avaient  opéré,  je  pense,  en  se 
basant  sur  Jodoigne  =   Geldenaken. 


262  Le  Flambeau. 

n'est  pas  tombée  dans  les  grossières  erreurs  qui  ornent 
la  carte  Paasche  pour  la  Lorraine.  Hésitant  à  traduire  de 
toutes  pièces  des  noms  wallons  (1  ),  si  ce  n'est  pour  Lang- 
feld,  Longchamps-en-Ardenne,  et  pour  Neueriburg,  Neuf- 
château,  elle  se  contente  d'accommoder  à  l'allemande, 
avec  plus  ou  moins  de  bonheur,  les  formes  fournies  par 
d'anciens  textes. 

Ces  graphies  d'autrefois  sont  empruntées  au  livre  de 
Kurth,  La  Frontière  linguistique  en  Belgique  et  dans  le 
Nord  de  la  France  (2)  ;  c'est  ce  que  prouvent,  à  n'en  point 
douter,  les  emprunts  suivants,  qui  reproduisent,  sans  rien 
y  changer,  d'anciennes  formes  notées  dans  cet  ou- 
vrage (3)  :  Funderlo  (840),  pour  Pont-de-Loup  ;  Meleng 
(1208),  pour  Mellet;  Metting  (xe  siècle),  pour  Mettet; 
Gladuns  (1143),  pour  Glons;  Richeim  (888),  pour  Re- 
chain;  Lernau  (xne  siècle),  pour  Lierneux. 

Enfin,  dans  une  dernière  catégorie  peuvent  être  rangés 
les  noms,  également  empruntés  à  Kurth,  que  l'on  a 
quelque  peu  modifiés,  aux  fins  de  leur  donner  une  allure 
décemment  allemande,  par  exemple  :  die  Samer,  pour  la 
Sambre  (Samer a,  en  840)  ;  Amen,  pour  Amay  (Ama~ 
nium,  en  636)  ;  Kuben,  pour  Couvin  (Cubinium,  en  871)  ; 
Bulen,  pour  Bouillon  (Bulon,  Bulonium,  en  1094). 

(1)  Elle  n'a  pas  recueilli  le  nom  de  Frankenfeld,  qui  était  peint 
sur  la  station  de  Francorchamps,  pas  plus  qu'elle  n'a  adopté  les 
formes  Spaa  et  Sart  bei  Spaa  (Neu-Deutschland)  dont  j'ai  pu  con- 
stater l'emploi. 

(2)  Publié  en  1896  et  en  1898,  dans  le  tome  XLVIII  des 
Mémoires  couronnés  (in-8°)  de  l'Académie  royale  de  Belgique.  Pen- 
dant l'occupation,  ainsi  que  me  l'a  déclaré  un  des  principaux  libraires 
de  Bruxelles,  cet  ouvrage  faisait  prime:  nous  savons  maintenant 
pourquoi. 

(3)  Un  autre  travail  a  encore  servi  pour  l'élaboration  de  la  carte 
de  la  Belgique  allemande:  pour  la  région  du  Luxembourg  belge  lon- 
geant la  frontière  linguistique,  on  a  consulté  la  notice  de  N.  Warker, 
publiée  chez  Perthes,  à  Gotha,  en  1909:  Die  deutschen  Orts-  und 
Gewdssernamen  der  belgischen  Provint  Luxemburg. 

Les  dates  que  je  donne  entre  parenthèses  sont  celles  des  mentions 
relevées  par  Kurth. 


Toponymie  politique.  263 

Pour  certains  de  ces  vocables,  la  préoccupation  qui  a 
présidé  à  leur  dénaturation  saute  aux  yeux  ;  en  changeant 
Bertrix  en  Bertrich,  Longlier  en  Lengeler,  Comblain-au- 
Pont  en  Komblenz,  Esneux  en  Astenet,  on  a  évidemment 
voulu  fournir  aux  pangermanistes  un  argument  de  plus  à 
ajouter  à  tous  les  documents  irréfutables  déjà  rassemblés  : 
où  était,  même  dans  le  clan  le  plus  modéré,  l'Allemand 
qui  n'aurait  pas  conclu  de  piano  aux  droits  imprescrip- 
tibles de  l'Empire  sur  des  régions  où  il  constatait  la  pré- 
sence de  noms  identiques,  absolument,  à  ceux  des  localités 
germaniques  de  Bertrich,  de  Lengeler  (au  sud-est  de  Viel- 
salm),  de  Koblenz,  d'Astenet  (près  d'Herbesthal)  ? 

Si  beaucoup  de  ces  germanisations  sont  bien  réussies, 
au  point  de  vue  purement  morphologique  et  en  admet- 
tant que  les  formes  données  par  Kurth  eussent  évolué 
en  terre  allemande,  que  dire,  par  contre,  du  procédé 
consistant  à  transporter  en  plein  xxe  siècle,  tel  quel,  sans 
tenir  le  moindre  compte  de  l'évolution  phonétique,  un 
Funderlo  frais  émoulu  d'un  diplôme  de  840,  ou  un  Wa- 
dingo  (On),  qui  avait  déjà  perdu  sa  dentale  dès  1131 
(Woens)? 

Invinciblement,  à  constater  ce  mélange  de  conscien- 
cieuse érudition,  de  lourdes  erreurs,  de  pangermanisme  à 
la  fois  naïf  et  sournois,  on  évoque  le  héros  de  Hansi, 
M.  le  professeur  Knatschké,  et  ses  doctes  annotations  sur 
la  toponymie  de  Paris. 

Son  explication  «  Gare  de  l'Est  »,  ce  qui  se  prononce 
Kardlàst,  ne  faisait-elle  pas  prévoir  le  Bien  =  Plaine  de 
la  carte  de  Paasche? 

Et  ses  commentaires  au  sujet  du  boulevard  St-Germain, 
comme  ils  nous  préparent  bien  aux  arrangements  :  Coin- 
sur-Seine  =  Selzeck;  Chenois  =  Eichendorf  ;  Salonnes  = 
Salzdorf  :  «  Nous  nommerons  ce  boulevard  (prononcez 
Bulhvart  Sângschermdng)  le  St-Germanus-Bollwerk  ou, 
plus  simplement,  le  Boulevard  Germanique,  soit  Deut- 
sches-Bollwerk ;  on  y  trouve  l'église  de  St-Germain-des- 


264  Le  Flambeau. 

Prés  :  St-Germanus-auf-den-Wiesen  (ne  pas  confondre 
avec  St-Germanus  in  der  Milch,  St-Germain  en  Laye) .  » 

Pour  les  Tuileries,  le  Bois  de  Boulogne,  Montmartre, 
la  germanisation  en  est  tout  aussi  aisée,  et  le  résultat 
non  moins  frappant  :  Ziegeleien,  Bolonesisches-Holz, 
Marderberg. 

Cependant,  concède  Knatschké,  «  on  trouve  bien 
quelques  noms,  tels  que  Clichy,  Rochechouart,  qui  se 
laissent  difficilement  traduire.  Nous  n'avons,  tout  simple- 
ment, qu'à  les  remplacer  par  des  dénominations  alle- 
mandes, comme  nous  l'avons  fait  pour  les  noms  de  lieux 
en  Alsace  (par  exemple  Schnierlach,  en  remplacement  de 
Lapoutroie),  et  il  faudra  bien  que  les  Parisiens  s'y  accou- 
tument. » 

J'avoue  qu'avant  la  guerre  j'en  voulais  à  Hansi,  lui 
reprochant  de  desservir  une  cause  juste  par  des  exagéra- 
tions par  trop  outrées  ;  je  dois  maintenant  lui  faire,  publi- 
quement, d'humbles  excuses,  car  j'ai  reconnu  qu'il  n'a 
rien  inventé  :  d'autres  que  Knatschké  ont  traduit  Les 
Folies  Bergères  par  Die  Schàferischen  Verrûcktheiten. 

Malheureusement,  les  Allemands  n'ont  pas  gardé  le 
monopole  de  ces  folies...  toponymiques  :  le  Grand-Duché 
de  Luxembourg  et  notre  pays  même  en  sont  atteints  à 
leur  tour. 

A  Luxembourg,  c'est  dans  V Indépendance  luxembour- 
geoise que  nous  voyons  opérer  un  néo-toponymiste, 
auquel  sa  haine  du  boche  et  son  admiration  pour  le  glo- 
rieux poilu  ont  inspiré  la  francisation  des  noms  de  lieux 
de  son  pays.  Il  n'y  va  pas  de  main  morte,  croyez-le  bien, 
qu'il  se  borne  à  accommoder  des  vocables  luxembourgeois 
à  la  française,  ou  qu'il  les  traduise  purement  et  sim- 
plement. 

Il  a  commencé  par  se  documenter  dans  les  textes  romans 
du  moyen  âge,  ce  qui  lui  a  fourni  un  premier  lot  de  topo- 
nymes  franco-luxembourgeois  :  Esch  devient  Aix;  Re- 
mich,  Ramur;  Echternach,  Epternay;  Beckerich,  Béton- 


Toponymie  politique.  265 

gîise;  Vianden,  Vienne-le-Château.  Toute  la  famille  des 
Burg-  Alt-,  Grau-  et  Junglinster  a  fait  peau  neuve  et 
apparaît  transformée  en  autant  de  Lincières  :  le  Château, 
le  Vieux,  le  Gris  et  le  Jeune. 

Les  anciennes  chartes  ne  donnaient  naturellement  pas 
toutes  les  formes  romanes  recherchées  :  on  a  donc  égale- 
ment eu  recours,  tantôt  à  la  traduction  intégrale,  tantôt  à 
la  simple  romanisation  des  formes  germaniques. 

C'est  ainsi,  par  exemple,  que  les  faubourgs  de  Luxem- 
bourg ont  pris  une  allure  absolument  parisienne  :  Lim- 
pertsberg,  Grund,  Pfaffenthal  ont  fait  place  à  Mont-Saint- 
Lambert,  Fondville,  Val-des-Clercs  ;  dans  les  environs, 
La  Poudroyé,  ex-Pulvermûhl,  La  Chapelle,  ex-Capellen, 
La  Neuvillette,  ex-Neudorf,  sont  destinés  à  donner  à  la 
région  un  air  tout  à  fait  Ile-de-France. 

D'autre  part,  Bourscheid  s'est  humanisé  en  Bour cette, 
Flaxweiler  en  Flauvillers,  Wasserbilig  en  Billy-sur-Eau. 

S'il  s'est  également  buté  à  d'embarrassants  Clichy  et  à 
de  troublants  Rochechouart,  s'il  n'a  pas  osé  traduire 
Colmar  et  Schlindermanderscheid,  le  toponymiste  luxem- 
bourgeois n'a  toutefois  hésité  que  rarement;  aussi  nous 
a-t-il  gratifiés  de  noms  qui  demanderaient  à  être  justifiés  ": 
Esnes-sur-Moselle,  pour  Ehnen,  La  Clédechère,  pour 
Kockelscheuer,  nous  laissent  perplexes. Quant  à  Pontalize 
—  ne  cherchez  pas,  c'est  Ettelbruck  —  il  faut  encore 
prouver  que  la  localité  tient  son  nom  de  l'Alzette  (Ali- 
sontia)  qui  l'arrose. 

Certaines  de  ces  transformations  sont  drôles  :  Haute- 
Trèves,  pour  Alttrier,  qui  n'est  qu'un  ancien  Alt-Driesch  ; 
Brême-le-Guê,  pour  Stadtbredimus,  autrefois  Bridenes 
sur  la  rive  (Stade),  par  opposition  à  Waldbredimus  ; 
Lintigny,  pour  Lintgen,  bien  que  ce  dernier  nom  vienne, 
par  l'intermédiaire  Linche,  d'un  ancien  Linnich,  c'est- 
à-dire  d'un  Liniacum  gallo-romain  :  Lintgen,  frère  luxem- 
bourgeois de  nos  Lennick,  devrait  donc  se  romaniser  en 
Ligny. 


266  Le  Flambeau. 

Citons,  pour  finir,  une  perle  :  Saint-Valère,  pour  Sand- 
weiler,  qui  est  cependant  un  authentique  Villarium.  Evi- 
demment, notre  toponymiste  a  lu  l'histoire  de  Saint  Zig, 
et  a  voulu  donner  un  pendant  à  ce  pieux  personnage,  dont 
voici  les  authentiques  avatars,  relatés  par  E.-T.  Hamy,  de 
l'Institut. 

A  Sinzig,  entre  Bonn  et  Coblence,  on  conserve  dans 
l'église  une  sorte  de  momie,  qui  n'est  autre,  d'après  la 
légende,  que  le  corps  desséché  d'un  personnage  mort  en 
odeur  de  sainteté,  connu  sous  le  nom  de  «  Saint  Bailli  » 
et  exhumé  du  cimetière  local,  il  y  a  deux  siècles  et  demi. 
Cette  relique  rhénane  eut  l'heur  d'enrichir  la  langue  fran- 
çaise d'un  mot  nouveau,  dans  de  curieuses  circonstances. 
Réclamée  à  Paris,  en  l'an  V,  par  les  fondateurs  du  Musée 
des  Antiques,  convaincus  qu'il  s'agissait  d'une  vraie«  mo- 
mie d'Egypte  »,  elle  leur  fut  expédiée  sur  une  charrette; 
en  cours  de  route,  ses  conducteurs  la  montrèrent  pour  de 
l'argent,  sous  l'étiquette  de  «  Saint  Zig,  ramené  d'Alle- 
magne ».  A  son  arrivée  à  Paris,  les  directeurs  du  Muséum 
la  trouvèrent  un  peu...  jeune,  et  elle  fut  installée  dans  le 
bâtiment  de  l'anatomie  comparée;  pendant  dix-sept  ans, 
Saint  Zig,  en  style  plus  familier  «  le  Zig  du  Muséum  », 
reçut  la  visite  de  tout  Paris,  puis  repartit  pour  le  Rhin  ; 
son  souvenir  ne  périt  cependant  pas  tout  entier  en  France, 
car  son  nom,  trouvé  très  drôle  et  adopté  par  le  peuple 
parisien,  continua  à  avoir  cours,  dans  une  acception  très 
peu  Muséum,  il  faut  bien  le  dire. 

Mais  quittons  la  toponymie  amusante,  pour  en  revenir 
à  la  toponymie  politique.  Il  nous  reste,  en  effet,  après 
avoir  relevé  l'erreur  dans  laquelle  sont  tombés  les  Alle- 
mands et  certains  Luxembourgeois  du  Grand-Duché,  à 
signaler  chez  nous-mêmes  l'apparition  de  cette  fâcheuse 
tendance. 

Nos  administrations  communales  étaient  déjà  entrées 
dans  cette  voie,  en  débaptisant  de  tous  côtés  rues  et  places 
portant  des  noms,   de  pays  ou  de  personnages  «  cen- 


Toponymie  politique.  267 

traux  »,  que  l'on  avait  assez  vus.  Evidemment,  la  mesure 
doit  être  approuvée,  en  principe,  mais  encore  convien- 
drait-il de  l'appliquer  avec  une  certaine  modération  :  ne 
plus  pouvoir  supporter  la  vue  d'une  plaque  portant  Rue 
Impériale,  c'est  certainement  faire  preuve  d'idées  saine- 
ment démocratiques,  mais  c'est  en  même  temps,  disons 
le  mot,  tomber  dans  le  patriotisme  sentimental. 

Faut-il  insister  sur  les  inconvénients  de  cette  intrusion 
de  la  politique  dans  la  toponymie?  Les  hommes  passent; 
les  grands  courants  des  sympathies  nationales  changent 
de  direction  ;  ne  regrettera- t-on  pas,  un  jour,  d'avoir  donné 
tel  ou  tel  nouveau  nom  ? 

Qu'il  s'agisse  de  rues  ou  de  places,  passe  encore,  bien 
que  ces  changements  d'appellation  présentent  toujours 
des  inconvénients  pour  les  habitants  du  quartier.  Mais 
il  semble  que  l'on  veuille  s'en  prendre,  maintenant,  aux 
noms  de  nos  localités. 

Ouvrez  le  dernier  Indicateur  officiel  des  Trains  de 
l'Etat  belge  et  vous  y  trouverez,  sur  la  ligne  Battice- 
Welkenraedt,  une  station  du  nom  de  Plombières.  Si,  intri- 
gué par  l'apparition  de  ce  vocable,  très  joli  d'ailleurs,  vous 
vous  informez,  vous  apprendrez  que  c'est  le  nouveau  nom, 
officiel,  de  Bleyberg.  Eh  bien,  reconnaissons-le  franche- 
ment, on  est  entré,  ce  faisant,  dans  une  voie  où  l'on  ne 
pourrait  persévérer  sans  tomber  dans  le  même  travers  que 
les  Allemands. 

L'embarras  dans  lequel  ce  changement  laisse  le  voya- 
geur pressé,  qui  ne  trouve  plus  Bleyberg  dans  la  table 
alphabétique  de  son  guide,  n'est  naturellement  pas  grave; 
par  contre,  s'imagine-t-on  que  les  vieux  habitants  de 
l'endroit,  fidèles  aux  traditions,  ne  regrettent  pas  l'abo- 
lition d'un  nom  que  leurs  lèvres  ont  prononcé  avec  piété 
depuis  leur  plus  tendre  enfance? 

Et  puis,  dites-moi,  que  prouvent  ces  changements  de 
noms,  quelque  compréhensible  que  soit  l'intention  qui 
les  a  provoqués?  Parce  que  l'on  dira  Mont-Saint-Lam- 


268  Le  Flambeau. 

bert  au  lieu  de  Limpertsberg,  Plombières  au  lieu  de 
Bleyberg,  changera-t-on  quelque  chose  au  fait  que  la 
population  de  ces  localités  parle  un  idiome  germanique? 
Pour  être  logique,  ne  devrait-on  pas  romaniser  de  même 
les  noms  germaniques  de  la  région  d'Arlon,  transformer 
Sterpenich  en  Sterpigny,  Toernich  en  Tournai?  Sans 
aller  même  jusque-là,  ne  s'est-on  pas  demandé  si  la 
mesure  prise  pour  Bleyberg  n'a  pas  inutilement  froissé 
les  Arlonais  et  leurs  voisins,  chez  lesquels  l'emploi  du 
patois  luxembourgeois  ne  tempère  en  rien  l'ardeur  de 
leur  patriotisme  belge? 

Mais  il  suffit;  j'en  ai  dit  assez,  j'espère,  pour  faire 
apparaître  une  nécessité  pressante  :  ne  nous  laissons  pas 
entraîner  par  l'un  ou  l'autre  courant  d'opinion,  peut-être 
passager,  jusqu'à  entamer  un  patrimoine  qui  devrait 
rester  intangible  :  les  noms  de  lieux  que  nous  ont  légués 
nos  ancêtres. 

Jules  Vannérus. 


Middle  âges  ail  round 


Le  Fidèle  abonné. 

L'abonné,  tranchant,  grinçant,  contondant  qui  est  la 
hache  de  notre  érudition,  le  pilon  de  notre  ironie  et  la  scie 
de  notre  existence,  l'abonné  qui  ne  prend  le  Flambeau 
que  pour  le  moucher  et  qui  lit  nos  articles  dans  le  dessein 
avoué  d'y  glaner  erreurs  et  bévues,  l'abonné  plus  sévère 
que  le  «  pion  »  du  Pourquoi  pas  ?  l'abonné  que  la  dernière 
génération  classique  eût  appelé  un  Aristarque,  l'abonné, 
dont  nous  ne  pouvons  même  espérer  qu'il  se  désabonne, 
puisqu'il  jouit  d'un  service  gratuit  pour  avoir  aidé  la 
presse  clandestine  sous  l'occupation,  l'Abonné  fidèle,  en 
un  mot,  entra  chez  nous,  d'autorité. 

—  Messieurs,  dit-il,  je  viens  pour  une  réclamation. 

—  Vous  venez  toujours  pour  une  réclamation,  cher 
maître,  répondîmes-nous.  Et  bénies  soient  les  erreurs  qui 
nous  valent  le  fréquent  honneur  de  votre  visite.  Avons- 
nous,  cette  fois,  péché  par  excès  de  polonisme,  surabon- 
dance d'hellénisme  ou  défaut  d'atticisme?  Si  nous  ne 
pouvons  contenter  tout  le  monde,  du  moins  voudrions- 
nous  contenter  notre  père,  et  vous  êtes  le  père  du  Flam- 
beau, père  spirituel,  père  Fouettard... 

—  Il  me  manque  d'être  votre  père  nourricier  :  allez- 
vous  me  demander  une  subvention  ? 

—  Nous  n'oserions:  et  puis,  les  hommes  du  Flambeau 
ne  vivent  pas  seulement  de  pain.  «  Votre  émétique  est  un 
breuvage  heureux.  »  Versez.  Nous  sommes  prêts  à  trin- 
quer... Voyons:  trop  de  littérature  ou  trop  de  politique? 

—  Trop  de  mauvaise  littérature  et  trop  peu  de  bonne 


270  Le  Flambeau. 

politique.  Vous  courtisez  l'Académie  Destrée:  la  littéra- 
ture belge  vous  tuera.  Vous  polonisez  à  outrance  et  vous 
passerez  comme  la  Pologne.  Vous  aviez  conquis  une  mo- 
deste notoriété  par  vos  hors-d 'œuvre  politiques  assaison- 
nés d'un  sel  ...où  tout  n'était  pas  gemme.  Mais  votre 
cuisine  se  gâte,  depuis  que  vous  avez  lâché  Bigfour,  maî- 
tre queux.  Faites  /oir  la  carte  du  jour. 

—  Notre  prochain  sommaire?  Voici.  La  Géorgie,  par 
M.  de  Brouckère:  documentation  solide,  haute  actualité. 
Le  président  Masaryk,  par  M.'  Charles  Saroléa,  profes- 
seur, globe-trotter,  confident  de  nos  plus  grands  hommes. 
Des  inédits  de  Maubel.  Des  vers  de... 

—  Il  y  a  belle  lurette  que  je  ne  lis  plus  les  vers  du 
Flambeau.  Montrez  les  «  bonnes  feuilles  »...  La  Géorgie: 
trente-quatre  pages  et  pas  de  carte,  naturellement.  Pas  de 
Bigfour  non  plus.  Mais,  malheureux,  c'est  le  vide  absolu, 
la  carence  totale  !  Plus  de  curiosité,  plus  de  critique,  plus 
rien  ! 

—  Plus  de  curiosité?  Et  ceci?  La  Cerisaie  de  Tchék- 
hov, première  version  française... 

—  Vous  traduisez  trop...  D'ailleurs,  ces  choses  de- 
vraient rester  inédites.  Ne  confondons  pas  la  littérature 
avec  la  neurasthénie. 

—  Plus  de  critique?  Voici  un  chef-d'œuvre  d'érudi- 
tion aimable  et  précise,  la  Toponymie  politique  de  l'archi- 
viste Vannérus.  Un  travail  très  propre,  vous  verrez... 

—  Mais  qui  tient  de  la  place!...  Voyons!  Comment 
voulez-vous  que  je  goûte  vos  cerises  russes  qui  sentent 
le  pétrole,  votre  toponymie  qui  sent  l'huile  et  votre 
Géorgie  qui  sent  le  cadavre,  lorsque  les  plus  graves  pro- 
blèmes absorbent  mon  attention?  Ce  que  je  reproche  au 
Flambeau,  ce  que  ses  amis  sincères  vous  reprochent,  ce 
n'est  pas  telle  faute  de  goût  (nous  sommes  en  Belgique), 
tel  collaborateur  indésirable  (vous  n'avez  pas  le  choix, 
nous  le  savons  bien).  Non...  C'est  un  vice  fondamental, 
c'est  votre  impuissance  à  embrasser...  (pourquoi  souriez- 


Middle  âges  ail  round.  271 

vous,  je  dis  bien),  à  embrasser  les  ensembles.  Et  vos 
lumières  s'éteignent  au  moment  où  les  ténèbres  politiques 
s'épaississent.  Quelle  faute,  quel  crime!...  Ne  prenez  pas 
cet  air  penaud.  Ne  suis-je  pas  là?  Raisonnons  et  tâchons 
de  voir  clair... 

Moyen  âge. 

Le  Fidèle  Abonné  (s' installant) .  —  Nous  avons  cru 
en  1918  et  en  1919  à  l'établissement  d'une  Société  inter- 
nationale. Tous  les  esprits  y  aspiraient.  L'unité  militaire 
nous  avait  préparés  à  l'unité  politique.  Le  frisson  messia- 
nique qui  parcourut  le  monde  il  y  a  vingt  siècles,  à  l'aube 
de  la  paix  romaine,  nous  l'avons  tous  ressenti  pendant 
les  grandes  assises  de  Versailles. 

Nous.  —  Comme  vous  parlez! 

—  Hélas!  le  rêve  de  l'unité  est  déjà  dissipé.  Un  nou- 
veau moyen  âge  commence.  Nous  sommes  encore  éblouis 
par  la  puissance  et  la  majesté  de  l'Alliance  des  vingt-sept 
peuples,  mais  l'Empire  du  Droit  fut  le  plus  éphémère  des 
empires.  Regardons  les  formes  nouvelles  qui  naissent  de 
ses  débris.  Ce  sont  des  groupements  de  fortune  :  Petite 
Entente,  Petite  Entente  élargie,  Ligue  baltique,  Alliance 
polono-roumaine,  Accord  franco-belge,  Fédération  cau- 
casienne... Les  armées  alliées  sont  dissoutes,  la  milice 
internationale  ne  verra  point  le  jour.  Tout  au  plus 
quelques  voisins  s'entendent  pour  défendre  leur  quartier. 
Chacun  s'arrange  de  son  côté.  C'est  l'éparpillement, 
l'émiettement.  La  féodalité  renaît,  et  le  vasselage.  Qu'est- 
ce  que  la  Lithuanie,  la  Lettonie,  la  Finlande  sinon  des 
vassaux  qui  cherchent  un  suzerain?  Il  y  aura  peut-être 
quelque  part  des  cantons  qui  se  grouperont  librement  et 
sauront  faire  respecter  leur  indépendance  commune,  mais 
ce  sera  une  réussite  unique,  comme  jadis  celle  de  la 
Suisse.  Partout  ailleurs  le  fort  fera  agréer  sa  protection 
onéreuse.  Le  Flambeau  devrait  bien  éclairer  ces  scènes 
crépusculaires,  et  ne  pas  se  borner,  comme  jadis  nos 


272  Le  Flambeau. 

manuels  d'histoire,  à  nous  montrer  le  moyen  âge  euro- 
péen. L'Asie  s'agite:  l'Asie  moscovite,  le  nouveau  sulta- 
nat de  Roum,  l'émirat  d'Afghanistan  et  la  Perse,  alliés  de 
la  Russie  bolchevique  et  de  la  Turquie  kémaliste,  le  chaos 
arabe  sont  en  plein  travail.  Il  faut  regarder  de  près  cette 
fermentation. 

—  Très  joli,  votre  parallèle  ;  très  «  ferrériste  »,  encore 
que  la  comparaison  cloche  un  peu.  Mais  vous  ne  pouvez 
exiger  du  Flambeau... 

—  Qu'il  s'élève  à  une  vue  synthétique  de  l'histoire? 
Bien  entendu,  mais  j'exige  de  lui  une  sérieuse  analyse 
des  questions  du  jour.  Documentez-vous,  que  diable! 
Vous  ne  savez  plus  rien,  ni  de  l'Allemagne  qui  travaille 
à  nos  portes,  ni  de  l'Angleterre  qui  chôme  à  nos  fenê- 
tres, ni  de  la  Hollande  qui  nous  marche  sur  les  pieds. 
Votre  T.  S.  F.  ne  communique  donc  plus  avec  Bytom 
que  vous  vous  taisez  sur  la  Haute-Silésie?  Et  Bigfour,que 
fait-il  à  Ouchak?  Savez-vous  si  la  Grèce  accepte  la  média- 
tion? Et  l'Islam?  Le  nouveau  sultanat  de  Roum... 

—  Permettez.  Vous  recommencez  un  dénombrement 
que  vous  avez  déjà  fait. 

—  Par  Angora,  Boukhara,  Khiva,  Hérat,  Kaboul  et 
Kandahar,  je  vous  mène  à  la  découverte  d'un  monde  que 
vous  ne  soupçonnez  même  pas!  Moyen  âge,  là  aussi. 
Middle  âges  ail  round.  Parlez-nous  de  la  République  russe 
d'Extrême-Orient,  de  la  République  de  Tchita,  qui  s'étend 
du  Baïkal  au  Pacifique.  Est-elle  bolchevique  ou  non? 

—  Comme  ci  comme  ça:  un  tiers  de  communistes, 
un  tiers  de  paysans,  un  tiers  de  Bouriates...  D'après  sa 
charte  constitutive,  elle  est  pleinement  indépendante. 
Elle  n'est  unie  à  la  République  des  Soviets  que  par  les 
liens  de  l'amitié  et  d'une  confiance  toute  fraternelle. 

—  Tiens,  vous  savez  ça?  Alors,  pourquoi  nous  le  ca- 
chiez-vous  ? ...  La  nouvelle  République  anti-bolchevique  de 
Vladivostok  renversera-t-elle  la  République  de  Tchita? 
Ça  pourrait  bien  nous  amener  une  guerre  russo-japo- 


Middle  âges  ail  round.  273 

naise...  Et  les  condottieri  d'Extrême-Orient,  les  Sémé- 
nov,  les  Doutov,  en  qui  revivent  les  chefs  des  «  grandes 
compagnies  »?  Quelle  aventure  que  celle  de  ce  général 
Ungern,  baron  balte,  lieutenant  de  l'ataman  Séménov, 
qui  à  la  tètt  de  partisans  russes,  boudâtes  et  mongols, 
s'en  va  prendre  Ourga,  capitale  de  la  Mongolie,  d'où  il 
expulse  le  Houtouktou  (1)  et  le  Haut  Commissaire  chi- 
nois! Mais  sans  doute  n'avez-vous  point  de  renseigne- 
ments là-dessus. 

—  Si.  C'est  à  Tchita  que  M.  Richard  Dupierreux  ren- 
contra, en  1918,  un  cosaque  de  Wallonie  qui  lui  dit: 
«  D'ji  sus  d'Marchienne-Docherie. 

—  Qu'est-ce  que  vous  féyez  droci?  dit  notre  ami. 

—  Dji  Sus  pou  yèse  général.  »  Respectez-le,  c'est  un 
Wallon!  On  comprend  que  le  Japon  se  serve  de  ces 
<(  grandes  compagnies  »,  si  bien  encadrées,  pour  consti- 
tuer en  Mongolie  et  en  Mandchourie,  un  vaste  Etat  indé- 
pendant qui,  des  confins  du  Turkestan  à  la  côte  du  Paci- 
fique, opposerait  une  barrière  solide  aux  Rouges  et 
tiendrait  Pékin  à  sa  discrétion.  D'autres  ont  prétendu... 

—  Les  Chinois  ont  raison.  Ils  ont  la  clairvoyance  du 
malheur.  Ah!  les  pauvres  Chinois!  Infortuné  Waï  Kiao 
Pou  (2)  !  Affreux  to-hou-wa-bo-hou  !  La  Russie  morcelée 
a  encore  la  force  de  leur  prendre  la  Mongolie  ! 

—  Grande  leçon  pour  les  pacifistes  ! 

Le  Fidèle  Abonné  (s' esclaffant).  —  Ah,  vous  con- 
naissez bien  la  Chine!  Pacifistes,  les  Chinois?  Ils  ont 
sous  les  armes  quatorze  cent  mille  hommes  dont  ils  ne 
savent  que  faire  et  qui  ne  subsistent  qu'en  pillant  l'habi- 
tant. Le  Nord  est  aux  mains  de  généraux  qui  se  partagent 
les  provinces.  Dans  le  Sud,  l'occidentaliste  Soun-Yat-Sen, 
installé  à  Canton,  rêve  d'agrandir  son  domaine  en  mar- 
chant sur  Pékin...  Moyen  âge,  moyen  âge,  vous  dis-je. 

(1)  Titre  mongol,  intraduisible  en  français  (N.  de  la  Réd.). 

(2)  Littéralement:  Maison-des-Relations-extérîeures  (N.  de  la  Réd.). 

18 


274-  Le  Flambeau. 

...Si  je  comprends  que  vous  n'alliez  rien  faire  dans  cette... 
jonque,  vous  êtes  inexcusables  d'ignorer  le  «  processus 
de  désagrégation  »  de  l'Empire  britannique  et  le  conflit 
américano-japonais,  qui  se  prépare...  Grosse  affaire, 
Messieurs,  et  qui  dépasse  un  peu,  comme  importance, 
le  conflit  de  la  seconde  et  de  la  troisième  Internationale 
à  propos  de  la  Géorgie...  Devant  l'image  du  monde  que 
je  vous  esquisse,  ne  rougissez-vous  pas  à  présent  de  me 
servir  à  moi,  l'Abonné  fidèle,  en  cette  minute  palpitante, 
—  ah,  permettez-moi  de  vous  le  dire  —  de  pareilles 
pauvretés  ? 

La  Grenouille  et  l'Aurochs. 

—  Cher  maître,  vous  n'avez  pas  pris  la  peine  de  lire 
notre  sommaire  jusqu'au  bout...  Vous  y  auriez  trouvé 
une...  fantaisie  politique  sur  le  litige  lithuano-polonais. 

—  Petite  question,  petitement  traitée  sans  doute. 

—  Grande  question,  traitée  au  nom  des  grands  prin- 
cipes. Et  question  bruxelloise  aussi,  puisque  l'Hôtel 
Astoria,  l'Hôtel  Britannique,  l'Hôtel  de  M.  Hymans,  rue 
Ducale,  et  le  Ministère  des  Affaires  étrangères,  rue  de 
la  Loi,  ont  vu  les  actes  principaux  de  la  pièce.  Quelques 
tableaux  secondaires  se  sont  même  joués  dans  un  dancing 
très  bruxellois,  aux  «  Fleurs  ». 

—  N'en  jetez  plus.  Résumez-moi  l'affaire,  pour  voir... 

—  C'est  très  simple.  Parties  litigantes:  la  Lithuanie,  la 
Pologne.  La  première  accusait  la  seconde  de  lui  avoir 
volé  sa  capitale  à  elle  Lithuanie  :  Wilnius  ;  la  seconde  s'in- 
dignait que  la  Lithuanie  lui  réclamât  sa  ville  favorite  à 
elle  Pologne  :  Wilno. 

—  Qui  a  raison? 

—  Est-il  nécessaire  de  trancher  tout  de  suite  la  ques- 
tion de  droit?  La  force  juridique  des  arguments  lithua- 
niens le  cède  à  leur  force  comique,  laquelle  est  irrésis- 
tible. Comme  dans  toute  comédie  bien  faite,  les  noms  des 
personnages  provoquent  déjà  le  sourire.  Lisez:  M.  Er- 


Middle  âges  ail  round*  275 

nestas  Galvanauskas,  qui  sur  ses  cartes  de  visite  s'appelle 
encore  Galwanowski;  M.  Milasius,  autrement  dit  Milosz; 
M.  Soloveïcikas,  c'est-à-dire  Soloveïtchik  ;  MM.  Slesevi- 
cius,  Klimas,  Klescinkas,  Eretas. 

—  Que  d'as! 

—  Tous  ces  as  et  ces  us,  fraîchement  plaqués,  sont  la 
marque  d'un  lithuanisme  plus  artificiel  que  le  latinisme 
de  nos  vieux  humanistes.  Ces  patriotes  en  us  ont  pour 
idiome  vernaculaire,  qui  le  russe,  qui  le -polonais,  qui 
l'allemand.  Quelques-uns  même  savent  le  lithuanien. 

—  Si  leur  cause  est  juste,  que  m'importent  leurs  dési- 
nences? La  Lithuanie,  dites-vous,  réclame  sa  capitale 
historique.  Quoi  de  plus  légitime? 

—  C'est  un  énorme  malentendu.  11  a  existé,  en  effet, 
un  grand-duché  de  Lithuanie,  capitale  Wilna,  mais  celui- 
là  fut  dès  le  xiv°  siècle,  fédéré  avec  la  Pologne,  et  l'on 
n'y  parlait  pas  le  lithuanien...  Ces  Messieurs  veulent  une 
Lithuanie  indépendante  de  la  Pologne,  et  dont  la  langue 
officielle  serait  le  lithuanien.  Les  limites  de  cette  Néo-Li- 
thuanie  sont  faciles  à  tracer;  elles  coïncident  avec  l'habitat 
de  la  race  lithuanienne:  province  de  Kovno,  deux  mil- 
lions de  lithuanisants.  Mais  cette  grenouille,  fort  bien 
constituée  et  bravement  coassante,  cette  grenouille  de 
Kovno  a  voulu  se  faire  aussi  grosse  que  le  bœuf,  pardon, 
que  l'aurochs  de  belle  taille  qu'était  la  Lithuanie  histo- 
rique. M.  Galvanauskas  revendique  d'immenses  terri- 
toires où  vivent  des  Blancs-Russiens,  des  Polonais... 

—  Et  des  Lithuaniens,  je  suppose. 

—  Très  peu:  100,000  sur  1,100,000  habitants  dans 
toute  la  Lithuanie  centrale,  la  Lithuanie  de  Wilna.  Envi- 
ron 10  p.  c. 

—  Ce  point  doit  embarrasser  M.  Galvanauskas? 

—  Nullement.  Pour  lui  tous  les  habitants  de  la  Lithua- 
nie historique  sont  des  Lithuaniens  autochtones.  La 
langue  qu'ils  parlent  n'est  qu'un  accident.  Ecoutez: 

L'emploi,  par  la  population  lithuanienne  autochtone  dans  certaines 


276  Le  Flambeau. 

parties  de  la  région  de  Wilnius,  de  telle  ou  telle  langue  est  sujet  à  de 
continuelles  fluctuations...  Là  où  les  populations  ont  cessé  de  faire 
usage  du  lithuanien,  elles  ont  adopté  un  mélange  incohérent  de  polo- 
nais et  de  russe,  avec  des  traces  de  prononciation  et  de  construction 
lithuaniennes...  La  langue  lithuanienne  rayonne  en  tous  sens  vers 
Wilnius  comme  centre.  Elle  se  dissimule  dans  les  masses  à  l'état 
d'idiome  à  demi-oublié,  dont  la  réapparition  au  grand  jour  et  à  l'état 
de  pureté  dépend  uniquement  de  la  situation  politique. 

—  Comme  le  ménapien  chez  nous.  Cette  théorie  des 
langues  intermittentes  a-t-elle  convaincu  la  Conférence 
de  Bruxelles? 

—  Celte  Conférence  n'était  pas  une  académie  de  phi- 
lologues et  d'ailleurs,  elle  n'avait  pas  à  être  convaincue. 
Les  délégués  lithuaniens  et  polonais  «  causaient  »,  sous 
la  présidence  de  M.  Hymans,  devant  quelques  dignitaires 
de  la  Société  des  Nations:  sir  Eric  Drummond,  l'influent 
secrétaire  général;  M.  Mantoux  et  M.  Denis,  aimables  et 
empressés;  le  colonel  Chardigny,  délégué  français  en 
Lithuanie,  l'homme  qui  a  connu  le  grand-duc  Nicolas; 
le  général  anglais  Burt,  bon  géant  flegmatique,  et  un 
Belge  qui  n'ignore  rien  des  choses  russes,  M.  Naze. 
M.  Hymans  ne  jouait  ni  le  rôle  d'arbitre  ni  celui  de  mé- 
diateur. Il  offrait  seulement  ses  bons  offices  pour  l'étude 
du  litige. 

—  Et  comment  marchèrent  ces  «  conversations?  » 

—  D'un  pied...  de  guerre.  M.  Galvanauskas  et  ses  amis, 
appliquant  leur  théorie  de  la  nationalité  inconsciente, 
réclamaient  pour  la  «  civilisation  lithuanienne  »  l'Univer- 
sité de  Wilna,  qui  fut  toujours  polonaise;  ils  s'annexaient 
tous  les  grands  hommes  de  la  Pologne  nés  dans  le  pays 
de  Wilna,  notamment  Mickiewicz  et  Kosciuszko,  qui  ne 
savaient  pas  un  traître  mot  de  lithuanien!...  Une  bro- 
chure de  propagande,  dont  M.  Galvanauskas  s'est  large- 
ment servi  dans  un  mémoire  adressé  à  la  Conférence, 
consacre  soixante  pages  aux  œuvres  de  Mickiewicz,  ana- 
lysées d'après  un  bon  manuel  de  littérature,  et  remarque  : 
<(  Il  est  vrai  que  Mickiewicz  a  surtout  écrit  en  polonais.  » 


Middle  âges  ail  round.  277 

Cet  adverbe  déchaîna  une  tempête  effroyable.  Les  négo- 
ciations faillirent  être  suspendues.. 

—  Nous  avons  peine  à  comprendre  ces  passions. 

—  Ce  n'est  point  si  difficile.  Imaginez  une  conférence 
où  l'Allemagne  revendiquerait  la  Belgique  tout  entière 
sous  prétexte  que  Verhaeren  et  Decoster  portent  des 
noms  germaniques  et  que  s'ils  ont  surtout  écrit  en  fran- 
çais, c'est  bien  par  hasard.  Une  pareille  énormité  nous 
fait  rire  de  bon  cœur  ;  mais  si,  produite  devant  un  arbitre 
chinois,  elle  paraissait  capable  d'entraîner  notre  annexion, 
nous  serions  aussi  indignés  que  le  fut  le  professeur  Aske- 
nazy.  Et,  entre  parenthèses,  quand  l'historien  de  Ponia- 
towski  et  de  Napoléon  s'indigne...  Erudit  comme  un 
Bénédictin,  disputeur  comme  un  Talmudiste,  piquant, 
pointu,  hérissé,  M.  Askenazy  a  l'indignation  redoutable. 
Et  contagieuse,  car  autour  du  maître  M.  Lukasiewicz, 
logicien  blond,  M.  Arciszewski  {Artichaut-cuit  pour  les 
dames),  dialecticien  noiraud,  M.  Muhlstein,  diplomate 
attique,  s'agitaient,  frémissaient  dans  un  beau  mou- 
vement. 

—  Je  me  figure  que  leurs  adversaires  avaient  d'autres 
arguments  que  les  fantaisies  philologiques  dont  vous 
m'avez  donné  un  échantillon. 

—  Ils  invoquaient  le  traité  conclu  le  12  juillet  1920 
entre  Lithuaniens  et  Bolcheviks.  L'article  2  de  ce  traité 
fixe  la  frontière  des  deux  Etats  à  l'Est  de  Wilna.  Mau- 
vais argument,  car  le  traité  de  Riga,  qui  est  postérieur 
(il  date  de  trois  mois)  porte  la  frontière  polono-russe  bien 
plus  à  l'Est  encore.  D'où  une  certaine  histoire  de  couloir ; 
qui  est  assez  galante... 

—  Epargnez-la  moi.  J'ai  entendu  parler  d'un  projet 
Hymans:  en  avez-vous  le  tQxtQ? 

—  Oui.  C'est  un  fort  intelligent  compromis.  Il  accorde 
à  la  Lithuanie  la  région  contestée,  la  Lithuanie  «  cen- 
trale »,  avec  Wilna.  En  revanche  il  lui  impose  certaines 
obligations.  D'abord,  îe  gouvernement  lithuanien  s'en- 


278  Le  Flambeau. 

gage  à  organiser  par  une  loi  constitutionnelle  la  Lithuanie 
en  un  Etat  fédéral  composé  de  deux  cantons:  Kovno  et 
Wilna,  sur  le  modèle  des  cantons  suisses.  Le  gouverne- 
ment central  aura  les  mêmes  attributions  que  le  gouver- 
nement fédéral  de  Berne.  La  capitale  fédérale  de  la 
Lithuanie  sera  Wilna.  Voilà  l'hypothèque  accordée  à  la 
Pologne  sur  l'organisation  intérieure  de  la  Lithuanie. 
Une  autre  servitude  est  imposée  à  Kovno-Wilna,  en  ma- 
tière de  politique  extérieure. 

Pour  assurer  la  liaison  de  la  politique  étrangère  des  deux  pays,  les 
deux  gouvernements  nommeront  chacun  trois  représentants  qui  forme- 
ront un  Conseil  commun  des  affaires  étrangères.  Ce  Conseil  aura 
pour  fonction  de  décider  à  la  majorité  des  voix  quelles  sont  les  ques- 
tions qui  intéressent  en  commun  les  deux  pays,  d'assurer  l'étude  de 
ces  questions  et  la  préparation  d'un  programme  d'action  commun. 

Pour  l'armée,  pour  les  finances,  même  conseil  pari- 
taire. En  outre,  pour  la  politique  étrangère,  deux  délé- 
gations pareilles  aux  défuntes  délégations  austro-hon- 
groises. 

—  Bref,  la  fédération. 

—  Chut!  Il  ne  faut  pas  le  dire.  C'est  la  suprême  habi- 
leté du  projet  Hymans  d'avoir  évité  le  mot,  tout  en  réa- 
lisant la  chose.  Les  Lithuaniens  ne  veulent  pas  être  atta- 
chés. Jamais  l'aurochs  ne  se  laissera  mettre  au  cou  le 
collier  unioniste  et  la  chaîne  fédérale.  Mais  M.  Hymans 
lui  met  délicatement  quatre  fils  aux  quatre  pattes.  Et, 
clignant  de  l'œil  du  côté  des  Polonais,  il  leur  dit:  «  Soyez 
tranquilles;  ça  ne  cassera  pas.  C'est  du  même  rouleau 
qui  nous  a  servi  pour  l'accord  du  Luxembourg  ». 

—  La  corde  du  Luxembourg?...  Ah,  oui  !  Je  comprends. 
Très  drôle. 

—  Vous  ne  comprenez  pas  du  tout  !  M.  Hymans  ne  fait 
jamais  de  calembours. 

—  Il  ne  fait  jamais  d'accords  non  plus.  D'ailleurs,  la 
ficelle  luxembourgeoise  casse  tout  le  temps.  Revenons  à 
notre  aurochs.  Se  laissa-t-il  faire? 


Middle  âges  ail  round.  279 

—  Oui,  après  quelques  mugissements.  Sans  doute  avait- 
il  son  idée  sur  la  solidité  des  entraves...  Mais,  qui  l'au- 
rait cru?  C'est  la  Pologne  qui  s'est  montrée  rétive.  Elle 
a  trouvé  qu'on  ne  l'indemnisait  pas  suffisamment  de  la 
perte  de  Wilna,  chair  de  sa  chair.  Elle  a  posé,  un  peu 
gauchement,  et  à  la  dernière  heure,  une  question 
préalable  qu'on  croyait  écartée.  Elle  a  subordonné 
son  acceptation  du  principe  à  une  consultation  de  Wilna 
elle-même,  laquelle  consultation  (la  Pologne  le  sait)  ne 
peut  se  faire  dans  des  formes  valables,  puisque  le  géné- 
ral Zeligowski  occupe  indûment  la  ville.  En  attendant 
cette ...  consultation  impossible,  la  Pologne  a  proposé  de 
surseoir  aux  négociations. 

—  En  somme,  elle  a  refusé. 

—  Elle  n'a  pas  craint  d'attrister  le  cœur  maternel  de 
la  Société  des  Nations. 

s    —  Et  les  Lithuaniens? 

—  Ils  étaient  hors  d'eux... 

Après  six  semaines  de  négociations  directes,  dit  leur  dernière  note, 
au  cours  desquelles  la  Délégation  lithuanienne,  consciente  de  la  néces- 
sité d'assurer  la  paix  dans  l'Europe  orientale,  a  fait  preuve  d'un  grand 
esprit  de  conciliation,  la  Délégation  polonaise,  qui  n'a  pas  fait  le 
moindre  effort  pour  se  rapprocher  du  point  de  vue  lithuanien,  propose 
de  surseoir  aux  négociations.  Cette  attitude  de  la  Délégation  polonaise, 
absolument  inconciliable  avec  la  paix  de  l'Europe  orientale,  les  prin- 
cipes de  la  Société  des  Nations  et  les  vues  des  Gouvernements  de 
l'Entente,  place  la  Lithuanie  dans  une  situation  dont  nous  espérons 
qu'il  nous  sera  permis  de  souligner  aux  yeux  de  l'Europe  et  du  monde 
entier  le  caractère  profondément  tragique.  Nous  espérions...  Nous 
constatons  une  fois  de  plus  que  nos  prévisions  étaient  empreintes  d'un 
reste  d'optimisme  dont  la  naïveté  même  ne  peut  que  faire  honneur 
à  notre  Etat,  etc.,  etc. 

Les  Lithuaniens  sont  furieux,  et  pleins  de  rancœur. 
M.  Galvanauskas,  dans  V audience  d'adieu  accordée  par 
le  Roi  aux  deux  délégations  crut,  dit  la  chronique  de  la 
Cour,  pouvoir  mêler  la  personne  royale  à  ce  différend. 
((  Sire,  dit-il,  vous  savez  ce  que  c'est  qu'un  chiffon  de 
papier.  Nous  aussi...  »  Le  Roi  se  détourna,  d'un  geste 
effarouché. 


280  Le  Flambeau. 

—  Comment  ce  drame  finira-t-il? 

—  Par  un  mariage.  Oh,  de  raison!  Sans  doute  les 
Lithuaniens  qui,  au  début,  avaient  accepté  le  principe  du 
projet  Hymans  «  sans  accepter  ni  aucun  des  articles  ni 
l'ensemble  dudit  projet  »,  déposèrent,  en  fin  de  session, 
deux  documents  qui  étaient  la  pure  négation  «  dudit  pro- 
jet ».  Mais  leur  envie  d'avoir  Wilna  est  telle  qu'ils  sou- 
scriront à  toutes  les  conditions.  Et  la  Pologne,  vous  pou- 
vez en  être  sûr,  se  laissera  faire  violence.  A  Genève  ou 
ailleurs,  ressuscitera  l'antique  Union  de  Lublin. 

La  maîtrise  de  la  Baltique. 

Le  Fidèle  Abonné.  —  Je  vous  ai  écouté  avec  patience 
et  naturellement,  je  constate  que  vous  n'avez  rien  com- 
pris. Vous  êtes-vous  demandé  pourquoi  la  Société  des 
Nations  tient  tant  à  donner  Wilna  à  la  Lithuanie? 

Nous.  —  Parce  que  la  majorité  polonaise  dans  la  ville 
n'est  pas  écrasante;  parce  que  le  district  est  surtout  peu- 
plé de  Blancs-Russiens... 

—  En  admettant  que  les  Polonais  soient  minorité, 
cette  minorité  est  imposante,  tandis  que  la  minorité 
lithuanienne  est  ridicule.  Pourquoi  cette  prime  à  la  plus 
faible  minorité? 

—  Parce  que... 

—  Vous  allez  me  donner  mille  raisons  que  je  connais 
et  qui  ne  valent  rien.  La  vraie,  vous  ne  la  trouverez 
jamais  tout  seuls. 

-r  Parce  que  la  Société  des  Nations,  par  une  ingratitude 
naturelle  envers  son  fondateur  trouve  un  plaisir  pervers 
à  se  jouer  du  droit  &  auto-disposition.  En  prenant  le  con- 
tre-pied de  ce  principe,  aujourd'hui  universellement 
bafoué,  elle  croit  se  mithridatiser  contre  le  ridicule  qui 
tue. 

—  Pas  mal.  Vous  avez  des  preuves? 

—  Convaincantes:  l'affaire  d'Aland.  Ici  encore  la  So- 


Middle  âges  ail  round.  281 

ciété  des  Nations  a  déçu  les  peuples,   confiants  dans 
l'Evangile  que  le  président  Wilson... 

—  Grava,  selon  M.  Glesener,  sur  l'armet  de  Mam- 
brin? 

—  Parfaitement.  Avez-vous  lu  le  rapport  que  la  Com- 
mission d'enquête  a  rédigé  sur  la  question  des  îles? 

—  Le  rapport  Beyens?  Non. 

—  A  peine  était-il  connu  que  le  Stockholms  Tidning, 
le  grand  journal  libéral  qui  (notez  ceci)  a  fait  campagne 
pour  la  Société  des  Nations,  écrivait  : 

Il  faut  avant  tout  déclarer  que,  si  ce  projet  obtenait  vraiment  l'appro- 
bation du  Conseil  de  la  Société  des  Nations,  la  confiance  que  Ton  a 
en  Suède  dans  la  volonté  et  la  puissance  de  cette  institution  à  faire 
prévaloir  le  droit  dans  le  monde,  en  recevrait  le  coup  de  grâce.  Mais 
on  se  refuse  à  imaginer  une  pareille  éventualité. 

Cette  éventualité  inconcevable  s'est  réalisée.  Les  con- 
clusions du  rapport  Beyens  ont  été  adoptées  et  c'est 
M.  Hymans,  habile  cuistot,  qui,  une  fois  de  plus,  a  été 
chargé  de  les  accommoder  aux  goûts  contradictoires  des 
Suédois  et  des  Finlandais.  Or,  savez- vous  quel  est  le 
grand  argument,  l'argument  victorieux,  décisif  de  la 
Commission?  C'est  l'argument  géologique. 

—  Géologique? 

—  Géologique!  Oyez: 

Si  l'on  étudie  la  situation  géographique  et  la  formation  géologique 
des  îles  Aland,  on  se  convainc  qu'elles  se  rattachent  aux  archipels 
voisins  et,  par  eux,  au  continent  finlandais,  mais  non  à  la  presqu'île 
Scandinave. 

En  vertu  donc  de  la  géologie,  les  îles  Aland  doivent  être 
finlandaises.  Et  l'histoire,  direz-vous,  la  tradition,  l'inté- 
rêt, la  volonté  des  populations?  A  toutes  les  objections 
la  Commission  répond  :  «  géologie.  »  Sans  doute  n'a-t~el!e 
pas  tort.  Géologie  est  péremptoire.  La  géologie  explique 
tout,  est  la  raison  dernière  de  tout.  Les  mineurs  anglais 
sont  en  grève,  les  mineurs  silésiens  en  insurrection  :  géo- 
logie. Nous  vivons  sur  un  volcan:  géologie.  L'argument 
est  sans  réplique;  il  eût  fait  la  joie  de  Molière... 


282  Le  Flambeau. 

—  Vous  plaisantez. 

—  Dieu  nous  en  garde!  MM.  Beyens,  Calonder  et 
Elkus,  les  trois  commissaires,  sont  terriblement  sérieux 
et  veulent  être  pris  au  sérieux.  Il  faut  voir  plutôt  dans 
leur  décision  une  victoire  de  la  Science.  Grand  est  le 
prestige  de  celle-ci.  La  science  prime  le  droit... 

Le  Fidèle  Abonné  {distrait).  —  Quel  droit? 

Nous.  —  Le  droit  des  peuples  à  disposer  d'eux-mêmes. 
La  volonté  des  populations  en  cause  ne  fait  pas  de  doute. 
Dès  le  20  août  1917,  l'assemblée  de  Finstroem  acclamait 
le  rattachement  à  la  Suède,  quatre  mois  avant  que  la 
Finlande  ne  se  déclarât  indépendante.  En  décembre  1917, 
en  juin  1919,  95  p.  c.  des  électeurs  ont  demandé  à  être 
réunis  à  la  Suède  dans  laquelle  ils  voient  (c'est  la  Com- 
mission qui  le  ait)  :  «  la  gardienne  naturelle  de  leur 
langue,  de  leurs  coutumes,  de  leurs  traditions  séculaires  » 
Et  continuons  à  citer  le  Rapport: 

Un  nouveau  plébiscite,  s'il  était  autorisé,  consacrerait  à  une  majorité 
écrasante,  à  une  quasi  unanimité  le  vœu  de  la  réunion  à  la  Suède. 

—  Pourquoi  ne  pas  autoriser  une  nouvelle  consulta- 
tion populaire? 

—  Parce  que  la  Suède  s'y  oppose,  en  vertu  de  ses 
droits  de  souveraineté  sur  les  îles.  Jusqu'au  moment  où 
elle  devint  russe  par  le  traité  de  Frederikshamn  (11  sep- 
tembre 1809),  elle  ne  fut  cependant  qu'une  province  sué- 
doise et  avant  1917,  avant  que  les  Alandais  n'entreprissent 
de  se  détacher  d'elle,  elle  ne  constitua  point  un  Etat 
pleinement  indépendant  et  souverain,  une  Nation.  Mais  la 
Finlande  refuse  de  reconnaître  la  validité  du  plébiscite. 
Et  c'est  en  vain  que  les  Alandais  invoquent  le  principe 
d 'auto-disposition. 

Ce  principe,  dit  la  Commission,  n'est  pas  une  règle  de  droit  pro- 
prement dite  et  la  Société  ne  l'a  pas  inscrit  dans  son  Pacte.  C'est  un 
principe  exprimé  par  une  formule  vague  et  générale  qui  a  donné  lieu 
aux  controverses  les  plus  variées. 


Middle  âges  ail  round.  283 

M.  de  Metternich  en  1815  n'eût  pas  tenu  un  langage 
différent!  Ce  langage  nous  étonne  et  nous  peine.  Mais  il 
nous  demeure  obscur. 

—  Vous  le  saisirez  mieux  si  vous  songez  à  l'importance 
que  les  îles  Aland  ont  toujours  eue  dans  la  politique  du 
Nord.  Leur  sol  est  peu  fertile,  leur  population  compte  à 
peine  22,000  âmes;  mais,  situées  à  l'entrée  du  golfe  de 
Bothnie,  elles  assurent  à  leur  possesseur  la  maîtrise  de  la 
Baltique  septentrionale.  Un  jour,  la  Russie  sortira  du 
chaos.  Alors... 

— Alors,  elle  retrouvera  plus  facilement  les  îles  Aland 
si  elles  restent  finlandaises,  que  si  elles  deviennent  sué- 
doises. 

—  Vous  y  êtes.  Et  vous  avez  du  même  coup  compris  la 
question  de  Wilna.  La  Lithuanie  gardera  Wilna  à  la  Rus- 
sie, la  Pologne  V absorberait.  Ah  !  la  Société  des  Nations, 
en  dépit  des  railleries,  fait  bien  son  office.  Elle  ne  sacrifie 
pas  à  la  mode  du  jour;  elle  pense  à  demain.  Elle  songe 
à  l'Europe;  elle  sait  faire  la  part  de  l'Asie.  Elle  tente 
d'organiser  notre  moyen  âge...  Elle  est  comme  ce  grand 
astre  aux  lugubres  éclipses,  le  Saint-Empire  Romain. 

—  Son  personnel  manque  de  prestige  et  ni  M.  Léon 
Bourgeois,  prophète  égrotant,  sorte  de  Numa  sans 
sceptre,  mais  non  sans  Egérie;  ni  sir  Eric  Drummond, 
barrister  sans  cause,  mais  non  sans  honoraires... 

—  Soit,  ses  prérogatives  sont  faibles  et  ses  moyens 
indignes  de  son  grand  nom.  Et  V aigle  impérial  qui  jadis 
sous  ta  loi...  Mais,  comme  le  «  pauvre  oiseau  déplumé  » 
du  poète,  elle  reste  un  symbole  d'unité  et  d'autorité.  La 
Société  n'évoque  à  son  forum  que  des  causes  secondaires. 
Patience  !  Lorsque  le  monde  reconnaîtra  qu'elle  s'inspire 
de  la  raison  écrite,  on  lui  déférera  les  litiges  que  ne  pourra 
trancher  l'empirisme  de  la  coutume. 

—  C'est  de  l'ironie! 

—  Non,  c'est  la  chose  qui  y  ressemble  le  plus;  c'est  de 
la  foi  ! 


284  Le  Flambeau. 

La  Croisade. 

Le  Fidèle  Abonné.  —  Ah,  que  ne  suis-je  aujourd'hui 
à  Londres,  où  Y  Union  des  Ligues  pour  la  Société  des 
Nations  organise  dans  Hyde-Park  une  grande  procession 
suivie  de  meetings  !  A  dix-sept  tribunes,  dix-sept  discours 
seront  prononcés  en  dix-sept  langues. 

Nous.  —  Le  discours  géorgien  et  le  discours  arménien 
seront  curieux  à  entendre.  Ils  respireront  sans  doute  le 
plus  grand  enthousiasme  pour  la  Société... 

—  Hélas,  hélas!  Moyen  âge,  toujours!  L'Occident 
avait  fait  une  glorieuse  croisade.  Le  nom  des  Francs 
n'était  plus  prononcé  dans  le  Levant  qu'avec  de  profonds 
salamalecs.  En  1918,  après  l'armistice,  on  aurait  pu 
nouer,  sous  les  auspices  de  la  S.  d.  N.,  la  chaîne  d'or 
des  Etats  chrétiens  d'Orient,  Arménie,  Géorgie,  Syrie. 
Ainsi  l'Asie  antérieure  eût  été  reconquise  par  notre  civi- 
lisation, la  Barbarie  à  jamais  entravée.  Mais,  comme 
jadis  Richard-Cœur-de-Lion  et  Philippe-Auguste  devant 
Saint-Jean  d'Acre,  l'Angleterre  et  la  France  se  sont  prises 
de  querelle  en  Orient.  Chacune  a  suivi  sa  voie  propre, 
qui  était  celle  de  l'erreur.  Elles  ont  oublié  leurs  intérêts 
communs,  qui  étaient  ceux  de  la  Chrétienté.  L'Angle- 
terre a  cherché  des  vassaux  dans  l'Empire  byzantin... 

—  Tout  en  gardant  Chypre,  conquête  de  Richard- 
Cœur-de-Lion,  déjà  nommé... 

—  Dans  l'Empire  byzantin,  dans  l'Empire  arabe,  rêvé, 
reconstitué  par  elle.  La  France  de  Saint-Louis,  elle,  s'est 
adressée,  dans  la  Montagne  anatolienne,  au  chef  des 
Hassassins,  à  Kémal... 

—  Cher  abonné,  dans  le  jeu  oriental  de  l'Angleterre,  il 
n'est  qu'intrigue  et  perfidie.  La  France  n'est-elle  pas  plus 
généreuse,  plus  chevaleresque  et  plus  clairvoyante?  Elle 
pourrait  écraser  les  Turcs;  elle  préfère  les  embrasser. 
Voilà  qui  va  rétablir  le  prestige  des  Francs... 


Middle  âges  ail  round.  285 

—  Telle  n'était  pas  l'opinion  de  sir  Archibald,  dont 
vous  oubliez  la  doctrine. 

—  Les  opinions  de  sir  Archibald  se  sont  sûrement  mo- 
difiées durant  ces  dernières  semaines.  Notre  ami  n'est 
pas  content  du  général  Papoulas,  qui  fut  rebelle  à  ses 
conseils.  Il  a  du  bon  sens:  il  se  ralliera  à  une  politique 
que  le  succès  couronne. 

La  griffe  d'Angora. 

A  ce  moment  précis,  notre  dévoué  facteur  entra  sans 
frapper.  Il  nous  tendit  avec  mépris  un  pli  couvert  de 
timbres-poste  et  de  timbres-taxe  et  nous  dit  en  bou- 
gonnant : 

—  Encore  un  qui  ne  saïe  pas  que  ça  est  r' augmenté. 
Refusé!  n'est-ce  pas?  Ça  est  la  règle  au  Flambeau... 

—  Attendez!  s'écria  l'Abonné.  Que  faites-vous? 
Regardez  ce  cachet.  Vous  alliez,  malheureux,  renvoyer 
à  Ouchak  une  lettre  de  sir  Archibald  qu'une  coïncidence 
miraculeuse  nous  apporte  au  moment  où  nous  évoquons 
cette  grande  figure. 

Déjà,  de  l'enveloppe  éventrée  un  mémoire  bigfourien 
jaillissait,  avec  sa  garniture  habituelle  d'annexés  et  d'ap- 
pendices. L'Abonné  s'était  emparé  d'un  feuillet  dactylo- 
graphié ;  il  poussa  un  cri  de  triomphe  : 

—  C'est  la  réponse  de  Bigfour  !  Des  textes  irréfutables, 
classés  selon  la  méthode  de  notre  ami.  Ecoutez! 

Ouchak,  juin. 

Pour  M.  Berthelot,  aux  bons  soins  du  Flambeau. 

Des  journaux  ancyriens  (1),  recueillis  par  nos  avant- 
postes,  éclaireront  Votre  Excellence  sur  V amitié  franco- 
turque.  Quant  à  V offensive...  on  les  aura.  A.  B. 

Hakimiet  i  Millié,  journal  officieux:  Le  gouvernement  de  la  Répu- 
blique française  ressemble  à  ces  marchands  rapaces  qu'on  voit  dans 

(1)  Angoriotes  est  usité  (N.  de  la  Rêd.). 


286  Le  Flambeau. 

les  bazars  et  qui,  sous  les  promesses  les  plus  fallacieuses,  trompent  et 
carottent  effrontément. 

Le  plus  grand  journal  de  la  République,  le  Temps,  a  changé  d'opi- 
nion plus  de  dix  fois  dans  l'espace  d'un  an.  Au  lendemain  de  l'armis- 
tice, les  journaux  français,  le  Temps  en  tête,  déversaient  froidement 
sur  les  Turcs  les  pires  injures  et  envisageaient  le  dépècement  de  notre 
patrie.  Ne  parlons  pas  des  souffrances  endurées  par  les  Arabes  nos 
frères,  en  Algérie,  au  Maroc  et  ailleurs,  mais  contentons-nous  de  ne 
pas  oublier  les  horreurs  commises  par  les  Français  en  Cilicie,  horreurs 
qui  ont  fait  rougir  les  faces  cuivrées  des  sauvages  de  Madagascar. 
Tant  il  est  vrai  que,  depuis  Soliman  le  Magnifique,  ces  charmants 
«  amis  »  se  sont  comportés  envers  nous,  qui  les  avons  comblés  de  nos 
biens  et  de  notre  amitié,  comme  les  hideux  conquistadors  du  moyen 
âge. 

Il  y  a  huit  mois  la  presse  française  changea  brusquement  d'attitude. 
Nous  en  fûmes  stupéfaits.  Mais  nous  étions  encore  à  nous  demander 
ce  qui  arrivait  à  l'opinion  publique  française  quand  le  Temps  fit  une 
nouvelle  volte-face.  C'était  au  lendemain  de  Spa.  Le  concours  anglais 
était  assuré  contre  l'Allemagne.  Le  plus  grand  journal  de  la  Répu- 
blique recommença  sa  campagne  contre  la  Turquie  et  préconisa  joyeu- 
sement le  partage  de  l'Empire  ottoman.  Certes  on  entendait  de  temps 
en  temps  des  paroles  de  paix.  Mais  alors  que  cette  nation  hypocrite 
nous  faisait  des  «  salamalecs  »  d'une  part,  de  l'autre  elle  massacrait 
les  Turcs  en  Cilicie.  Nous  avions  raison  de  ne  pas  ajouter  créance 
aux  mensonges  des  Latins! 

Deux  mois  après,  le  Temps  fit  encore  une  fois  machine  en  arrière. 
La  presse  de  Paris  versa  en  notre  faveur  des  torrents  d'encre  sur  des 
montagnes  de  papier.  On  parla  tellement  du  «  droit  des  Turcs  »,  de 
(d'amitié  séculaire»,  des  «intérêts  de  la  France  en  Orient»,  que  les 
naïfs,  chez  nous,  finirent  par  se  laisser  prendre.  Mais  lorsque  les 
conditions  posées  par  Briand  concernant  l'accord  cilicien  nous  furent 
connues  nous  comprîmes  sans  peine  le  but  des  Tartuffes  de  Paris  : 
La  France  a  voulu  nous  tromper  une  fois  de  plus... 

La  presse  de  Paris  nous  a  encensés,  caressés,  léchés.  Tout  cela 
pour  mieux  nous  manger.  Gouraud,  Leygues,  Briand  ont  insisté  sur 
la  nécessité  de  s'entendre  avec  les  Turcs.  Que  découvrons-nous  sous 
le  masque  de  cette  littérature? 

La  Cilicie  aux  Français,  les  Arméniens  excités  et  armés  contre  nous, 
l'impérialisme  français  se  donnant  libre  carrière. 

Dans  ces  conditions,  il  est  clair  qu'il  n'y  a  pas  une  possibilité 
d'entente  avec  la  France. 

Peu  nous  chaut  après  ça  qu'au  péril  allemand  qui  fait  trembler  la 
France,  s'ajoute  le  péril  turc. 

Le  Fidèle  Abonné.  —  Eh  bien,  qu'en  dites-vous? 
Savoureux,  les  documents  Bigfour  ! 
—  Inexplicable  î 


Middle  âges  ail  round.  287 

—  Bigfour  doit  avoir  expliqué  ça.  Cherchons  bien... 
Parfaitement.  Voici  une  note  sur  l'occupation  française 
en  Cilicie.  C'est  très  clair,  ma  foi,  très  bien  divisé...  Je 
vais  vous  lire  les  titres  des  paragraphes.  C'est  instructif. 

La  vérité  sur  la  Cilicie. 

Juillet  1919:  les  troupes  françaises  remplacent  les  troupes  anglaises. 

Arrivée  du  colonel  Brémond.  Accueil  enthousiaste. 

A  la  fin  de  1919,  toute  la  Cilicie  est  occupée  sans  qu'un  coup  de  feu 
ait  été  tiré. 

Encouragements  du  quai  d'Orsay  aux  Turcs.  M.  Georges  Picot  à 
Sivas,  chez  Mustapha  Kémal. 

Massacre  de  Marache  (1).  Attaques  de  Kémal. 

Catastrophe  d'Ourfa:  la  garnison  capitule  et  est  massacrée. 

Evacuation  de  Sis.  Capitulation  de  Hadjin  :  massacre  d'Arméniens. 
Capitulation  de  Bozanti.  Toute  la  Cilicie  du  Nord  est  perdue. 

Paris  négocie  l'armistice  de  mai  1920.  Il  est  rompu  par  Kémal,  le 
18  juin.  Effondrement  du  prestige  français.  Défection  en  masse  des 
partisans  de  la  France. 

Adana  délivré  par  les  Français. 

Traité  de  Sèvres:  les  Turcs  obtiennent  toute  la  Cilicie  à  l'ouest  de 
Djihoun.   Rappel  du  colonel  Brémond,  accusé  d'arménophilie. 

Accord  Berthelot-Bekir-Sami-Bey  :  la  France  abandonne  la  ligne  du 
Djihoun  et  ne  réclame  plus  pour  la  Cilicie  de  Mersine  que  de  vagues 
garanties  économiques  et  pour  la  population  arménienne  que  des  assu- 
rances illusoires. 

Mai  1921  :  l'Assemblée  d'Angora  repousse  l'accord  franco-turc. 
Démission  de  Békir-Sami-Bey. 

Juin  :  M.  Franklin-Bouillon  envoyé  à  Angora. 

Synchronisme:  attentat  contre  le  général  Gouraud. 

Oignez  le  Turc... 

Le  Fidèle  Abonné.  —  Cette  table  des  matières  est 
parlante.  Elle  nous  dit  que  plus  on  cède  aux  Turcs,  moins 
on  en  obtient.  On  ne  leur  impose  point  en  reculant  tou- 
jours. Comprenez-vous  à  présent  les  articles  de  la  presse 
turque? 

(1)  Le  Flambeau  a  raconté  (4e  année,  n°  1,  31  janvier  1921)  le  jeu 
étrange,  plus  diplomatique  que  militaire,  qui  aboutit  à  l'évacuation 
de  Marache  et  au  massacre  de  sept  mille  Arméniens  (N.  de  la  Réd.). 


288  Le  Flambeau. 

Nous.  —  Tout  cela  paraît  clair,  en  effet. 

—  Douloureusement  clair.  C'est  le  prestige  de  la 
France  qui  s'en  va.  Elle  a  déçu  ses  protégés  sans  désar- 
mer ses  ennemis.  Elle  a  perdu  le  protectorat  des  Chré- 
tiens d'Orient.  Car  cela,  c'est  bien  fini.  La  France  a 
passé  l'éponge  sur  le  tableau  noir  où  sont  inscrits  les 
trois  massacres  d'Arménie:  80,000;  20,000;  1,200,000 
victimes  î  L'Allemagne  qui  les  a  tolérés,  peut-être  encou- 
ragés, croit  devoir  les  désavouer  aujourd'hui.  Et  la 
Wilhelmstrasse  fait  publier  par  le  Dr  Lepsius  des  docu- 
ments officiels  où  MM.  de  Wangenheim  et  de  Hohenlohe 
protestent  contre  le  plus  grand  crime  de  l'histoire  du 
monde.  Des  jurés  berlinois  acquittent  Teilirian,  justicier 
de  Talaat. 

—  Tandis  qu'à  Leipzig... 

Ça  c'est  une  autre  affaire.  Du  moins,  à  Berlin,  on 
simule  l'horreur...  La  France  oublie  les  douze  cent  mille 
martyrs  qui  sont  morts  pour  nous,  elle  tend  la  main  à 
leurs  bourreaux... 

—  Mais  qui  vous  affirme  que  les  Turcs  d'Angora  sont 
solidaires  des  Jeunes-Turcs  de  1915?  Talaat  n'a-t-il  pas 
été  condamné  à  mort  par  un  conseil  de  guerre  ottoman? 

—  Consultons  le  dossier  Bigfour.  Voici: 

La  mort  de  Talaat.  —  Talaat  est  chêhid  (mort  pour  la  patrie). 
Aucun  doute  n'est  plus  permis.  Nous  saluons  sa  tombe  encore  fraîche 
et  nous  nous  inclinons  bien  bas  pour  baiser  ses  yeux. 

Talaat  était  un  géant  de  la  politique.  Talaat  était  un  génie.  L'Histoire 
en  fera  un  martyr  et  un  apôtre.  Talaat  était  un  révolutionnaire,  mais 
il  était,  avant  tout,  l'homme  du  Droit. 

Né  du  peuple,  Talaat  en  avait  toutes  les  qualités.  Aucun  de  nos 
hommes  d'Etat,  même  parmi  les  plus  célèbres,  n'a  été  aussi  aimé, 
idolâtré  par  le  peuple,  que  ce  télégraphiste,  obscur  avant  1908. 

En  dépit  de  toutes  les  calomnies,  Talaat  reste  le  plus  grand  homme 
de  la  Turquie.  Notre  pays  n'aura  jamais  vu  un  «  marbre  »  aussi 
ferme  et  aussi  pur. 

Dors  en  paix,  Talaat:  le  flambeau  que  tu  as  allumé  n'est  pas 
près  de  s'éteindre.  Les  nationalistes  l'ont  brandi,  et  comme  aupara- 
vant, ce  sont  de  rudes  mains  qui  en  ont  la  charge. 

Pour  le  prouver,  le  Yéni-Gun,  rd'où  cet  article  est 


Middle  âges  ail  round.  289 

extrait,  publie  la  dépêche  de  la  municipalité  de  Ladik  : 

Fous  de  douleur  en  apprenant  la  terrible  nouvelle,  les  habitants  de 
Ladik  considèrent  que  le  plus  grand  des  Turcs  vient  de  disparaître. 
Les  cœurs  qui  apprendront  la  mort  de  Talaat  et  qui  ne  brûleront  pas, 
cesseront  de  battre;  les  yeux  qui  ne  pleureront  pas,  crèveront. 

Voilà  les  clients  de  la  France  (1).  M.  Berthelot  a  rendu 
Constantin  presque  sympathique.  Et  les  Anglais,  qui  font 
des  vœux  pour  la  défaite  des  barbares,  hériteront  du 
Protectorat  des  Chrétiens. 

—  Eux,  les  inventeurs  du  Sionisme  et  du  Panara- 
bisme! 

—  Sir  Herbert  Samuel,  Abdallah,  Faïçal  ont  eu  quel- 
ques mécomptes,  c'est  certain.  Mais  la  France  a  bien  l'air 
d'avoir  perdu  la  partie  en  Grèce,  en  Turquie,  en  Cilicie, 
en  Arménie. 

—  L'Angleterre  la  perdra  aussi. 

—  Ma  foi,  c'est  possible.  Les  Croisades  du  temps 
jadis  ont  fini  comme  ça...  Les  Musulmans,  en  tout  cas 
n'y  gagneront  rien!  Ah,  ce  n'est  pas  faute  de  prêcher  la 
guerre  sainte!  Lisez  ce  document  que  je  trouve  dans  le 
dossier  Bigfour  :  c'est  un  sermon  prononcé  en  arabe  par 
le  chef  des  Senoussis,  le  cheikh  Ahmed,  dans  la  mosquée 
de  Sivas  et  publié  par  la  revue  islamique,  Sêbil-u-Réchad . 

Khoutbé  de  Seïd  Ahmed  Senoussi.  —  Les  mudjahids  (guerriers  pour 
la  foi)  occupent  une  place  incomparable  auprès  de  Dieu  qui  désigne 
ainsi  leur  armée:  «Notre  armée.» 

O  mudjahids  musulmans,  héros  d'Anatolie!  Si  vous  n'aviez  pas  été 
là,  l'édifice  de  l'Islam  se  serait  effondré.  Vous  faites  vivre  le  Coran, 
aujourd'hui.  Il  parle  par  vos  actes,  et  il  s'affirme  par  vos  sabres 
effilés.  Vous  ne  défendez  pas  seulement  votre  terre  sacrée,  la  terre 

(  1  )  «  L'obstination  que  nous  avons  mise  à  reviser  le  traité  de  Sèvres, 
nos  complaisances  envers  les  kémalistes,  notre  aveuglement  sur  le 
rôle  d'Angora,  le  revirement  de  notre  politique  à  l'égard  des  chrétiens 
d'Orient,  nos  préférences  éclatantes  pour  les  Turcs  musulmans  contre 
les  orthodoxes,  ont  jeté  sur  nous  dans  une  moitié  du  monde  un  discré- 
dit dont  la  plupart  de  nos  parlementaires  ne  se  rendent  pas  compte.  » 
A.  Gauvain,  Journal  des  Débats,  24  mai  1921. 

19 


290  Le  Flambeau. 

de  vos  ancêtres,  mais  les  musulmans  opprimés  du  monde  entier.  Quel 
grand  honneur  pour  vousl 

O  mes  frères  1  persévérez  dans  votre  sublime  courage,  dans  votre 
saint  courroux.  Prenez  garde  qu'un  désaccord  ne  surgisse  entre  vous. 
Ce  serait  mettre  du  beurre  sur  le  pain  maudit  des  infidèles.  Vous 
êtes  frères  entre  vous.  Mais  vous  devez  être  des  loups  pour  les  infi- 
dèles, lorsque  l'heure  du  Djihad  a  sonné.  N'imitez  pas  l'ennemi  qui 
est  travaillé  par  des  dissensions  intestines.  Dieu  a  ordonné  d'ailleurs 
que  les  infidèles  se  mangent  entre  eux  comme  des  bêtes  fauves. 

Que  votre  épée  soit  vaillante  et  bien  trempée.  Qu'elle  fracasse  avec 
allégresse  les  crânes  maudits  de  l'ennemi.  Cette  épée,  musulmans, 
ne  la  rentrez  pas  au  fourreau,  avant  d'avoir  anéanti  les  infidèles. 
C'est  la  voix  de  l'honneur  qui  le  commande,  la  voix  de  la  religion 
l'ordonne.  Respectez,  musulmans,  les  prescriptions  du  Coran.  Envers 
et  contre  tous,  mes  frères,  soyez  les  soldats  de  Dieu  I 


L'Anti-S.  D.  N. 

Le  Fidèle  Abonné  (continuant).  —  Toutefois  ne  vous 
imaginez  pas  que  les  mudjahids  reprendront  Constanti- 
nople.  Le  transfert  de  la  capitale  turque  à  Angora  faci- 
lite la  résistance  de  l'Anatolie;  mais,  ipso  facto,  elle  pré- 
pare la  reconquête  de  Byzance  par  l'Occident.  Per- 
sonne plus  que  Kémal  n'a  contribué  à  discréditer  ie 
khalife,  que  la  presse  d'Angora  —  sir  Archibald 
l'a  noté  —  traîne  dans  la  boue.  Voyez  vous-même:  le 
Hakimiet-i  Mille,  le  Yeni-Gun  lui  reprochent  à  l'envi 
d'être  «  sans  courage,  sans  dignité,  sans  honneur,  traître 
à  la  patrie  »...  C'est  Kémal  qui  a  sollicité  l'aide  des  Bol- 
cheviks. Le  petit  sultanat  de  Roum  est  désormais  une 
povince  de  Moscou.  Les  Turcs  sont  en  dehors  de  notre 
Société  des  Nations;  mais  ils  sont  tributaires  de  l'Anti- 
Société  de  Lénine  et  Trotzky,  la  «  Société  des  Nations  » 
moscovite.  Cette  anti-S.  D.  N.  évoque  tour  à  tour  les 
affaires  que,  faute  d'entente,  nous  n'avons  pas  su 
résoudre. 

Nous.  —  Elle  échouera  comme  nous.  Elle  ne  conciliera 
pas  des  intérêts  contradictoires.  Elle  ne  mettra  jamais 
d'accord,  par  exemple,  Turcs  et  Arméniens. 


Middle  âges  ail  round.  291 

—  Elle  est  accueillie  comme  une  libératrice  par  tous  ces 
peuples  meurtris  et  déçus  qui  se  sont  épuisés  à  combattre 
pour  ou  contre  nous.  Elle  conquiert  les  uns  par  la  force 
des  armes  ;  elle  conclut  avec  les  autres  de  généreux  trai- 
tés. Elle  s'est  emparée  de  notre  devise,  le  droit  d'auto- 
disposition,  et  elle  l'accorde  à  ses  alliés,  même  à  ses 
sujets. 

—  Dans  les  limites  de'  la  confession  bolchevique? 

—  Elle  exige  naturellement  qu'on  récite  la  formule, 
avec  humilité.  Vraiment,  c'est  la  moindre  des  choses. 
Il  n'est  pas  indispensable  de  pratiquer.  Lénine,  dans  son 
Epître  aux  Transcaucasiens,  conseille  même  d'éviter  les 
excès  de  zèle...  Vous  connaissez  le  textt?  Il  est  de  Mai. 

Nous  (méfiants),  —  Non.  Vous  paraissez  bien  docu- 
menté sur  les  Soviets! 

Le  Fidèle  Abonné.  —  Assez.  Ecoutez  le  langage  de  la 
sagesse  : 

Il  y  a  bien  des  différences  entre  nous,  mes  frères.  Celles  que  je 
vous  ai  citées  suffisent  à  recommander  la  nécessité  d'une  nouvelle 
tactique.  Il  vous  faut  plus  de  prudence,  plus  de  conciliation;  il  vous 
faut  faire  plus  de  concessions  à  la  petite  bourgeoisie,  aux  intellec- 
tuels, aux  paysans.  Exploitez  les  richesses  de  votre  sol.  Echangez  vos 
produits  contre  ceux  de  l'étranger.  Vous  avez  du  pétrole,  du  man- 
ganèse, du  charbon.  Vous  avez  la  possibilité  d'une  large  politique  de 
concessions  et  de  négoce.  Il  faudra  faire  cette  politique  hardiment, 
habilement.  Vous  pourrez  ainsi  améliorer  l'existence  de  vos  travail- 
leurs, de  vos  paysans,  vous  pourrez  gagner  vos  intellectuels,  les 
employer  à  l'œuvre  de  la  restauration  économique.  Commencez  avec 
l'Italie,  l'Amérique,  les  autres  Etats,  développez  vos  ressources, 
irriguez  votre  sol. 

Une  transition  plus  lente,  plus  prudente  et  plus  systématique 
au  socialisme,  voilà  ce  qui  est  nécessaire  aux  républiques  cauca- 
siennes. 

Vous  voyez  que  le  Soviétisme  d'exportation  perd  quel- 
que peu  de  sa  virulence.  Et  puis,  Moscou  garantit  l'usage 
de  la  langue  nationale,  la  sécurité  du  pays.  Voyez  ce  qui 
s'est  passé  dans  le  Caucase.  Successivement,  l'Azerbeid- 
jan,  la  Géorgie,  l'Arménie  se  soumirent. 

—  L'Arménie  s'est  révoltée  en  mars. 


292  Le  Flambeau. 

—  Mal  lui  en  prit.  Le  turbulent  parti  nationaliste  des 
Dachnakzaghan  s'est  emparé  d' Erivan  ;  mais  bientôt  les 
Arméniens  bolchévistes  reprenaient  le  dessus  avec  Gas- 
sian,  puis  Miasnighian.  Il  y  a  aujourd'hui  à  Erivan  un 
gouvernement  de  trente  commissaires  du  peuple,  un  gou- 
vernement soi-disant  bolchéviste,  en  réalité  national.  Le 
patriotisme  arménien  a  compris  qu'il  fallait  composer 
avec  le  maître  de  l'heure.  Le  patriarche  d'Etchmiadzin 
ne  fut  pas  le  dernier  à  conseiller  la  soumission.  Les  So- 
viets ravitaillent  l'Arménie,  et  ils  s'appliquent  à  liquider 
dans  un  esprit  bienveillant  les  litiges  territoriaux.  Ils 
avaient  attribué  Kars  et  Ardahan  à  la  Turquie,  lors  de  la 
révolte  d' Erivan.  Ils  viennent  de  rentrer  à  Kars.  Même 
politique  en  Géorgie.  Les  Russes  se  sont  bien  gardés 
d'annexer  la  jeune  république:  ils  lui  ont  rendu  Batoum; 
ils  ont  respecté  sa  langue.  Et  quant  à  l'Azerbeidjan,  s'ils 
y  ont  un  peu  massacré  les  Tartares,  c'était  pain  bénit. 
Aujourd'hui,  la  Fédération  caucasienne  renaît:  les 
douanes  sont  abolies  ;  des  zones  neutres  établies,  en  atten- 
dant qu'une  Commission  mixte  ait  tracé  les  limites  défi- 
nitives. La  Société  des  Nations  moscovite  connaît,  sem- 
ble-t-il,  moins  de  Wilna  et  de  Silésie  que  la  nôtre.  Et 
coup  sur  coup,  après  le  traité  russo-turc  du  16  mars, 
sont  signés  les  traités  russo-afghan,  turco-afghan,  russo- 
persan. 

—  Nous  avons  des  informations  sur  le  traité  afghan. 

—  Pas  tant  que  moi...  Ce  traité  est  particulièrement 
instructif,  car  l'Afghanistan  a  passé  de  notre  groupe  au 
groupe  adverse.  Cas  de  défection  caractérisé.  L'émir  fut 
très  longtemps  une  sorte  de  garde  frontière,  un  peu  ma- 
raudeur, un  peu  contrebandier,  de  l'Empire  des  Indes. 
Il  profita  de  notre  victoire  de  1918  pour  faire  la  guerre  à 
la  Grande-Bretagne,  estimant  sans  doute  que  la  triompha- 
trice mènerait  sans  entrain  cette  guérilla  coloniale  et  mon- 
tagnarde et  ne  prendrait  pas  un  revers  au  tragique.  C'est 
ce  qui  arriva.  Le  8  août  1919,  par  le  traité  de  Rawalpindi, 


Middle  âges  ail  round.  293 

l'Afghanistan  obtenait  son  indépendance.  Mais  il  per- 
dait la  généreuse  subvention  de  l'Angleterre.  Et  les 
Bolcheviks  d'offrir  à  l'émir  un  million  de  roubles-or  par 
an,  ainsi  que  des  techniciens  pour  construire  des  chemins 
de  fer  et  des  lignes  télégraphiques.  En  même  temps, 
Tchitchérine,  à  Moscou,  mettait  la  main  du  délégué  d'An- 
gora dans  celle  de  l'émissaire  de  Kaboul  :  la  Turquie  s'en- 
gageait à  réorganiser  l'armée  afghane.  Restait  la  Perse, 
naguère  hostile  à  l'influence  russe.  On  la  gagna  par  un 
traité  magnanime,  où  il  n'est  question  que  de  cadeaux  : 
routes  d'automobiles,  chemins  de  fer,  télégraphes, 
banques,  missions,  installations  du  port  d'Enzéli,  tout  ce 
aue  la  pénétration  pacifique  ou  l'occupation  armée  de  la 
Russie  tzariste  avait  laissé  en  Perse  est  donné  au  peuple 
persan.  En  outre,  les  dettes  sont  abolies,  les  frontières 
rectifiées,  les  traités  tzaristes  annulés.  A  ce  prix,  la  Perse 
entre  dans  l'Alliance  orientale...  Vous  le  voyez:  si  le 
Bolchévisme  a  beaucoup  détruit  en  Europe,  il  est  en  train 
de  construire  en  Asie  un  assez  fier  édifice. 

—  Un  peu  composite... 

—  Que  voulez-vous?  On  bâtit  fort  mal  à  présent.  Mais 
ce  style-là  vaut  bien  le  style  Trianon.  Et  si  quelques 
pierres  s'écroulent,  si  quelnues  annexes  flambent,  la 
Russie  ne  manque  ni  de  matériaux  ni  de  main-d'œuvre. 
La  Russie  de  demain  et  d'après-demain  se  chargera  d'en- 
tretenir le  Palace  oriental  des  Bolcheviks.  Dans  ce  cara- 
vansérail tous  les  peuples  de  l'Asie  trouveront  à  se  loger. 
Gratis!...  Aujourd'hui  on  lit  à  l'entrée:  Prolétaires  de 
tous  pays,  unissez-vous'!  phrase  que  les  Musulmans  lisent 
de  droite  à  gauche  :  La  illah  il  Allah!  Demain,  on  gravera 
à  la  place  Bofê  Tzaria  chrani  et  les  Musulmans,  sans 
s'apercevoir  de  la  différence,  continueront  à  venir  au 
caravansérail,  transformé  en  geôle  impériale.  Marx  aura 
travaillé  pour  le  Tzar  comme  il  a  travaillé  9ans  le  temps 
pour  le  Kaiser.  Et  la  troisième  Russie  pardonnera  au  Bol- 
chévisme: Pax  tibi,  Marx,  evangélista  meus!... 


294  Le  Flambeau. 

Le  Bolchevik  démasqué. 

Le  Fidèle  Abonné  (après  une  pause,  employée  à 
savourer  son  mot).  —  Bigfour  vous  aurait  traduit  cela 
en  slavon  ecclésiastique,  pour  la  couleur  locale. 

Nous  (  qui  suffoquions  depuis  quelques  minutes) .  — 
Trahison!  Vous...  vous  êtes  Bo...  Bolchevik! 

Le  Fidèle  Abonné  (froidement).  —  Je  ne  suis  ni  Bol- 
chevik, ni  Panslaviste,  en  principe.  Mais  je  suis  pour  la 
Société  des  Nations. 

Nous.  —  Vous  êtes  Bolchevik!  C'est  pour  cela  que 
vous  vous  félicitiez  de  la  sentence  des  îles  Aland  et  du 
compromis  de  Wilna  !  C'est  pour  nous  tromper  que  vous 
versiez  des  larmes  hypocrites  sur  l'échec  de  la  Croisade  ! 
Vous  vous  réjouissiez  de  voir  nos  misères,  nos  querelles, 
nos  faiblesses  profiter  au  Pansoviétisme !  Bolchevik! 

Le  Fidèle  Abonné  (avec  obstination).  —  Il  me  faut 
une  Société  des  Nations.  Si  la  vôtre  ne  suffit  même 
pas  à  organiser  l'Occident  médiéval  et  chaotique,  si 
elle  se  retire  de  la  moitié  du  monde,  si  comme  Alexan- 
dre elle  abandonne  l'Asie  au  plus  fort,  je  salue  le  fléau 
de  Dieu  qui  va  battre  à  sa  place  le  grain  oriental.  Gloire 
au  peuple  orthodoxe  qui,  précédé  du  drapeau  rouge  et 
suivi  des  saintes  icônes,  va  porter  le  Message  aux  no- 
mades du  Sable  noir  et  du  Sable  jaune,  et  qui  saura  récon- 
cilier le  martyr  de  Kerbela  avec  les  cendres  des  Om- 
méyades,  et  la  Sainte  Mère  de  Kiev  avec  le  Dalaï-Lama  ! . . . 
Je  veux  la  Paix  !  La  Paix  par  le  droit  ou  la  Paix  par  la 
force.  Le  rameau  d'olivier  et  le  glaive  me  sont  également 
sacrés,  pourvu  que... 

—  Le  Knout  aussi,  ce  semble.  Sortez,  Monsieur,  ou  nous 
appelons  la  police...  Allô,  Bruxelles  central'!  La  Sûreté: 
section  politique,  s.  v.  p.,  Mademoiselle! 

La  demoiselle  du  téléphone.  —  Section  politique? 
Ça  n'existe  plus. 

—  Alors,  le  Ministère  de  la  Justice!  B.  1070,  le  citoyen 


Middle  âges  ail  round.  295 

Vanderveldel...  Citoyen  ministre,  nous  avons  ici  un  for- 
cené qui  fait  l'apologie  du  crime! 

M.  Emile  Vandervelde.  —  La  camisole  de  force! 
C'est  Merxplas? 

—  Mais  non!  Ici,  Flambeau.  C'est  un  individu  qui 
vante  les  envahisseurs  de  la  Géorgie! 

M.  Emile  Vandervelde.  —  Ah!  Géorgie!  Excusez- 
moi,  compagnon  Jordania. 

—  Mais  non!  Ici,  Flambeau. 

M.  Emile  Vandervelde.  —  Géorgie,  Flambeau?  Ah, 
c'est  une  blague! 

—  Très  sérieux,  au  contraire.  Un  fait  nouveau... 

M.  Emile  Vandervelde.  —  Encore  un  massacre!  Ah, 
c'est  très  embêtant!...  Avertissez  le  Secrétariat  de  la 
S.  D.  N.  Au  fait,  elle  ne  répond  jamais...  Allô!  Allô! 
Vous  écoutez?  Téléphonez  tout  de  suite  au  Linthout  534  : 
ça  intéressera,  j'en  suis  sûr,  Louis  de  Brouckère. 

Le  Fidèle  Abonné  (secouant  sur  le  seuil  du  Flambeau 
la  poussière  de  ses  souliers).  —  Ils  ne  comprennent  ni 
la  foi  ni  l'ironie!  Untergang  des  Abendlandes! 

Le  personnel  du  «  Flambeau  »  (lapidant  le  blasphé- 
mateur à  coups  d'invendus) .  —  Mort  aux  Boches  ! 

Fax. 


Bulletin  bibliographique 

L'incident  Einstein-Fabre.  —  M.  Lucien  Fabre,  auteur  d'Une 
nouvelle  figure  du  monde:  les  théories  d'Einstein,  ouvrage  dont  nous 
avons  rendu  compte  dans  notre  dernier  numéro  (1),  nous  demande 
de  publier  la  déclaration  suivante  qu'il  a  adressée  à  la  revue  Die 
N aturivissenschaften  et  que  celle-ci  n'a  pas  insérée  jusqu'ici.  Nous 
publions  avec  plaisir  cette  déclaration,  après  quoi  nous  considérerons 
l'incident  comme  clos. 

«  M.  Einstein  a  fait  paraître  dans  la  N  aturivissenschaften  une  note 
que  vous  avez  reproduite.  Dans  cette  note  il  m'accuse  d'avoir  publié 
sous  sa  signature,  dans  le  livre  très  élogieux  que  j'ai  consacré  à  ses 
théories,  une  préface  qu'il  n'a  pas  écrite. 

<(  Cette  préface  est  constituée  par  trois  documents  ;  elle  contient  des 
renseignements  biographiques,  des  opinions  scientifiques  et  enfin, 
une  profession  de  foi  internationaliste. 

«  Je  maintiens  de  la  manière  la  plus  formelle: 

1°  Que  ces  documents  émanent  bien  de  M.  Einstein; 

2°  Qu'ils  m'ont  bien  été  adressés,  spécialement  sous  forme  de 
lettres  et  en  réponse  aux  miennes; 

3°  Qu'ils  étaient  exclusivement. destinés  à  présenter  à  mes  lecteurs, 
c'est-à-dire  au  public  français,  la  personnalité  morale  et  scientifique 
de  ce  savant. 

<(  Je  suis  prêt  à  prouver  mes  allégations  par  des  pièces  irréfutables 
et  à  produire  l'original  de  celles-ci  à  Paris  et  le  fac-similé  où  on 
voudra. 

a  Je  déclare  que  M.  Payot,  mon  éditeur,  n'a  en  rien  été  mêlé  à  cette 
affaire;  je  déclare  que  j'ai  été  tout  d'abord  extrêmement  surpris  des 
dénégations  de  M.  Einstein;  je  déclare  enfin,  qu'après  enquête,  je  ne 
suis  pas  encore  parvenu  à  discerner,  parmi  tous  les  mobiles  probables, 
celui  auquel  a  obéi  M.  Einstein  en  lançant,  si  inconsidérément,  contre 
un  homme  aussi  parfaitement  honorable  qu'il  peut  l'être  lui-même, 
une  accusation  dont  il  est  si  facile  de  prouver  l'inanité.  » 

(s.)  Lucien  Fabre. 
(1)  Voyez  le  Flambeau,  4e  année,  n°  5,  31  mai  1921,  p.  144. 


gn 


Le  Problème  militaire. 

<(  Si  nous  voulons  que  les  vallées  du  Rhin,  de  l'Escaut  et  de  la 
Meuse  ne  servent  plus  de  chemins  aux  cent  armées  qui  d'Andernach 
et  de  Bouvines  à  Charleroi  et  à  Verdun,  se  sont  heurtées  dans  les 
pays  d'entre-deux,  ne  nous  laissons  pas  aller  à  croire  que  le  passé 
est  mort,  que  le  grand  procès  est  définitivement  gagné,  que  l'Alle- 
magne est  —  ou  va  être  —  assez  profondément  transformée  par  sa 
défaite  pour  renoncer  dans  un  avenir  prochain  aux  plans  occidentaux 
formés  par  elle  depuis  cent  ans  (et  hier  encore)  au  détriment  de  la 
Belgique  et  de  la  France.  »  Ces  graves  paroles  d'un  historien  belge, 
M.  Léon  Leclère,  pourraient  servir  d'épigraphe  à  l'article  que  le 
Ministre  de  la  Défense  nationale,  M.  Albert  Devèze,  consacre  ci-après 
au  problème  militaire  dont  la  solution  sera  l'enjeu  de  la  prochaine 
consultation  électorale. 

L'enjeu  de  l'élection. 

La  solution  du  problème  militaire  sera  donc  l'enjeu 
de  la  prochaine  consultation  électorale.  Toutes  les  lois  de 
milice  en  vigueur  cesseront  leurs  effets  après  que  la  classe 
de  1922  aura  été  incorporée  et  sauf  en  ce  qui  concerne 
la  durée  du  service  militaire  de  celle-ci.  11  est  donc  indis- 
pensable qu'avant  la  fin  de  l'année  prochaine,  en  prévi- 
sion de  l'incorporation  de  la  classe  1923  —  laquelle  sera 
la  première  du  régime  normal  —  un  seul  contingent  pou- 
vant désormais  être  appelé  annuellement  sous  les  armes, 
—  le  législateur  ait  élaboré  le  Statut  de  la  Défense  Natio- 
nale. 

Que  sera  ce  statut?  Peu  de  semaines  passeront  encore 
avant  que  la  Nation  en  ait  décidé.  Du  même  coup  la  Bel- 
gique aura  décidé  de  son  destin. 


J'entends  les  pessimistes  s'en  désoler.  Ils  disent  que 
ce  terrain  électoral  est  détestable  pour  les  patriotes.  Ils 
prévoient  —  et  ils  ont  raison  —  la  surenchère  de  la  déma- 

20 


298  Le  Flambeau. 

gogie.  Les  «  faiseurs  de  système  »  auront  beau  jeu  pour- 
vu qu'ils  concluent  que  la  sécurité  du  pays  peut  être  assu- 
rée au  meilleur  marché  —  en  hommes,  en  argent,  en 
temps  de  service.  Comme  l'on  prend  souvent  ses  désirs 
pour  la  réalité,  comme  il  sommeille  encore  au  fond  de 
notre  peuple,  malgré  les  «  Années  Terribles  »,  de  vieux 
levains  d'égoïsme  susceptibles  de  faire  germer  une  florai- 
son d'antimilitarisme  aveugle;  comme  on  trouve  toujours 
un  soi-disant  technicien  pour  couvrir  de  son  satisfecit  et 
de  sa  pseudo-compétence  n'importe  quelles  billevesées, 
en  flattant  sa  médiocrité  ou  son  ambition  ;  ces  propagandes 
trouveront  écho  dans  l'opinion.  N'avons-nous  pas  enten- 
du ces  jours  derniers,  au  Parlement,  un  député  qui  répé- 
tait, comme  avant  1914,  que  la  Belgique  était  trop  petite 
pour  se  confier  à  ses  forces  propres,  ce  qui  équivaudrait 
à  la  placer  vis-à-vis  des  grandes  puissances  en  vassale, 
sinon  en  victime  résignée?  Ce  langage,  et  d'autres  plus 
dangereux  encore,  on  les  entendra  sur  la  place  pu- 
blique. Une  campagne  d'injures  et  de  calomnies  sera 
déchaînée  contre  l'armée  et  contre  ceux  qui  la  repré- 
sentent. Et  le  suffrage  universel  mené,  trompé,  saboté  se 
laissera  conduire,  par  incompréhension,  par  ignorance, 
par  égarement,  aux  pires  abdications. 

Eussent-ils  raison,  les  pessimistes,  que  je  leur  répon- 
drais qu'il  n'y  a  pas  eu  moyen  de  faire  autrement. 
L'entente,  dans  la  Chambre  actuelle,  de  la  droite  flamande 
et  de  la  gauche  socialiste  —  si  des  considérations  étran- 
gères au  problème  militaire  l'ont  empêchée  de  porter 
tous  ses  fruits  —  a  cependant  suffi  pour  paralyser  l'éla- 
boration d'un  régime  définitif.  Ceux  qui,  comme  moi- 
même,  pensaient  que  la  solution  doit  être  soigneusement 
étudiée  dans  l'esprit  que  je  définirai  dans  un  instant, 
n'ont  pu  tendre  qu'à  empêcher  qu'elle  soit  prématurément 
compromise  par  d'imprudentes  improvisations.  Ils  sont 
heureux  d'y  avoir  réussi.  Ils  n'ont  jamais  cru  pouvoir 
faire  davantage. 


Le  Problème  militaire  299 

Eussent-ils  raison  encore,  les  pessimistes,  que  j'ajou- 
terais: En  pareille  matière,  quand  le  salut  de  la  Patrie 
est  en  jeu,  il  faut  se  battre  quand  même  jusqu'au  bout, 
de  toutes  ses  forces,  et  opposer  à  la  propagande  des  uns 
la  propagande  décuplée  des  autres.  Je  les  renverrais  au 
Taciturne,  disant  qu'il  n'est  point  besoin  d'espérer  pour 
entreprendre  ni  de  réussir  pour  persévérer. 

Mais  affirmons-le  bien  vite  :  les  pessimistes  ont  tort.  Le 
Belge  de  1921,  s'il  répugne  à  l'impérialisme,  au  milita- 
risme, à  toutes  les  exagérations  verbales  et  sentimentales, 
si  mal  accueillies  en  ce  pays  de  sagesse  et  de  pondération 
—  ce  Belge  se  souvient  encore.  Il  sait  comment  nous 
avons  été  conduits,  par  des  politiciens  imprévoyants,  au 
bord  de  l'abîme.  Il  comprend  qu'une  armée  forte  nous 
eût  probablement  préservés  de  l'invasion  et  en  eût  en 
tout  cas  limité  les  effets.  Il  a  mesuré  aussi  l'attachement 
souvent  inconscient  qu'il  portait  à  sa  liberté,  à  ses  insti- 
tutions, à  la  grandeur  et  aux  traditions  de  sa  race.  Il 
a  appris  par  l'expérience  que  les  années  de  quiétude 
aveugle,  de  passivité,  d'avarice,  se  paient  en  quelques 
heures  au  centuple. 

Adressons-nous  donc  à  la  fois  à  sa  raison  et  à  son 
cœur.  Soyons  aussi  fermes  que  modérés  dans  notre  lan- 
gage. Veillons  à  ce  qu'il  n'y  ait  point  d'électeur  qui  aille 
aux  urnes  sans  l'avoir  entendu.  Ne  permettons  pas 
que  les  foules  subissent  l'entraînement  des  mauvais  ber- 
gers: il  suffit  pour  cela  de  leur  montrer  la  vérité  sans 
voiles. 

Le  peuple  belge  est  aujourd'hui  majeur.  Il  prendra  ses 
responsabilités.  Il  aura,  demain,  le  Parlement,  les  gou- 
vernants, l'armée  qu'il  mérite.  Son  histoire,  désormais, 
sera  telle  qu'il  l'aura  consciencieusement,  délibérément 
voulue.  Or,  ce  peuple  veut  vivre. 


* 
*    # 


300  Le  Flambeau. 

Le  problème  militaire  est  un  problème  exclusivement 
technique.  Quel  est  le  péril  dont  nous  sommes,  dont  nous 
restons  menacés?  Que  faut-il  pour  nous  en  protéger  à 
coup  sûr?  Si  la  politique  n'était  pas  faite  de  détestables 
marchandages,  c'est  à  cela,  et  cela  seul,  que  se  bornerait 
la  discussion.  Et  l'accord  de  tous  se  ferait  aussi  sûre- 
ment qu'il  se  fait  sur  la  solution  de  n'importe  quel  pro- 
blème d'arithmétique  ou  de  géométrie. 

Quel  péril,  d'abord?  Regardons  autour  de  nous. 

L'Allemagne  désarme,  dit-on.  Certes,  d'énormes 
quantités  de  matériel  de  guerre  ont  été  livrées  ou 
détruites.  Mais  i)  est  impossible  d'évaluer  celles  qui 
subsistent  encore,  car  la  bonne  volonté  apparente  des 
gouvernants  actuels  se  heurte  d'une  part  à  des  organisa- 
tions qui  ont  pris  à  tâche  de  conserver  à  la  nation  alle- 
mande son  armature  militaire  et  le  maximum  de  matériel 
—  organisations  que  personne  n'ose  sérieusement  atta- 
quer et  dissoudre,  —  d'autre  part,  à  la  complicité  sour- 
noise d'un  peuple  entier,  qui  aide  à  dissimuler  les  choses 
prohibées,  à  paralyser  le  contrôle,  à  tromper  le  contrô- 
leur. Ajoutez  à  cela  que  l'armée  de  volontaires,  forte  de 
cent  mille  hommes,  constitue  en  réalité  une  armée  de 
cadres,  puissamment  entraînée,  dans  laquelle  —  aux 
termes  d'un  ordre  qui  fut  saisi  —  chaque  soldat  doit 
recevoir  l'instruction  de  chef  de  section.  Et  songez  que 
l'absence  d'instruction  militaire  des  jeunes  classes  —  à 
la  supposer  établie,  car  elle  prend  aisément  le  nom  et  le 
masque  de  l'éducation  physique  et  du  sport  —  se  trouve 
largement  compensée  par  le  fait  que  l'Allemagne  dispose 
d'une  réserve  de  plus  de  deux  millions  d'hommes 
instruits.  Ils  ont  pris  part  à  la  grande  guerre.  Ils  ont  reçu 
et  conservent  la  formation  militaire  la  plus  étendue,  et 
veillent  d'ailleurs  à  l'entretenir  au  sein  de  leurs  «Vereine» 
d'anciens  soldats.  S'il  faut  un  exemple  pour  montrer 
l'impuissance  en  cette  matière  des  gouvernants  paci- 
fistes, à  les  supposer  même  sincères,  n'avons-nous  pas 


Le  Problème  militaire  301 

celui  de  la  Haute-Silésie  où  le  général  Hœfer  a  pris  la 
campagne  à  la  tète  d'une  armée  allemande,  a  entrepris 
de  dicter  sa  loi  à  l'Entente  et  à  la  Pologne,  sans  que  le 
Reich  puisse  paralyser  ses  entreprises,  ni  empêcher  les 
nationaux  allemands  de  lui  venir  en  aide  de  leur  per- 
sonne et  de  leur  argent? 

L'Allemagne  désarmée?  Matériellement  un  peu;  je 
viens  de  dire  comment.  Mais  moralement  elle  est  plus 
armée  que  jamais.  Quel  poète  chantera  l'esprit  de 
revanche  qui  la  brûle,  la  haine  qui  la  dévore,  la  volonté 
terrible  dont  elle  est  animée,  de  retourner  à  son  grand 
rêve  de  pangermanisme  et  de  supériorité  mondiale?  Ce 
poète  viendrait  quelque  jour,  au  jour  du  Sturm  und 
Drang.  Le  seul  moyen  d'empêcher  qu'il  revienne  est 
d'empêcher  que  ce  jour  luise.  Le  seul  moyen  est  donc 
d'être  et  de  rester  fort;  d'imposer  au  Germain  vaincu  le 
seul  respect  qu'il  connaisse:  celui  de  la  force. 

Jusqu'au  moment  où  les  réparations  seront  accordées 
sans  qu'il  soit  besoin  d'ultimatum  ni  de  sanctions.  Jus- 
qu'au moment  où  il  y  aura  des  juges  à  Leipzig.  Jusqu'au 
moment  où  se  dissoudront  les  «  Orgesch  »,  les  «  Krieger- 
vereine  »,  toutes  les  institutions  de  l'Allemagne  guerrière  ; 
où  se  livreront  effectivement  les  réserves  d'armes  encore 
inavouées,  où  les  stipulations  territoriales  du  traité  de 
Versailles  seront  exécutées,  sans  que  se  lève  la  résistance 
armée  de  partisans,  représentatifs  du  véritable  esprit  ger- 
manique. 

Alors,  mais  alors  seulement,  dans  toutes  les  nations, 
le  mouvement  d'opinion  pour  le  désarmement  sera  légi- 
time. Encore  faut-il  ajouter  que  les  petits  peuples  ne 
pourront  pas  désarmer  avant  les  grands.  Quelles  que 
soient  leurs  amitiés,  leurs  sympathies,  leurs  confiances, 
ils  ont  le  devoir  de  veiller  sur  eux-mêmes  ;  de  ne  dépendre 
de  personne;  de  ne  point  se  mettre  à  la  merci  de  qui- 
conque. C'est  par  la  décision  de  la  Société  des  Nations, 
exécutoire  simultanément  dans  tous  les  pays  associés,  que 


302  Le  Flambeau. 

doit  se  faire  quelque  jour,  espérons-le  pas  trop  éloigné,  le 
désarmement  mondial. 

Certains  diront:  «  C'est  entendu.  La  Belgique  est  poli- 
tiquement l'objet  tout  spécial  de  la  haine  allemande.  Géo- 
graphiquement,  elle  est  de  plus  l'objectif  désigné  des 
armées  de  la  Revanche.  Diplomatiquement,  débarrassée 
des  entraves  de  la  Neutralité,  elle  a  aussi  dépouillé  l'ar- 
mure —  si  fragile  soit-elle  —  que  la  Neutralité  cherchait 
à  lui  faire.  Mais  n'avons-nous  pas,  aujourd'hui,  d'autres 
garanties?  Attaqués,  l'accord  franco-belge  ne  nous  assure- 
t-il  pas  la  protection  des  armées  françaises?  Derrière  la 
France,  n'aperçoit-on  pas  les  autres  nations,  nos  amies, 
nos  associées,  prêtes  à  voler  à  notre  secours?  Qu'avons- 
nous  donc  besoin  de  nous  protéger  par  nous-mêmes?  » 
Et  d'autres  ajouteront  :  «  N'est-ce  pas  l'accord  franco- 
belge  qui  nous  astreint  à  des  armements  sans  fin,  et  qui 
grève  de  son  poids  la  solution  belge  du  problème  mili- 
taire »? 

Je  veux  d'abord  répondre,  d'un  mot,  à  ces  derniers, 
parce  qu'il  semble  qu'en  Flandre  surtout,  un  effort  de 
propagande  soit  fait  pour  répandre  l'opinion  que  je 
dénonce.  Je  lui  ai  déjà  opposé  à  la  Chambre  un  démenti 
catégorique.  Je  le  réitère  ici,  en  précisant.  L'accord  fran- 
co-belge est  heureusement  défensif  :  il  ne  joue  qu'en  cas 
d'agression  non  provoquée.  Il  a  pour  objet  essentiel  de 
faire  en  sorte  que,  placée  demain  devant  le  même  ennemi 
qu'en  1914  —  il  ne  dépend  de  personne  que  les  deux 
nations  se  trouvent  côte  à  côte  sur  la  même  ligne  de 
défense  et  constituent  ainsi  l'avant-garde  de  la  civilisa- 
tion contre  un  retour  offensif  de  la  barbarie,  —  la  col- 
laboration des  srmées  française  et  belge  ne  soit  plus 
improvisée;  qu'elle  ait  été  techniquement  préparée  et  étu- 
diée; qu'ainsi  elle  soit  étroitement  et  efficacement  assu- 
rée dès  le  premier  jour  de  la  guerre  afin  que  l'ennemi  ne 
puisse  plus,  en  profitant  de  notre  désarroi,  porter  celle-ci 
sur  notre  territoire.  Pour  y  parvenir,  l'accord  prévoit 


Le  Problème  militaire  303 

donc,  dans  l'hypothèse  visée,  que  chaque  pays  fournira 
telles  troupes,  en  tel  endroit,  dans  tel  temps,  pour  telle 
mission.  Il  ne  dit  rien  de  plus,  ni  explicitement,  ni  impli- 
citement. Il  n'oblige  aucune  des  deux  parties,  quant  au 
régime  militaire  qu'il  lui  conviendra  d'adopter:  et  il  est 
superflu' d'ajouter  que  seule  la  foi  due  au  contrat  engage 
chacune  d'elles  à  fournir  des  troupes  capables  de  remplir 
le  rôle  qui  leur  est  assigné.  Cela,  c'est  une  question  de 
bonne  foi,  dont  chacun  est  juge  devant  sa  conscience, 
mais  sur  laquelle  aucun  honnête  homme  —  par  consé- 
quent aucun  Belge  —  n'hésitera.  Nous  sommes  nous- 
mêmes  souverains  appréciateurs  de  ce  qu'il  faut  faire, 
pour  que  la  parole  donnée  soit  loyalement  tenue. 

Mais  j'en  viens  alors  à  mes  premiers  contradicteurs. 

Faut-il  compter  exclusivement,  ou  même  principale- 
ment, sur  la  France,  et  sur  nos  amis?  Pareille  pensée 
peut-elle  nous  effleurer?  Ne  protestons-nous  pas  aussitôt 
de  toute  la  force  de  notre  dignité  collective?  Imaginerait- 
on  qu'on  puisse  songer  à  pareille  abdication,  disons  le 
mot,  à  pareille  humiliation?  Et  si  nous  n'avons  pas  la 
noblesse  de  payer  notre  part  de  sécurité  par  notre  part 
de  sacrifice,  ne  voyons-nous  pas  qu'avant  que  les  armées 
amies  viennent  à  notre  secours,  y  compris  celles  qui 
devraient  d'abord  être  transportées  —  sinon  même  se 
reconstituer,  bien  loin  de  nous,  —  nous  connaîtrions  à 
nouveau  et  dans  quelles  conditions!  les  horreurs  de  l'in- 
vasion et  de  la  servitude? 

Les  hommes  qui  «  arrivent  »  le  doivent  en  général  à 
la  pratique  de  deux  maximes  :  «  Aide-toi  toi-même  »  et 
«  Fais  ce  que  dois,  advienne  que  pourra  ».  Les  peuples 
qui  ne  pratiquent  pas  ces  maximes  n'  «  arrivent  »  pas  non 
plus:  ils  disparaissent.  Et  c'est  justice. 


Admettons  un  instant  qu'il  ne  soit  pas  question  de 
revanche  germanique.  Prenons  au  pied  de  la  lettre  toutes 


304  Le  Flambeau. 

les  protestations  verbales.  Fermons  les  yeux  à  l'évidence 
des  faits.  Et  constatons. 

Si  l'on  désarme  en  Belgique,  on  désarmera  partout, 
n'est-ce  pas?  Nous  ne  comptons  pas  sur  la  force  des 
autres  pour  exécuter  notre  débiteur?  Bon. 

Dans  ce  cas,  gardez-vous  une  espérance  quelconque 
d'obtenir  par  la  douceur,  par  la  persuasion,  les  milliards 
que  l'Allemagne  nous  doit  en  vertu  du  traité  de  Ver- 
sailles? Non. 

Parfait.  Dès  lors,  pour  la  Belgique,  c'est  irrémédiable- 
ment la  faillite.  La  souhaitez-vous?  Non. 


11  faut  donc  une  armée.  Quelle  armée? 

Parlons-en  d'abord  qualitativement,  pour  le  temps  de 
guerre. 

C'est  un  crime  d'envoyer  au  feu  des  troupes  qui  ne 
sont  pas:  i°  exercées  et  disciplinées;  2°  bien  commandées 
et  encadrées;  3°  bien  outillées,  tant  défensivement  qu'of- 
fensivement,  en  matériel  de  tout  genre. 

Si  l'un  des  facteurs  vient  à  faire  défaut,  l'expérience 
de  la  guerre  tout  entière  montre  qu'on  aboutit  non  seu- 
lement à  la  défaite,  mais  à  un  véritable  massacre,  dans 
lequel  les  cohues  mal  instruites,  dépourvues  de  chefs  et 
de  guides,  incapables  de  se  servir  de  leur  outillage  et 
même  de  le  défendre,  paient  avec  du  sang  l'incurie  des 
politiciens  qui  n'ont  songé  qu'à  leurs  intérêts  électoraux. 

Or,  la  qualité  de  l'armée  en  temps  de  guerre  dépend' 
totalement  de  la  préparation  du  temps  de  paix  :  de  l'in- 
struction technique  et  de  l'éducation  morale  que  le  soldat 
a  reçues  et  conservées;  des  mesures  qui  ont  été  prises 
pour  assurer  l'encadrement  et  le  concours  permanent  de 
spécialistes  suffisamment  nombreux  et  expérimentés  ;  des 
sacrifices  qui  ont  été  faits  afin  que  l'armée  dispose  de 
tout  ce  dont  elle  a  Besoin;  pour  se  ravitailler,  se  vêtir, 


Le  Problème  militaire  305 

marcher  ;  pour  se  protéger  contre  les  gaz  asphyxiants  et 
contre  les  éclats  de  projectiles;  pour  anéantir  matériel- 
lement et  moralement  l'ennemi  :  grenades-,  mitrailleuses, 
canons  de  tout  genre,  projectiles  de  toute  puissance  ;  pour 
se  renseigner,  s'éclairer,  inquiéter  les  arrières,  porter 
au  loin  les  représailles  vengeresses  :  voici  donc  les  avions  ; 
pour  briser  les  barrières  de  tranchées  et  frayer  la  brèche 
par  laquelle  passera  l'infanterie  victorieuse:  voici  les 
chars  d'assaut. 

Tout  cela,  c'est  une  question  de  volonté  patriotique: 
le  temps  de  service;  d'argent:  le  budget;  d'administra- 
tion :  la  meilleure,  la  plus  sage,  la  plus  économe  gestion 
des  crédits;  de  technique:  la  plus  parfaite  préparation  de 
la  guerre,  au  point  de  vue  du  commandement,  de  l'enca- 
drement, de  la  formation  des  spécialistes. 

L'œuvre  trouve  alors  son  couronnement  dans  l'orga- 
nisation de  l'armée  sur  le  pied  de  guerre,  le  plan  d'opé- 
ration de  l'armée  de  campagne  dans  les  diverses  hypo- 
thèses possibles,  et  le  plan  défensif  du  territoire  national. 

Encore  tout  cela  ne  vaudra-t-il,  que  si  derrière  l'armée 
ses  réserves  sont  prêtes,  et  si  la  nation  entière,  indus- 
triellement mobilisée,  assure  à  la  fois  aux  forces  com- 
battantes le  maximum  de  ressources  disponibles  et  aux 
populations  de  l'intérieur  la  meilleure  exploitation  et  la 
meilleure  répartition  de  ce  qui  doit  être  réservé  pour 
satisfaire  à  leurs  besoins  essentiels. 

Quelle  tâche  énorme!  Quel  problème  à  la  fois  simple 
et  redoutable!  Quelle  tâche  à  accomplir,  si  vaste  qu'on 
n'en  aperçoit  point  le  terme,  et  qu'elle  suffirait  à  remplir 
la  plus  noble  vie,  consacrée  tout  entière  au  service  du 
pays!  C'est  déjà  une  ambition  belle,  haute,  utile,  que  de 
s'efforcer  d'y  contribuer  dans  la  faible  mesure  du  pou- 
voir dont  dispose  le  ministre  provisoire  d'un  cabinet 
d'Union,  c'est-à-dire  d'un  cabinet  qui,  n'ayant  point  de 
majorité  fidèle,  doit  arriver  à  s'imposer  à  tous  les  partis 
sans  descendre  à  des  compromissions  déshonorantes. 


306  Le  Flambeau. 

Quantitativement,  en  temps  de  guerre,  la  question  ne 
se  pose  plus.  Tous  les  Belges  valides,  quand  la  Patrie 
est  en  danger,  ont  le  devoir  de  porter  les  armes.  La 
Patrie,  elle,  a  le  devoir  non  moins  impérieux  de  les  pré- 
parer à  cette  mission.  Le  principe  du  service  général  étant 
admis  —  il  n'est  plus,  que  je  sache,  discuté  par  per- 
sonne —  la  question  des  effectifs  disparaît.  Au  jour  de 
la  mobilisation,  désormais,  il  ne  manquerait  dans  les 
rangs  que  les  traîtres  et  les  lâches.  C'est  un  déchet  qu'en 
Belgique  on  peut  négliger. 

*  * 

À  la  lumière  de  cet  exposé  étudions  maintenant  l'ar- 
mée du  pied  de  paix,  telle  qu'elle  doit  se  comporter 
pour  accoucher,  au  jour  de  la  mobilisation,  d'une  armée 
du  pied  de  guerre  répondant  aux  conditions  ainsi  défi- 
nies. Envisageons-la,  puisque  telle  est  la  préoccupation 
immédiate,  au  point  de  vue  du  temps  de  service. 

*  * 

La  première  observation,  essentielle,  est  qu'il  faut  sépa- 
rer le  problème  du  temps  de  service  de  celui  qui  con- 
cerne l'instruction  individuelle  du  soldat.  Il  est  parfaite- 
ment possible  d'abréger  la  durée  de  cette  dernière  par 
une  éducation  physique  très  généralisée  et  très  déve- 
loppée, et  —  mais  avec  prudence,  car  il  faut  éviter  la 
«  militarisation  »  de  l'enfance  —  par  une  certaine  pré- 
paration militaire  antérieure  à  l'incorporation.  D'après 
ce  qui  aura  été  fait  dans  ce  sens,  on  peut  en  arriver 
à  un  nombre  de  mois  et  même  de  semaines  qui  tend 
à  se  réduire.  Il  faut  cependant  ne  pas  perdre  de  vue 
que  la  puissance  formidablement  accrue  des  feux 
d'infanterie  et  d'artillerie  a  créé  une  tactique  nouvelle 
qui  impose  aux  soldats  de  s'espacer  dans  le  combat  et 
d'agir  souvent  sans  le  contrôle  direct  du  chef.  Il  est  donc 


Le  Problème  militaire  307 

indispensable  qu'ils  aient  acquis  une  instruction  et  une 
dose  d'expérience  plus  grande  qu'au  temps  du  «  rang 
serré  ». 

Mais  il  reste  alors  à  donner  l'instruction  collective; 
à  créer  le  coude-à-coude,  la  discipline  d'ensemble  des 
mouvements;  à  réaliser  la  cohésion  rigoureuse,  la  régu- 
larité presque  automatique  du  fonctionnement  des  divers 
rouages  humains  —  dont  se  compose  cette  machine  im- 
mense et  compliquée  qu'est  l'armée.  Pourquoi?  Parce 
qu'il  faut  que  tout  se  passe,  à  l'exercice  ou  à  la  manœu- 
vre, avec  perfection;  que  chacun  connaisse  son  rôle, 
l'accomplisse,  et  sache  que  les  autres  accompliront  le  leur, 
sans  aucune  chance  d'erreur  ou  de  défaillance  —  pour 
qu'on  puisse  imaginer  qu'au  combat  les  choses  se  passe- 
ront avec  ordre,   régularité,  efficacité,   sans  trouble  ni 
confusion.  Imaginez  en  effet  que  chacun  de  ces  hommes 
retournera  chez  lui,   son  service  actif  terminé;   qu'en 
cas  de  mobilisation  —  c'est  bien  pour  cela,  n'est-ce  pas? 
que  nous  avons  une  armée  —  il  reviendra  prendre  sa 
place  après  des  mois,  des  années  peut-être  d'inaction; 
qu'au  moment  où  il  devra  appliquer  ce  qu'on  lui  a  ensei- 
gné, il  se  trouvera  sans  entraînement  exposé  aux  balles 
des  fusils  et  des  mitrailleuses,  au  feu  de  l'artillerie,  aux 
gaz  asphyxiants,  à  tous  les  procédés  de  désorganisation 
morale  que  l'on  emploie  et  qu'on  découvrira  encore. 
Que  sera-t-il,  et  que  fera-t-il,  si  on  ne  lui  a  pas  appris  à 
agir  par  véritables  réflexes;  à  se  mouvoir,  à  tirer,  à  prêter 
son  assistance  à  ceux  dont  il  est  l'auxiliaire,  sur  un  mot, 
sur  un  geste,  au  coup  de  sifflet? 

Qu'est-ce  alors  quand  l'action  de  plusieurs  hommes 
doit  être  coordonnée  en  vue  d'un  but  déterminé,  telle  par 
exemple  la  collaboration,  dans  le  groupe  de  combat,  de 
tous  ses  éléments  individuels  pour  le  service  d'une  seule 
arme  automatique  qu'il  faut  transporter,  installer,  ma- 
nier, ravitailler  et  protéger?  Qu'est-ce-,  lorsqu'il  s'agit, 
à  un  degré  plus  élevé,  d'assurer  de  même  la  collabora- 


308  Le  Flambeau. 

tion  des  divers  éléments  d'une  même  unité,  des  diverses 
unités  d'un  même  corps,  puis  des  divers  corps  et  des 
diverses  armes,  en  assurant  la  cohésion  parfaite  des  mou- 
vements, la  liaison  par  coureurs,  par  cyclistes,  par 
signaux  optiques,  par  téléphone,  par  avions,  par  télé- 
graphie sans  fil,  —  de  façon  à  former  un  seul  être  orga- 
nisé, obéissant  à  un  seul  cerveau,  dont  chacun  des  mus- 
cles est  sans  cesse  soumis  à  l'action  du  réseau  nerveux 
chargé  de  la  transmission  des  ordres  vers  l'avant  et  des 
renseignements  vers  l'arrière?  Qu'est-ce  enfin  lorsqu'il 
s'agit,  ayant  constitué  ce  «  cerveau  »  par  la  formation 
d'un  état-major  instruit  et  capable,  d'exercer  ce  cerveau, 
de  lui  enseigner  la  rapidité  de  conception  et  de  décision, 
de  lui  faire  connaître  les  possibilités  matérielles  et  morales 
d'exécution,  afin  qu'il  soit  bien  maître  du  réseau  ner- 
veux et  qu'il  apprécie  exactement  la  disposition,  la  résis- 
tance, le  potentiel  des  muscles  auxquels  il  doit  com- 
mander? 

Supposez  que  dans  tout  cet  ensemble  un  élément  fasse 
défaut  ou  manque  d'expérience,  ou  de  discipline,  ou  de 
sang-froid.  C'est  alors  l'infanterie,  incapable  d'attaquer 
ou  de  se  défendre,  tourbillonnant  sous  l'ouragan  de  fer. 
C'est  l'artillerie,  mal  informée  ou  mal  servie,  tirant  trop 
loin  ou  trop  près,  n'atteignant  pas  l'ennemi  ou  massa- 
crant sa  propre  infanterie.  C'est  le  commandement  déso- 
rienté, ignorant  de  la  situation  des  forces  dont  il  dispose, 
s'épuisant  en  vains  efforts  pour  connaître  les  phases 
diverses  du  combat,  obligé  désormais  de  subir  les  évé- 
nements qu'il  devrait  diriger.  C'est  l'hésitation  d'abord, 
puis  la  défaite,  puis  la  déroute.  N'eût-il  pas  mieux 
valu  ne  point  envoyer  sur  le  champ  de  bataille  ce  lamen- 
table troupeau? 

Parlez-moi  maintenant  de  l'instruction  militaire  de  la 
recrue  comme  «  élément  essentiel  de  la  durée  du  temps 
de  service  ».  Il  ne  s'agit  pas  de  former  «  un  soldat  ».  Il 
s'agit  de  former  «  une  armée  ».  Et  cela  demande  en 


Le  Problème  militaire  309 

temps  de  paix,  un  immense  travail  d'ensemble  pour 
lequel  la  collaboration  de  tous  les  éléments  dont  elle  se 
compose,  individuels  et  collectifs,  à  tous  les  degrés  de 
la  hiérarchie,  est  indispensable. 


# 
*    * 


Ce  n'est  point  d'ailleurs  la  seule  base  d'appréciation. 
Il  est  deux  autres  considérations,  non  moins  capitales. 

Vienne  la  guerre.  Voici  que  l'armée  du  pied  de  paix 
devient  le  «  squelette  »  qui  sert  d'armature  à  la  «  chair 
molle  »  qu'apporte  la  mobilisation.  Il  faut  que  le  sque- 
lette soit  solide  et  résistant,  et  cela  d'autant  plus  que  le 
rappel  des  classes  apportera  une  chair  plus  abondante  par 
le  service  général  et  la  prolongation  des  obligations  mili- 
taires. En  d'autres  termes,  il  faut  que  chaque  unité  mobi- 
lisée contienne  un  nombre  suffisant  de  militaires  en 
cours  de  service  actif,  par  conséquent  en  plein  entraîne- 
ment, capables  d'encadrer  leurs  camarades  plus  anciens, 
et  de  leur  rappeler,  par  l'exemple,  l'éducation  qu'ils  ont 
reçue  et  qu'ils  auront  partiellement  oubliée.  Cette  pre- 
mière considération  est  celle  de  1'  «  armature  »,  qui  exige 
la  présence  permanente  sous  les  armes  d'un  effectif  de 
paix  sérieux. 

La  seconde  considération  est  celle  dite  de  la  «  couver- 
ture ».  La  mobilisation  de  l'armée  et  sa  concentration 
sur  ses  positions  de  rassemblement  exigent  un  temps 
variable  d'après  le  degré  de  préparation,  temps  pendant 
lequel  un  raid  audacieux  de  l'adversaire,  s'il  ne  rencon- 
trait pas  une  résistance  préparée  dès  le  temps  de  paix, 
suffirait  à  rendre  illusoire  toute  l'œuvre  de  la  défense 
nationale,  et  à  livrer  le  pays,  passivement,  à  l'invasion. 

Nous  y  parons,  dans  le  régime  nouveau  qui  s'organise, 
par  la  création  du  corps  de  couverture,  toujours  à  effectif 
renforcé,  qui  constituera  d'abord  l'armée  d'occupation 
en  Allemagne,  et  qui,  plus  tard,  occupera  la  région  fron- 


310  Le  Flambeau. 

titre.  Encore  faut-il  avoir  des  hommes  pour  constituer 
cet  effectif,  et  par  conséquent  les  prélever  sur  l'armature 
dont  on  pourra  disposer  pour  l'ensemble  de  l'armée. 

*    » 

Quels  sont  dès  lors  les  facteurs  qui  peuvent  agir  sur 
la  réduction  du  temps  de  service? 

Le  principal  est  dans  la  constitution  d'un  cadre  solide 
et  d'un  élément  permanent  nombreux  et  spécialisé.  Plus 
l'effectif  en  sera  considérable,  plus  la  formation  en  sera 
approfondie,  mieux  les  éléments:  instruction  collective, 
armature  et  couverture  seront  assurés;  moindre  devra 
être,  pour  les  obtenir,  la  présence  effective  sous  les 
armes  des  miliciens  en  service  actif. 

Sans  doute  on  peut  compter  pour  constituer  cet 
élément  sur  la  vocation  militaire  de  certains  jeunes 
gens:  mais  ce  n'est  là  qu'un  appoint  de  peu  d'impor- 
tance. Ce  qu'il  faut,  c'est  créer  une  carrière  présentant 
suffisamment  d'attraits  et  suffisamment  d'avenir  pour 
que  la  jeunesse  s'y  engage.  Il  suffit  d'avoir  parlé  d'attrait 
et  d'avenir,  pour  comprendre  qu'il  faut  que  cette  car- 
rière, commencée  dans  la  vie  militaire,  puisse  se  pour- 
suivre dans  la  vie  civile:  que  pendant  ses  dix  ou  quinze 
années  de  service  volontaire,  le  militaire  «  permanent  » 
doit  recevoir  une  instruction  qui  le  rende  apte  à  certaines 
fonctions  administratives  civiles  afin  qu'il  puisse  pour- 
suivre son  avenir,  en  tenant  compte  de  l'ancienneté 
totale  qu'il  a  acquise,  et  tout  en  restant  pour  l'armée  un 
élément  de  réserve  de  premier  ordre.  Combien  de  Belges 
aspireraient  volontiers  à  passer  à  l'armée  leur  jeunesse, 
s'ils  savaient  qu'à  l'âge  mûr,  ils  ne  seraient  pas  astreints 
d'y  demeurer  dans  une  position  subalterne  et  dépourvue 
d'horizon,  ou  sinon  de  recommencer  leur  vie  à  l'âge 
où  d'ordinaire  l'homme  commence  à  recueillir  les  fruits 
de  son  labeur  ! 


Le  Problème  militaire  311 

C'est  là  qu'est  la  solution  du  problème  de  l'encadre- 
ment et  de  la  permanence.  Elle  a  le  mérite  de  ne  point 
grever  le  Trésor  d'une  charge  supplémentaire  exagérée. 
Elle  assurerait,  j'en  suis  convaincu,  la  présence  des 
quinze  à  vingt  mille  permanents  qui  apparaissent  indis- 
pensables, si  l'on  tient  compte  des  diverses  nécessités 
que  j'envisage.  Au  contraire,  le  simple  relèvement  des 
traitements  et  allocations  coûterait  horriblement  cher, 
sans  efficacité  sérieuse  :  car  jamais  on  ne  pourra  donner 
au  militaire  de  rang  subalterne  une  «  fin  de  carrière  » 
suffisamment  séduisante  pour  attirer  les  ambitions  par- 
fois présomptueuses  de  la  jeunesse. 

Et  voilà  de  la  besogne  pour  le  législateur  de  l'an  pro- 
chain. 


L'élément  permanent  est  évidemment  le  seul  qui  puisse 
agir  sur  Y  «  armature  »  et  sur  la  «  couverture  ».  Mais 
il  en  est  d'autres  qui  peuvent  certes  influencer,  en  outre, 
l'instruction  collective. 

L'éducation  physique  et  la  préparation  militaire 
d'abord,  non  point  par  elles-mêmes,  mais  parce  que  plus 
tôt  sera  terminée  l'instruction  individuelle,  plus  tôt  pourra 
être  commencée  l'instruction  collective,  plus  parfaite 
celle-ci  donc  pourra  se  faire,  étant  donné  un  temps  de 
service  déterminé. 

Puis  encore,  la  vie  aussi  prolongée  que  possible  de 
l'armée  dans  les  camps  et  en  manœuvres.  Ceci  est  une 
question  d'argent  très  importante,  surtout  en  ce  qui  con- 
cerne le  développement  des  camps  d'infanterie  et  d'artil- 
lerie, permettant  d'y  prolonger  le  séjour  que  font  chaque 
année  les  divisions,  tout  en  leur  assurant  des  conditions 
satisfaisantes  d'hygiène  et  de  bien-être.  Les  circonstances 
financières  n'ont  pas  permis,  cette  année,  d'entrer  dans 
cette  voie.  Il  appartiendra  au  législateur  futur  d'appré- 


312  Le  Flambeau. 

cier  les  sacrifices  que  la  nation  juge  pouvoir  consentir 
pour  atteindre  au  résultat  désirable. 

Faut-il  ajouter  enfin  que  toute  instruction  exige  un 
outillage  spécial,  des  conditions  matérielles  favorables, 
qui  touchent  au  casernement,  aux  stands  de  tir,  aux 
plaines  d'exercice,  à  l'approvisionnement  en  munitions 
d'exercice,  à  l'utilisation  en  garnison  de  certains  maté- 
riels sujets  à  usure  ou  dont  l'emploi  est  dispendieux 
(avions,  chars  d'assaut,  par  exemple),  en  un  mot,  à 
l'ensemble  des  moyens  dont  l'armée  du  temps  de  paix 
dispose,  et  qu'il  importe  de  développer  et  de  perfection- 
ner au  mieux  des  besoins  auxquels  il  faut  répondre? 

♦ 
*    * 

Et  maintenant,  supposons  que  tout  cela  soit  acquis  — 
car  il  n'est  personne,  n'est-ce  pas?  du  moins  personne 
de  raisonnable,  qui  réclame  la  réduction  du  temps  de 
service  sans  accorder  tout  ce  que  je  viens  de  dire.  Reste 
à  décider  de  ce  que  peut  être  cette  réduction. 

Aussitôt,  le  champ  s'ouvre  à  la  surenchère.  La  Com- 
mission mixte,  à  l'unanimité  —  sauf  l'abstention  de  ses 
membres  socialistes,  mais  y  compris  l'adhésion  des  autres 
membres  parlementaires — a  dit  douze  mois.  Nous  avons, 
en  ce  moment,  à  titre  transitoire  et  à  raison  de  la  pré- 
sence sous  les  drapeaux  de  deux  contingents  annuels,  — 
ce  qui  nous  donne  un  effectif  moyen  de  113,500  hommes 
—  dix  mois.  M.  Hubin  propose  neuf  mois.  L'extrême- 
gauche  conduite  par  M.  Mathieu  et  quelques  droitiers 
flamands  conduits  par  M.  Marck,  six  mois.  Certains 
publicistes,  quatre  mois.  M.  Eeckeleers  a  parlé  de  trois 
mois.  Et  d'aucuns  annoncent  déjà:  rien  du  tout.  Ce  qui 
permet  de  constater  qu'on  est  toujours  le  militariste  de 
quelqu'un  —  et  ce  qui  enlève  beaucoup  de  sa  signification 
à  cette  épithète. 

Concluons  cependant  de  ces  chiffres  mêmes  que  l'on 
ne  peut  prévoir,  au  maximum,  à  partir  de  1923,  que  la 


Le  Problème  militaire  313 

présence  d'un  seul  contingent  annuel  sous  les  armes.  Pla- 
çons-nous dans  cette  hypothèse  maxima,  et  voyons  objec- 
tivement ce  qu'elle  donne. 

En  admettant  le  service  général  le  plus  étendu,  nous 
aurons  sans  doute  —  l'expérience  vérifiera  les  chiffres 
—  un  contingent  incorporable  de  55,000  hommes,  dont 
45,000  en  service  armé  et  10,000  en  service  auxiliaire. 
Comme  il  est  indispensable  de  disposer  en  tout  temps 
d'éléments  ayant  déjà  reçu  une  certaine  instruction,  l'in- 
corporation de  la  classe  devra  se  faire  en  deux  fois.  Le 
chef  d'état-major  général  propose  avec  raison  de  la  faire 
par  unités  entières,  de  façon  qu'un  même  cadre  ne  reçoive 
les  recrues  qu'une  fois  par  an,  et  qu'un  régiment,  par 
exemple,  comprenne  toujours  un  bataillon  instruit  et  un 
bataillon  à  l'instruction.  Il  en  résulte,  si  l'on  admet  qu'il 
faut  six  mois  pour  l'instruction  individuelle,  que  dans  le 
système  Mathieu  l'armée  ne  comprendrait  jamais  d'élé- 
ments instruits  capables  de  commencer  l'instruction  col- 
lective et  d'assurer  l'armature  et  la  couverture.  Il  en 
résulte  aussi  qu'avec  le  service  d'un  an,  il  y  aurait  sous 
les  armes,  en  dehors  des  permanents  22,500  soldats  et 
5,000  auxiliaires  instruits  (1). 

Supposons  cependant,  en  raison  des  considérations 
déjà  exposées,  que  la  durée  de  l'instruction  individuelle 
puisse  être  réduite  à  moins  de  six  mois,  à  trois  mois 
par  exemple.  Il  en  résultera,  'dans  l'hypothèse  du  service 
d'un  an,  que  pendant  la  moitié  de  l'année  la  totalité  de 
l'effectif  sous  les  armes  pourra  être  utilisée  pour  l'instruc- 
tion collective,  la  couverture  et  l'armature  —  tandis  que 
pendant  les  deux  trimestres  consécutifs  à  chaque  incor- 
poration et  consacrés  à  l'instruction  individuelle  d'un 
demi-contingent,  l'effectif  utilisable  sera  réduit  de  moitié. 
Ne  nous  dissimulons  pas  que  l'ennemi  éventuel  connaî- 

(1)  Voyez  le  Flambeau,  3*  anne'e,  n°  8,  25  août  1920,  p.  165. 

21 


314  Le  Flambeau. 

tra  ces  époques  de  faiblesse,  et  qu'il  en  tirera  profit  lors- 
qu'il s'agira  de  fixer  l'heure  d'une  agression. 

Mais  prenons  les  choses  au  mieux.  Supposons  douze 
mois  de  service.  Supposons  que  la  mobilisation  se  pro- 
duise dans  les  conditions  les  plus  favorables,  la  totalité 
du  contingent  étant  instruite.  Supposons  acquis  l'élé- 
ment permanent  désirable,  et  qui  est  au  moins  triple  de 
celui  dont  nous  disposons  actuellement.  Nous  aurons 
ainsi,  pour  le  rappel  des  classes,  un  effectif  de  paix 
instruit  d'environ  60,000  hommes  en  service  armé.  Il  fau- 
dra, du  jour  au  lendemain,  passer  à  un  effectif  de  guerre 
de  350,000  hommes,  c'est-à-dire  avec  une  proportion  d'un 
homme  en  service  actif  pour  cinq  à  six  rappelés.  Com- 
ment faire,  après  le  prélèvement  qu'exige  le  corps  de 
couverture*  pour  assurer  l'armature?  Il  faudra  bien  étof- 
fer d'abord,  par  privilège,  l'encadrement  d'unités  dites 
de  première  ligne,  et  réduire  celui  d'autres  unités,  qui 
devront  être  l'objet  d'une  très  sérieuse  prise  en  main 
avant  d'être  jetées  dans  l'action. 

C'est-à-dire  que,  même  avec  le  service  d'un  an,  nous 
devrons  nous  résoudre  à  ne  disposer  effectivement,  dans 
les  premiers  jours  de  la  guerre,  que  d'une  partie  de  notre 
armée  de  campagne  —  sous  peine  de  créer  une  cohue, 
livrée  d'avance  à  la  défaite. 


Est-il  possible,  dès  lors,  de  descendre  en  dessous  du 
terme  ainsi  fixé? 

S'y  résoudre,  c'est  décider  de  réduire  encore  l'effectif 
de  l'armée  de  première  ligne  et  même  de  renoncer  à 
constituer  intégralement  l'armée  de  campagne  que  nos 
effectifs  nous  permettraient  de  former.  C'est  aussi  déci- 
der de  renforcer  davantage  encore  l'élément  permanent 
Fde  l'armée,  afin  qu'il  compense,  pour  l'armature  et  la 
couverture,  une  partie  du  déficit  en  miliciens.  Tout  cela 
pour  un  bénéfice  médiocre. 


Le  Problème  militaire  315 

Médiocre,  car  il  faut  bien  admettre  que  la  durée  du 
service  doit  comporter,  après  achèvement  de  l'instruc- 
tion individuelle,  une  participation  minima  de  chaque 
recrue  à  l'instruction  collective.  Médiocre  aussi,  car  les 
partisans  du  service  de  six  mois  reconnaissent  eux-mêmes 
la  nécessité  de  prolonger  et  de  multiplier  les  rappels, 
dont  Je  fardeau  est  infiniment  plus  lourd.  Chaque  fois 
qu'une  classe  est  soumise  à  une  période  de  rappel,  le 
Ministre  n'est-il  pas  assailli  de  sollicitations,  dignes  sou- 
vent d'intérêt,  venant  de  ceux  qui  seront  arrachés  à  leur 
foyer,  à  leur  emploi,  à  leurs  affaires?  Si  certains  rappels 
sont  indispensables,  ne  vaut-il  pas  mieux  les  réduire  au 
minimum,  plutôt  que  de  les  étendre  dans  le  but  de  justi- 
fier un  prélèvement  de  quelques  mois  sur  le  service  nor- 
mal ?  Répétons-le  :  bénéfice  médiocre,  à  moins  de  sacri- 
fier délibérément,  définitivement,  et  j'ajoute  hypocrite- 
ment, la  Héfense  nationale. 

Dès  lors,  pour  descendre  en  dessous  du  terme  d'une 
année,  il  faut  estimer  que  le  péril  germanique  est  réduit 
au  point  de  nous  permettre  de  le  considérer  comme 
écarté  moyennant  un  effort  défensif  inférieur  à  celui  dont 
nous  sommes  capables.  C'est  en  revenir  au  problème 
extérieur  que  je  posais  en  commençant  cette  étude.  A 
chaque  Belge  de  le  résoudre  selon  sa  conscience. 

* 

*    * 

La  prime  d'assurance  contre  l'incendie  est  propor- 
tionnée aux  risques.  Fini  le  risque,  finie  l'assurance, 
supprimée  la  prime.  Quel  dommage  d'avoir  pour  voisin 
un  incendiaire  qui  a  fait  ses  preuves  et  qui  n'a  point 
renoncé  à  son  métier  !  Quel  dommage  aussi  de  constater 
l'existence  aux  environs  de  tant  de  dépôts  de  matières 
inflammables  !  Certes,  ne  tenons  pas  pour  acquis  que 
le  voisin  ne  se  corrigera  jamais  ou  qu'il  ne  sera  pas  pris 


316  Le  Flambeau. 

quelque  jour  des  mesures  de  police  internationale  ras- 
surantes. 

Souhaitons  tout  cela.  Collaborons-y  de  toutes  nos 
forces.  Réservons  l'avenir.  Mais  en  attendant,  ne  mar- 
chandons pas  avec  l'assureur.  Le  seul  avantage  d'un 
sinistre  —  celui  de  1914  ne  nous  suffit-il  pas?  —  est 
d'enseigner  la  prévoyance  à  ceux  qu'aveuglaient  la  con- 
fiance, l'optimisme  ou  tout  simplement  la  veulerie... 


Faute  de  mieux,  reste  à  nos  contradicteurs  à  nous  trai- 
ter de  «  réactionnaires  ».  Nous  ne  comprenons  pas  la 
différence  essentielle  entre  l'armée  de  caserne  et  l'armée 
de  milice;  entre  l'armée  nationale  et  la  nation  armée. 
Il  suffit,  paraît-il,  de  coller  une  étiquette,  de  donner  un 
nom  nouveau,  pour  que  toutes  les  prémisses  de  notre 
raisonnement  s'effondrent;  pour  que  surgisse  tout  con- 
stitué, un  système  complet  de  défense  nationale  qui  don- 
nera, gratis  ou  presque,  ce  que  peut  rêver  de  force,  et 
par  conséquent  de  sécurité  le  meilleur  des  patriotes. 

Ici  je  suis  en  aveu.  Passe  encore  pour  l'instruction  et 
l'éducation  prérégimentaires :  j'en  ai  dit  les  possibilités, 
l'utilité  et  l'importance.  Mais  l'instruction  collective? 
L'armature?  La  couverture?  Est-il  plusieurs  façons  d'as- 
surer tout  cela?  Et  celles-ci  permettent-elles  d'alléger  au 
delà  'de  ce  que  j'aperçois  les  charges  militaires?  Je  ne 
puis  m'en  convaincre.  Le  jour  où  un  découvreur  aura 
jeté  sur  cet  aspect  de  la  question  l'éblouissante  lumière 
de  son  génie,  je  m'inclinerai  volontiers  —  et  il  n'aura 
pas  de  partisan  plus  enthousiaste  que  moi-même  de  ses 
idées  si  justes  et  de  ses  ambitions  si  légitimes. 

jusqu'à  présent,  les  théoriciens  bornent  leurs  décou- 
vertes à  celle  de  la  milice  régionale.  Incorporation  com- 
mode ;  proximité  de  la  famille  ;  contact  dans  la  vie  civile 
comme  dans  la  vie  militaire  du  cadre,  cte  îa  troupe,  de 


Le  Problème  militaire  317 

tous  ceux  qui  se  battront  un  jour  ensemble  ;  mobilisation 
quasi  instantanée;  réduction  au  minimum  du  temps  d'en- 
casernement  compensée  par  des  rappels  nombreux; 
séjours  prolongés  dans  les  camps  et  en  manœuvres.  Vous 
voyez  que  je  n'oublie  rien. 

Certes,  la  régionalisation  du  recrutement  présente  de 
sérieux  avantages  techniques.  Elle  n'est  point  cependant, 
dans  le  même  ordre  d'idées,  sans  présenter  de  graves 
inconvénients.  Le  contact  permanent  de  la  famille  est-iî 
favorable  à  la  formation  de  l'esprit  militaire  individuel 
et  collectif?  Les  gens  d'expérience  le  contestent.  Une 
telle  armée  ne  se  rapprocherait-elle  pas,  dans  son  moral, 
de  ce  que  fut  notre  garde  civique?  Beaucoup  le  pré- 
voient. Mais  il  est  surtout  deux  objections  qui  sont  déci- 
sives, et  dont  il  suffira  de  préciser  la  portée. 

La  première  est  qu'en  temps  de  guerre,  le  recrute- 
ment par  localités  ne  répartit  pas  équitablement  les  sacri- 
fices entre  les  divers  éléments  de  la  nation.  Donner  à 
un  bataillon  Tordre  de  tenir  jusqu'au  dernier  homme, 
c'est  dépeupler  une  petite  ville.  Il  se  trouve  ainsi  qu'en 
France,  où  cependant  les  circonscriptions  de  recrutement 
sont  vastes,  le  pourcentage  de  pertes,  de  région  à 
région  varie  quelquefois  dans  des  proportions  vraiment 
saisissantes. 

La  seconde,  tirée  de  la  situation  spéciale  à  la  Belgique, 
renforce  la  première.  Notre  pays  est  divisé  en  deux 
zones  linguistiques.  Ce  fait  sert  de  prétexte  à  des  pro- 
pagandes dont  tous  les  Belges  soucieux  de  l'avenir 
redoutent  les  conséquences.  De  quelles  suspicions  te 
commandement  ne  serait-il  pas  l'objet  lorsqu'il  impose- 
rait, pour  des  raisons  d'ordre  militaire  et  sans  avoir  pu 
choisir,  un  tâche  particulièrement  sanglante  à  un  corps 
déterminé?  Quel  élément  de  haine,  de  violence,  d'indisci- 
pline, n introduirait-on  pas  ainsi  dans  une  armée  où 
déjà,  en  temps  de  guerre,  comme  dans  toutes  Tes  armées, 
l'esprit  d'arme  ou  l'esprit  de  corps  éveille  si  aisément  le 


318  Le  Flambeau, 

reproche  réciproque  d'  «  embusquage  »?  Régionaliser  le 
recrutement  en  Belgique,  c'est  compliquer  de  façon 
redoutable  et  peut-être  rendre  impossible  la  tâche  du 
haut  commandement. 

Au  contraire,  à  raison  même  des  actions  séparatistes 
auxquelles  notre  petit  peuple  est  soumis,  n'importe-t-il 
pas  de  conserver  tout  ce  qui  lui  donne  de  l'unité  morale, 
tout  ce  qui  rapproche  Flamands  et  Wallons  dans  une 
communauté  d'existence  et  d'affection?  Au  premier  rang 
donc,  le  service  militaire  non  régionalisé,  dans  lequel  ils 
apprennent  à  se  connaître,  à  se  comprendre,  à  s'aimer. 

Inutile  d'entourer  cette  vérité  de  phrases  sonores  :  cha- 
cun la  comprendra.  Il  suffit  d'ajouter  que  le  fait  essentiel 
doit  être  la  mise  en  contact  intime,  au  sein  des  unités, 
de  la  jeunesse  belge,  flamande  et  wallonne.  Mais  qu'il 
faut  dès  lors  que  la  vie  militaire  soit  aussi  accueillante 
aux  Flamands  qu'aux  Wallons  :  je  m'en  suis  expliqué 
à  la  Chambre.  Et  qu'il  faut  aussi  organiser  la  réparti- 
tion dans  les  unités  de  façon  à  léser  le  moins  possible 
les  intérêts  des  individus  et  des  familles:  j'ai  fait  con- 
naître à  ce  sujet  la  réforme  à  laquelle  il  sera  procédé  par 
voie  de  disposition  ministérielle.  Elle  réalisera,  dans  une 
large  mesure,  les  avantages  que  l'on  peut  invoquer  en 
faveur  de  la  thèse  que  je  combats,  sans  que  s'accomplisse 
une  étape  dangereuse  dans  la  voie  de  la  séparation 


Concluons. 

La  solution  de  la  question  militaire  ne  peut  être 
influencée,  ni  par  des  apriorismes  doctrinaux,,  ni  par 
des  considérations  d'électoralisme.  Ceux  qui  cherchent 
à  créer  autour  des  «  six  mois  »  une  sorte  de  mysticisme 
populaire  font,  à  mon  sens,  besogne  indéfendable. 

La  solution  est  d'ordre  exclusivement  international  et 
technique.  Il  n'est  possible  de  marchander  ni  avec  le 
danger  éventuel,   ni  avec  les  besoins  corrélatifs  de  la 


Le  Problème  militaire  319 

défense.  Il  faut  par  conséquent,  mesurer  froidement  le 
premier,  et  faire  face  loyalement  aux  seconds.  Sous-éva- 
luer  l'un,  ou  méconnaître  les  autres,  c'est  pire  et  c'est 
moins  logique,  que  de  proclamer  la  thèse  absolue  du 
désarmement  pur  et  simple  et  de  l'abdication  nationale  : 
parce  que  c'est  former  une  armée  condamnée  à  la  défaite, 
c'est-à-dire,  tout  en  préparant  des  sacrifices  sanglants*  ne 
protéger  en  aucune  manière  notre  droit  à  l'existence. 

Dès  lors  qu'on  l'envisage  de  ce  point  de  vue,  la  solu- 
tion exige:  pour  une  armée  de  pied  de  guerre  détermi- 
née —  à  cet  égard,  quant  à  présent,  le  maximum  de  nos 
forces  utilisables  doit  pouvoir  être  mis  en  œuvre  —  une 
armée  du  pied  de  paix  suffisamment  instruite,  encadrée, 
dotée  de  matériel,  pour  «  accoucher  »  à  la  mobilisation, 
de  cette  armée  du  pied  de  guerre. 

Le  temps  de  service  est  donc  fonction  exclusivement 
du  temps  nécessaire  à  l'instruction  collective  et  du  chif- 
fre d'effectifs  instruits  nécessaire  à  l'armature  et  à  la 
couverture.  En  fait,  de  l'avis  des  techniciens,  moyennant 
une  politique  militaire  méthodique;  consciencieuse  et 
intelligente,  ce  temps  ne  devra  pas  dépasser  douze  mois, 
même  lorsqu'un  contingent  sera,  chaque  année,  sou- 
mis à  l'incorporation. 

Pour  abaisser  davantage  la  durée  du  service  en  temps 
de  paix,  il  faut  se  résigner  à  la  réduction  de  toute 
notre  puissance  défensive.  Il  faut  donc  apprécier  les 
circonstances  extérieures,  toujours  en  cours  d'évolution  ; 
il  faut  aussi  connaître  les  mesures  qui  auront  été 
prises  à  l'intérieur:  tels  la  constitution  effective  d'un 
élément  militaire  permanent  considérable  et  le  développe- 
ment généralisé  de  la  formation  prérégimentaire.  A  cet 
égard,  aucune  solution  «  théorique  »  n'a  de  valeur  abso- 
lue :  à  chaque  instant  de  son  histoire,  la  Patrie  doit  con- 
sentir pour  sa  défense,  tout  ce  que  celle-ci  exige  par 
rapport  au  péril  dont  elle  est  menacée.  Cela  dépend  donc 
de  la  puissance  dont  dispose  l'ennemi  éventuel,   des 


320  Le  Flambeau. 

alliés  probables,  de  la  situation  générale  du  monde  ;  cela 
ne  dépend  pas  des  partis  politiques,  s'ils  entendent  ne 
pas  subordonner  la  Patrie  à  leurs  ambitions.  Cela  peut 
changer,  se  modifier,  croître  ou  se  réduire:  mais  point 
au  gré  de  leurs  désirs  et  de  leurs  intérêts. 

L'enjeu  de  l'élection  est  de  savoir  si  la  majorité  des 
Belges  est  accessible  à  ce  langage  —  ou  si,  au  contraire, 
elle  entend  faire  accueil  aux  appels  qui  seront  faits,  par 
voie  de  surenchère,  à  toutes  les  faiblesses  de  l'égoïsme 
humain. 

Qu'est-ce  donc,  dans  une  vie,  que  quelques  mois  en 
plus  ou  en  moins  accordés  au  devoir  patriotique,  à  l'âge 
où  la  jeunesse  a  besoin  d'action,  d'exercice,  de  grand 
air;  où  il  est  utile  à  l'homme  d'assouplir  son  corps,  de 
former  sa  volonté,  d'élargir  ses  horizons  par  le  contact 
d'autres  hommes  étrangers  à  son  milieu  familial  ou  pro- 
fessionnel? L'armée  ne  doit-elle  pas  être  la  grande  édu- 
catrice  morale  qui  prépare  les  générations  nouvelles, 
auxquelles  on  parle  tant  de  leurs  droits,  à  l'accomplisse- 
ment de  leurs  devoirs? 

Ayons  la  foi  que  le  suffrage  universel,  aujourd'hui 
souverain,  ne  se  laissera  pas  égarer,  comme  s'était  laissé 
égarer  jadis  le  corps  électoral  du  régime  plural. 

Qu'il  songe  avant  de  s'y  résoudre,  à  l'expérience  hor- 
rible que  nous  venons  de  faire  !  Les  mêmes  causes  pro- 
duisent les  mêmes  effets.  Tout  se  paie.  Il  faut  choisir. 

Albert  Devèze. 


La  Cerisaie 

Le  Flambeau  me  fait  le  grand  honneur  de  me  deman- 
der quelques  pages  pour  la  traduction  de  la  Cerisaie  de 
Tchékhov,  et  j'en  suis  tout  perplexe. 

Il  y  a  quelque  chose  de  paradoxal  dans  cette  présen- 
tation du  chef-d'œuvre  d'un  grand  écrivain  faite  par  un 
inconnu.  Si  je  passe  outre  aux  scrupules,  j'ai  deux 
excuses:  c'est  que  j'aime  passionnément  la  littérature 
russe,  âme  vibrante  de  mon  pays;  c'est  que  je  vois  dans 
la  traduction  de  nos  œuvres  littéraires  un  des  meilleurs 
moyens  de  donner  au  public  de  langue  française  la  com- 
préhension vraie  et  profonâe  de  la  vie  russe. 

Or,  s'il  est  impossible  de  comprendre  la  Russie  sans 
connaître  sa  littérature,  Tchékhov  est,  sans  conteste, 
celui  des  écrivains  russes  qui  devrait  être  présenté  un 
des  premiers  à  l'attention  du  public  étranger,  tant  son 
œuvre  reflète  puissamment  et  fidèlement  l'ambiance 
sociale  de  toute  une  époque. 

Né  en  1860,  Tchékhov  fut  emporté  par  la  phtisie  en 
1904;  de  la  sorte  son  activité  littéraire  coïncida  avec  la 
période  la  plus  morne,  la  plus  plate  de  la  vie  sociale 
russe.  La  bureaucratie  stupide  et  la  noblesse  (décadente, 
unies  en  une  entente  cordiale,  prenaient  alors  leur 
revanche  de  i'époque  libérale  d'Alexandre  II,  étouffaient 
toute  activité  intellectuelle  et  sociale  du  pays,  l'acculaient 
à  la  stagnation,  au  croupissemem. 

La  seule  chose  qu'elles  ne  pouvaient  mater  complète- 
ment, c'était  l'évolution  économique  de  la  Russie,  où  des 
phénomènes  nouveaux  prenaient  naissance.  En  effet, 
l'abolition  du  servage  en  1861  a  bouleversé  tous  les  rap- 


322  Le  Flambeau. 

ports  sociaux  et  l'économie  nationale.  Des  capitaux 
énormes,  jetés  dans  la  circulation  par  le  rachat  des  terres 
aux  seigneurs,  ont  vite  fait  de  passer  des  mains  de  la 
noblesse  prodigue  et  désœuvrée  aux  mains  de  toute  sorte 
d'accapareurs  et  de  mercantis.  D'autre  part,  le  domes- 
tique-serf, affranchi  sans  terre,  envahissait  les  villes  et 
offrait  une  main-d'œuvre  immense  à  l'exploitation  facile. 
Le  capitalisme  naît  dans  cette  atmosphère  favorable,  non 
pas  le  capitalisme  constructeur  qui  organise  et  développe 
les  forces  productrices  du  pays,  mais  le  capitalisme  pro- 
fiteur, fait  de  rapines,  de  lucre,  rafleur,  écumeur  du  tra- 
vail de  la  nation.  C'était  partout  le  règne  des  rapaces 
de  toute  taille;  les  grands  centres  et  les  villes  de  pro- 
vince, les  campagnes  et  les  hameaux  les  plus  reculés 
avaient  leurs  requins  ou  leurs  sangsues. 

Cependant,  les  intellectuels,  écrasés  par  la  défaite  des 
libéraux  et  des  révolutionnaires  terroristes  après  la  mort 
d'Alexandre    II    (1881),    désorganisés,    dispersés    dans 
l'immensité  du  pays,  terrorisés  par  la  réaction,  sont  deve- 
nus impuissants  et  ils  désespèrent  de  l'avenir  meilleur, 
ayant  perdu  la  foi  dans  les  prédispositions  révolution- 
naires du  peuple.  Leurs  idéals  anciens,  idéals  généreux, 
démocratiques  et  humanitaires,  subsistaient,  certes,  mais 
devenaient  de  plus  en  plus  abstraits  et  nébuleux,  frappés 
d'impuissance;  le  courage  diminuait  chaque  jour  devant 
la  pérennité  inébranlable,  semblait-il,  du  régime.  La  vie 
devenait  terne  et  fade,   remplie  d'ennui   sans  fin.    de 
petites  compromissions,   de  petites  chutes  morales,   de 
grisaille  crépusculaire,  —  un  marécage  immense  et  pro- 
fond où  s'enlisait  lentement,  inéluctablement  la  mince 
couche  de  gens  cultivés.  C'était  un  drame  obscur  et  sourd 
où  se  mourait,  où  s'asphyxiait  l'héroïsme  de  naguère... 
Un  drame  sans  protagonistes,  sans  action,  confus,  insi- 
pide et  atone,  mais  combien  poignant  ! 

Le  chantre  incomparable,  sensitif  et  subtil  de  ce  drame, 
c'est  Tchékhov,  auteur  des  Contes  'crépusculaires,  des 


La  Cerisaie.  323 

Gens  moroses,  des  Trois  Sœurs,  de  V Oncle  Vania,  de  la 
Cerisaie.  La  mesquinerie  écœurante  des  petits  bourgeois, 
la  platitude  morne  et  grise  de  leur  vie  ;  les  élans  impuis- 
sants, les  angoisses,  la  torpeur  et  le  spleen  désespéré 
des  intellectuels  ;  le  désarroi  de  la  noblesse  débile  et  gro- 
tesque, désemparée  par  l'affranchissement  des  serfs,  par 
l'invasion  des  parvenus  triomphants,  —  tout  cela  trouve 
sa  place  dans  l'œuvre  de  Tchékhov,  tout  y  est  dépeint 
avec  un  sourire  mélancolique  et  apitoyé,  avec  une  com- 
misération ironique  et  profondément  humaine. 

L'humanité  se  dessine  parfois  au  regard  de  Tchékhov 
comme  une  nuée  de  moucherons,  tout  petits,  mesquins 
et  grotesques  dans  leur  activité  grouillante  et  vaine;  la 
vie  nationale  s'étend  devant  lui  comme  un  désert  où  tout 
est  engourdi  dans  un  sommeil  étrange,  peuplé  de  rêves 
difformes,  confus  et  lourds,  où  les  âmes  sont  remplies 
d'ennui  et  de  'désolation,  comme  des  temples  désertés 
par  leurs  dieux... 

Tchékhov  débuta  vers  1883  comme  auteur  de  petits 
contes  humoristiques  sans  prétention,  où  son  rire  juvé- 
nile retentissait  spontanément,  provoqué  par  n'importe 
quel  trait  comique  de  la  vie  quotidienne;  cependant 
l'acuité  d'observation,  le  sens  du  grotesque  se  manifes- 
taient déjà  d'une  façon  remarquable  dans  ces  essais  du 
jeune  écrivain  et  attirèrent  sur  lui  l'attention  de  la  cri- 
tique. Mais  bientôt  des  notes  mélancoliques  se  mêlent 
au  rire  d'Antocha  Tchekhonté  (pseudonyme  de  Tchék- 
hov à  ses  débuts)  ;  le  rire  devient  un  sourire  que  les  sou- 
pirs d'angoisse,  de  tristesse  et  d'ennui  entrecoupent  de 
plus  en  plus  souvent,  tels  des  points  d'orgue... 

La  collaboration  aux  quotidiens,  ainsi  que  le  tempéra- 
ment personnel  poussaient  Tchékhov  à  écrire  surtout  de 
petits  contes,  sorte  de  pochades  littéraires,  adaptés  pour 
ainsi  dire  aux  proportions  et  au  caractère  d'un  journal. 
Le  contenu  de  ces  miniatures  est  infiniment  varié  et 


324  Le  Flambeau. 

kaléidoscopique  :  une  anecdote,  une  scène  saisie  sur  le 
vif,  un  épisode  détaché,  parfois  un  drame  en  raccourci, 
d'où  l'on  pourrait  tirer  la  matière  de  tout  un  roman. 

Ce  genre  d'écrits  exige  une  facture  toute  spéciale, 
extrêmement  serrée  et  soignée,  un  style  bref  et  concis 
qui  ne  fait  ressortir  que  le  principal  et  permet  en  même 
temps  au  lecteur  de  deviner  le  reste.  Tchékhov  est  passé 
maître  dans  ce  genre  qu'il  a,  peut-on  dire,  créé  dans  la 
littérature  russe.  Et,  bien  qu'il  ait  écrit  par  la  suite  plu- 
sieurs nouvelles  d'une  plus  grande  envergure,  il  ne  nous 
a  pas  donné  un  seul  roman. 

Mais  il  est  une  partie  de  l'héritage  littéraire  de  Tchék- 
hov qui  reste  à  part,  avec  une  valeur  intrinsèque  spé- 
ciale: ce  sont  ses  œuvres  dramatiques. 

Là  encore  Tchékhov  a  commencé  par  des  saynètes 
humoristiques,  tel  l'Ours,  le  Jubilé,  la  Demande  en  ma- 
riage; mais  ce  sont  les  drames  comme  la  Mouette,  Ivanov, 
l'Oncle  Vania,  les  Trois  Sœurs,  ln  Cerisaie,  qui  ont  con- 
sacré sa  gloire  de  dramaturge. 

Le  célèbre  Théâtre  d'Art  de  Moscou  s'attacha  tout  spé- 
cialement à  la  réalisation  scénique  de  ces  drames,  et  ce 
fut  là  une  véritable  révélation  d'art  dramatique  qui 
marque  une  époque  dans  l'histoire  du  théâtre  russe. 

La  Cerisaie,  écrite  en  1903,  est  la  dernière  en  date 
parmi  les  œuvres  dramatiques  de  Tchékhov,  c'est  pour- 
quoi, peut-être,  cette  comédie  présente  une  sorte  de  syn- 
thèse de  toute  l'activité  de  son  auteur,  la  quintessence  de 
sa  valeur  sociale.  Elle  peut  être  considérée  en  même 
temps  comme  son  chef-d'œuvre  artistique. 

Affranchi  de  toutes  les  traditions  vieillottes,  de  tous 
les  préjugés  consacrés  de  la  dramaturgie  classique, 
Tchékhov  nous  donne  dans  la  Cerisaie  non  pas  un  drame 
de  mouvement,  de  heurts  tragiques  ou  comiques,  tou- 
jours plus  ou  moins  artificiels,  puisque  voulus  et  arran- 
gés à  dessein,  —  mais  une  reconstitution  idéale,  purifiée 
de  la  vie  comme  elle  est,  vraie,  sans  artifice  ni  prémédita- 


La  Cerisaie.  325 

tion.  L'impression  n'en  est  que  plus  poignante  et  pro- 
fonde. 

D'aucuns  verront  une  infériorité  dans  ce  détachement 
des  règles  sacrées  aux  «  faiseurs  »  de  pièces  de  théâtre. 
Ceux-là  ne  comprendront  jamais  ni  la  beauté  sublime 
et  neuve  des  œuvres  de  votre  grand  Maeterlinck,  ni  la 
signification  profonde  de  certaines  pièces  d'Ibsen.  Sans 
être  leur  émule  ni  leur  élève,  Tchékhov  se  place  à  côté 
de  ces  deux  sommets  de  l'art  dramatique  contemporain, 
tout  en  restant  essentiellement  russe  par  la  teneur  sociale 
et  psychologique  de  ses  drames. 

Ouj,  elle  est  bien  russe,  cette  Cerisaie,  avec  tout  ce 
monde  qui  la  peuple,  les  intérêts  qui  s'y  heurtent,  les 
pauvres  âmes  humaines  qui  y  souffrent,  pitoyables  même 
quand  elles  sont  grotesques...  Cette  Cerisaie  qui  a  vu 
grandir  tant  de  générations  de  gentilshommes,  qui  a 
abrité  tant  de  grandeurs  et  tant  de  décadences  de  la 
vieille  vie  patriarcale  et  qui  tombe  sous  la  hache  impa- 
tiente du  mercanti,  serf  d'hier,  maître  de  l'heure  pré- 
sente, —  c'est  un  profond  symbole  de  la  crise  sociale 
russe,  commencée  avec  l'abolition  du  servage  et  qui  se 
prolonge  jusque  dans  le  «  communisme  »  d'à  présent... 
Tous  ces  personnages,  —  aussi  bien  les  seigneurs  déca- 
dents que  les  précurseurs  balourds  du  capitalisme,  que 
cette  mère  inconsciente  et  frivole,  tenue  ëaptive  par  le 
passé,  ou  que  les  jeunes  qui  aspirent  à  une  vie  inconnue 
et  nouvelle,  —  tous  ils  font  partie  intégrante  d'un  tout 
organique,  tous  sont  des  fruits  qui  ont  mûri  sur  un  même 
arbre;  mais  la  désagrégation  fait  son  œuvre,  disloque, 
entrechoque,  disperse  aux  quatre  vents  les  membres  de 
cette  unité  organique  qu'était  la  vieille  Russie  patriar- 
cale... 

Tchékhov  ne  critique  pas  cette  vie  ni  ses  représentants  ; 
son  drame  n'est  ni  un  acte  d'accusation,  ni  une  plaidoi- 
rie. Il  constate,  il  fait  vibrer  devant  nous,  un  instant,  la 
vie  elle-même;  mais,  profondément  humain,  c'est  avec 


326  Le  Flambeau. 

un  lyrisme  soutenu,  avec  une  sympathie  apitoyée  qu'il 
réalise  son  œuvre  d'art. 

Je  me  garderai  bien  de  faire  une  analyse  de  la  Cerisaie; 
j'en  laisse  la  primeur  au  lecteur  compréhensif,  sans  la 
déflorer  par  des  commentaires  qui  sentent  toujours  l'am- 
phithéâtre d'anatomie. 

Entrez  avec  l'auteur  dans  ce  coin  perdu  de  la  vie  russe, 
vous  saisirez  vous-même  les  battements  du  cœur  —  par- 
fois si  faibles  —  de  cette  pauvre  vie. 

«  Vous  vous  plaignez  qu'il  n'y  ait  pas  de  mouvement  », 
écrivait  Tchékhov,  je  ne  sais  trop  à  quel  propos,  à  un 
de  ses  amis  :  «  le  mouvement  y  est,  mais,  comme  le  mou- 
vement de  la  terre  autour  du  soleil,  il  n'est  pas  percep- 
tible pour  nous  qui  y  participons.  » 

Ces  paroles  de  l'écrivain  pourraient  très  bien  servir 
d'épigraphe  à  la  Cerisaie. 

Alexandre  Eck. 

Paris,  juillet  1921. 


LA  CERISAIE 

Comédie  en  quatre  actes  de  A.  P.  Tchékhov. 

Première  version  française  par  C.  Mostkova  et  A.  Lamblot.  (i) 


ACTE  II 

Un  champ.  Une  vieille  chapelle  affaissée,  abandonnée  depuis  long- 
temps. A  côté  un  puits,  de  grandes  dalles,  qui  furent  autrefois  des 
pierres  tombales.  Un  vieux  banc.  On  aperçoit  la  route  qui  mène  à  la 
propriété  de  Gaïev.  En  retrait  s'élance  une  ligne  assombrie  de  peu- 
pliers. C'est  là  que  commence  le  jardin  des  cerisiers.  Au  loin,  une 
rangée  de  poteaux  télégraphiques.  A  l'horizon  se  silhouette  une  grande 
ville  qu'on  ne  voit  que  par  temps  clair.  Le  soleil  va  bientôt  se  coucher. 

(Charlotte,  Yacha  et  Douniacha  sont  assis 
sur  le  banc.  Debout,  Epikhodov  joue  de  la  gui- 
tare. Tous  sont  pensifs.  Charlotte,  coiffée  d'une 
casquette  défraîchie,  a  enlevé  le  fusil  de  son 
épaule  et  en  arrange  la  courroie.) 

charlotte  (pensive) 

Mes  pièces  d'état-civil  n'étant  pas  en  règle,  j'ignore 
mon  âge,  et  je  crois  toujours  être  très  jeune.  De  mon 
enfance,  je  me  rappelle  ceci  :  mes  parents  allant  par  les 
foires,  donnant  des  représentations,  et  ma  foi,  de  très 
bonnes,  et  moi,  faisant  des  sauts  périlleux  et  toutes  sortes 
de  tours.  Père  et  mère  morts,  une  dame  allemande 
m'adopta  et  me  fit  faire  des  études.  Voilà.  Ensuite  je 
devins  gouvernante.  Mais  d'où  suis-je,  qui  suis-je?  Je 
l'ignore...  Quels  étaient  mes  parents?  Il  se  peut  qu'ils 

(1)  Voyez  le  Flambeau,  4e  année,  n°  6,  30  juin  1921,  p.  212 


328  Le  Flambeau. 

n'aient  jamais  été  mariés..,  qu'en  sais-je?  (Elle  tire  une 
pomme  de  sa  poche  et  se  met  à  la  grignoter) .  Je  n'en  sais 
rien.  (Silence.)  Et  je  voudrais  tant  causer  à  cœur  ouvert, 
mais  avec  qui?...  Je  n'ai  personne,  moi. 

epikhodov  (joue  de  la  guitare  et  chante) . 

«  Que  m'importe  le  monde, 
«  Amis,  ennemis?...  » 

Que  c'est  agréable  de  jouer  de  la  mandoline! 

DOUNIACHA 

C'est  une  guitare,  et  non  pas  une  mandoline.   (Elle 
se  regarde  dans  une  petite  glace  et  se  met  de  la  poudre.) 

EPIKHODOV 

Pour  un  insensé  amoureux,  c'est  une  mandoline.  (// 
chante.) 

a  Pourvu  que  le  cœur  se  réchauffe 
«  D'un  grand  amour  partagé.  » 

(Yacha  chante  avec  lui.) 
CHARLOTTE 

Ce  qu'ils  chantent  effroyablement,  ces  gens-là!  Fi!  on 
dirait  des  chacals. 

douniacha  (à  Yacha) 
Quel  bonheur  tout  de  même  d'avoir  été  à  l'étranger! 

YACHA 

Oui,  évidemment.  Je  ne  puis  pas  ne  pas  partager  votre 
avis.  (//  bâille,  puis  allume  un  cigare.) 

EPIKHODOV 

Evidemment,  bien  sûr!  A  l'étranger,  tout  est  depuis 
longtemps  déjà  «  organisé  »... 


La  Cerisaie.  329 

YACHA 

Cela  se  conçoit. 

EPIKHODOV 

Etant  un  homme  éclairé,  je  lis  des  livres  remarquables. 
Et  malgré  cela,  je  ne  parviens  pas  à  comprendre  ce  que 
réellement  je  désire.  Dois-je  vivre  ou  tout  simplement 
me  brûler  la  cervelle?  Néanmoins,  j'ai  toujours  un  revol- 
ver sur  moi  ;  le  voici.  (//  le  montre.) 

CHARLOTTE 

Eh  bien,  j'ai  fini;  je  m'en  vais.  (Remettant  son  fusil.) 
Toi,  Epikhodov,  tu  es  un  homme  fort  sensé  et  très  redou- 
table; les  femmes  doivent  être  folles  de  toi,  Brrr!  (Mar- 
chant.)Tous  ces  gens  sensés  sont  si  stupides,  et  je  n'ai 
personne  à  qui  me  confier...  Seule,  toujours  seule.  Je  n'ai 
personne.  Et...  et  qui  suis-je?  Pourquoi  suis-je?  Je 
l'ignore.  (Elle  s'éloigne  à  pas  lents.) 

EPIKHODOV 

A  vrai  dire,  sans  aborder  d'autres  sujets,  je  dois  recon- 
naître que  la  destinée  se  comporte  envers  moi  sans  pitié 
aucune,  telle  la  tempête  envers  un  frêle  esquif.  Si  je  me 
trompe,  admettons-le.  Eh  bien,  alors,  pourquoi  en  ai-je 
eu  un  nouvel  exemple,  ce  matin  même  à  mon  réveil? 
Que  vois-je?  Sur  ma  poitrine,  une  araignée  effrayante... 
comme  ceci  (//  fait  un  geste  des  deux  mains.)  De  même 
pour  le  cidre.  J'en  prends  pour  me  désaltérer  et  n'y  vois- 
je  point  quelque  chose  d'ignoble,  mais  d'ignoble  au  plus 
haut  degré!  Une  espèce  de  cafard,  quoi!  (Silence.) 
Avez- vous  lu  Bokle?  (Silence.)  Je  vais  vous  importuner, 
Mademoiselle,  mais  j'ai  quelques  mots  à  vous  dire 

DOUNIACHA 

Parlez. 

EPIKHODOV 

Je  voudrais  bien  en  tête  à  tête...  (Il  soupire.) 


00 


330  Le  Flambeau. 

douniacha  (gênée) 

Si  vous  voulez...  Mais  apportez-moi  d'abord  ma  pèle- 
rine. Elle  est  à  côté  de  l'armoire.  Il  fait  un  peu  humide, 
ici. 

EPIKHODOV 

C'est  cela...  J'y  vais...  Je  sais,  à  présent,  ce  que  je  ferai 
de  mon  pistolet...  (//  prend  la  guitare  et  s'éloigne  en 
jouant) . 

YACHA 

Vingt-deux  malheurs,  va  !  Entre  nous  soit  dit,  c'est  un 
homme  stupide.  (//  bâille.) 

DOUNIACHA 

Je  crains  qu'il  ne  se  brûle  la  cervelle.  (Silence.)  Je 
suis  toujours  inquiète,  tourmentée.  Quand  les  maîtres 
m'ont  prise  chez  eux,  j'étais  encore  petite,  et  voilà  que 
je  me  suis  déshabituée  de  la  vie  des  paysans.  Tenez,  j'ai 
les  mains  blanches,  blanches  comme  celles  d'une  demoi- 
selle. Je  suis  devenue  si  délicate,  sensible,  raffinée.  Je 
crains  tout,  tout  m'effraie.  Et  si  vous,  Yacha,  vous  jouiez 
de  moi,  eh  bien,  je  ne  sais  ce  qu'il  adviendrait  de  mes 
nerfs. 

yacha  (l'embrassant) 

Petite  caille,  va!  Evidemment,  une  jeune  fille  doit  se 
respecter  ;  ce  que  je  déteste  le  plus  chez  elle,  c'est  la  mau- 
vaise conduite. 

DOUNIACHA 

Je  vous  aime  passionnément.  Vous  êtes  instruit,  vous 
savez  causer  de  tout.  (Silence.) 

yacha  (bâillant) 

Oui,  certes...  A  mon  avis,  si  une  jeune  fille  est  amou- 
reuse, eh  bien,  c'est  qu'elle  est  immorale.   (Silence.) 


La  Cerisaie.  331 

Comme  c'est  agréable  de  fumer  un  cigare  en  plein  air!... 
(Attentif.)  On  vient...  Ce  sont  les  maîtres. 

douniacha  (l'embrassant  éperdûment) 
Yacha ! 

YACHA 

Rentrez.  Prenez  ce  sentier,  comme  si  vous  étiez  allée 
vous  baigner  à  la  rivière.  On  peut  vous  voir,  et  croire  que 
j'avais  un  rendez-vous.  Je  ne  tolère  pas  cela. 

douniacha  (toussotant) 
Le  cigare  m'a  donné  la  migraine...  (elle  sort). 

(Yacha  reste  assis  près  de  la  chapelle.  Entrent 
Loubov,   Gaïev  et  Lopakhine.) 

LOPAKHINE 

Il  faut  vous  décider,  le  temps  presse.  La  question  est 
toute  simple.  Consentez-vous,  oui  ou  non,  à  affermer 
vos  terres?  Répondez  d'un  mot:  oui  ou  non.  Rien  que 
d'un  mot. 

LIOUBOV 

Qui  fume  ici  d'infects  cigares?  (Elle  s'assied.) 

GAÏEV 

Il  n'y  a  pas  à  dire,  on  a  beaucoup  plus  de  facilités 
depuis  qu'il  y  a  un  chemin  de  fer.  (//  s'assied.)  Voilà, 
nous  sommes  allés  déjeuner  en  ville...  De  la  rouge  au 
milieu!  Je  voudrais  bien  rentrer  faire  une  partie  de 
billard... 

LIOUBOV 

Rien  ne  presse. 

lopakhine  (suppliant). 
Rien  qu'un  mot.  Voyons,  donnez-moi  une  réponsef! 


332  Le  Flambeau. 

gaïev  (bâillant) 
Hein,  que  dit- il? 

lioubov  (examinant  le  contenu  de  sa  bourse). 

Hier  encore,  j'avais  beaucoup  d'argent.  Aujourd'hui, 
quasiment  rien.  Et  dire  que,  par  économie,  ma  pauvre 
Varia  nourrit  tout  le  monde  de  laitage  et  qu'à  l'office, 
on  ne  donne  aux  vieux  serviteurs  que  des  haricots  ;  tandis 
que  je  dépense  sans  compter,  stupidement...  (Elle  laisse 
tomber  la  bourse,  des  pièces  dfor  s'éparpillent.)  La  voilà 
encore  tombée...  (Elle  est  dépitée.) 

YACHA 

Ne  vous  dérangez  pas,  Madame,  je  vais  les  ramasser. 
(//  ramasse  les  pièces.) 

LIOUBOV 

S'il  vous  plaît,  Yacha.  Et  pourquoi  suis-je  allée  déjeu- 
ner en  ville...  dans  votre  ignoble  restaurant  à  orchestre 
où  les  nappes  puent  le  savon?...  Et  pourquoi  tant  boire, 
Léonide,  tant  manger,  à  quoi  bon  tant  parler?  Tantôt, 
tu  as  encore  fait  tout  un  discours,  et  mal  à  propos  évi- 
demment, sur  l'époque  de  1870...  sur  les  «  décadents  »! 
Et  à  qui  encore?  au  garçon  de  restaurant! 

LOPAKHINE 

Oui. 

gaïev  (avec  un  geste  d'ennui) 
Décidément   je   suis    incorrigible...    (à    Yacha,    avec 
humeur.)  C'est  agaçant,  à  la  fin,  tu  es  toujours  dans  les 
jambes.  * 

yacha  (riant) 

Je  ne  peux  pas  entendre  votre  voix  sans  rire. 

gaïev  (à  sa  sœur) 
Ou  moi,  ou  lui. 


La  Cerisaie.  333 

LIOUBOV 

Allez-vous  en,  Yacha,  allez... 

yacha  (rendant  le  porte-monnaie  à  Lioubov). 

Je  m'en  vais,  Madame...  (//  a  peine  à  réprimer  son 
rire.)  Tout  de  suite.  (//  s'éloigne.) 

LOPAKHINE 

Dériganov,  le  richard,  convoite  votre  propriété.  On 
dit  qu'il  viendra  en  personne  à  la  vente. 

LIOUBOV 

Où  avez-vous  entendu  cela? 

LOPAKHINE 

On  en  cause,  en  ville. 

GAÏEV 

La  tante  de  Yaroslaw  a  promis  d'envoyer  de  l'argent. 
Mais  quand  et  combien?  Mystère... 

LOPAKHINE 

Combien,  à  votre  avis:  100,  200,000? 

LIOUBOV 

Vous  allez  vite,  vous,  nous  nous  contenterions  bien 
de  10  ou  de  15,000. 

LOPAKHINE 

Excusez-moi,  mais  je  n'ai  jamais  encore  rencontré  de 
gens  si  imprévoyants,  si  inexpérimentés,  si  bizarres. 
Voyons,  on  vous  parle  clairement  :  votre  propriété  va  se 
vendre  et  vous  semblez  l'ignorer. 

LIOUBOV 

Que  faire  alors,  dites,  que  faire? 


334  Le  Flambeau. 

LOPAKHINE 

Je  vous  le  dis  chaque  jour;  chaque  jour  je  vous  le 
répète  :  le  jardin  des  cerisiers,  ainsi  que  les  terres,  doivent 
être  affermés  pour  y  bâtir  des  villas.  Et  cela  immédiate- 
ment, puisque  nous  sommes  à  la  veille  de  la  vente.  Enfin, 
veuillez  comprendre.  Dès  que  vous  aurez  consenti,  vous 
serez  sauvée.  On  vous  donnera  autant  d'argent  que  vous 
voudrez. 

LIOUBOV 

Des  villas,  des  villégiateurs.  Excusez-moi,  mon  cher, 
mais  que  c'est  banal  ! 

GAÏEV 

Je  suis  tout  à  fait  de  ton  avis. 

LOPAKHINE 

Non,  mais  des  fois!  Je  vais  finir  par  crier,  hurler  ou 
m'évanouir.  Vous  m'avez  achevé  (s'adressant  à  Gaïev.) 
Espèce  de  commère  ! 

GAÏEV 

Hein? 

LOPAKHINE 

Commère  I  (//  veut  partir.) 

lioubov  (effrayée). 
Non,  non,  mon  cher,  restez,  je  vous  en  prie.  Peut-être 
ensemble  trouverons-nous  quelque  chose. 

LOPAKHINE 

Il  n'y  a  rien  à  trouver. 

LIOUBOV 

Je  vous  en  prie,  restez,  on  est  plus  tranquille  tout  de 
même,  plus  rassuré  avec  vous.  (Silence.)  Je  suis  comme 


La  Cerisaie:  335 

à  la  veille  d'une  catastrophe;  comme  si  la  maison  allait 
s'écrouler  sur  nous. 

gaïev  (plongé  dans  ses  pensées) 
Carambolage  au  coin...  croisé  au  milieu. 

LIOUBOV 

Que  d'erreurs,  que  de  fautes  n'avons-nous  pas  com- 
mises!... 

LOPAKHINE 

Allez,  vous  exagérez... 

gaïev  (s' envoyant  un  bonbon  dans  la  bouche) 
On  dit  que  j'ai  croqué  ma  fortune  en  bonbons:  (Il  rit.) 

LIOUBOV 

Oh,  mes  erreurs...  j'ai  toujours  été  dépensière,  dissi- 
pant l'argent  comme  une  folle.  De  plus,  j'ai  épousé  un 
homme  qui  ne  faisait  que  des  dettes.  Mon  mari  est  mort  à 
force  de  boire  du  Champagne;  il  buvait  atrocement.  Puis, 
par  malheur,  je  me  suis  éprise  d'un  autre,  me  suis  liée  et 
c'est  précisément  alors  —  mon  premier  châtiment  — 
que  j'ai  reçu  un  coup  en  plein  cœur.  Ici,  dans  la  rivière, 
se  noya  mon  enfant...  Alors  je  me  suis  enfuie,  enfuie  à 
l'étranger,  sans  esprit  de  retour,  affolée,  perdant  la  tète, 
pour  ne  plus  voir  cette  rivière...  Mais  lui,  me  poursuivit... 
impitoyablement,  grossièrement.  J'achetai  une  villa  près 
de  Menton,  car  il  y  était  tombé  malade.  Et  durant  trois 
longues  années,  les  jours  comme  les  nuits,  je  n'ai  su  ce 
qu'était  le  repos,  le  malade  me  torturant  jusqu'à  m'en 
dessécher  l'âme.  Mais  l'an  dernier,  quand  on  dut  vendre 
la  villa  pour  dettes,  je  partis  pour  Paris.  Et  là,  il  m'a  dé- 
pouillée, quittée  et  s'est  lié  à  une  autre.  J'ai  tenté  alors 
de  m'empoisonner...  C'est  si  stupide,  tout  cela,  j'en  suis 
honteuse...  Et  soudain,  j'eus  la  nostalgie  de  la  Russie, 
du  pays,  de  ma  fillette...  (Elle  essuie  ses  larmes.)  Oh, 


336  Le  Flambeau. 

mon  Dieu,  mon  Dieu!  Soyez  charitable,  pardonnez  mes 
péchés,  ne  me  châtiez  pas  davantage.  (Elle  tire  de  sa 
poche  un  télégramme.)  Je  l'ai  reçu  aujourd'hui  de  Paris. 
Il  m'implore,  me  supplie  d'y  retourner...  (Déchirant  le 
télégramme.)  On  dirait  qu'il  y  a  de  la  musique  quelque 
part.  (Elle  écoute.) 

GAÏEV 

C'est  notre  fameux  orchestre  juif.  Tu  te  rappelles, 
quatre  violons,  une  flûte  et  une  contrebasse. 

LIOUBOV 

Tiens,  il  existe  toujours!  Il  faudrait  l'inviter,  à  l'occa- 
sion organiser  une  petite  soirée. 

lopakhine  (écoutant). 

On  n'entend  rien.  (//  fredonne.)  Par  intérêt,  l'Alle- 
mand franciserait  un  Russe.  (//  rit.)  Quelle  pièce  amu- 
sante, hier,  au  théâtre! 

LIOUBOV 

Je  gage  qu'elle  n'avait  rien  d'amusant.  Ce  ne  sont 
pas  les  pièces  que  vous  devriez  regarder,  vous  autres, 
mais  plus  souvent  vous-mêmes.  Quelle  vie  ennuyeuse  et 
terne  vous  avez  tous,  que  de  bavardages  inutiles! 

LOPAKHINE 

Ça,  par  exemple,  c'est  vrai.  Il  faut  le  reconnaître,  notre 
vie  est  stupide...  (Silence.)  Mon  père  était  un  moujik, 
un  idiot  ne  comprenant  rien.  Au  lieu  de  me  faire 
apprendre  quelque  chose,  une  fois  saoul  il  ne  faisait  que 
me  battre,  et  toujours  avec  un  bâton.  Au  fond,  je  suis 
nigaud  et  idiot  comme  lui.  Je  n'ai  rien  appris  et  j'ai  une 
écriture  et  une  orthographe  abominables.  Une  vraie 
honte. 


La  Cerisaie.  337 

LIOUBOV 

Vous  devriez  vous  marier,  mon  ami. 

LOPAKHINE 

Oui...  c'est  vrai. 

LIOUBOV 

Avec  Varia.  C'est  une  jeune  fille  excellente. 

LOPAKHINE 

Oui. 

LIOUBOV 

Elle  n'est  pas  de  la  noblesse,  mais  c'est  une  travail- 
leuse, et  le  plus  important  pour  vous,  elle  vous  aime.  Il 
me  semble  d'ailleurs  qu'elle  vous  plaît  depuis  longtemps 
aussi . 

LOPAKHINE 

Eh  bien...  je  ne  dis  pas  non...  c'est  une  jeune  fille 
excellente  (Silence.) 

GAÏEV 

On  m'offre  une  situation  à  la  banque:  6,000  par  an... 
qu'en  dis-tu? 

LIOUBOV 

Va,  avec  ton  habileté,  reste  plutôt  tranquille... 

(Phyrse  entre,  apportant  un  pardessus.) 

phyrse  (à  Gaïev) 
Mettez-le,  s.  v.  p.,  il  fait  humide. 

gaïev  (endossant  le  pardessus) 
Tu  m'ennuies,  mon  vieux. 

PHYRSE 

C'est  bon,  c'est  bon...  ce  matin  encore,  vous  êtes  sorti 
sans  prévenir.  (//  examine  Gaïev.) 


338  Le  Flambeau, 

LIOUBOV 

Comme  tu  as  vieilli,  Phyrse  î 

PHYRSE 

Plaît-il? 

LOPAKHINE 

On  te  dit  que  tu  as  bien  vieilli. 

PHYRSE 

Dame,  il  y  a  longtemps  que  je  vis.  Votre  père  n'était 
pas  encore  au  monde,  qu'on  allait  me  marier.  (Il  rit.) 
A  la  libération,  j'étais  déjà  premier  valet  de  chambre. 
Moi,  je  n'ai  pas  consenti,  alors,  à  me  libérer.  Je  suis  resté 
près  de  mes  maîtres...  (Silence.)  Et  je  me  souviens  que 
tout  le  monde  se  réjouissait.  Mais  pourquoi  cette  joie? 
Ils  n'en  savaient  rien  eux-mêmes. 

LOPAKHINE 

Autrefois,  on  était  très  bien  d'ailleurs,  on  fouettait  au 
moins. 

phyrse  (qui  n'a  pas  entendu) 

je  vous  crois.  Les  moujiks  étaient  près  des  maîtres, 
les  maîtres  près  des  moujiks.  Et  à  présent,  chacun  pour 
soi.  C'est  à  n'y  rien  comprendre. 

GAÏEV 

Tais-toi,  Phyrse.  Demain,  je  dois  aller  à  la  ville.  On 
m'a  promis  de  me  présenter  à  un  général  qui  peut  prêter 
sur  lettre  de  change. 

LOPAKHINE 

Cela  n'aboutira  à  rien,  vous  ne  parviendrez  pas  à 
payer  les  intérêts. 


La  Cerisaie.  339 

LIOUBOV 

Mais  il  radote,  il  n'y  a  aucun  général. 

(Entrent  Trofimov,   Ania  et  Varia.) 
GAÏEV 

Tiens,  les  voilà. 

ANIA 

Maman  se  repose... 

lioubov  (affectueusement) 

Viens,  viens...  Mes  chéries.  (Elle  embrasse  Ania  et 
Varia.)  Si  vous  saviez  combien  je  vous  aime.  Asseyez- 
vous  l'une  près  de  l'autre,  comme  ça.  (Tous  s'asseyent.) 

LOPAKHINE 

Notre  étudiant  perpétuel,  toujours  avec  des  jeunes 
filles. 

TROFIMOV 

Cela  ne  vous  regarde  pas. 

LOPAKHINE 

Il  aura  cinquante  ans  bientôt,  mais  il  est  toujours 
étudiant. 

TROFIMOV 

Je  n'aime  pas  vos  blagues  stupides. 

LOPAKHINE 

Drôle  que  tu  es,  pourquoi  te  fâcher? 

TROFIMOV 

Pourquoi  m'ennuies-tu? 

lopakhine  (riant) 

Permettez-moi  de  vous  poser  une  question  :  Que  pen- 
sez-vous de  moi  ? 


340  Le  Flambeau. 

TROFIMOV 

A  mon  avis,  mon  cher  Lopakhine,  vous,  homme  suffi- 
samment riche  déjà,  serez  bientôt  millionnaire;  et,  tel 
un  fauve  qui  dévore  tout  ce  qu'il  rencontre,  reste  néan- 
moins indispensable  à  la  transformation  de  la  matière, 
de  même  toi...  (Rire  général.) 

VARIA 

Parlez-nous  plutôt  des  planètes,  Pétia. 

LIOUBOV 

Non,  continuons  notre  conversation  d'hier,  voulez- 
vous? 

TROFIMOV 

A  propos  de...? 

GAÏEV 

De  l'homme  fier. 

TROFIMOV 

Nous  en  avons  parlé  longuement  déjà,  mais  sans  abou- 
tir à  rien.  L'homme  fier  tel  que  vous  le  concevez  a 
quelque  chose  de  mystique,  et  il  se  peut  qu'à  votre  point 
de  vue,  vous  ayez  raison.  Or,  tout  bonnement,  tout  sim- 
plement, qu'y  a-t-il  de  raisonnable  en  cette  fierté  puisque 
l'homme  n'est  pas  parfait  physiologiquement,  puisque 
dans  sa  plus  grande  majorité,  il  est  grossier,  inintelligent, 
profondément  malheureux  ?  Il  faudrait  cesser  de  s'extasier 
devant  soi-même.  Ce  qu'il  faut  plutôt,  c'est  travailler. 

GAÏEV 

A  quoi  bon...  l'on  mourra  tout  de  même. 

TROFIMOV 

Qu'en  sait-on?  Et  puis,  qu'est-ce  que  la  mort? 
L'homme  possède  peut-être  une  multitude  de  sens  divers, 


La  Cerisaie.  341 

dont  seuls  les  cinq  connus  de  nous  périssent  avec  lui, 
tandis  que  les  autres  subsistent. 

LIOUBOV 

Comme  vous  êtes  sensé,  Pétia  ! 

lopakhine  (ironique). 
Excessivement. 

TROFIMOV 

Tout  en  perfectionnant  ses  forces,  l'humanité  évolue. 
Ce  qui,  pour  elle,  est  à  présent  l'inaccessible,  lui  devien- 
dra un  jour  compréhensible  et  proche.  Mais  pour  cela, 
il  faut  travailler,  il  faut  aider  ceux  qui  cherchent  la  vraie 
voie;  les  aider  de  tout  son  être.  Parmi  les  gens  cultivés 
de  ma  connaissance,  la  grande  majorité  ne  cherchent  rien, 
ne  font  rien  et  actuellement  encore,  sont  incapables  de  tra- 
vailler. Tout  en  se  disant  cultivés,  ils  tutoient  les  domes- 
tiques, traitent  les  moujiks  comme  des  bestiaux,  étudient 
mal,  ne  lisent  rien  congrument.  Des  sciences,  ils  n'en 
font  que  parler  et  en  art,  se  connaissent  peu.  Nous 
sommes  tous  sérieux,  avons  l'air  grave,  parlons  de  choses 
importantes,  raisonnons.  Et  cependant,  parmi  nous,  la 
plupart  vivent  comme  des  sauvages.  Au  moindre  pré- 
texte, ils  se  querellent  et  cognent,  mangent  hideuse- 
ment, dorment  dans  des  endroits  malpropres,  mal  aérés. 
Et  partout  des  punaises,  la  puanteur,  l'humidité,  la  mal- 
propreté morale...  Et  il  est  à  croire  que  toutes  ces  paroles, 
belles  d'intention,  ne  sont  là  que  pour  masquer  la  vérité  à 
soi-même  et  aux  autres.  Montrez-moi  donc  où  sont  nos 
crèches  dont  on  parle  tant?  Où  sont  nos  salles  de  lecture? 
On  n'en  trouve  que  dans  les  romans.  En  réalité,  rien  de 
cela  n'existe.  Il  n'y  a  que  la  malpropreté,  la  banalité, 
l'asiatisme.  J'ai  horreur,  je  déteste  les  visages  austères, 
j'abhorre  les  conversations  sérieuses.  N'en  parlons  plus. 


342  Le  Flambeau. 

LOPAKHINE 

Tenez,  je  me  lève  ordinairement  vers  cinq  heures  du 
matin  et  je  travaille  de  l'aube  à  la  nuit.  J'ai  toujours 
des  sommes  importantes,  tant  à  moi  qu'aux  autres,  et 
je  vois  bien  ce  que  valent  les  hommes.  Il  suffit  de  com- 
mencer une  affaire  quelconque  pour  comprendre  com- 
bien il  y  a  peu  de  gens  honnêtes,  convenables.  Parfois, 
quand  je  ne  peux  dormir,  je  songe:  ô  mon  Dieu!  vous 
nous  avez  donné  des  forêts  énormes,  des  champs 
immenses,  les  horizons  les  plus  lointains;  mais,  dites, 
pour  y  vivre,  ne  devrions-nous  pas,  nous  aussi,  être  des 
géants?... 

LIOUBOV 

Voilà  que  vous  avez  besoin  de  géants...  Ils  ne  sont 
beaux  que  dans  les  contes,  autrement  ils  font  peur. 

(Epikhodov  traverse  le   fond   de  la  scène  en 
jouant  de  la  guitare.) 

lioubov  (pensive). 
C'est  Epikhodov. 

ania  (pensive). 
Epikhodov. 

GAÏEV 

Le  soleil  se  couche,  mes  amis. 

TROFIMOV 

Oui. 

gaïev  (pas  trop  haut,  comme  s'il  déclamait) 

O  divine  nature,  tu  resplendis  d'un  éclat  éternel,  toi  si 
belle  et  indifférente,  toi  que  nous  appelons  notre  mère, 
tu  réunis  en  toi  seule  l'existence  et  le  néant  !  Tu  animes  et 
tu  détruis! 

varia  (suppliante) 
Petit  oncle. 


La  Cerisaie.  343 

ANIA 

Mon  oncle,  tu  recommences  ! 

TROFIMOV 

Envoyez  plutôt  la  rouge  au  milieu  par  un  doublé. 

GAÏEV 

Mais  oui,  je  me  tais. 

(Tous  sont  assis,  pensifs.  Seul  Phyrse,  dou- 
cement, marmote  quelque  chose.  Soudain,  l'on 
entend  un  bruit  lointain  comme  tombant  du  ciel. 
Le  bruit  d'un  câble  qui  se  brise,  bruit  expirant, 
douloureux.) 

LIOUBOV 

Qu'est-ce? 

LOPAKHINE 

Je  ne  sais.  Ce  doit  être  quelque  part,  dans  les  mines, 
une  cage  qui  s'est  abîmée.  Mais  très  loin... 

GAÏEV 

Peut-être  aussi  un  oiseau...  une  sorte  de  héron. 

TROFIMOV 

Ou  un  hibou. 

i.ioubov  (frissonnante). 
Cela  m'est  pénible,  je  ne  sais  pourquoi. 

(Silence). 
PHYRSE 

A  la  veille  du  malheur,  c'était  la  même  chose  :  le  hibou 
a  crié,  le  samovar  miaulait  sans  cesse. 

GAÏEV 

Avant  quel  malheur? 

PHYRSE 

Mais  avant  la  libération  (Silence.) 


344  Le  Flambeau. 

LIOUBOV 

Ecoutez,  mes  amis,  le  soir  tombe,  rentrons.  (A  Ania.) 
Qu'as-tu,  fillette?  Tu  as  les  larmes  aux  yeux  (elle) 
V embrasse) . 

ANIA 

Rien,  maman,  ce  n'est  rien. 

TROFIMOV 

Il  y  a  quelqu'un. 

(Un  chemineau  paraît,  coiffé  d'une  casquette 
blanche  fort  usée.  En  pardessus.  Il  est  légère- 
ment saoul.) 

LE   CHEMINEAU 

Permettez-moi  de  vous  demander  si  je  puis  arriver 
par  ici  à  la  gare. 

GAÏEV 

Oui,  prenez  cette  route. 

LE   CHEMINEAU 

Je  vous  remercie  sensiblement.  (Il  toussote)...  Beau 
temps...  (Récitant)  : 

((  Frère,  ô  mon  frère  de  souffrance...    (1) 

«  Va  sur  le  Volga.  N'entends-tu  pas  gémir?  (2) 

(s' adressant  à  Varia)  :  Mademoiselle,  veuillez  donner,  je 
vous  prie,  une  trentaine  de  kopecks  à  un  sujet  russe 
affamé. 

(Varia  effrayée  pousse  un  cri). 

lopakhine  (avec  humeur) 
Franchement,  il  y  a  une  limite  à  toute  infamie  I 

lioubov  (effrayée) 
Tenez...  prenez  ça...   (Elle  cherche  dans  son  porte- 

(1)  Vers  de  Nadson. 

(2)  Vers  de  Nekrassov. 


La  Cerisaie.  345 

monnaie) y  c'est  égal,  je  n'ai  pas  de  monnaie...  voilà  un 
louis. 

LE   CHEMINEAU 

Je  vous  remercie  sensiblement.  (//  s'en  va.  Rire 
général.) 

varia  (effrayée) 

Moi,  je  m'en  vais,  je  m'en  vais.  O  maman,  à  l'office 
ils  ne  mangent  pas  à  leur  faim  et  vous  lui  donnez  un  louis  ! 

LIOUBOV 

Que  faire  de  moi,  sotte  que  je  suis?  En  rentrant,  je  te 
donnerai  tout  ce  que  j'ai.  Lopakhine,  vous  me  prêterez 
encore  ! 

LOPAKHINE 

Volontiers. 

LIOUBOV 

Rentrons,  mes  amis,  il  se  fait  tard.  Dis,  Varia,  pendant 
ton  absence,  nous  t'avons  fiancée,  Mes  félicitations. 

varia  (les  larmes  aux  yeux) 
On  ne  badine  pas  avec  ces  choses,  maman. 

LOPAKHINE 

Ophélie,  retire-toi  dans  un  cloître... 

GAÏEV 

Les  mains  me  démangent.  Il  y  a  déjà  tout  un  temps 
que  je  n'ai  plus  joué  au  billard. 

LOPAKHINE 

O  Ophélie,  ô  nymphe,  ne  m'oublie  pas  dans  tes 
prières. 

LIOUBOV 

Rentrons,  le  dîner  approche. 

23 


346  Le  Flambeau, 

VARIA 

Ce  qu'il  m'a  effrayée!  J'en  ai  des  battements  de  cœur. 

LOPAKHINE 

Je  vous  rappelle,  mesdames  et  messieurs,  que  le 
22  août,  le  Jardin  des  Cerisiers  sera  mis  en  vente.  Ne 
l'oubliez  pas! 

(Tous  sortent,   sauf  Trofimov  et  Ania.) 

ania  (riant) 

Merci  au  chemineau,  il  a  effrayé  Varia  et  nous  voilà 
seuls. 

TROFIMOV 

Varia  craint  de  nous  voir  tomber  amoureux  et  ne  nous 
quitte  d'un  pas.  Elle  ne  peut  comprendre,  dans  l'étroi- 
tesse  de  son  cerveau,  que  nous  soyons  au-dessus  de 
l'amour.  Eloigner  ce  qui  l'empêche  d'être  libre  et  heu- 
reux, le  mesquin  et  l'illusoire,  voilà  le  but  et  le  sens  de 
notre  vie.  En  avant!  Irrésistibles,  nous  allons  vers  l'étoile 
étincelante  qui  scintille  là-bas,  dans  le  lointain.  En  avant, 
ne  restez  pas  en  arrière,  les  amis  ! 

ania  (battant  des  mains) 

Oh,  que  vous  parlez  bien!  (Silence.)  Il  fait  merveil- 
leux, ici,  ce  soir. 

TROFIMOV 

Oui,  splendide. 

ANIA 

Qu'avez-vous  fait  de  moi,  Pétia?  Qu'ai-je  à  ne  plus 
aimer  comme  autrefois  le  Jardin  des  Cerisiers?  Que  je 
l'aimais  alors!  Il  me  semblait  qu'il  n'existait  pas  sur  terre 
un  endroit  plus  beau  que  notre  jardin. 

TROFIMOV 

Toute  la  Russie  est  notre  jardin.  La  terre  est  somp- 


La  Cerisaie.  347 

tueuse  et  vaste,  et  l'on  y  trouve  encore  des  coins  miracu- 
leux. (Silence.)  Songez-y,  Ania;  votre  grand-père,  votre 
bisaïeul  et  tous  vos  ancêtres,  étaient  des  possesseurs 
d'âmes  vivantes.  Est-il  possible  que  vous  ne  voyiez  pas, 
de  chaque  cerise,  de  chaque  feuille,  de  chaque  branche 
de  votre  jardin,  des  êtres  humains  qui  vous  fixent,  que 
vous  n'entendiez  pas  des  voix?...  Oh,  c'est  horrible! 
Votre  jardin  est  effrayant!  Et,  quand  le  soir  ou  la  nuit, 
on  le  longe,  les  vieilles  écorces  des  arbres  ont  des  reflets 
blafards  et  il  semble  alors  que  les  cerisiers  voient  en 
rêve  ce  qui  se  passa  il  y  a  cent,  deux  cents  ans,  et  que 
des  visions  douloureuses  les  tourmentent.  Il  n'y  a  pas  à 
dire,  nous  sommes  en  retard  d'au  moins  deux  cents  ans. 
Nous  n'avons  encore  rien  d'établi,  rien  de  positif  quant 
à  notre  passé.  Nous  ne  faisons  que  raisonner,  nous 
lamenter  de  nostalgie,  ou  encore  boire  de  la  vodka.  Et 
pourtant,  il  est  de  toute  évidence  que,  pour  commencer 
une  vie  nouvelle,  il  nous  faut,  tout  d'abord,  expier  celle 
d'hier  ou,  plutôt,  en  finir  avec  le  passé;  or,  ce  passé, 
on  ne  le  rachètera  que  par  la  souffrance,  que  par  un 
labeur  âpre  et  persistant.  Je  voudrais  que  vous  saisissiez 
cela,  Ania. 

ANIA 

Depuis  longtemps  déjà,  la  maison  que  nous  habitons 
n'est  plus  la  nôtre  et  je  m'en  irai,  je  vous  le  promets. 

TROFIMOV 

Si  vous  en  avez  les  clefs,  jetez-les  dans  un  puits  et 
fuyez.  Comme  le  vent,  soyez  libre. 

ania  (extasiée) 
Que  vous  avez  bien  dit  cela  ! 

TROFIMOV 

Croyez-moi,  Ania,  soyez  confiante.  Je  n'ai  pas  trente 
ans,  je  suis  jeune,  j'étudie  encore.  Mais  combien  j'ai  déjà 


348  Le  Flambeau. 

souffert!  Dès  l'hiver,  j'ai  faim,  je  suis  malade,  tourmenté 
et  misérable  comme  un  gueux.  Et  où,  où  le  destin  ne 
m'a-t-il  chassé?  Où  ne  suis-je  pas  allé  déjà?  Mais  quand 
même,  mon  âme,  à  chaque  instant  de  ma  vie,  était  emplie 
de  présages  inexprimables.  Et  je  pressens  le  bonheur, 
Ania,  je  le  vois  déjà... 

ania  (pensive) 
La  lune  se  lève. 

(Au  loin,  Epikhodov  joue  la  même  chanson 
triste  que  tantôt.  La  lune  se  lève.  Quelque  part, 
près  des  peupliers,  Varia  appelle  :  «  Ania,  où 
es-tu?») 

TROFIMOV 

Oui,  la  lune  se  lève  (Silence.)  Il  vient,  le  bonheur,  il 
est  là,  de  plus  en  plus  proche.  J'entends  déjà  ses  pas.  Et 
si  même  ce  n'était  pas  nous  qui  devions  le  voir,  le 
connaître,  qu'importe?  Ce  seront  les  autres,  alors. 

LA  VOIX  DE  VARIA 

Ania,  où  es-tu? 

TROFIMOV 

Toujours  cette  Varia  (dépité).  C'est  révoltant! 

ANIA 

Eh  bien,  allons  vers  la  rivière,  il  y  fait  beau. 


Allons... 

Ania,  Ania! 
(A  suivre.) 


TROFIMOV 

(Ils  s'en  vont.) 
LA  VOIX  DE  VARIA 

RIDEAU. 


Les  Œuvres  d'art  inspirées  par  Dante 

Un  proverbe  latin,  aux  riches  assonances,  disait  autre- 
fois: Nomen,  omen,  un  nom  est  un  présage. 

Il  n'a  jamais  été  mieux  réalisé  que  par  Raphaël,  l'Ar- 
change de  la  peinture  et  celui  de  la  vue,  le  deuxième  des 
trois  grands  Italiens  dont  le  monde  civilisé  a,  successi- 
vement, célébré  les  centenaires,  en  ces  trois  récentes 
années. 

Léonard,  Raphaël,  Dante. 

Au  4e  chant  du  Paradis,  le  poète  écrivait:  Afin  que 
l'intelligence  humaine  saisisse  les  choses  divines,  force 
est  de  leur  prêter  des  formes  sensibles.  Ainsi  l'Ecriture 
condescend  à  nos  facultés  en  attribuant  à  Dieu  des  pieds 
et  des  mains,  tout  en  signifiant  par  là  bien  autre  chose, 
et  représente,  sous  un  aspect  humain:  la  Sainte  Eglise, 
Gabriel,  Michel  et  l'autre  qui  rendit  la  santé  à  Tobie, 
E  Valtro  che  Tobbia  rifece  sano. 

Le  troisième  archange  n'est  pas  nommé,  il  n'est  fait 
allusion  qu'à  son  geste  de  charité  vers  le  vieillard  aveugle 
de  la  Bible. 

L'étude  anxieuse  des  mystères  d'au  delà  s'arrête  sou- 
vent à  3es  précisions  téméraires  ou  à  d'inutiles  hésita- 
tions. Qui  peut  à  présent,  devant  certaines  constatations 
troublantes,  dire  s'il  y  a  là  de  simples  coïncidences  ou 
des  prédestinations  lointaines?  Dieu  seul  le  sait. 

Le  mot  poète  signifie:  celui  qui  accomplit.  Avec  leur 
admirable  sens  de  la  proportion,  les  Grecs  n'avaient  pas 


350  Le  Flambeau. 

séparé  ie  labeur  de  l'exécution,  de  l'inconscience  de  la 
rêverie.  Mais  il  advient  parfois  que  l'enthousiasme  créa- 
teur dépasse  l'œuvre,  comme  un  vin  écumant  déborde  la 
coupe  qui  devait  le  contenir.  Le  poète  devient  alors  l'ins- 
pirateur et,  par  d'autres  moyens  d'expression,  des 
œuvres  nouvelles  se  produisent,  parallèles  à  la  sienne. 

Dante,  inspirateur,  ne  peut  être  comparé  qu'au  prince 
des  poètes,  Homère,  ô  Troinrriç,  et  à  celui  qu'on  a  nommé 
F  Homère  du  romantisme,  le  multiple  Shakespeare. 

Tenter  de  réunir  en  une  liste  complète  tous  les 
ouvrages  de  peinture,  de  gravure,  de  sculpture  et  de 
musique  que  fit  naître,  par  son  exemple,  le  grand  Flo- 
rentin, serait  un  effort  inutile  :  leur  valeur  est  trop  iné- 
gale, leur  nombre  trop  grand.  On  peut  dire  même  que 
la  liste  est  loin  de  pouvoir  être  close,  car  les  deux  épi- 
sodes les  plus  connus  de  la  Divine  Comédie  n'ont  pas 
encore  été  traités  par  le  moyen  qui  convient  le  mieux. 

Le  supplice  d'Ugolin,  dont,  avant  tout,  les  violents 
effets  du  clair-obscur  peuvent  exprimer  la  sombre  hor- 
reur, a  été  supérieurement  représenté  par  des  sculpteurs. 

L'émouvant  récit  de  Françoise  de  Rimini  dont,  seule,  la 
musique  peut  suivre  les  phases  douloureuses  dans  l'af- 
freuse rafale  qui  l'enveloppe,  a  été  forcément,  mais 
avec  succès,  divisé  par  'des  peintres. 

Qu'il  nous  soit  donc  permis  de  rappeler  trop  briève- 
ment le  souvenir  de  noms  très  illustres  et  de  n'étudier 
à  part  que  quelques  œuvres  contemporaines  que  nous 
avons  pu  voir  de  près. 

Leur  description  sera  d'autant  plus  exacte  et,  si  leur 
nombre  est  réduit,  la  diversité  de  leur  interprétation 
prouvera,  assurément,  l'ampleur  de  l'inspiration  à  qui 
elles  doivent  l'existence- 


Les  Œuvres  d'art  inspirées  par  Dante,  351 

On  a  retrouvé  des  miniatures  dans  des  copies  manus- 
crites de  la  Divine  Comédie,  dont  la  date  remonte  au 
au  xive  et  au  xve  siècle. 

La  première  édition  de  Dante,  accompagnée  de  gra- 
vures, est  celle  de  Florence  1481  ;  ensuite,  celles  de  Bres- 
cia  1487  et  de  Venise  1491,  93  et  97. 

Le  nombre  des  éditions  s'accroît  considérablement  au 
xvr  siècle,  il  diminue  au  xvne. 

Au  xviir  paraissait  la  suite  des  dessins  du  sculpteur 
anglais  Flaxman,  dont  la  ligne  simple  retenait  longuement 
l'attention  d'Ingres,  et  au  xixe,  l'illustration  de  G.  Doré, 
qui  prodiguai*,  dans  cet  énorme  travail,  son  brillant  talent 
d'improvisateur. 

Les  gravures  de  la  première  édition  de  Florence 
étaient  des  interprétations,  peu  fidèles,  des  compositions 
que  Botticelli  avait  commencées,  à  la  demande  de  Lo- 
renzo  dî  Pier  Francesco  dei  Medici.  Ce  fut  son  dernier 
ouvrage,  inachevé.  Tout  l'art  du  maître  de  la  grâce  mor- 
bide et  des  élégances  recherchées  se  voit  encore  dans 
l'illustration  du  28e  chant  du  Paradis. 

C'est  cette  grande  page  de  poésie  mystique,  où  Dante 
et  Béatrice  s'élèvent  au  ciel,  parmi  les  chœurs  des  anges, 
chantant  éternellement  la  gloire  du  Très  Haut  et,  comme 
si  l'artiste  avait  espéré  marquer  sa  place  dans  la  Cité 
céleste,  que  Savonarole  avait  fait  entrevoir  à  ses  disci- 
ples, sur  une  tablette  portée  par  un  des  anges,  il  a  écrit, 
en  lettres  minuscules,  son  nom:  Sandro  di  Mariano. 

Les  plus  grands  noms  de  l'Art  italien  sont  inséparables 
de  celui  de  Dante,  le  créateur  de  la  littérature  nationale, 
le  protagoniste  de  la  réaction  de  l'individualisme  contre 
la  tyrannie  du  dogmatisme. 

Giotto  a  peint  son  portrait.  Raphaël  l'a  placé  dans  son 
Parnasse.  L'œuvre  entier  de  Michel-Ange  porte  l'em- 
preinte de  son  esprit.  Signorelli,  Fra  Angelico,  les  Orca- 
gna,  les  maîtres  du  Campo  Santo  et  tant  d'autres  ont 


352  Le  Flambeau, 

proclamé    l'autorité    de    son    génie    dans    des    œuvres 
fameuses,  qu'il  serait  impertinent  de  dénombrer  ici. 

Les  diverses  écoles  d'Italie  n'ont  pas  cessé  d'enrichir 
ce  trésor  d'hommages,  auquel  ont  largement  contribué 
les  écoles  étrangères,  d'Angleterre,  avec  Sir  Johsua  Rey- 
nolds et  Lord  Leighton  Watts  et  Rossetti  ;  de  France  avec 
Ingres  et  Delacroix,  Scheffer  et  Flandrin,  Carpeaux  et 
Rodin,  Cabanel  et  Gérome,  pour  ne  citer  que  des  artistes 
défunts. 

Notre  souvenir  le  plus  lointain  de  la  figure  de  Dante 
est  la  reproduction  gravée  d'un  tableau  de  Gérome. 

Sous  les  murs  de  la  ville,  le  soir,  les  citadins  se  repo- 
sent du  labeur  du  jour  et  devisent,  étendus  sur  l'herbe 
fraîche;  les  mères  se  joignent  aux  ébats  des  enfants, 
dont  les  cris  joyeux  résonnent  plus  clairs,  à  présent  que 
le  travail  s'est  tu. 

C'est  l'heure  qu'a  chantée  Virgile,  en  un  vers  qu'éga- 
lent, seules,  les  pages  les  plus  sereines  de  Claude  et  du 
Poussin:  Majoresque  cadunt  altis  de  montibus  umbrae. 

Déjà  l'ombre  s'allonge  au  pied  de  la  montagne  et  voici 
que  s'avance,  silencieusement,  un  personnage  sombre. 

Il  marche  si  lentement  qu'il  semble  parfois  immobile, 
sous  son  long  manteau  aux  plis  droits.  Un  chaperon,  aux 
lignes  dures,  encadre  un  visage  plus  dur  encore;  l'hor- 
reur a  scellé  ses  lèvres  et  son  regard  intérieur  épouvante. 

Il  passe,  et  un  enfant,  qui  jouait,  s'inquiète  à  sa  vue- 
Il  interroge  sa  mère:  Qui  est  cet  homme?  Elle  répond: 
Cet  homme'  c'est  celui  qui  revient  de  l'Enfer. 

Puis,  ce  fut  au  Louvre,  la  Barque  du  Dante,  l'œuvre 
de  début  d'E.  Delacroix,  peinte  il  y  a  un  siècle.  Elle 
montrait  déjà  la  qualité  essentielle  de  son  génie:  l'ex- 
pression dramatique  par  la  couleur,  et  créait  d'emblée 


Les  Œuvres  d'art  inspirées  par  Dante.  353 

cette  atmosphère  sulfureuse,  si  caractéristique  du  roman- 
tisme. Dès  l'abord,  l'impression  est  sinistre.  Contre  la 
barque,  qui  porte  les  deux  poètes,  les  damnés  haineux 
se  tordent  avec  rage,  dans  le  clapotis  lugubre  de  l'eau 
morte.  Au  fond,  rougeoient  des  masses  informes: 
vapeurs  ou  murailles  et  le  quatrain  de  Baudelaire  revient 
à  la  mémoire  : 

Delacroix,  lac  de  sang,  hanté  des  mauvais  anges, 
Ombragé  par  un  bois  de  sapins  toujours  vert 
Où,  sous  un  ciel  chagrin,  des  fanfares  étranges 
Passent,  comme  un  soupir  étouffé  de  Weber. 

A  la  Bibliothèque  de  la  Chambre  des  Pairs,  le  maître 
peignait,  vingt  ans  plus  tard,  le  passage  du  4e  chant  de 
l'Enfer,  où  Dante  et  Virgile  rencontrent,  dans  un  lieu 
majestueux,  les  grands  poètes  et  les  plus  grands  hommes 
de  l'antiquité. 

Dans  le  Jardin  des  Tuileries,  s'érige  le  groupe  en 
bronze  de  Carpeaux:  Ugolin  et  ses  enfants.  Le  sculpteur 
a  choisi  l'instant  où  le  prisonnier,  entendant  murer  la 
tour  et  forcené  de  douleur,  se  mord  les  mains.  Ses  fils, 
croyant  que  la  faim  le  pousse,  se  pressent  contre  lui  et 
le  supplient  de  reprendre  ces  chairs  qu'il  leur  a  données. 

Dans  un  groupe  de  Rodin,  on  voit  Ugolin  se  traînant 
sur  les  genoux  parmi  les  cadavres  de  ses  enfants;  avan- 
çant ses  mâchoires  démentes,  mais  saisi  d'effroi  à  l'idée 
de  cet  horrible  repas. 

Plusieurs  peintres,  sir  Joshua  Reynolds,  notre  compa- 
triote de  Biefve,  Banfi  et  Diotti  ont  aussi  représenté  cet 
épisode,  qui  a  souvent  inspiré  les  musiciens. 

Vincent  Galilée,  le  père  du  philosophe,  avait  écrit:  il 
Lamento  del  conte  Ugolino. 


354  Le  Flambeau. 

La  composition  de  Donizetti  avait  été  dédiée  à  La- 
blache  et  celle  de  Zingarelli  eut  de  nombreuses  inter- 
prétations. 

Divers  chants  de  la  Divine  Comédie  avaient  été  mis 
en  musique,  au  cours  du  xvie  siècle,  par  Josquin,  Wil- 
laert  et  d'autres  compositeurs  belges  et  l'on  a  pu  enten- 
dre, encore,  des  ouvrages  inspirés  par  le  poète  à  Listz  et 
à  Ambroise  Thomas. 

Quatre  grands  peintres  ont  traité  l'épisode  —  divisé  — 
de  Françoise  de  Rimini. 

Ingres  et  Rossetti,  le  crime;  Scheffer  et  Watts,  le  châ- 
timent. 

Le  petit  panneau  d'Ingres  montre  avec  quel  intérêt  il 
avait  consulté  les  mmiatures  des  anciens  manuscrits. 
L'ingénuité  charmante  des  attitudes,  l'élégance  précieuse 
du  dessin,  l'extrême  fini  de  l'exécution  font  de  cet 
ouvrage  une  délicieuse  calligraphie  d'une  puérilité  sa- 
vante 

L'œuvre  de  Rossetti  est  toute  de  passion.  Les  amants 
sont  assis,  l'un  contre  l'autre;  le  livre  fatal  est  ouvert  sur 
leurs  genoux  ;  les  mains  se  sont  prises  et,  par  un  mouve- 
ment instinctif,  se  sont  rapprochées  des  gorges  qui 
s'étranglent;  les  doigts  s'étreignent  à  se  briser;  les 
regards  se  pénètrent,  les  lèvres  se  joignent.  Le  péché  a 
fait  d'eux  sa  proie.  La  mort  est  proche.  L'expiation  va 
suivre.  C'est  l'Enfer. 

Au  fond  d'un  gouffre  de  ténèbres,  mugit  l'ouragan, 
entraînant  dans  le  noir  tourbillon  qui  jamais  ne  s'arrête, 
les  âmes  charnelles  dont  l'amour  enivra  la  raison.  Dans 
la  violence  de  la  tourmente,  elles  passent,  rapides,  en 
prolongeant  de  lamentables  cris  et  le  poète  est  saisi  de 
compassion.  II  a  vu  deux  ombres  qui  paraissent  insépa- 


Les  Œuvres  d'art  inspirées  par  Dante.  355 

râbles,  il  les  appelle  à  lui  et  il  entend  les  paroles  poi- 
gnantes : 

«  Il  n'est  plus  grande  douleur  que  se  rappeler  le  sou- 
venir du  temps  heureux,  dans  la  misère.  » 

Et  c'est  alors  ce  beau  poème  d'amour  navré,  dont 
Carlyle  a  écrit 

Woven  in  rainbows  on  a  ground  of  eternal  black. 

Dans  le  tableau  d'A.  Scheffer,  popularisé  par  la  gra- 
vure de  Calamatta,  le  groupe  des  amants  tristement  enla- 
cés est  emporté  dans  l'espace,  sous  les  yeux  des  deux 
poètes.  Le  peintre  semble  avoir  cherché  surtout,  après 
l'effet  dramatique  du  geste,  la  correction  des  lignes  et  la 
rondeur  des  modelés. 

Dans  l'œuvre  de  Watts  domine  le  sentiment  du  sou- 
venir éternel  et  du  désir  infini. 

Les  amants  criminels  sont  enveloppés  des  longs  plis 
du  suaire,  déchiré  par  la  tempête.  Leurs  mains  cherchent 
encore  à  s'étreindre;  le  frêle  et  livide  visage  de  Fran- 
cesca  tend  son  regard  noyé  d'extase  vers  celui  de  Paolo, 
plus  douloureux  sous  la  conscience  plus  lourde  de  sa 
faute.  Si  amère  est  cette  douleur,  que  le  poète  a  senti 
son  cœur  défaillir  de  pitié.  Il  est  tombé  comme  tombe  un 
corps  mort  et  le  couple  damné  s'engloutit  à  jamais  dans 
l'horrible  ouragan  de  l'éternelle  nuit. 

Des  coureurs  se  passant  le  flambeau  figuraient  le  sym- 
bole antique  de  la  pensée  en  marche. 

Dans  le  grand  courant  d'histoire,  qui  se  dirige  du 
S.-E.  vers  le  N-E.,  le  peintre-poète  anglais  D.-G.  Ros- 
setti  paraît  avoir  été  prédestiné  à  transporter  dans  la 
Grande-Bretagne  la  lumière  de  l'art  italien. 

Né  à  Londres,  d'un  proscrit  napolitain,  il  ne  vit  jamais 
l'Italie;  pas  plus,  d'ailleurs  que  Delacroix,  l'introducteur 


356  Le  Flambeau. 

du  coloris  vénitien  dans  la  peinture  française.  Le  père 
de  Rossetti  —  que  son  fils,  en  un  très  beau  sonnet, 
remercia  de  lui  avoir  donné  le  prénom  de  Dante  —  est 
considéré  comme  un  des  plus  savants  commentateurs  de 
la  Divine  Comédie.  Il  avait  élevé  ses  enfants  dans  l'admi- 
ration du  grand  visionnaire  et  les  plus  belles  œuvres  du 
peintre-poète  ont  été  conçues  et  exécutées  sous  l'influence 
de  l'AlighierL 

La  permière  est  une  composition  d'après  un  passage 
de  la  Vita  Nuova  décrivant  l'auteur  en  train  de  dessiner 
un  ange  le  jour  anniversaire  de  la  mort  de  son  amie. 

Puis  c'est  un  diptyque  :  La  salutation  de  Béatrice,  sur  la 
terre  (d'après  la  Vita  Nuova)  et  la  salutation  en  Eden 
(d'après  un  passage  célèbre  du  Purgatoire). 

C'est  aussi,  dans  ce  poème,  au  5e  chant,  qu'est  citée 
l'agonie  de  la  Pia  de  Tolommei,  la  femme  de  Nello  délia 
Pietra  de  Sienne. 

Elle  avait  été  enfermée  par  son  mari  dans  une  forte- 
resse des  Maremmes  pour  qu'elle  y  meure,  lentement 
empoisonnée  par  les  miasmes.  L'angoisse  de  son  beau 
visage  est  pénible  à  regarder  et  le  geste  des  mains, 
effrayant:  l'une  torturant  l'autre  de  son  anneau  con- 
jugal. 

Le  dessin:  la  Barque  d'amour,  illustre  un  charmant 
sonnet  adressé  à  Guido  Cavalcanti,  et  c'est  la  lecture, 
encore,  de  la  Vita  Nuova  qui  inspira  les  trois  ouvrages 
les  plus  remarquables  du  peintre  :  Beata  Beatrix,  le  Rêve 
de  Dante  et  la  Dame  de  pitié. 

La  Beata  Beatrix  fut  peinte  en  souvenir  de  Lizzie  Sid- 
dal,  sa  femme  bien-aimée,  morte  si  jeune  et  qui  avait  si 
souvent  posé  pour  lui  la  figure  de  Béatrice. 

La  pensée  de  la  mort  n'a  jamais  été  exprimée  avec 
plus  de  beauté.  Il  n'y  a  rien  là  de  la  déchéance  physique, 


Les  Œuvres  d'art  inspirées  par  Dante.  357 

c'est  le  calme  moral  avec  l'idée  chrétienne  de  la  béatitude 
finale  pour  l'élue,  et  l'exécution  de  cette  peinture  est 
d'une  émotion  si  intense  qu'il  semble  y  vivre  un  charme 
analogue  à  celui  du  «  Portrait  ovale  »  décrit  dans  le  conte 
d'E.  Poe. 

Le  Rêve  de  Dante  est  la  composition  la  plus  impor- 
tante de  Rossetti.  Elle  est  d'une  noble  ordonnance,  son 
dessein  est  de  grande  allure  et  sa  couleur  somptueuse. 

Dante  raconte,  vers  la  fin  de  son  livre,  qu'un  jour, 
accablé  de  tristesse  au  souvenir  de  la  mort  de  Béatrice, 
Fî  vit  qu'une  dame  le  regardait  de  sa  fenêtre,  avec  un 
sentiment  de  douce  compassion.  Cet  incident  est  le  sujet 
d'une  œuvre  supérieure  dont  le  peintre  chercha  la  réa- 
lisation à  plusieurs  reprises,  sous  les  titres  de  :  la  Donna 
délia  finestra  ou  The  lady  of  pity. 

ï!  paraît  y  avoir  concentré  tout  l'esprit  du  grand 
visionnaire,  dont  la  prodigieuse  complexité,  par  les  émo- 
tions directes  de  la  vie/ s'étend  des  plus  brutales  cruau- 
tés du  châtiment  infernal,  aux  suavités  les  plus  immaté- 
rielles de  la  clémence  céleste.  Cette  dame  de  pitié  est  une 
créature  étrange,  où  se  mêlent  les  élégances  morbides 
de  Botticelli  et  la  rudesse  puissante  de  Michel-Ange. 

Une  chevelure  violente  couvre  en  partie  un  front  volon- 
taire. La  barre  courbée  des  sourcils  domine  des  yeux  où 
peuvent  passer  des  lueurs  de  crime  et  resplendir  l'illu- 
mination du  don  total.  Les  lèvres  pourpres  et  charnues, 
annoncent  des  amours  périlleuses  et  mortelles.  Les 
mains,  aux  doigts  allongés,  semblent  passionnées  jus- 
qu'au meurtre. 

Elle  était  à  la  fenêtre,  elle  a  vu  la  détresse  profonde 
du  poète;  elle  l'a  comprise,  et  ces  mains  se  sont  croi- 
sées, simplement,  sur  la  barre  d'appui;  de  ces  yeux 
émane  une  caresse  apaisante  pour  une  âme  tourmentée, 
et  de  ces  lèvres  descend  le  baiser  d'une  sœur  sur  un 
front  qui  souffre. 


358  Le  Flambeau. 

Au  8e  cercle  de  l'Enfer,  Virgile,  voyant  Dante  près  de 
succomber  à  la  fatigue,  lui  dit:  «  Relevez-vous,  ce  n'est 
pas  dans  la  molesse  que  la  gloire  vous  attend  —  la  gloire, 
—  ce  sillon  lumineux  que  tout  homme  doit  laisser  après 
lui,  s'il  n'a  pas  glissé  dans  la  vie,  comme  la  fumée  dans 
l'air  et  l'écume  sur  l'onde.  » 

En  cet  instant  nous  avons  l'honneur  de  commémorer 
le  sixième  centenaire  de  la  mort  de  Dante. 

Sa  pensée,  nous  la  comprenons,  ses  émotions,  nous 
les  éprouvons,  ses  visions,  nous  les  voyons  toujours  et 
celui,  que  la  marche  divine  de  Béatrice  conduisait  vers 
la  splendeur  des  astres  et  l'infini  des  étoiles,  fait  songer 
à  ces  soleils  éteints,  dont  la  lumière  n'était  parvenue  à 
la  terre  qu'après  des  milliers  de  siècles  et  dont  l'éclat 
rayonne  encore  à  nos  yeux  éblouis. 

Fernand  Khnopff, 


Le  Mouvement  pan=nègre 

La  civilisation  européenne  étend  sur  le  monde  entier 
sa  prééminence  morale  et  sa  supériorité  matérielle.  Ce- 
pendant, on  peut  penser  que"  la  domination  d'une  race 
privilégiée  aura  pour  limite  la  période  d'assimilation  et 
d'adaptation  de  ses  découvertes  par  les  peuples  étran- 
gers. Il  serait  vain  de  croire  que  la  suprématie  de  la 
race  blanche  pourra  se  maintenir  intacte  —  dans  le  do- 
maine de  la  puissance  matérielle  tout  au  moins  —  quand 
les  hommes  des  autres  parties  du  monde  auront  appris, 
grâce  à  nos  procédés,  à  connaître  et  à  coordonner  leurs 
propres  forces.  Déjà  nous  sentons  nos  contrées  riches 
de  passé  trembler  sous  les  pieds  du  Barbare. 

On  n'oublie  pas  l'exemple  japonais.  Demain,  peut- 
être,  la  Chine,  après  avoir  profité  à  son  tour  des  pro- 
grès réalisés  par  l'Europe,  remplira  celle-ci  de  crainte. 
Plus  tard,  sans  doute,  les  immenses  peuplades  de 
l'Afrique,  enfin  sorties  de  leur  longue  sauvagerie,  se 
dresseront  en  émules  —  ou  en  ennemies  —  des  peuples 
fatigués  de  notre  continent. 

La  guerre  a  hâté  l'avènement  de  l'époque  nouvelle  où 
les  races,  devenues  rivales  en  puissance,  chercheront  à 
se  ravir  mutuellement  la  souveraineté  du  globe. 

Pour  ne  parler  que  de  la  race  noire,  la  plus  arriérée 
de  toutes,  des  indices  singuliers  nous  révèlent  un  mou- 
vement qui  ne  devrait  pas  être  sans  inquiéter  les  défen- 
seurs traditionnels  de  la  civilisation  gréco-latine. 

Est-ce  à  'dire  qu'il  faille  maintenir  les  nègres  dans  leur 
barbarie,  par  crainte  de  ce  qu'ils  pourraient  nous  faire 
subir  le  jour  où  nous  les  aurions  éclairés?  Non  pas. 


360  Le  Flambeau. 

Mais  il  faut,  en  leur  apportant  notre  culture,  veiller  à  ce 
qu'ils  n'en  prennent  point  les  moyens  sans  l'esprit  et  il 
faut  examiner  froidement  le  danger  que  leur  rivalité  — 
ou,  au  sens  numérique,  leur  supériorité  —  nous  susci- 
teraient, si  nous  étions  imprévoyants  et  trop  uniquement 
idéalistes. 

Certes,  fl  est  sacré,  le  droit  cher  à  M.  Wilson  et  à 
M.  Lloyd  George,  le  droit  des  peuples  à  disposer  d'eux- 
mêmes.  Mais  encore  faui-il  que  les  peuples  à  qui  nous 
donnerons  conscience  de  ce  droit  ne  commencent  pas, 
dès  qu'ils  en  useront,  par  vouloir  nous  priver  de  notre 
propre  liberté  d'action... 

Nous  sommes  personnellement  fort  partisans  des  géné- 
reuses idées  de  collaboration  des  races.  Nous  estimons, 
en  particulier,  que  le  plus  sûr  moyen  de  développer  notre 
Congo  est  d'introduire  de  large  façon  le  concours  des 
noirs  dans  les  services  publics,  de  gouverner  par  l'inter- 
médiaire des  chefs  indigènes  et,  pour  ces  fins,  de  déve- 
lopper l'instruction.  Nous  croyons  savoir  que  ces  théo- 
ries sont  celles  du  Ministre  des  Colonies,  M.  Franck, 
depuis  son  retour  d'Afrique.  Mais  cela  ne  doit  point  nous 
faire  négliger  les  manifestations  insinuantes  et  insolites 
du  mouvement  pan-nègre. 

Au  demeurant,  ce  mouvement  n'émane  pas  tant  de 
l'Afrique  elle-même,  de  l'Afrique  barbare  encore  et  mys- 
térieuse, que  d'initiatives  extérieures.  Ces  initiatives, 
que  le  courant  des  idées  humanitaristes  actuelles  ne  fait 
que  développer,  ont  des  racines  assez  anciennes.  C'est 
dans  les  contrées  anglo-saxonnes  que  nous  devons  —  je 
pense  —  en  chercher  l'origine,  de  même  que  c'est  dans 
ces  pays  que  nous  alions  découvrir  leur  développement 
d'aujourd'hui. 

La  race  noire  a  fourni,  depuis  des  siècles,  des  esclaves 
à  l'humanité,  sans  que,  parmi  la  grande  foule  des  nègres, 
se  dressât  l'apôtre  ou  le  chef  qui  pût  exiger  la  libéra- 
tion.   Nul   Spartacus  à   la   peau   de   bronze   n'a   surgi 


Le  Mouvement  pan-nègre.  361 

jusqu'ici.  Il  y  eut,  cependant,  de-ci  de-là,  des  révoltes 
et  des  insurrections;  l'on  n'a  pas  perdu  la  mémoire  de 
certains  noms,  tel  celui  de  cet  insurgé  nègre  chanté  par 
Lamartine,  Toussaint  Louverture,  qui,  de  1796  à  1802, 
dirigea  la  rébellion  de  Saint-Domingue  er  qui,  s'adres- 
sant  à  Napoléon,  lui  écrivait  :  «  Le  premier  des  noirs  au 
premier  des  blancs  ».  En  Afrique  même,  et  jusque  dans 
notre  Congo,  on  évoque  encore  le  souvenir  de  puissants 
rois  indigènes  qui  se  dressèrent  dans  l'insoumission. 

En  Amérique,  on  vit,  avant  la  libération  des  esclaves, 
quelques-uns  des  leurs  essayer  de  créer  un  vaste  mouve- 
ment de  révolution  raciale  ;  cependant  la  guerre  de  Séces- 
sion, qui,  de  T860  à  1865,  eut  pour  cause  même  l'escla- 
vage et  qui  amena  sa  suppression,  fut  dirigée  unique- 
ment par  des  blancs.  Depuis  lors,  dans  le  grandissant 
mouvement  d'émancipation  nègre  qui  se  dessine  aux 
Etats-Unis,  ce  sont  des  Yankees  à  teint  clair  qui  sont  les 
promoteurs  de  l'Idée.  Un  noir  influent,  comme  ce  Mar- 
cus  Garvey  dont  nous  parlerons  plus  loin,  n'a  fait  que 
reprendre  des  théories  élaborées  par  ses  anciens  maîtres. 

* 
*    • 

Telle  est  une  des  caractéristiques  les  plus  frappantes 
de  ce  mouvement:  c'est  qu'il  se  révèle  bien  plus  comme 
la  conception  de  gens  d'une  autre  race,  qui  s'efforcent 
de  mettre  en  action  les  nègres,  que  comme  une  initiative 
des  intéressés  eux-mêmes.  Ces  derniers,  s'ils  jouent  par- 
fois un  rôle,  ne  le  font  qu'en  sous-ordres. 

Un  certain  esprit  anglo-saxon,  fait  de  l'idéalisme  huma- 
nitaire des  protestants  et  du  farouche  amour  de  la  liberté 
des  Américains,  est  le  principe  générateur  du  pan-né- 
grisme. 

La  fondation  de  Sierra-Leone,  en  1787,  par  les  Anglais, 
fut  une  des  premières  manifestations  de  ce  sentiment. 
On  sait  qu'en  1772  Lord  Mansfield  avait  fait  décréter 

24 


362  Le  Flambeau. 

que  tout  esclave  qui  toucherait  le  sol  de  l'Angleterre 
deviendrait  libre.  D'autre  part,  après  la  révolution  amé- 
ricaine, l'armée  britannique  avait  libéré  une  partie  des 
soldats  noirs  qui  avaient  appartenu  à  son  armée  d'occu- 
pation. 

Ces  nègres  libres  menaient  une  existence  précaire. 
C'est  la  raison  pour  laquelle,  en  1787,  environ  quatre 
cents  d'entre  eux  furent  envoyés  dans  un  district  de 
Sierra-Leone,  racheté  au  souverain  indigène  dans  cette 
intention.  Cinq  ans  après,  douze  cents  nègres,  qui 
s'étaient  échappés  des  Etats-Unis  au  Canada,  furent  éga- 
lement renvoyés  sur  la  côte  d'Afrique.  Cependant  Sierra- 
Leone,  de  nos  jours  encore,  est  une  colonie  britannique 
où  il  m'a  semblé,  pour  y  être  passé,  que  les  indigènes 
ne  sont  ni  plus  ni  moins  libres  que  dans  les  autres  colo- 
nies... 

En  1783,  cette  généreuse  pensée  d'accorder  des  terres 
en  pleine  propriété  à  des  nègres  avait  déjà  été  proposée 
sans  grand  succès.  V American  Colonisation  Society,  qui 
se  dévoua  à  la  cause,  ne  fut  créée  qu'en  1816  et  c'est 
seulement  en  1822,  après  des  traités  avec  les  princes 
indigènes,  que  cette  entreprise  de  colonisation  atteignit 
quelque  développement. 

Il  existe  ainsi,  maintenant  encore,  sur  la  côte  de  Gui- 
née, une  vraie  république  noire,  celle  de  Libéria,  qui 
fêtera  bientôt  le  centenaire  de  son  indépendance.  Ce 
libre  pays  a  néanmoins  senti,  à  certains  moments,  que 
des  menaces  se  dressaient  à  ses  frontières  et  c'est  pour- 
quoi son  gouvernement  fut  porté  à  solliciter  l'appui  des 
Etats-Unis,  dont  on  répète  qu'ils  veulent  «  rendre 
l'Afrique  aux  Africains  ».  Le  président  Taft  envoya,  en 
1909,  une  commission  spéciale  en  Libéria,  et,  en  1918, 
les  Américains  consentirent  encore  à  cette  république  un 
emprunt  de  cinq  millions  de  dollars. 

D'autre  part,  nous  n'oublions  pas  que  déjà  il  se  pro- 
duisit, dans  les  différentes  contrées  où  des  communautés 


Le  Mouvement  pan-nègre.  363 

nègres  trouvent  trop  lourde  la  suzeraineté  des  blancs, 
des  conflits  et  des  soulèvements;  ceux-ci,  d'ailleurs,  ne 
furent  jamais  couronnés  par  un  succès  définitif.  Aux 
Etats-Unis,  où  vivent  de  dix  à  douze  millions  de  nègres 
ou  négroïdes,  certains  hommes  de  couleur,  enflammés 
par  les  démocratiques  idées  d'égalité  que  leur  dévelop- 
pent sans  trop  de  discernement  des  pasteurs  illuminés, 
ont  provoqué  à  maintes  reprises  des  insurrections:  je 
me  souviens  d'avoir  été  témoin  de  sanglantes  émeutes 
à  Chicago  et  à  Washington,  vers  le  début  de  1919.  Le 
principal  organisme  qui,  là-bas,  s'attache  à  créer  un  sen- 
timent racial  entre  les  noirs  d'Amérique  et  ceux  d'Afrique 
est  VU  Hivernal  Negro  Improvement  Association. 

Dans  l'Afrique  du  Sud,  nous  savons  qu'il  existe  des 
groupements  similaires  et,  en  octobre  1920,  on  eut  à 
déplorer,  au  cours  d'émeutes  à  Port-Elizabeth,  la  mort 
ou  les  blessures  de  nombreux  habitants.  Dans  le  Sud- 
Ouest-Allemand,  en  1903,  un  nègre  converti  appartenant 
à  la  Rhenish  Missionary  Society,  Henry  Witboi,  profita 
d'un  soulèvement  pour  proclamer  que  le  temps  était 
venu  pour  son  peuple  de  se  libérer  du  contrôle  des 
hommes  blancs.  Au  Congo  belge  même,  il  se  produisit 
des  révoltes,  d'un  caractère  plus  spontané  d'ailleurs, 
dont  on  n'a  pas  perdu  le  tragique  souvenir.  Et  dans  les 
colonies  françaises  d'Afrique,  au  Sénégal  notamment, 
on  eut,  vers  la  fin  de  la  guerre,  à  réprimer  de  véritables 
troubles  insurrectionnels. 

Ainsi,  dans  toute  l'étendue  du  vaste  continent  noir,  se 
révèlent,  de  sanglante  façon,  de  nouvelles  idées  d'indé- 
pendance et  des  manifestations,  chaque  jour  plus  accen- 
tuées, de  xénophobie. 

* 

*    * 

Le  nègre,  en  prenant  conscience  de  sa  qualité  humaine, 
en  saisissant  plus  ou  moins  ces  notions  d'égalité  dont 
notre  sentimentalisme  imprègne  toute  notre  action,  corn- 


364  Le  Flambeau. 

mence  à  comprendre  qu'il  serait  peut-être  possible  pour 
lui  de  se  libéfer  du  joug  européen.  Un  serviteur  noir 
me  confessait  une  fois,  au  Congo,  qu'il  était  très  dési- 
reux de  conserver  les  rudiments  de  progrès  matériel, 
c'est-à-dire  de  confort,  que  nous  avions  apportés  dans 
son  pays,  mais  qu'à  part  cela  il  n'était  pas  loin  de  par- 
tager l'avis  d#  ses  frères  de  race  qui  espéraient  voir  le 
gai  matin  où  «  l'on  flanquerait  tous  les  blancs  dans  le 
fleuve  et  dans  la  mer  ». 

La  guerre,  je  le  répète,  n'a  fait  que  fortifier  ces  idées. 
Et  de  doux  idéalistes  américains  les  ont  bénévolement 
encouragées.  J'ai  sous  les  yeux  un  intéressant  petit  livre 
paru  en  1918,  à  New- York,  sous  ce  titre:  Africa  and  the 
War.  Dans  la  préface,  l'auteur,  M.  Benjamin  Brawley, 
commence  par  déclarer:  «  L'Alsace  et  la  Lorraine,  la  Bel- 
<(  gique,  les  Balkans  et  même  la  Russie,  tout  devient 
«  d'importance  secondaire  à  côté  de  l'accablante  ques- 
«  tion  de  la  possession  et  du  développement  du  conti- 
«  nent  africain.  Le  nègre,  et  non  point  le  Belge  ou  le 
a  Russe,  est,  après  tout,  le  cœur  du  problème.  »  Il  est 
vrai  qu'en  1917,  quand  la  Grande-Bretagne  n'était  pas 
encore  très  certaine  de  pouvoir  s'emparer  de  la  plus 
importante  part  des  possessions  africaines  de  l'Alle- 
magne, M.  Lloyd  George  croyait  nécessaire  d'affirmer 
que  <(  ces  colonies  seraient  mises  à  la  disposition  d'une 
conférence  dont  les  décisions  auraient  pour  premier 
objectif  de  satisfaire  les  vœux  et  les  intérêts  des  natifs  ». 
Peu  de  mois  après,  M.  Wilson  parlait  dans  le  même  sens. 

En  1919,  l'Angleterre,  qui  se  sentait  victorieuse,  n'a, 
croyons-nous,  plus  songé  à  s'enquérir  de  l'avis  des  natifs. 
M.  Wilson  et  le  peuple  américain,  qui  aiment  moins 
l'hypocrisie,  ont  encore  proposé  au  Congrès  de  Ver- 
sailles de  laisser  les  nègres  disposer  d'eux-mêmes.  Cela 
fit  beaucoup  rire  à  l'époque  et  on  ne  tint  guère  compte 
de  cette  suggestion.  Mais  certains  noirs  instruits  et  cer- 
tains  Yankees    utopistes    n'ont    pas    oublié.    L'auteur 


Le  Mouvement  pan-nègre.  365 

d'Africa  and  the  War  daigné  cependant  reconnaître  lui- 
même  (p.  38)  que  les  nègres  sont  actuellement  trop  sau- 
vages pour  se  gouverner  seuls.  Cela  est  bien  notre  avis. 

Le  même  auteur  émet,  quelques  pages  plus  loin,  des 
appréciations  qui  paraissent  infiniment  moins  raisonna- 
bles. J'ai  déjà  rappelé  quelles  sont  les  difficultés  que  susr 
cite,  aux  Etats-Unis,  la  prolifique  et  peu  instruite  masse 
des  anciens  esclaves.  Ces  nègres,  dont  les  pères  durent, 
au  lendemain  de  la  guerre  de  Sécession,  la  liberté  au 
président  Lincoln,  ont  accompli  depuis  lors  beaucoup  de 
progrès.  Il  paraît,  d'après  un  annuaire  publié  par  eux 
il  y  a  quelques  mois,  que  les  noirs  d'Amérique,  qui  ne 
possédaient,  en  1866,  que  douze  mille  immeubles,  en  ont 
aujourd'hui  plus  de  six  cent  mille  et  sont  propriétaires 
de  plus  de  vingt  millions  d'acres  de  terres  cultivées;  à 
la  place  de  leur  vingt  mille  fermes  de  jadis,  ils  en 
exploitent  maintenant  un  million;  le  nombre  de  leurs 
illettrés,  lisons-nous  dans  une  revue,  est  tombé  de  qua- 
tre-vingt-dix à  trente  pour  cent;  on  compte  cinq  cents 
écoles  et  collèges  nègres  qui  sont  fréquentés  par  un 
million  huit  cent  mille  noirs  et  quarante-cinq  mille  tem- 
ples où  prient  quatre  millions  et  rdemi  de  fidèles  noirs. 
Les  nègres  des  États-Unis  ont  acheté,  pendant  la  guerre, 
pour  deux  cent  vingt-cinq  millions  de  dollars  de  bons  de 
la  Défense  nationale... 

Ceci  était  nécessaire  à  établir  pour  comprendre  la 
raison  qui  fait  écrire  à  M.  Brawley,  notre  auteur,  que 
les  Français  et  les  Anglais,  épuisés  par  la  guerre  et  ne 
trouvant  plus  d'hommes  à  envoyer  dans  leurs  colonies, 
pourraient  bien  employer  un  nouveau  système  qu'il 
expose  ainsi:  «  Alors  le  nègre  américain,  si  longtemps 
«  proscrit,  jaillira  soudain,  comme  l'une  des  plus  impor- 
<(  tantes  activités  de  la  nation.  Son  record,  comme  com- 
«  battant,  est  bien  connu.  Durant  les  trois  dernières 
«  années,  il  a  su  combler  très  largement  le  vide  produit 
«  dans  les  entreprises  industrielles  du  Nord  (des  Etats- 


366  Le  Flambeau. 

«  Unis)  par  la  cessation  soudaine  de  l'émigration.  Main- 
«  tenant,  l'Afrique  appelle  aussi  des  travailleurs,  non 
«  par  douzaines,  non  par  centaines,  mais  par  milliers  et 
«  douzaines  de  milliers...  » 

Vous  comprenez:  M.  Brawley  est  un  vrai  Américain 
et,  par  conséquent,  il  superpose  aisément  un  côté  pra- 
tique et  utilitaire  à  son  fond  de  quaker  idéaliste:  les 
noirs  gênent  les  Américains;  les  Européens  manquent 
d'hommes  pour  civiliser  l'Afrique.  Eh  bien,  envoyons 
les  millions  de  nègres  d'Amérique  —  qui  possèdent  déjà 
une  teinture  de  civilisation  —  vers  leurs  frères  de 
l'Afrique  centrale,  dans  la  terre  de  leurs  aïeux.  Ainsi, 
réunie,  forte,  autonome  et  livrée  à  elle-même,  la  race 
de  Cham  aura  conquis,  dans  la  justice,  sa  liberté;  nous 
retrouvons  ici  la  poussée  vers  le  pan-négrisme.  Et  notre 
bon  Américain,  parlant  du  peuple  noir,  ajoute,  en  une 
formule  qu'il  nous  semble  avoir  déjà  entendue  autre 
part:  «  C'est  le  peuple  choisi  de  Dieu!  » 

* 

*    * 

Ne  croyez  pas  que  la  singulière  opinion  que  je  viens 
d'exposer  ici  soit  celle  d'un  seul  homme.  Comme  je  l'ai 
dit,  l'idée  pan-nègre  possède  des  origines  lointaines  que 
l'on  retrouve,  d'une  pari,  en  Angleterre  et  en  Amérique, 
d'autre  part,  en  Ethiopie;  et  elle  s'amplifie.  On  peut  en 
donner  de  multiples  exemples,  et  le  Correspondant  dans 
un  article  sur  «  La  question  nègre  et  l'élection  présiden- 
tielle aux  Etats-Unis  »  (25  septembre  1920),  la  revue 
Les  Lettres  (septembre  1920)  et  L'Illustration  (26  mars 
1921)  en  ont  parlé  récemment. 

Nous  apprenons  ainsi  qu'il  y  a  une  douzaine  d'années, 
M.  John  Temple  Grave  proposait  une  séparation  com- 
plète entre  les  noirs  et  les  blancs  d'Amérique,  avec  trans- 
port des  premiers,  soit  vers  l'Amérique  du  Sud,  soit  vers 
l'Afrique.  Mais  —  objectaient  déjà  les  adversaires  du 


Le  Mouvement  pan-nègre.  367 

projet  —  cette  conception  est  peu  pratique  et  priverait 
les  Etats-Unis  de  plus  de  dix  millions  de  travailleurs. 

Il  est  vrai  que  le  major  R.-W.  Shufeld,  du  corps  de 
santé  de  l'armée  américaine,  découvrait  dans  America' s 
Greatest  Problem,  The  Negro,  que  l'on  pourrait  avanta- 
geusement remplacer  les  noirs  des  Etats-Unis  par  «  ces 
<(  milliers  de  paysans  belges  qui  sont  aujourd'hui  sans 
«  foyer  ou  sans  moyens  de  transport  à  cause  des  ravages 
<(  des  armées  allemandes  en  Belgique.  »  Merci,  major! 
Gardez  vos  nègres  et  laissez-nous  nos  paysans... 

Le  mouvement  pan-nègre,  utopiste  et  inquiétant, 
s'étend.  Les  noirs  de  l'Afrique  Orientale  Anglaise,  réu- 
nis à  Accra  en  congrès,  ont  envoyé  à  Londres  des  délé- 
gués chargés  de  réclamer  la  suppression  de  toutes  les 
mesures  qui  entravent  le  libre  essor  de  leur  peuple  et 
ils  ont  demandé,  notamment,  la  création  de  lignes  de 
navigation  dirigées  par  eux  et  à  leur  usage  exclusif. 

Ils  ont  vu  leurs  théories  appuyées,  comme  il  fallait  s'y 
attendre,  par  M.  Edmund-D.  Morel,  l'ennemi  «  person- 
nel »  de  la  Belgique  et  l'adversaire,  d'une  façon  générale, 
de  toute  colonisation.  Le  promoteur  de  la  Congo  Reform 
Association  vient  de  publier  un  livre,  The  Black  Man's 
Burden,  qui  constitue  un  réquisitoire  violent  contre  les 
procédés  des  blancs  en  Afrique.  M.  Morel  qui  a,  autre- 
fois, été  aux  gages  de  V Allemagne,  continue  l'œuvre  de 
sa  vie.  L'Allemagne,  qui  n'a  plus  un  pouce  de  territoire 
colonial,  va  chercher,  évidemment,  à  créer  aux  Alliés 
des  difficultés  dans  leurs  possessions  d'outre-mer.  Elle 
rencontrera  pour  cela  l'aide  des  Bolcheviks,  des  traîtres 
comme  M.  E.-D.  Morel  en  Angletere  et  des  doux  uto- 
pistes comme  le  sénateur  Lafontaine  en  Belgique.  «  Il 
((  est  impossible,  comme  l'écrivait  très  justement  M.  Hen- 
«  riquet  dans  un  récent  article  du  Neptune,  il  est  impos- 
«  sible  de  ne  pas  voir  de  connexion  entre  les  désirs  de 
<(  revanche  de  l'Allemagne,  le  plan  bolchevique  de  révo- 
«  lution  coloniale,  la  publication  d'un  livre  tel  que  le 


368  Le  Flambeau. 

«  Black  Man's  Burden  et  le  mouvement  dont  certaines 
«  associations  nègres  sont  le  siège.  » 

Aux  Etats-Unis,  une  agitation  de  race  se  perpétue  et 
grandit.  En  août  1920,  se  tint,  à  New-York,  une  session 
de  trente  jours  de  V International  Negro  Conférence  qui 
organisa  un  meeting  à  Madison  Square  Garden  au  cours 
duquel,  nous  apprend  le  Correspondant,  M.  Marcus 
Garvey,  nègre,  président  de  YUniversal  Negro  lmpro- 
vement  Association  et  des  General  African  Communities 
League  dit  ceci  :  «  Le  temps  est  venu  pour  les  quarante 
«  millions  de  noirs  de  réclamer  l'Afrique,  non  pas  de 
«  demander  à  l'Angleterre,  à  la  France,  à  la  Belgique, 
«  à  l'Italie:  «  Pourquoi  êtes-vous  ici?  »  mais  de  leur 
«  donner  l'ordre  de  sortir!...  »  Et  plus  loin  :  «  Nous  rédi- 
«  gérons  un  Bill  of  Reglets  pour  toutes  les  races  nègres, 
<(  avec  une  Constitution  pour  gouverner  leurs  destinées. 
«  La  plus  sanglante  de  toutes  les  guerres  est  encore  à 
«  venir,  lorsque  l'Europe  essayera  ses  forces  contre 
«  l'Asie.  Ce  sera  là  l'occasion  pour  les  nègres  de  tirer 
«  l'épée  pour  la  rédemption  de  l'Afrique!  » 

Un  type  original  que  ce  Marcus  Garvey.  Intelligent, 
relativement  cultivé,  il  est  devenu  l'apôtre  du  pan-né- 
grisme  intégral.  A  la  fois  idéaliste  et  homme  d'affaires, 
il  a  lancé  une  compagnie  de  navigation,  la  Black  Star 
Line,  dont  les  six  millions  de  dollars  de  capital  ont  été 
entièrement  souscrits  par  des  noirs.  C'est  lui  qui  est  par- 
venu à  concrétiser  toutes  les  tendances  vagues  qui  se 
manifestaient  à  travers  le  monde  en  faveur  des  Chamites: 
depuis  le  jour  où  il  reçut  dans  le  corps  quatre  balles  de 
revolver  tirées  par  un  exalté,  il  fait  figure  de  martyr  et 
ses  frères  de  couleur  ne  discutent  plus  sa  parole.  Elle  ne 
manque  d'ailleurs  point  de  saveur,  cette  parole,  ni  d'au- 
dace, puisque  M.  Marcus  Garvey  professe  que  les  Egyp- 
tiens, les  Grecs  et  les  Phéniciens  ont  emprunté  leur  civi- 
lisation aux  noirs  et  que  Jésus-Christ  émit,  sans  l'ombre 
d'un  doute,  un  nègre. 


Le  Mouvement  pan-nègre.  369 

M.  Maurice  Dekobra,  qui  a  entendu  le  prophète  péro- 
rer en  décembre  1920  à  New-York,  nous  a  rapporté  un 
de  ces  discours.  Je  ne  résiste  pas,  étant  donné  l'impor- 
tance qu'a  prise  la  personnalité  de  M.  Marcus  Garvey,  au 
plaisir  d'en  copier  un  passage: 

«  Mes  amis,  clamait  au  milieu  d'une  vaste  assemblée  le  chef  pan- 
<(  nègre,  si  nos  frères  blancs  nous  aiment,  nous  les  aimerons;  mais 
«  s'ils  nous  haïssent,  nous  les  haïrons  aussi.  Nous  dénions  aux  Anglais 
«  le  droit  de  nous  exploiter  ;  nous  nous  indignons  que  les  Belges  bruta- 
«  lisent  nos  frères  africains...  Quant  aux  Français...  Nous  avons  jus- 
«  tement  ce  soir,  parmi  nous,  un  noble  représentant  de  ce  pays,  et 
«  nous  lui  dirons  en  toute  franchise:  Que  la  France  nous  prouve  son 
«  libéralisme  I  Et  qu'il  fasse  savoir  aux  tirailleurs  sénégalais  qu'ils 
«  ont,  en  Amérique,  des  frères  assez  civilisés  pour  les  initier  à  la 
((  politique  européenne  (acclamations)  ;  car,  en  somme,  qui  a  gagné  la 
«  guerre?  C'est  le  sang  des  nègres  sur  les  champs  de  bataille  des 
<(  blancs.  MM.  Clemenceau  (il  prononçait  Klemenko)  et  Lloyd  George 
«  auraient  été  bien  embarrassés  pour  finir  la  guerre  s'ils  ne  nous 
«  avaient  pas  eus  (hourras).  Oui,  mes  amis,  si  les  noirs  n'avaient  pas 
«  été  là,  le  kaiser  serait  aujourd'hui  dans  le  palais  de  Buckingham 
«  (vociférations,  trépignements,  cris  d'animaux  variés).  Or,  vous 
«  savez  quelle  fut  la  reconnaissance  des  blancs,  comment  ils  surent 
«  gré  aux  noirs  d'avoir  combattu  pour  leur  cause?  Ils  ne  nous  donnent 
«  même  pas  un  siège  à  la  Conférence  de  la  Paix  (grognements  désap- 
«  probateurs).  Mais  ils  furent  punis  par  le  ciel  et  expièrent  bientôt 
«  leur  ingratitude.  MM.  Klemenko,  Lloyd  George  et  Wilson  s'arra- 
«  chèrent  les  cheveux  autour  du  tapis  vert  (hilarité).  M.  Wilson  tomba 
<(  malade  et  dut  rentrer  précipitamment  aux  Etats-Unis.  M.  Lloyd 
«  George  fut  rappelé  en  Angleterre  par  ses  bons  amis  d'Irlande  et 
«  M.  Klemenko,  pour  passer  sa  mauvaise  humeur,  alla  tuer  des  singes 
((  en  Afrique  (ouragan  de  clameurs  joyeuses  et  de  huées  d'allé- 
«  gresse).  Voulez-vous  que  je  vous  dise  ce  que  nous  pensons,  nous 
«  les  pauvres  noirs,  nous  les  fils  de  singes,  nous  qui  portons  encore 
«  la  queue  du  quadrumane  notre  ancêtre?  Nous  rions  de  ces  blancs 
«  infatués  et  nous  leur  déclarons  que,  puisque  nous,  les  gorilles, 
«  nous,  les  crânes  pointus,  nous  étions  assez  bons  pour  nous  faire 
«  tuer  sur  les  champs  de  bataille  européens  et  pour  aider  nos...  édu- 
«  cateurs!...  à  gagner  leur  guerre,  ils  auraient  au  moins  pu  nous 
«  accorder  cette  liberté  au  nom  de  laquelle  ils  s'entre-tuaient...  Mais 
«  nous  avons  appris  à  tuer  aussi  et,  je  vous  le  demande,  mes  amis": 
«  Que  sera-ce  donc  quand  nous  nous  battrons  pour  notre  propre 
«  cause?...  » 

Ce  long  verbiage  donne  le  ton  tout  à  fait  caractéris- 


370  Le  Flambeau. 

tique  que  ces  messieurs  nègres  en  sont  arrivés  à  em- 
ployer dans  leurs  réunions.  Qu'en  pensez-vous,  poète 
hindou  Rabindranath  Tagore,  qui  nous  conseilliez,  il  y 
a  quelques  mois,  l'alliance  de  l'Est  et  de  l'Ouest,  prépa- 
ratoire à  celle  du  Nord  et  du  Sud? 

Ah!  comme  Ton  voit  que  ces  noirs,  qui  appuient  si 
bien  la  construction  de  théories  sociales  et  politiques  sur 
le  maniement  du  glaive,  appartiennent  au  pays  de 
M.  Wilson! 

D'autre  part,  n'entendons-nous  pas  Lénine  et  Trotsky, 
dans  un  des  manifestes  communistes  de  Moscou,  leur 
faire  écho  en  proclamant:  «  Esclaves  coloniaux  d'Afrique 
<(  et  d'Asie,  l'heure  de  la  dictature  prolétarienne  en 
«  Europe  sonnera  pour  vous  comme  l'heure  de  la  déli- 

«  vrance  »? 

* 
*    * 

Ces  prêches  et  ces  cris  doivent  nous  intéresser  parti- 
culièrement, nous  autres  Belges.  D'abord,  parce  que 
c'est  vers  les  énormes  territoires  du  Congo  que  se 
tournent  tout  naturellement  les  regards  des  pan-nègres, 
qu'ils  aient  la  peau  blanche  ou  la  peau  noire.  On  s'en 
va  répétant  que  ce  domaine  est  beaucoup  trop  vaste  pour 
notre  capacité  coloniale.  On  rappelle,  à  la  suite  de 
M.  E.-D.  Morel,  de  prétendues  atrocités.  Les  nègres 
américains,  au  cours  des  réunions  dont  j'ai  parlé,  après 
avoir  chanté  leur  hymne  :  «  Ethiopie,  ô  terre  de  nos  ancê- 
tres... »  poussaient  des  huées  contre  les  Belges,  en  agi- 
tant leur  étendard  noir,  vert  et  cramoisi.  Et  le  mouve- 
ment trouvera  peut-être  un  iour  un  excellent  auxiliaire 
dans  le  pan-islamisme,  qui  lui  ouvre  les  voies  et  que 
certains  de  nos  fonctionnaires  ne  craignent  point  de  favo- 
riser. 

Oui,  c'est  vers  le  Congo  que  vont  les  rêves  des  pan- 
nègres.  Discrètement,  ils  étudient  déjà  le  terrain  et  pré- 
parent leur  campagne.  Sous  divers  prétextes  d'études, 


Le  Mouvement  pan-nègre.  371 

ils  envoient  dans  notre  colonie  des  missions  auxquelles, 
selon  une  courtoise  et  absurde  coutume,  le  gouverne- 
ment belge  accorde  des  facilités  extraordinaires  qu'il 
refuse  en  général  à  nos  nationaux  ;  car,  depuis  certaines 
campagnes  menées  jadis  contre  notre  administration,  on 
ressent  une  telle  crainte  de  l'opinion  de  nos  rivaux  —  ou 
de  nos  ennemis  —  qu'on  n'ose  rien  leur  refuser... 

C'est  ainsi  que  je  tiens  de  bonne  source  qu'il  se  pro- 
mène actuellement,  de  par  le  Congo,  une  mission  améri- 
caine poursuivant  des  études  afin  de  «  favoriser  l'éduca- 
tion des  noirs  ».  C'est  la  mission  du  Phelp's  Stokes 
Fund.  Notre  gouvernement  est-il  bien  certain  que  ces 
messieurs,  qui  voyagent  partout  à  leur  guise,  qui  ra- 
content ce  qu'ils  veulent,  qui  observent  ce  qui  les  inté- 
resse et  qui  ((  éduquent  les  noirs  »  selon  leurs  propres 
conceptions,  n'ont  pas  une  idée  de  derrière  la  tëtt? 
Trouve-t-on,  par  ailleurs,  qu'il  soit  vraiment  opportun 
et  d'utile  politique  indigène  de  laisser  des  pasteurs  nègres 
accomplir,  sous  le  voile  de  l'évangélisation,  la  propa- 
gande que  l'on  devine? 

On  trouve,  en  différents  centres  commerciaux  du  Congo, 
une  petite  publication  pan-nègre,  rédigée  en  Amérique, 
et  qui  s'appelle  The  Negro  World.  Comment  y  arrivâ- 
t-elle? 

N'avons-nous  pas  vu,  dans  notre  bon  Bruxelles  même, 
et  notamment  au  cours  des  débats  du  récent  Congrès 
Colonial,  des  noirs  revendiquer,  avec  un  air  de  suffi- 
sance fort  réjouissant,  les  droits  que  confère  leur  très 
haute  conception  de  la  civilisation?  C'est  ainsi  que 
L'Avenir  colonial  belge,  journal  qui  paraît  à  Kinshasa, 
s'étant  permis  de  taquiner  un  de  ces  messieurs,  nommé 
Paul  Panda  Farnana,  secrétaire  de  VUnion  Congolaise 
de  Bruxelles,  celui-ci  parvint  à  se  faire  interviewer  et  à 
répondre,  par  ce  moyen,  en  deux  colonnes  de  première 
page  de  la  Dernière  Heure.  Le  ton  de  cette  interview 
n'est  pas  sans  rappeler  étrangement  celui  des  paroles 


372  Le  Flambeau. 

que  prononçaient,  à  New-York,  les  noirs  de  VUniversal 
Negro  Improvement  Association. 

C'est  le  même  nègre  qui  envoyait  au  directeur  du  Soir 
une  longue  missive,  bourrée  de  citations  hétéroclites  — 
destinées  à  prouver  sans  doute  une  culture  étendue  — 
dans  le  genre  de  cette  phrase  extraite  des  Grands  Initiés 
de  M.  Edouard  Schuré:  «  Aux  temps  préhistoriques, 
c'est  la  race  nègre  qui  a  introduit  la  civilisation  en 
Europe...  » 

Ce  bon  M.  Paul  Panda,  qui  possède,  paraît-il,  ses 
diplômes  d'ingénieur  agricole  de  l'Ecole  de  Gembloux, 
a  trouvé  dans  notre  pays  de  précieux  auxiliaires  dans  la 
personne  du  sénateur  Lafontaine  et  dans  celle  de  M.  Paul 
Otlet.  Ces  derniers  ont  même  été  jusqu'à  offrir  aux 
noirs,  que  les  Etats-Unis  ne  tenaient  plus  à  voir  se  réunir 
chez  eux,  l'hospitalité  du  Palais  Mondial  à  Bruxelles, 
pour  leur  Congrès  pan-nègre. 

Le  Congrès  a  pour  président  M.  Biaise  Diagne,  député 
noir  au  Parlement  français  et  haut-commissaire  pour  le 
Sénégal,  et  pour  secrétaire  le  docteur  W.-E.  Burghardt 
du  Bois  qui,  nous  raconte-t-on,  est  un  Américain  de  sang 
mélangé  français,  allemand  et  nègre,  ainsi  qu'un  des 
plus  fidèles  disciples  du  fameux  apôtre  Marcus  Garvey. 

Ce  parfait  métèque  a  donné  à  la  National  Association 
for  the  advancement  of  coloured  people  des  indications 
intéressantes  sur  le  mouvement  pan-nègre.  Qu'on  me 
permette  une  dernière  citation  :  après  avoir  rendu  un 
nommage  ému  à  M.  Lafontaine  et  à  M.  Paul  Otlet  qui, 
nous  apprend-il,  est  communément  appelé  «  le  père  de 
la  Société  des  Nations  »,  M.  Burghardt  du  Bois  ajoute, 
d'après  VAfrican  World  (4  juin  1921)  : 

«  Sans  aucun  doute,  une  renaissance  de  la  culture  nègre  s'annonce, 
«  et  elle  sera  guidée  par  l'intelligence  et  la  compréhension.  Une  indi- 
ce cation  de  cette  renaissance  est  la  prochaine  publication  en  Allemagne 
((  d'une  collection  de  quinze  volumes  de  littérature  nègre,  de  pro- 
«  verbes,  de  folklore,  de  poésie.  La  publication  est  l'œuvre  de  Léo 
«  Frobenius  et  sera  intitulée  Atlantis.  » 


Le  Mouvement  pan-nègre.  373 

Il  aurait,  en  effet,  été  surprenant  que  pour  travailler 
à  la  renaissance  de  la  culture  nègre  {ils  ont  donc  eu  jadis 
une  haute  culture  qu'il  est  opportun  de  faire  revivre, 
les  noirs?)  il  n'y  eût  pas  eu  quelques  Allemands  à  côté 
de  MM.  Lafontaine  et  Otlet...  Comme  ces  deux  person- 
nages doivent  envier  l' American  coloured  qui  possède  à 
la  fois  du  sang  français,  allemand  et  nègre!  Que  voilà 
donc  du  vrai  internationalisme!  Voyez-vous  la  douce 
jubilation  de  M.  le  sénateur  Lafontaine  s'il  pouvait,  un 
jour,  nous  prouver  qu'il  est  à  la  fois  belge,  allemand, 
français  et  nègre? 

En  dehors  du  Congrès  pan-nègre,  M.  Paul  Otlet  a 
d'ailleurs  préparé  les  plans  d'une  définitive  section  des 
Africains,  au  Palais  Mondial,  section  qui  comprendrait 
«  une  documentation  dans  les  quatre  formes  sous  les- 
quelles se  présente  toute  documentation  dans  le  Centre 
International  ».  Des  esprits  simples  pourront  évidem- 
ment s'étonner  de  voir  un  sénateur  belge  offrir  l'hospi- 
talité d'un  palais  belge  aux  tenants  d'un  mouvement  dan- 
gereux en  lui-même  parce  que  tout  gonflé  d'un  naïf  uto- 
pisme  et  dirigé  principalement  contre  les  nations  coloni- 
satrices et,  en  particulier,  contre  la  Belgique.  Mais  l'Etat 
belge  est  bon  prince... 

♦ 

*    * 

Certes,  la  barrière  de  couleur,  the  colour  bar,  comme 
disent  les  gens  de  l' Union-Sud-Africaine,  doit  dispa- 
raître. Nous  admettons,  pour  notre  part,  que  les  pré- 
jugés de  race  sont  absurdes.  Nous  sommes  les  premiers 
à  vouloir  que  le  sort  de  la  race  noire  soit  amélioré;  que 
là  où  des  abus  existent  ils  soient  redressés;  que  Ton 
s'occupe  de  l'éducation,  de  la  formation  intellectuelle  et 
—  par  après  —  de  la  liberté  des  nègres.  Mais  il  faut  pro- 
céder avec  ordre.  Et,  vraiment,  il  nous  paraît  dangereux 
que  de  tendres  idéologues,  au  surplus  souvent  ignorants 


374  Le  Flambeau. 

de  ces  questions,  aillent,  sous  le  prétexte  de  «  renais- 
sance de  la  culture  nègre  »  créer  des  ambitions  injus- 
tifiées, provoquer  des  mouvements  de  xénophobie  qui 
peuvent  être  périlleux  pour  toute  notre  civilisation  en 
Afrique,  et  fourrer  dans  la  tètt  de  ces  dignes  noirs  qu'en 
se  passant  des  blancs  ils  arriveront  plus  vite  au  parfait 
bonheur,  dans  la  plus  haute  culture. 

Tous  les  peuples  qui  ont  le  bonheur  de  gérer  des  ter- 
ritoires en  Afrique  doivent  travailler  de  tout  cœur  à 
l'émancipation  matérielle  des  nègres  et  à  leur  dévelop- 
pement moral  et  intellectuel. 

Nous  sommes,  répétons-le,  très  partisans,  au  Congo, 
d'un  système  de  gouvernement  qui  tiendrait  compte  des 
coutumes  indigènes  au  lieu  de  les  détruire,  qui  établirait 
la  collaboration  judiciaire  des  blancs  et  des  noirs,  qui  se 
servirait  des  chefs  nègres  comme  représentants  de  notre 
autorité,  qui,  enfin,  ferait  travailler  un  personnel  admi- 
nistratif de  couleur,  devenu  l'intermédiaire  compétent  et 
responsable  entre  des  Européens  peu  nombreux  et  la 
grande  masse  de  la  population.  Nous  restons,  en  un  mot, 
et  pour  reprendre  l'heureuse  expression  du  colonel  Ber- 
trand au  Congrès  colonial  de  1920t  favorables  à  la  poli- 
tique de  collaboration  et  non  à  celle  d'assimilation. 

Mais,  dans  toutes  ces  réformes,  on  doit  tenir  compte 
des  réalités  avant  de  faire  de  l'idéologie:  vouloir  donner 
à  la  race  noire  une  autonomie,  une  autorité,  des  initia- 
tives dont  elle  est  encore  incapable  d'user  sagement  et 
qu'elle  est  même  incapable  de  comprendre,  serait  une 
absurdité. 

Avant  tout,  il  nous  faut  veiller  à  ce  qu'au  nom 
de  principes  sentimentaux  on  n'aille  pas  saper  notre 
autorité  en  Afrique.  Tout  le  monde  admet  que  les  nègres 
ne  peuvent  encore  ni  se  gouverner  ni  se  civiliser  tout 
seuls.  Si  donc  nous  abandonnions  le  pouvoir  que  nous 
possédons,  il  serait  bien  vite  repris  par  d'autres,  peut- 
être  par  ceux-là  mêmes  qui,  aujourd'hui,  nous  déroulent 


Le  Mouvement  pan-nègre.  375 

leurs  belles  théories.  Les  noirs  ne  seraient  pas  plus  libres, 
mais  nos  censeurs  de  Belgique  n'auraient  plus  rien  à 
dire  dans  la  gestion  de  notre  colonie.  Est-ce  un  tel  résul- 
tat qu'ils  cherchent?  Car,  en  fin  de  compte,  —  et  nous 
avons  de  cela  quelques  exemples  récents  —  l'idéalisme 
est  d'un  beaucoup  meilleur  profit  pour  le  malin  que  pour 
le  sincère. 

Pierre  Daye. 


Quelques  Poètes  français  (Taajoard'hai 

L'effroyable  guerre,  parmi  les  ruines  qu'elle  a  faites, 
il  en  est  une  qu'aucune  sorte  de  réparation  ne  saurait 
jamais  relever.  C'est,  entre  les  quinze  cent  mille  fils  de 
France  qu'elle  a  tués  dans  la  force  de  l'âge,  la  mort  de 
quatre  cent  cinquante  jeunes  écrivains,  dont  les  noms 
sont  inscrits  dans  le  marbre  sur  les  murs  de  notre  Pan- 
théon. L'Allemagne  a  frappé  à  la  tètt:  mais  il  faut  bien 
dire  —  non  pour  sa  décharge,  mais  pour  notre  honneur 
—  que  nous  avons  fait  tout  ce  qu'il  fallait  pour  cela. 

Car  dans  le  grand  élan  qui  a  dressé  tout  d'abord  ensem- 
ble la  Belgique  et  la  France  contre  l'éternelle  Barbarie, 
tandis  que  l'Allemagne  utilitaire  mettait  à  l'abri  les  siens, 
qui  s'est  levé  en  premier  parmi  nous?  Constatons-le  une 
fois  de  plus,  pour  le  plus  grand  honneur  de  la  pensée 
humaine:  ce  sont  les  intellectuels.  L'armée  de  la  plume 
n'a  pas  cru  qu'il  était  suffisant  de  combattre  sur  le  pa- 
pier :  elle  a  pris  le  fusil  au  premier  appel,  et  quatre  cent 
cinquante  des  meilleurs  d'entre  elle  ne  sont  pas  revenus. 
Je  ne  vous  citerai  pas  ce  palmarès  funèbre.  A  côté  des 
Péguy,  des  Psichari,  des  Alain-Fournier,  des  André  du 
Fresnois,  des  Marcel  Drouet,  des  Pierre  Gilbert,  des 
Louis  Coâ>t,  des  Lionel  des  Rieux,  des  Emile  Clermont, 
qui  auront  au  moins  eu  la  chance  de  laisser  après  eux 
une  œuvre  parfois  achevée,  capable  de  sauver  leurs  noms 
de  l'oubli,  capable  en  tout  cas  de  nous  faire  connaître 
exactement  ce  que  nous  avons  perdu,  les  perdant  — 
combien  d'autres  n'avaient  encore  donné  que  des  pro- 
messes qu'une  vie  de  paix  leur  eût  permis,  peut-être,  de 


Quelques  poètes  français  d'aujourd'hui.  377 

tenir!  Nous  ne  pouvons  songer  à  ceux-là  que  comme  à 
ces  arbres  de  nos  régions  de  l'Aisne  et  de  l'Oise  que  les 
Allemands  ont  coupés  dans  leur  première  retraite  du 
printemps  de  1917,  et  que  nous  avons  vus,  fauchés  au  ras 
du  sol,  qu'ils  couvraient  de  leurs  branches  déjà  fleuries 
—  et  dont  la  touchante  floraison  ne  devait  être  suivie 
d'aucuns  fruits.  Ce  qu'il  y  a  pour  nous  d'inconsolable 
dans  la  disparition  de  ces  poètes  à  peine  éclos,  c'est  que 
nous  ne  pouvons  le  plus  souvent  pleurer  en  eux  qu'une 
Muse  anonyme,  non  révélée  encore.  Quel  Lamartine, 
quel  Chénier  n'est  pas  tombé  avec  eux?  Quel  monde  pro- 
digieux de  musique  et  de  rêverie  s'est  éteint  avec  leurs 
regards...  Donnons  donc  une  pensée  pieuse  à  la  tombe 
perdue,  où  dort  peut-être  de  son  dernier  sommeil,  comme 
le  soldat  français  inconnu  de  l'Arc  de  l'Etoile,  le  génie 
inconnu  que  la  guerre  nous  a  enlevé. 

Parmi  nos  poètes  morts,  je  ne  parlerai  que  de  trois 
d'entre  eux:  Emile  Despax,  Jean-Marc  Bernard  et  Paul 
Drouot.  Ils  me  semblent  les  plus  représentatifs  de  cette 
génération  sacrifiée,  qui  s'est  donnée  volontairement. 
Leurs  noms  ne  sont  sans  doute  pas  tout  à  fait  étrangers 
au  lecteur  belge;  leur  œuvre  tronquée,  inachevée  valait 
cependant  plus  que  par  des  promesses... 

Emile  Despax,  tué  à  Crouy  d'une  balle  au  front  le 
premier  jour  de  son  arrivée  au  combat,  est  l'auteur  d'un 
livre  de  vers  publié  en  1905,  qui,  tout  de  suite  avait 
classé  ce  poète  parmi  les  plus  purs  et  les  plus  sûrs  arti- 
sans du  vers  classique:  La  Maison  des  Glycines,  solide 
recueil  de  stances,  d'élégies,  où  nous  avions  pu  discerner 
dès  lors,  à  côté  d'une  maîtrise  parfaite,  la  descendance 
la  plus  directe  de  Chénier,  de  Lamartine,  de  Hugo  même, 
et  parfois  aussi  de  Verlaine.  Il  y  a  chanté  tout  à  tour 
l'amour,  les  jeunes  filles  et  la  gloire,  et  ce  grand  tour- 
ment d'être  un  homme  conscient  de  la  Destinée.  Quand 
j'ai  lu  ce  livre  pour  la  première  fois,  en  songeant  au  beau 

25 


378  Le  Flambeau. 

visage  ardent  du  poète,  doucement  bercé  par  l'heureuse 
harmonie  de  ses  plaintes  amoureuses,  j'avoue  n'avoir  pas 
donné  toute  mon  attention  à  ce  qui  m'y  a  si  fort  frappé 
depuis:  cette  espèce  de  sombre  prescience  d'une  mort 
qui  viendrait  trop  tôt.  Maintenant  que  nous  savons  que 
Despax  n'est  plus,  combien  nous  paraissent  émouvantes 
et  chargées  d'une  affreuse  divination,  des  strophes  comme 
celles-ci  : 

Ne  cherche  pas  plus  loin.  Je  ne  puis  pas  te  dire... 
Je  puis  mourir  ce  soir,  je  puis  partir  demain  — 
J'ai  ma  part  du  baiser,  j'ai  ma  part  du  sourire, 
J'ai  ma  part  de  l'amour  et  du  bonheur  humain... 

...  Pour  l'amour  et  l'orgueil  du  langage  de  France, 
J'ai  fait  seul,  et  Dieu  sait  au  prix  de  quel  effort! 
Ce  livre:  un  peu  d'amour,  de  rêve  et  de  souffrance; 
Vienne  à  présent  la  mort! 

Je  ne  regrette  rien.  De  la  terre.  Une  pierre, 
Si  l'on  veut.  Si  l'on  veut  aussi,  quatre  cyprès... 
C'est  la  loi.  Naître,  ouvrir  ses  yeux  à  la  lumière, 
Et  les  fermer  après... 

Et  voici  la  dernière  pièce  du  recueil.  Elle  est  intitulée 
Utlima,  et  est  dédiée  à  son  frère  par  le  poète  qui  ne 
devait  rien  publier  depuis  ce  livre;  c'est  donc  vraiment 
sa  dernière  parole  : 

//  pleut.  Je  rêve.  Et  je  crois  voir  entre  les  arbres 

De  la  place  qui  luit, 
Un  buste  en  pierre  blanche  et  le  socle  de  marbre. 

Mon  frère  passe  et  dit:  C'est  lui. 


Quelques  poètes  français  d'aujourd'hui.  379 

Mon  frère,  vous  aurez  aimé  les  ports,  les  îles, 

Surtout  le  ciel,  surtout  la  mer; 
Moi,  les  livres,  les  vers  parfaits,  les  jours  tranquilles 

Et  nous  aurons  beaucoup  souffert. 

* 
*    * 

Pour  Jean-Marc  Bernard,  qui  signait  Jean-Marc  Ber- 
nard Dauphinois,  qui  voulait  montrer  par  là  qu'avant 
toute  chose,  il  appartenait  à  sa  terre  et  à  sa  province,  il 
n'a  laissé,  outre  quelques  plaquettes  introuvables  et,  dans 
des  revues,  des  épigrammes  acérées  et  des  études  sur 
quelques  poètes  qu'il  aimait,  qu'un  recueil  d'Amours, 
bergeries  et  jeux,  Sub  tegmine  fagi.  C'était  un  esprit  déli- 
cieux, la  fantaisie  et  la  grâce  même,  mêlée  au  plus  par- 
fait savoir.  —  «  C'était  Ariel,  a  dit  de  lui  le  poète  Fagus; 
la  générosité  du  cœur  dans  la  raison  ailée...  » 

Jean-Marc,  par  ses  goûts  et  par  sa  culture,  appartenait 
à  ce  groupe  ami  du  bel  ordre  classique  qui,  sous  le  dra- 
peau de  Y  Action  Française,  marchait  et  marche  encore 
sous  la  conduite  de  M.  Charles  Maurras;  ses  poètes,  ses 
écrivains  de  prédilection,  c'étaient  ceux  du  xvr  et  du 
xvii9  siècles  à  la  règle  sévère,  à  l'ordonnance  inflexible, 
cependant  toujours  dominée  par  le  souci  constant  d'enfer- 
mer une  pensée,  une  émotion  humaine  dans  un  vase  au 
contour  précis,  fait  de  la  plus  durable  matière.  Ce  qu'il  y 
a  de  très  remarquable  chez  Jean-Marc  Bernard,  c'est 
qu'en  dépit  de  cette  discipline  rigoureuse,  celui-là  était 
avant  tout  un  poète.  Il  est  même  probablement  le  seul 
véritable  poète  de  cette  école  traditionaliste  et  rationa- 
liste de  Y  Action  Française,  où  l'on  compte  —  politique 
à  part  —  tant  de  clairvoyance  critique  et  si  peu  d'ima- 
gination. Nourri  aux  siècles  les  plus  raisonnables,  Miner- 
vien  par  volonté,  goût  de  mesure  et  de  clarté,  Jean-Marc 
Bernard  était  un  poète  fantaisiste,  qui,  somme  toute, 
doit  plus  à  Villon,  à  Ronsard,  à  Théophile  de  Viau,  à 


380  Le  Flambeau. 

Saint-Amand  qu'à  Malherbe;  un  Banville  moins  le 
romantisme  et  le  verbalisme,  un  délicieux  poète  enfin, 
ami  du  sourire  et  de  la  gaieté,  des  belles  filles  et  du  vin 
nouveau.  Ecoutez  ce  petit  poème  :  il  donne  bien  la  mesure 
et  la  manière  de  ce  gentil  esprit  virgilien  : 

jetons  les  livres  allemands 
Par  les  fenêtres,  à  brassées. 
Foin  des  cuistres  et  des  pédants 
Et  vivent  les  claires  pensées! 

Mieux  vaut,  couché  sur  le  gazon, 
Relire,  loin  des  philologues, 
Catulle,  Horace,  Anacréon 
Et  le  Virgile  des  Eglogues. 

Car  V antiquité  nous  instruit. 
Chacun  de  ses  auteurs  répète  : 
Le  Temps  irréparable  fuit; 
Cueille  le  jour,  dit  le  poète. 

Ah!  contentons-nous  désormais 
De  ces  vérités  éternelles, 
Que  nous  méditerons  en  paix 
Sous  les  raisins  de  ces  tonnelles. 

Puisque  se  lamenter  est  vain, 

Ne  pleurons  point  la  mort  des  choses  : 

«  Versons  des  roses  en  ce  vin, 

((  En  ce  bon  vin  versons  des  roses.  » 

Goûtons  la  joie  et  le  chagrin 
Que  tour  à  tour  chaque  heure  apporte: 
Car  la  Mort  pourrait  bien  demain 
Frapper  du  poing  à  notre  porte... 

A-t-on  assez  répété,  dans  les  derniers  temps  de  cette 
douceur  de  vivre  qui  a  immédiatement  précédé  la  guerre, 


Quelques  poètes  français  d'aujourd'hui.  381 

que  nous  étions,  en  France,  un  peuple  fini,  sans  ressort, 
sans  moralité?  L'événement  a,  je  pense,  suffisamment 
démontré  le  contraire.  Mais  n'est-ce  pas  très  beau,  très 
savoureux,  que  ce  soit  précisément  parmi  nos  poètes  les 
plus  élégiaques,  chez  ceux  qui  ne  semblaient  faits  que 
pour  chanter  sans  fin  cette  fameuse  douceur  de  vivre  que 
l'on  ait  pu  trouver  le  plus  bel  exemple  de  vigueur  et  la 
plus  grande  capacité  de  redressement?  Comme  le  tendre 
Despax,  comme  le  fragile  Drouot,  la  guerre  a  bandé  de 
puissants  ressorts  inattendus  dans  le  cœur  du  léger  Jean- 
Marc.  Parti,  malgré  sa  réforme,  au  début  de  1915,  blessé 
une  première  fois  en  avril,  revenu  au  front  presque  aussi- 
tôt, avant  de  tomber  devant  Souchez,  en  juillet,  il  avait 
eu  la  force  et  le  loisir  d'écrire  encore  quelques  vers,  dont 
cet  admirable  De  profuridis,  que  son  ami  Henri  Marti- 
neau  a  publié  dans  le  premier  numéro  de  la  série  consa- 
crée par  le  Divan  aux  écrivains  morts  pour  la  France  : 

Du  plus  profond  de  la  tranchée 
Nous  élevons  les  mains  vers  vous, 
Seigneur!  Ayez  pitié  de  nous 
Et  de  notre  âme  desséchée! 

Car  plus  encor  que  notre  chair 
Notre  âme  est  lasse  et  sans  courage, 
Sur  nous  s'est  abattu  l'orage 
Des  eaux,  de  la  flamme  et  du  fer! 

Vous  nous  voyez  couverts  de  boue 
Déchirés,  hâves  et  rendus... 
Mais  nos  cœurs,  les  avez-vous  vus  ? 
Et  faut-il,  mon  Dieu,  qu'on  l'avoue  ? 

Nous  sommes  si  privés  d'espoir, 
La  paix  est  toujours  si  lointaine, 
Que  parfois  nous  savons  à  peine 
Où  se  trouve  notre  devoir. 


382  Le  Flambeau. 

Eclairez-nous  dans  ce  marasme, 
Réconfortez-nous  et  chassez 
U angoisse  des  cœurs  harassés. 
Ah!  rendez-nous  V enthousiasme! 

Mais  aux  morts,  qui,  tous,  ont  été 
Couchés  dans  la  glaise  ou  le  sable, 
Donnez  le  repos  ineffable, 
Seigneur!  ils  Vont  bien  mérité... 

Un  mois,  jour  pour  jour,  avant  la  mort  "de  Jean-Marc 
Bernard,  dans  cette  même  région  de  l'Artois  où  furent 
livrés  les  terribles  combats  de  la  fin  du  printemps  de  1915, 
un  autre  poète  était  tué  ;  et  celui-là,  —  ce  n'est  pas  une 
affection  fraternelle  qui  me  le  fait  penser  et  dire,  — 
celui-là,  c'était  le  meilleur,  le  plus  doué,  le  plus  grand  de 
nous  tous;  c'est  Paul  Drouot.  Il  portait  dans  un  corps 
débile  une  âme  admirable.  Héritier  d'un  des  plus  beaux 
noms  de  l'Epopée,  arrière  petit-neveu  du  général  Drouot 
que  l'Empereur  avait  surnommé  le  sage  de  la  Grande 
Armée,  Paul  Drouot  avait  voulu  faire  la  campagne  comme 
tout  le  monde.  Terrassé  par  la  maladie,  incapable  de 
porter  le  sac  et  le  fusil,  il  tint  bon  ;  c'est  lui,  qui  sous  le 
feu,  en  plein  jour,  ira  chercher  devant  les  tranchées  alle- 
mandes le  corps  de  son  chef,  le  commandant  Madelin, 
tué  un  instant  auparavant.  On  veut  lui  donner  la  médaille 
militaire  :  il  la  refuse,  il  ne  croit  pas  la  mériter. 

Dans  ses  beaux  recueils  de  la  Chronique  de  la  Grande 
Guerre  notre  maître  Maurice  Barrés,  au  lendemain  de  la 
mort  de  Drouot,  a  publié  la  dernière  lettre  du  poète,  qui 
rapporte  la  mort  de  son  chef.  Par  la  fierté  du  ton,  l'hu- 
manité profonde,  les  sentiments  d'honneur,  de  modestie, 
de  dévouement,  c'est  une  page  d'anthologie,  digne  d'être 
apprise  par  cœur  dans  les  écoles,  et  d'être  placée  en  tèt& 
de  l'édition  complète  des  œuvres  de  Drouot,  quand  on 
pourra  songer  à  réunir  en  un  volume  compact  les  trois 
livres  de  vers  publiés  par  ce  poète,  entre  1906  et  1912: 


Quelques  poètes  français  d'aujourd'hui.  383 

la  Chanson  d'Eliacin,  la  Grappe  de  raisin,  Sous  le  vocable 
du  chêne,  et  ses  Derniers  vers,  recueillis  Tan  dernier  à 
la  Belle  Edition.  Paul  Drouot  était  un  poète  lyrique.  Il 
ne  jouait  pas  du  pipeau,  ni  de  la  flûte.  C'est  sur  la  lyre 
qu'il  chantait;  et  vraiment,  dans  ces  temps  où  la  poésie 
est  si  sage,  —  quand  elle  n'est  pas  folle  —  il  nous  a 
réellement  donné  le  magnifique  spectacle  d'un  poète 
inspiré.  Il  avait  le  nombre,  et  la  couleur,  et  le  don  des 
images.  Il  avait  l'accent,  l'émotion,  la  foi  sacrée.  Et  en 
outre  il  avait  quelque  chose  à  dire  qu'il  tirait  d'une  âme 
retentissante  et  d'une  sensibilité  passionnée. 

Ballotté  entre  les  violences  de  la  chair  et  les  appels 
d'une  foi  mystique,  prodigieusement  cultivé,  ayant  lu  tous 
les  poètes,  nourri  des  plus  grands,  continuellement  entre- 
tenu dans  son  amour  des  plus  hautes  cimes  intellectuelles 
par  une  connaissance  profonde  de  Shakespeare,  de 
Goethe,  de  Dante,  de  Shelley,  de  Keats,  de  Byron  et 
de  nos  plus  superbes  romantiques,  Paul  Drouot,  dans 
son  œuvre  incomplète,  inachevée,  malhabile,  mais  géné- 
reuse, débordante,  bouillonnante,  n'a  donné  qu'une  faible 
partie  de  sa  mesure.  Sa  maturité  eût  été  prodigieuse  :  il 
n'avait  pas  encore  trouvé  sa  discipline.  Mais  ce  jeune  tor- 
rent jetait  dans  sa  poésie  un  flot  d'une  richesse  sans 
pareille;  et  je  crois  que  dans  toute  la  génération  litté- 
raire de  ce  temps,  l'accord  est  à  peu  près  unanime  sur  son 
nom  pour  le  désigner  comme  un  de  ceux  qui,  vraiment, 
s'il  eût  vécu,  eussent  doté  la  poésie  française,  sinon  d'un 
génie  nouveau,  du  moins  d'une  personnalité  très  haute  et 
très  forte. 

J'aurais  voulu,  pour  vous  donner  une  idée  digne  de 
lui,  trouver  dans  les  poésies  de  Paul  Drouot  une  de  ces 
pièces  uniques,  facilement  détachables,  et  qui  ne  risquât 
point  d'être  abîmée,  quand  on  l'isolerait.  C'est  assez 
difficile.  La  poésie  de  Drouot,  c'est  un  mouvement  per- 
pétuel, où  les  passions  se  heurtent  avec  une  extrême 
violence.  Dans  ce  court  fragment,  V Inconnaissable,  vous 


384  Le  Flambeau. 

reconnaîtrez  cet  accent  mystérieux  qui  est  celui  des  vrais 
poètes  : 

La  beauté  n'aime  pas  qu'on  la  loue  'd'être  belle. 
Il  lui  suffit  de  triompher  dans  tous  les  yeux, 
Et  de  montrer  d'un  bras  ferme  et  qui  fut  une  aile, 
Aux  peuples  rassemblés  la  profondeur  des  deux. 

Ce  qu'un  lâche  flatteur  ajoute  à  sa  victoire, 
C'est  l'oripeau  qui  voile  un  corps  splendide  et  nu, 
Et  ce  qu'il  trouve  à  dire  est  si  peu  pour  sa  gloire 
Que  la  beauté  rougit  d'être  si  mal  connue! 

Qu'on  célèbre  son  col,  son  torse  ou  son  visage, 
D'admirer  son  génie  seule  elle  a  le  pouvoir, 
Car  le  Dieu  qui  l'habite  est  plus  qu'un  autre  sage 
Et  ne  découvre  rien  que  ce  qui  s'en  peut  voir... 

Drouot  connaissait  sa  force  et  sa  limite,  il  a  particulière- 
ment bien  exprimé,  —  et  je  trouve  cela  très  émouvant, 
par  ce  que  cela  révèle  de  scrupule  et  de  mécontentement 
de  soi-même,  —  les  durs  combats  de  la  pensée  et  de  la 
forme  dont  l'esprit  d'un  poète  lyrique  est  le  théâtre. 
Ecoutez-le  encore,  dans  ce  beau  tumulte  d'images: 

Non,  mes  vers  ne  sont  point  parfaits  —  mais  la  lumière 

Et  les  ténèbres  tour  à  tour  jaillissent  d'eux, 

Comme  d'un  incendie  la  fumée  et  le  feu! 

Hélas!  mes  vers  n'ont  rien  de  pur  ni  d'impassible! 

L'astre  qui  les  sillonne  et  l'éclair  qui  les  crible 

jettent  sur  leurs  fronts  blancs  de  farouches  lueurs 

Qui  font  briller,  parmi  leurs  lauriers,  la  sueur 

Des  combattants,  le  sang  des  vainqueurs,  et  les  larmes 

Des  vaincus  descendant  de  leurs  joues  sur  leurs  armes 

Brisées  —  car  tout  un  peuple  est  en  proie  dans  mes  vers 

Au  désespoir  de  ne  point  survivre  à  ma  chair! 


Quelques  poètes  français  d'aujourd'hui.  385 

Et  pourtant  je  voudrais  d'une  ardeur  insensée, 
Je  voudrais  qu'une  fois  ma  Forme  et  ma  Pensée 
Connussent  cet  instant  de  suprême  beauté 
Où,  corps  à  corps,  le  soir  du  sac  d'une  cité, 
Deux  amants  ennemis,  nus  et  tordus  de  haine, 
Dans  le  déchaînement  de  leur  rage  inhumaine, 
Par  le  plaisir  aux  rets  l'un  de  l'autre  surpris, 
Etouffent  d'un  brusque  baiser  un  même  cri! 

Ce  morceau  suffirait  pour  montrer  la  manière  de  ce 
poète  chaleureux.  Toutefois,  lisons  encore  quelques-uns 
de  ses  vers  qui  nous  touchent  le  plus,  parce  que  nous  y 
voyons,  en  même  temps  que  le  magnifique  appel  de  sa 
race,  comme  le  sombre  pressentiment  de  la  mort  brutale 
qui  devait  suspendre  cette  voix  avant  qu'elle  ait  pu  faire 
entendre  ses  accents  les  plus  décisifs  : 

Et  je  sentais  en  moi  renaître,  flot  suave 
De  poudre  fraîche  et  de  vieux  vin,  le  sang  rdes  braves 
Dont  nous  ne  portons  plus  aujourd'hui  que  le  nom, 
Et  qui  sous  la  mitraille  et  parmi  le  canon, 
Fusillant,  fusillés,  repus,  gorgés  de  gloire, 
Soupiraient  du  souci  de  la  seule  victoire, 
Marchaient  jusqu'à  leur  dernier  reste  de  chaleur 
Et  ne  tombaient  que  frappés  d'une  balle  au  cœur! 


* 
*    * 


En  lisant  les  vers  d'un  Despax,  d'un  Jean-Marc  Ber- 
nard, d'un  Drouot,  morts  à  la  guerre,  nous  savons  quels 
poètes  la  guerre  nous  a  pris.  Hélas!  par  contre,  elle 
ne  nous  en  a  pas  donné  un  seul  en  échange. 

C'est  un  fait  qu'on  peut  expliquer.  Si  l'on  considère 
les  pages  admirables  que  la  guerre,  dans  son  temps,  a  pu 
inspirer  au  grand  Hugo,  et  qu'on  en  tire  cette  conclusion 
que  la  guerre  est,  par  la  multiplicité  de  ses  visages,  des 


386  Le  Flambeau. 

sentiments  qu'elle  provoque,  de  l'horreur  qu'elle 
engendre,  de  l'héroïsme  qu'elle  excite,  un  des  plus  riches 
et  des  plus  amples  thèmes  à  développements  poétiques, 
on  est  bien  obligé  de  se  dire  que  si,  de  celle  que  nous 
venons  de  mener,  féconde  en  forts  contrastes,  en  cou- 
leurs déjà  légendaires,  en  splendeur  et  en  misère  humaine, 
aucun  poète  n'a  su  tirer  encore  une  vaste  inspiration, 
ce  n'est  pas  la  faute  de  la  guerre,  mais  des  poètes. 
Parmi  les  contemporains,  ceux  qui  l'ont  faite  ne  se 
sentent  pas  le  courage  de  la  chanter  :  ils  ont  trop  conservé 
de  son  horreur  dans  les  yeux  et  de  son  dégoût  dans  le 
cœur,  pour  être  tentés  d'exalter  encore  ce  que,  par 
ailleurs,  elle  a  pu  comporter  de  beauté  farouche.  Cepen- 
dant, ils  ont  trop  compris  la  splendeur  de  leur  propre 
sacrifice  pour  n'exprimer  que  sa  hideur.  Ainsi,  eux  seuls 
jusqu'ici  qui  auraient  le  droit  d'en  parler,  l'ayant  faite, 

—  ceux  qui  ne  l'ont  point  faite  n'ayant  qu'un  devoir: 
n'en  pas  dire  un  mot  —  ils  se  sont  tus.  Que  plus  tard, 
quand  la  légende  aura  recouvert  de  son  aile  diaprée  la 
sombre  tristesse  du  charnier  et  de  la  ruine,  que  plus  tard 

—  comme  Hugo  l'a  fait  pour  l'Epopée,  mais  bien  après 
elle  —  un  grand  poète  nouveau  s'empare  de  ces  thèmes 
éclatants  et  en  reconstruise  une  vaste  synthèse  lyrique, 
c'est  parfaitement  possible.  Aujourd'hui,  bornons-nous 
à  le  constater:  la  guerre,  qui  nous  a  tant  pris,  n'a  pas 
encore  enfanté  son  poète  . 

Toutefois,  voilà  le  miracle.  Ce  que  les  hommes  n'ont 
pu  faire,  ou  n'ont  pas  voulu,  une  femme  douée  des  dons 
les  plus  étonnants,  la  dixième  des  Muses,  l'éloquence,  la 
pitié,  le  verbe  et  le  souffle  personnifiés,  Mme  la  comtesse 
de  Noaiiies,  l'a  tenté,  et  du  premier  coup  elle  vient  de 
le  réussir  magnifiquement,  dans  la  première  partie  de 
son  dernier  recueil  de  vers,  les  Forces  éternelles,  paru 
cet  hiver. 

Admirable  renouvellement  du  mythe  ancien  !  Il  ne  fal- 
lait que  des  pleureuses  autour  des  tombeaux  de  l'Anti- 


Quelques  poètes  français  d'aujourd'hui.  387 

quité!  De  même,  au-dessus  de  toutes  nos  tombes,  la 
seule  voix  qui  s'élève  et  chante,  c'est  une  voix  de  femme. 
Et,  second  miracle,  cette  voix  de  femme  chante  bien. 

Elle  chante  bien  parce  qu'elle  chante  juste,  et  que  la 
plainte  qu'elle  élève,  c'est  la  plainte  de  l'humanité  elle- 
même.  Ohî  ne  cherchez  pas  dans  ses  vers  orageux, 
funèbres,  désolés,  ni  vaines  excitations,  ni  ridicule  goût 
pour  le  trop  facile  panache,  ni  malédictions  aussi  faciles 
à  l'adresse  de  l'ennemi  détesté!  Nous  n'apercevons  dans 
les  vers  dictés  par  la  guerre  à  la  comtesse  de  Noailles, 
que  l'horreur  de  la  mort,  de  la  douleur,  de  l'implacable 
sacrifice,  qu'une  admiration  en  larmes  pour  tant  d'hé- 
roïques vertus;  que  l'hébétement  total  de  la  conscience 
humaine,  impuissante  en  face  de  tant  de  souffrances, 
cependant  que  la  nature,  les  choses,  le  ciel  même, 
assistent  dans  l'indifférence  à  l'universelle  dévastation. 

Le  plus  remarquable  est  que  pour  laisser  tout  son 
caractère  d'universalité  à  son  émotion,  Mme  de  Noailles 
a  voulu  faire  taire  tout  ce  qui,  peut-être,  en  elle-même, 
eût  comporté  de  critique  et  de  réprobation,  au  nom  de  ses 
convictions  personnelles,  à  l'égard  de  la  guerre,  de  ceux 
qui  l'ont  voulue,  de  ceux  qui  n'ont  pas  su  ou  pas  pu  l'em- 
pêcher. C'est  qu'elle  a  compris  qu'il  s'agit  là  d'une 
«  monstrueuse  »  guerre,  mais  aussi  d'une  «  juste  » 
guerre,  selon  l'admirable  mot  de  Charles  Péguy.  C'est 
qu'elle  sait  que  si,  dans  les  jours  de  fer  et  de  feu 

La  bonté  dans  les  deux  fait  une  immense  pause, 

pourtant  à  travers  l'humaine  déraison 

L'amour,  épars  et  sûr,  respire  en  toutes  choses, 

et  qu'il  aura  finalement  le  dernier  mot;  et  que  la  conclu- 
sion de  tout  drame  humain  se  résout  toujours  dans  ce 
triple  conseil  stoïque:  Espère,  endure,  attends. 
Cependant,  comme  elle  a  bien  senti  la  beauté  du  sacri- 


388  Le  Flambeau. 

fice  des  hommes!  Nul  humain  plus  que  Mme  de  Noailles 
ne  pouvait  d'ailleurs  concevoir  plus  profondément,  et, 
partant,  exprimer  mieux  la  splendide  abnégation  que 
c'est,  pour  un  mortel,  que  de  donner  sa  vie  quand  il  la 
donne  par  amour;  car  nul  n'a  mieux  senti  qu'elle,  et 
mieux  dit,  ce  que  c'est  que  de  cesser  de  vivre.  Quel  mer- 
veilleux et  consolant  spiritualisme  se  dégage  de  ces  vers 
dédiés  aux  morts  pour  la  Patrie  : 

Mourants,  nous  envierons  leur  turbulent  destin, 
Nous  dirons,  en  songeant  à  leur  grand  sacrifice  : 
L'azur  brillait,  c'était  quelquefois  le  matin 
Quand  il  fallait  partir  au  feu.  Le  frais  feuillage 
Se  mouvait  comme  Veau  drainant  ses  coquillages. 
On  voyait  s'éveiller  le  doux  monde  animal. 
V odeur  de  la  fumée  et  du  chaume  automnal 
Répandait  son  furtif  et  pénétrant  bien-être... 
Les  volets  dans  le  vent  battaient  sur  les  fenêtres... 
Le  village  était  gai,  sentant  qu'il  serait  fier... 
On  respirait  l'odeur  de  la  gloire  dans  l'air... 
Les  femmes  apportaient  des  glaïeuls  et  des  mauves 
Du  verger.  Les  enfants  se  faisaient  signe  entre  eux 
Que  les  aînés  partaient  pour  d'ineffables  jeux. 
On  s'empressait,  nouant  à  la  hâte  aux  armures 
Les  fleurs,  prêtes  déjà  pour  les  tombes  futures... 

Quelle  émotion  aussi  dans  ces  autres  vers  sur  la  Marne  : 

La  Terre  les  recouvre.  On  ne  sait  pas  leurs  noms. 
Ils  ont  l'herbe  et  le  vent  avec  lesquels  ils  causent. 
Nous  songeons.  —  Par  delà  les  vallons  et  les  monts 
On  entend  le  bruit  sourd  et  pâmé  du  canon 
S'écrouler  dans  Véther  entre  deux  longues  pauses. 
Et  puis  le  soir  descend.  Le  fleuve  au  grand  remous, 
A  jamais  ignorant  de  son  apothéose, 


Quelques  poètes  français  d'aujourd'hui.  389 

S'emplit  de  la  langueur  du  crépuscule  et  dort... 
Je  regarde,  les  yeux  hébétés  par  le  sort, 
La  gloire  indélébile  et  calme  qu'ont  les  choses 
Alors  que  les  hommes  sont  morts... 

Ce  que  nous  aimons  dans  ces  vers  de  Mme  de  Noailles 
inspirés  par  la  guerre,  c'est  l'absolu  détachement  dont 
elle  y  fait  preuve  à  l'égard  du  côté  épisodique,  anecdo- 
tique,  délibérément  écarté.  Seul,  le  sentiment  y  règne,  et 
l'effroi,  la  compassion,  la  reconnaissance.  Et  par  là, 
dépassant  la  circonstance  même,  bonne  pour  de  tou- 
chantes mais  un  peu  vulgaires  images  d'Epinal,  ces 
poèmes  prennent  un  magnifique  caractère  de  généralité, 
à  quoi  l'on  reconnaît  la  véritable  destination  du  poème 
lyrique,  où  seul,  l'élément  philosophique  et  moral  doit 
dominer.  C'est  par  là  que  Mme  de  Noailles,  si  étonnam- 
ment pourvue  des  dons  les  plus  divers,  rejoint  les  grands 
poètes,  et  particulièrement  les  grands  poètes  romantiques. 
Elle  a  comme  eux  le  sentiment  de  l'universel  et  de  la  plus 
vaste  mesure.  Elle  en  a  aussi  le  solide,  puissant  et  victo- 
rieux coup  d'aile,  qui,  sans  effort,  la  transporte  au  plus 
haut  de  ces  régions  célestes  où  dans  une  vague  brume 
lunaire  nous  imaginons  avec  un  tendre  plaisir  voir  voguer 
l'alcyon  Lamartine,  ou  entendre  rugir  le  lion  Hugo. 

Cependant,  dans  les  Forces  éternelles,  comme  dans  ses 
précédents  recueils,  elle  reste  elle-même;  étant  femme, 
d'abord.  Et  nous  qui  admirons  de  tout  notre  cœur  ce 
poète  unique  dans  notre  temps,  nous  concédons  volon- 
tiers que  son  génie  de  femme,  elle  le  paie  parfois  par 
quelques-uns  de  ces  défauts  qui  sont  la  rançon  du  génie  : 
trop  souvent  tenté  de  négliger  les  petits  détails  de  gram- 
maire ou  de  prosodie,  quand  il  sait  bien,  par  contre,  qu'il 
ira  plus  haut  et  plus  loin  que  ne  pourraient  jamais  le  faire, 
ni  même  l'espérer,  des  talents  plus  purs,  plus  corrects  et 
plus  mesurés. 

Est-il  nécessaire  après  avoir  indiqué  à  contre-cœur  ces 


390  Le  Flambeau. 

incorrections  légères,  d'insister  sur  les  qualités  éclatantes 
de  la  comtesse  de  Noailles,  la  robustesse  et  l'ampleur  de 
son  souffle,  la  largeur  de  son  mouvement,  la  vigueur  de 
son  rythme?  On  connaît  ses  mérites.  Mais  nous  avons 
encore  à  signaler  beaucoup  mieux  :  à  savoir  la  pénétration 
analytique  de  cet  esprit  si  subtil,  si  riche  en  intuitions  de 
toutes  sortes.  Il  y  a  dans  la  dernière  partie  des  Forces 
éternelles,  dans  le  livre  intitulé  Poèmes  de  l'amour, 
quelques-uns  des  vers  les  plus  pénétrants  que  l'amour 
ait  jamais  dictés  à  une  femme.  Aucune,  en  effet,  depuis 
l'inégale,  charmante  et  passionnée  Marceline  Desbordes- 
Valmore  n'a  exprimé  comme  elle  cette  autre  part  du 
mystère  de  l'amour  où  les  hommes  n'accèdent  pas,  dont 
les  femmes  seules  ont  la  clef,  et  que  faute  peut-être  de 
loisir,  de  connaissance  de  soi-même  ou  de  goût  pour  la 
vérité,  bien  peu  —  à  l'exception  d'une  Religieuse  Portu- 
gaise, ou  d'une  Julie  de  Lespinasse  —  parviennent  à 
mettre  au  jour,  et  qui  est  la  part  des  femmes  dans 
l'amour;  le  domaine  fermé  où,  seules,  elles  peuvent  errer, 
en  larmes  d'elles-mêmes,  et  qu'elles  ne  disent  point,  et 
que  nous  ne  connaîtrons  peut-être  jamais. 

L'exceptionnel  de  la  poésie  amoureuse  de  la  comtesse 
de  Noailles  nous  paraît  résider  dans  un  extraordinaire 
mélange  de  sensibilité  féminine  et  de  mâle,  robuste  et 
clairvoyante  intelligence.  Son  cœur  est  d'une  femme;  sa 
vue  est  d'un  homme.  Souvent,  les  analystes,  les  poètes, 
ont  dit,  pour  en  tirer  de  superbes  contrastes,  pour  en 
gémir  magnifiquement,  cette  part  de  violence  et  de  fré- 
nésie, de  combats  sans  fin  que  l'amour  représente,  et, 
jusque  dans  le  plus  vif  désir  de  se  confondre  avec  l'objet 
chéri,  quelle  barrière  infranchissable  s'élève  parfois  entre 
les  amants,  des  deux  côtés  de  laquelle,  épuisés  dans  leurs 
tentatives,  rompus  dans  leur  élan,  retombant  sans  cesse 
dans  leur  solitude  congénitale, 

Les  deux  sexes  mourront  chacun  de  leur  côté.,. 


Quelques  poètes  français  d'aujourd'hui.  391 

Aucune  femme  pourtant  n'avait  fait  entendre  le  chant 
qui  s'élève  de  son  cœur  désolé,  solitaire  au  milieu  du 
don  le  plus  total  d'elle-même,  quand  au  lieu  d'être  une 
délicieuse  aveugle,  elle  a  ce  prodigieux  malheur  —  mais 
sublime!  mais  plus  désirable  encore  que  tous  les  demi- 
bonheurs  !  —  d'être  toujours  et  à  un  égal  degré,  sensible 
et  clairvoyante,  isolée  et  tendant  les  bras. 

Dans  les  cinquante  dernières  pages  des  Forces  éter- 
nelles, Mme  de  Noailles  vient  à  son  tour  d'apporter  un 
précieux  trésor  de  sentiments  nouveaux,  et  dont  l'expres- 
sion frémissante  retentira  longtemps  dans  le  cœur  de 
ceux  qui  en  auront  su  recevoir,  écouter  et  comprendre, 
sous  la  mélodieuse  apparence  du  chant,  l'ardente,  déchi- 
rante et  plaintive  confidence.  Ainsi  quand  elle  nous  fait 
entendre 

Le  grand  gémissement  du  rêve  dans  la  chair 

et  qu'elle  nous  montre  le  plaisir,  bref  incendie  enivrant 

Qui  s'éteint 
Et  nous  laisse  sa  cendre  impalpable  et  funèbre; 

quand  elle  s'écrie: 

Quel  est  donc  le  souhait  rde  ces  deux  corps  qui  tremblent 
Enlacés,  se  faisant  plus  serrés,  plus  étroits. 
Comme  pour  se  tapir  dans  le  néant  ?  Il  semble 
Qu'ils  cherchent  un  tombeau  dans  leur  suave  effroi. 
Et  la  volupté  n'est,  peut-être,  je  le  crois 
Que  l'essai  de  mourir  ensemble... 

qui  ne  serait  saisi  par  la  force  tragique  et  la  nouveauté 
d'un  tel  accent  dans  une  bouche  de  femme?  Comme  elle 
les  a  bien  dits,  ces  effrayants  combats  du  cœur  et  de 
l'esprit,  l'épouvante  du  rêve  au  milieu  du  plaisir,  et  ces 
puissants  désirs  opposés  qui,  depuis  le  début  des  mondes, 
dressent  l'un  contre  l'autre  ainsi  que  deux  insatiables 


392  Le  Flambeau. 

ennemis,  l'éternelle  Dalila  et  l'éternel  Samson  de  la 
légende!  Jamais  encore  nous  n'avions  trouvé  dans  un 
livre  un  aussi  dramatique  cri  de  douleur  devant  l'incapa- 
cité pour  un  cœur  humain  de  se  plier  à  la  domination  d'un 
autre  cœur,  que  celui  qui  s'élève  de  ces  vers  poignants, 
à  placer  auprès  des  plus  beaux  de  Vigny, dans  la  Colère 
de  Samson: 

C'est  après  les  moments  les  plus  bouleversés 
De  l'étroite  union  acharnée  et  barbare 
Que,  gisant  côte  à  côte  et  le  front  renversé, 
Je  ressens  ce  qui  nous  sépare! 

Tous  deux  nous  nous  taisons... 

Vous  rêvez  immobile  et  je  ne  puis  savoir 

Quel  songe  satisfait  votre  esprit  vaste  et  calme. 

Et  moi  je  sens  encore  un  invincible  espoir 

Bercer  sur  moi  ses  jeunes  palmes!... 

...Et  je  vous  vois  content!  Ma  force  nostalgique 
Ne  surprend  pas  en  vous  ce  muet  désarroi 
Dans  lequel  se  débat  ma  tristesse  extatique... 
Que  peut-il  y  avoir,  ô  mon  amour  unique, 
De  commun  entre  vous  et  moi?... 

N'est-ce  pas  que  de  semblables  notations  dépassent  de 
beaucoup  les  jeux  de  l'habituelle  poésie?  Comme  en  pré- 
sence de  ces  profondes  vérités  arrachées  à  la  plus  sou- 
terraine vie  du  cœur,  les  charmants  divertissements  des 
ordinaires  joueurs  de  flûte,  des  savants  sertisseurs  de 
médailles  paraissent  vains,  de  second  plan  et  dépourvus 
d'émotion  humaine  !  Comme  le  poète  capable  d'écrire  de 
tels  vers  a  droit  à  être  mis  au  rang  des  plus  grands  !  Pas 
de  doute  sur  ce  point.  Les  Forces  éternelles,  en  dépit  des 
petites  querelles  de  détail  qu'on  leur  peut  chercher,  c'est 
un  livre  lourd  dans  la  main  d'une  incomparable  richesse. 

Nous  nous  inclinons  devant  lui  avec  une  pleine  admi- 


Quelques  poètes  français  d'aujourd'hui.  393 

ration.  Nous  lui  sommes  même  reconnaissants  de  ses 
imperfections  car  elles  nous  fournissent  encore  une  occa- 
sion nouvelle  de  constater  qu'elles  ne  sont  rien,  quand 
on  les  met  en  balance  avec  tous  les  autres  dons  du  génie, 
et  qu'il  s'agit  de  décider  si  des  questions  secondaires  de 
technique,  de  savoir  faire  et  d'habileté,  peuvent  un  instant 
infirmer  ou  diminuer  la  valeur  d'une  œuvre  inspirée, 
dont  la  splendeur  lyrique  n'a  d'égale  que  le  magnifique 
caractère  de  vérité  et  d'humanité. 

* 
*    * 

Je  ne  pense  pas  du  tout  manquer  au  respect  que  l'on 
doit  aux  Muses,  en  parlant  tout  de  suite  après  le  beau 
livre  de  Mme  de  Noailles,  du  succulent  et  truculent  recueil 
que  M.  Raoul  Ponchon  s'est  enfin  décidé  à  publier  cet 
hiver,  à  peu  près  vers  la  même  époque,  et  qui  s'intitule 
sans  vergogne  La  Muse  au  cabaret. 

je  ne  sais  si  Raoul  Ponchon  est  connu  du  lecteur  belge 
comme  il  le  doit  être.  S'il  ne  Test  pas,  c'est  fort  dommage 
pour  lui,  mais  je  suppose  que  ce  doit  l'être,  peut-être  bien 
davantage  encore,  pour  vous.  Il  n'y  aurait  d'ailleurs  rien 
d'étonnant  à  cela,  car  jusqu'à  cette  Muse  au  cabaret,  le 
nom  de  Raoul  Ponchon  a  cela  de  particulier  en  France 
qu'il  y  était  le  nom  d'un  poète  célèbre  sans  avoir  jamais 
publié  un  seul  livre.  Seulement,  voici  quelque  quarante 
ans  que  toutes  les  semaines,  cet  homme  vraiment  extra- 
ordinaire publie  dans  les  journaux,  naguère  dans  le 
Courrier  Français,  et  dans  le  Journal  plus  spécialement 
depuis  vingt  ans,  des  petits  poèmes  qu'il  intitule  modeste- 
ment Gazettes  rimées,  et  qui,  à  proprement  parler,  sont 
de  véritables  petites  odes.  C'est  P actualité  qui  les  inspire, 
autant  que  la  philosophie  et  la  bonne  humeur.  Cela  tient 
à  la  fois  de  la  satire  et  de  l'épigramme,  de  la  chanson  et 
de  l'ode  lyrique.  Et  le  prodige,  c'est  que  le  poète  Raoul 
Ponchon  a  réussi  là  cette  chose  unique:  séduire  Pim- 

26 


394  Le  Flambeau. 

mense  public  d'un  grand  journal  d'information  par  le  seul 
prestige  de  la  poésie. 

Car  les  vers  de  Raoul  Ponchon  appartiennent  à  la  plus 
véritable  poésie,  et  relient  leur  auteur  à  une  tradition 
séculaire  chez  nous,  la  tradition  de  la  poésie  bachique, 
dont  François  Villon  fut  le  premier  anneau,  et  qui,  après 
Rabelais  —  rappelez-vous  les  vers  superbes  du  deuxième 
chapitre  de  Gargantua  —  trouva  dans  l'école  des  Goinfres, 
au  début  du  xvne  siècle,  avec  Saint-Amand,  Théophile  de 
Viau,  Dassoucy,  Faret  et  quelques  autres  «  beuveurs  très 
illustres  »,  des  continuateurs  tout  à  fait  remarquables 
par  l'accent  lyrique,  non  moins  que  par  la  capacité 
stomachale. 

Comme  Saint-Amand,  Raoul  Ponchon  est  un  poète  de 
café.  Depuis  quarante  ans,  c'est  au  café  qu'il  tient  ses 
assises,  de  Montmartre  au  Quartier  latin,  et  qu'on  le 
trouve,  à  toute  heure  du  jour,  attablé,  la  pipe  en  gueule 
et  l'œil  frisé,  devant  quelques  pots  de  bière,  ou,  quand 
la  chose  était  encore  possible,  un  beau  verre  d'absinthe 
opaline.  Ponchon  figure  donc  parmi  nous  un  des  derniers 
représentants  du  Parnasse  assoiffé;  et  non  l'un  des 
moindres.  Car  Verlaine,  en  son  temps,  l'estimait  comme 
tel,  et  Jean  Richepin,  avant  de  devenir  académique,  célé- 
bra fort  drôlement  ses  dons  de  biberon,  et  sa  trogne  ver- 
meille, notamment  dans  ce  vers  fameux  : 

J'allumerai  ma  pipe  aux  braises  de  ton  nez! 

Mais  Dieu  merci  !  Raoul  Ponchon  ne  va  pas  au  café 
seulement  pour  y  boire:  sans  quoi  nous  serions  tous 
poètes.  C'est  aussi  au  café  qu'il  écrit  ses  vers.  Et  ces 
vers  sont  d'une  matière  excellente,  plus  richement  rimes 
qu'aucun  Rothschild  ne  le  pourrait  faire,  et  mesurés  avec 
une  science  du  rythme  digne  de  La  Fontaine  et  de  Ban- 
ville, dont  Ponchon  se  réclame  d'ailleurs,  avec  une  par- 
faite modestie,  comme  le  plus  filial  disciple.  Enfin,  ce  que 


Quelques  poètes  français  d'aujourd'hui.  395 

Ton  ne  saurait  assez  dire,  c'est  la  malice,  la  verve,  la 
drôlerie  de  ses  petits  poèmes,  tout  fleuris  de  bonne  hu- 
meur gauloise  et  de  bon  sens  français,  et  le  mouvement 
de  leurs  strophes,  la  variété  de  leur  coupe,  la  bonne  ver- 
deur de  leur  langue  drue  et  ferme,  digne  de  la  plus  vigou- 
reuse tradition  classique,  tant  culinaire  qu'esthétique. 
Oyez  Le  Gigot,  par  exemple,  et  s'il  ne  fait  pas  penser 
à  quelque  toile  des  meilleurs  petits  maîtres  hollandais  : 

Quand  le  gigot  paraît  au  milieu  de  la  table, 
Fleurant  l'ail  et  couché  sur  un  lit  respectable 

De  joyeux  haricots, 
L'on  se  sent  beaucoup  mieux,  son  charme  nous  pénètre, 
Tout  un  chacun  voyant  son  appétit  renaître 

Aiguise  ses  chicots. 

On  avait  bien  mangé  mille  rien-d 'œuvres  et  autre... 
Mais...  quel  sera  le  rôt?  songeait  le  bon  apôtre 

De  convive  anxieux. 
Bravo!  C'est  un  gigot!  Une  servante  brave 
Vient  d'entrer,  dans  ses  bras  portant,  robuste  et  grave, 

Le  fardeau  précieux. 

Alors  l'amphitryon,  le  père  de  famille, 
Se  demande  tandis  que  son  œil  le  fusille: 

Sera-t-il  cuit  à  point? 
Il  l'est,  n'en  doutez  pas,  et  chacun  le  proclame 
Dès  qu'il  a  vu  plonger  une  invincible  lame 

Dans  son  doré  pourpoint. 

Son  sang  de  tous  côtés  ruisselle  en  filets  roses. 
Sa  chair  est  admirable  et  ferait  honte  aux  roses. 

Le  plus  indifférent 
Des  convives,  muet  tout  à  l'heure  et  morose, 
S'épanouit  du  coup,  débite  mainte  prose, 

Devient  même  encombrant... 


396  Le  Flambeau. 

Vous  êtes,  ô  gigot!  le  plat  de  résistance... 

...  Votre  chair  est  savante.  En  la  verte  prairie 
Vous  ne  deviez  brouter  que  des  fleurs,  je  parie, 

Dédaigneux  des  chiendents; 
Vous  êtes  tendres  plus  qu'une  jeune  épousée 
Gigots  d'agneaux!  Argile  idéale  et  rosée 

Qui  fondez  sous  nos  dents! 

Lorsque  vous  gambadiez  aux  profondes  vallées 
Sur  les  montagnes  ou  dans  les  plaines  salées, 

Ignorant  les  bouchers, 
Vous  étiez  des  Jésus  que  la  Grâce  décore, 
Mais  vous  êtes  bien  plus  attendrissants  encore 

Sur  des  fayots  couchés. 

Aussi  vous  mange-t-on  par  pure  gourmandise, 
Et  machinalement  comme  une  friandise, 

Sans  mesure,  sans  fin, 
Car  ainsi  que  Va  dit  un  docteur  en  Sorbonne: 
Vit-on  jamais  gigot  faire  mal  à  personne  ? 

Il  se  mange  sans  faim... 

Et  ce  poème,  à  la  gloire  de  l'eau?  Pour  une  fois  que 
Raoul  Ponchon  a  accordé  sa  lyre  en  faveur  de  ce  liquide 
sans  saveur,  cela  vaut  bien  qu'on  l'écoute: 

Sécheresse 

Les  champs  ont  soif,  les  malheureux! 
Moi  de  même.  Pitié  pour  eux! 

Vierge  Marie, 
Aussi  pour  moi,  je  vous  en  prie. 

Voyez,  clochant  sur  leurs  fémurs, 
Les  blés  avant  qu'ils  ne  soient  mûrs. 

A  la  malheure! 
Ils  seront  fichus  tout  à  l'heure. 


Quelques  poètes  français  d'aujourd'hui.  397 

Et  moi,  Madone,  qui  n'ai  bu 
Depuis  la  mort  du  père  Ubu, 
Voyez  ma  gorge... 
Il  n'y  passerait  ui  grain  d'orge. 

Voulez-vous  faire  des  heureux  ? 

Du  vin  pour  moi,  de  l'eau  pour  eux. 

Oh!  l'œuvre  pie 
Que  de  guérir  notre  pépie! 

Intercédez,  reine  des  lis  ! 
Auprès  de  votre  divin  fils; 
Rien  ne  le  touche 
Comme  un  mot  dit  par  votre  bouche! 

Dès  qu'il  entendra  votre  voix, 
Je  suis  sûr  qu'il  me  dira:  Bois, 

Te  désaltère. 
Il  dira,  de  même,  à  la  terre. 

Et  dans  l'instant  il  répandra 
Un  bienfaisant  Niagara 

D'une  main  preste, 
D'eau  divine  et  de  vin  céleste. 

Voici  de  l'eau,  Vous  dira-t-il, 
Chère  maman,  à  plein  baril, 

A  pleine  tonne, 
Pour  que  la  campagne  mitonne. 

Voilà  du  vin  pour  ton  Ponchon! 
Voilà  du  vin  pour  ce  cochon 
Qui  croit  que  vivre 
Ne  vaut  qu'autant  que  l'on  est  ivre. 

Et  tout  aussitôt  je  verrai 
Un  vin  sympathique  et  doré 

Sourdre,  rapide, 
Dans  mon  verre  à  cette  heure  vide. 


398  Le  Flambeau 

Tout  aussitôt  les  lourds  épis 
Réveillés  sans  plus  de  répits, 

Gonflés  de  sèves, 
Se  tiendront  droits  comme  des  glaives. 

Et  vous  verrez  les  pauvres  gens 
A  pas  nombreux  et  diligents 

En  vos  chapelles 
Apporter  leurs  primes  javelles. 

En  procession  ils  iront 
Ceindre,  ô  Madone,  votre  front 

De   marguerites 
Et  de  lis,  vos  fleurs  favorites. 

Et  moi,  le  profane  rimeur, 
Si  y  en  dois  croire  la  rumeur, 

Moi  dont  la  Muse 
Est  une  bacchante  camuse, 

Je  saurai  bien  dans  un  couplet 
Vous  égrener  un  chapelet 

De  rimes  blanches, 
Sur  ma  lyrette  des  dimanches! 

♦ 

*    * 

Je  ne  voudrais  pas  que  l'on  prît  mon  silence  à  l'égard 
de  certains  poètes  et  de  certaines  doctrines  pour  une 
condamnation  pure  et  simple.  Essayons  donc  un  très  bref 
tableau  du  mouvement  poétique  contemporain. 

Quels  sont  nos  maîtres,  tout  d'abord  ;  et  où  en  sont-ils? 

Je  viens  de  vous  en  signaler  un,  dans  la  personne  de 
Mme  de  Noailles,  qui,  après  sept  années  de  silence,  est 
revenue  à  la  poésie  avec  ce  magnifique  livre,  les  Forces 
éternelles.  Jean  Moréas  est  mort  depuis  onze  ans;  mais 
son  œuvre  éclatante,  les  Stances,  à  laquelle  il  faut  ajouter 


Quelques  poètes  français  d'aujourd'hui.  399 

un  VIIe  livre  dont  les  fragments  étaient  demeurés  jusqu'à 
Tan  dernier  épars  en  mainte  revue,  continue  d'exercer 
un  vif  prestige  sur  l'esprit  de  toute  la  génération  qui, 
revenue  des  vains  écarts  du  néo-symbolisme,  s'essaie  à 
renouer  la  grande  chaîne  de  la  tradition  classique.  Henri 
de  Régnier,  en  qui  je  m'en  voudrais  de  ne  pas  saluer, 
toutes  les  fois  que  j'en  rencontre  l'occasion,  notre  maître 
le  plus  vénéré,  le  plus  admiré  et  le  plus  aimé,  Henri  de 
Régnier  va,  prochainement,  réunir  tous  ses  vers,  eux 
aussi  dispersés  depuis  la  publication  de  son  dernier 
recueil,  le  Miroir  des  Heures,  paru  en  1912.  Je  m'en 
voudrais  aussi  de  ne  pas  vous  nommer  un  autre  pur  et 
savant  poète,  Paul  Valéry,  demeuré  après  vingt  ans  d'une 
silencieuse  retraite  toute  remplie  de  spéculation  philoso- 
phique, le  disciple  et  le  continuateur  fidèle  de  la  noble 
tradition  de  Mallarmé.  Nous  attendons  avec  beaucoup 
d'impatience  le  livre  où  il  rassemblera  ses  belles  odes, 
la  Pythie,  la  Jeune  Parque,  le  Cantique  des  colonnes,  et 
mainte  autre  page  d'une  perfection  si  rare. 

A  la  suite  de  ces  divers  écrivains,  nous  voyons  briller 
toute  une  jeune  escouade  de  poètes  épris  de  beaux 
rythmes  réguliers,  fidèles  tenants  du  vers  et  de  la  pro- 
sodie classiques  :  Jean- Louis  Vaudoyer,  Joachim  Gasquet, 
Pierre  Camo,  Albert  Erlande,  Tristan  Derême,  Roger 
Allard,  Guy  Lavaud,  Lucien  Dubech,  Abel  Bonnard, 
Charles  Derennes,  Pierre  Benoit,  Léo  Larguier,  pour  ne 
vous  citer  que  ceux-là.  Et,  pour  employer  la  très  vilaine 
terminologie  dont  on  se  sert  pour  désigner  les  partis  poli- 
tiques, nous  pouvons  dire  que  ceux-là  constituent  la  droite 
de  la  jeune  littérature,  étant  de  nature  conservateurs  en 
matière  d'art,  et  soucieux  de  ne  couper  aucun  pont  der- 
rière eux. 

A  leur  opposé,  je  citerai  les  noms  des  partisans  de  la 
liberté  totale,  et,  tout  de  suite  après  M.  Paul  Claudel, 
M.  André  Gide,  M.  Georges  Duhamel,  les  noms  de 
Charles  Vildrac,  de  Jules  Romains,  d'Arcos,  de  Jouve, 


400  Le  Flambeau. 

d'André  Spire,  de  Léon-Paul  Fargue,  collaborateurs  fort 
divers  de  la  Nouvelle  Revue  française,  qui  cherchent 
à  exprimer  des  sentiments  et  des  rapports  nouveaux  dans 
une  forme  également  renouvelée. 

Je  ne  me  sens,  quant  à  moi,  véritablement  pas  assez 
impartial,  pour  vous  dire  qui  a  raison,  entre  cette  gauche 
et  cette  droite.  Tout  en  prenant  un  extrême  plaisir  à 
reconnaître  le  talent  de  beaucoup  d'entre  ces  hardis  nova- 
teurs, je  pense  toutefois  vous  faire  assez  connaître  de  quel 
côté  vont  plus  particulièrement  mes  préférences  person- 
nelles, quand  je  vous  aurai  fait  simplement  remarquer 
que  ce  pauvre  vieux  vers  classique,  aujourd'hui  si  honni, 
a  suffi  pendant  trois  cents  ans  à  exprimer  tous  les  senti- 
ments et  tous  les  pensers  de  la  poésie  française  —  et  que 
de  Ronsard  à  Moréas,  de  Racine  à  Hugo,  de  Chénier  à 
Verlaine,  les  plus  grands  s'en  sont  contentés. 

Je  n'ai  d'ailleurs  pas  le  loisir  d'entrer  ici  dans  des 
considérations  particulières  sur  des  questions  de  forme  et 
de  doctrine.  Cependant,  il  me  semble  qu'il  y  aurait  un 
grand  inconvénient  à  ne  pas  dire  un  mot  d'une  nouvelle 
école  qui  fit  du  bruit,  ces  temps  derniers:  plus  de  bruit 
d'ailleurs  que  de  musique.  Je  veux  parler  des  Dadaïstes, 
de  l'école  Dada. 

Vous  savez  ce  dont  il  retourne.  Pendant  la  guerre, 
en  Suisse,  quelques  jeunes  gens  qui  ne  la  faisaient  pas, 
se  réunissaient,  en  de  petites  soirées  dites  littéraires,  et 
se  divertissaient  à  prononcer  des  mots  sans  suite,  ponc- 
tués de  bégaiements  enfantins.  C'est  là  l'origine  —  pro- 
bablement germanique  —  de  Dada. 

Depuis,  ces  jeunes  gens,  —  sans  doute  tentés  par  ce 
qu'il  y  a  d'enivrant,  pour  de  très  jeunes  gens,  dans  le  fait 
d'affirmer  des  négations,  —  ces"  jeunes  gens  ont  déve- 
loppé leur  programme,  si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi, 
et  Dada  s'est  manifesté  en  public  dans  des  conditions 
dont  il  n'y  a  rien  à  dire,  si  ce  n'est  que  la  publicité  en  a 
été  fort  soigneusement  organisée.  Le  Dadaïsme,  c'est, 


Quelques  poètes  français  d'aujourd'hui.  401 

littérairement  parlant,  du  bolchevisme  intégral  :  la  néga- 
tion de  toutes  les  règles,  de  toutes  les  formes,  de  toutes 
les  lois  admises  jusqu'ici  entre  les  hommes  pour  se  faire 
entendre  entre  eux.  L'art  nouveau  consiste  donc  à  ajouter 
des  mots  sans  lien,  sans  ponctuation,  sans  syntaxe,  les 
uns  à  côté  des  autres:  afin,  paraît-il,  de  reproduire  par 
la  juxtaposition  non  liée  des  vocables,  l'impression  toute 
nue  que  reflète  la  vision  de  l'univers  dans  le  cerveau. 
Nous  ne  voyons  pas  du  tout  ce  que  ce  primitivisme  ajoute 
à  l'univers  ou  à  sa  représentation.  Mais  il  n'y  aurait  rien 
à  dire,  encore  une  fois,  s'il  ne  s'agissait  là  que  d'une 
simple  nouvelle  école  littéraire.  Après  tout,  des  écoles  lit- 
téraires nouvelles,  nous  en  avons  déjà  vu  naître  un  certain 
nombre,  dont  les  exagérations  n'ont  pas  eu  une  très 
grande  importance,  étant  donné  que  là  où  il  y  a  talent, 
il  y  a  vie,  et  que  là  où  il  n'y  a  pas  de  talent,  il  n'y  a 
rien.  Or,  Dada  le  proclame  lui-même:  II  n'y  a  rien. 
Vous  n'êtes  rien.  Je  ne  suis  rien.  Dada  même  n'est  rien. 
Contrairement  à  l'autre  bonhomme  dont  Duclos  disait: 
«  Un  tel  est  un  sot,  c'est  moi  qui  le  dis  et  lui  qui  le 
prouve  »,  Dada  n'est  rien,  mais  c'est  à  la  fois  lui  qui  le 
dit  et  lui  qui  le  prouve. 

Donc,  il  n'y  aurait  pas  grand  mal  à  ce  que  de  braves 
petits  jeunes  gens  oisifs  se  divertissent  à  chanter  Dada. 

Le  malheur  est  que,  au  lendemain  d'une  guerre  dont 
les  ruines  ne  seront  pas  relevées  de  sitôt,  et  qui,  non 
moins  que  dans  le  monde  matériel,  a  jeté  pour  de  longues 
années  le  désarroi  dans  les  esprits,  le  malheur  est  qu'une 
telle  manifestation  —  mettons  intellectuelle  —  est  de 
nature  à  semer  chez  le  public  un  dangereux  germe  d'in- 
différence à  l'égard  des  choses  de  la  pensée.  Comment! 
Depuis  six  mille  ans  qu'il  y  a  des  hommes,  et  qui  pensent, 
tous  les  écrivains  se  sont  ingéniés,  ont  dépensé  des  tré- 
sors de  patience,  de  savoir,  de  vertu,  d'amour,  pour 
essayer  d'apporter  un  peu  d'ordre,  un  peu  de  clarté  dans 
la  faible  somme  de  nos  connaissances;  et  l'on  sait  assez 


402  Le  Flambeau. 

combien  est  fragile,  combien  il  faut  à  tout  instant  pré- 
server et  défendre  cette  lente  acquisition  de  l'esprit  hu- 
main, qui  n'est  rien  de  moins  que  la  civilisation. 

Et  voilà  qu'une  poignée  d'énergumènes  sans  feu  ni 
lieu  dans  l'univers  pensant,  voudrait  s'efforcer  de  dé- 
truire cet  infinitésimal  apport  des  siècles,  tout  simple- 
ment parce  qu'ils  n'y  ont  rien  compris,  et  que  pour  faire 
parler  de  soi,  ils  estiment  qu'il  n'y  a  rien  de  tel  que  de 
détruire  ? 

Comme  le  public  ne  suit  pas  le  mouvement  Dada,  la 
chose  n'a  pas  d'importance  en  soi.  Mais  là  où  elle  en  a, 
c'est  ici:  c'est  que  jamais,  plus  que  maintenant,  la  pensée 
humaine  n'a  eu  plus  besoin  de  la  bonne  volonté  de  tous. 
Or,  n'est-ce  pas  décourager  à  plaisir  la  majeure  partie 
du  grand  public,  déjà  si  sollicité  par  d'autres  soucis  que 
celui  de  penser,  que  de  l'ébaubir  par  des  manifestations 
aussi  outrancières  que  celles  de  nos  cubistes  et  de  nos 
dadaïstes  les  plus  effrontés?  Incapable  de  faire  sainement 
la  part  du  bluff,  de  la  farce  et  de  l'exagération  pour  le 
plaisir  d'étonner,  comment  réagit-il,  ce  grand  public, 
devant  les  folies  de  nos  jeunes  bolchévistes  de  l'avant- 
garde  littéraire?  Il  s'arrête,  écoute  un  instant  le  boni- 
ment, n'y  comprend  goutte,  hoche  la  tète,  et  puis  s'en  va  : 
«  Quoi,  dit-il,  c'est  cela  la  littérature?  Très  peu  pour 
moi!  »  Et  il  s'en  détourne,  pour  aller  au  cinéma,  où  il 
n'a  même  plus  à  fournir  l'effort  de  lire  son  feuilleton 
que  d'habiles  industriels,  pour  lui  éviter  de  penser,  dé- 
coupent en  photographies  animées  à  son  intention.  Ainsi 
le  fossé  se  creuse  de  plus  en  plus  large,  entre  le  public  et 
les  intellectuels.  A  qui  la  faute?  En  fin  de  compte,  à  ces 
intellectuels,  s'ils  ne  prennent  pas  les  devants  et  ne  font 
pas  tout  ce  qu'il  est  possible  de  faire,  pour  empêcher 
que,  par  le  fait  de  quelques  amateurs  exagérés  de  réclame 
et  de  publicité  personnelle,  se  propage  dans  l'esprit  public 
une  confusion  qui  finalement  ne  sera  préjudiciable  qu'à 
l'intelligence.  On  pourrait  s'interdire,  par  principe,  de 


Quelques  poètes  français  d'aujourd'hui.  403 

parler  des  sectateurs  de  Dada.  Mais  je  crois  que  la 
méthode  du  dédain  n'est  pas  toujours  une  bonne  poli- 
tique. Encore  faut-il  signaler  de  temps  en  temps  les  dan- 
gers où  ils  nous  exposent.  Quant  à  leurs  œuvres,  il 
nous  paraît  qu'on  les  peut  négliger,  jusqu'à  ce  jour  du 
moins,  complètement.  Ce  n'est  un  dommage  pour 
personne. 

*    * 

Nous  fermerons  ici  cette  parenthèse  un  peu  longue. 
Je  voudrais  encore  parler  d'un  poète. 

Ce  poète,  c'est  Paul-Jean  Toulet,  mort  en  septembre 
dernier,  à  53  ans,  qui  a  passé  toute  sa  vie  dans  une  obscu- 
rité quasi  complète,  n'ayant  été  admiré  que  de  ceux  qui 
l'ont  approché,  loué  que  des  revues  qui  le  publiaient,  et 
connu,  jusqu'à  ces  tôt  dernières  années,  que  d'un  très 
petit  nombre  de  lecteurs  amateurs  de  curiosités. 

Je  ne  dirai  point  sa  vie.  Elle  était  cachée.  Elle  ne  fut 
pas  commode.  J'ai  connu,  pour  ma  part,  Toulet,  il  y  a 
une  douzaine  d'années,  chez  une  amie  où  il  fréquentait  ; 
puis  je  le  retrouvai  à  ces  soirées  du  café  Weber  et  du  bar 
de  la  Paix,  où,  chaque  soir,  notre  ami  tenait  ses  assises, 
au  milieu  d'un  très  petit  groupe  de  jeunes  écrivains  qui 
l'aimaient  et  qui  l'admiraient  autant  pour  son  ardeur 
étrange,  son  courage  secret,  son  esprit  étincelant  et  son 
vaste  savoir,  que  pour  ses  écrits  parfaits  et  charmants,  au 
tour  unique,  inimitable.  Toulet  ressemblait  à  un  person- 
nage du  Greco  descendu  de  son  cadre:  son  ironie  était 
terrible,  ses  mots  célèbres,  sa  conversation  étonnante.  Elle 
n'était  pas  brillante,  exactement,  ni  très  suivie.  Mais  il 
savait  tout,  et  fort  bien  ;  il  s'entendait  aussi  sûrement  en 
numismatique  qu'en  grammaire,  en  architecture  qu'en 
poésie,  en  épigraphie  qu'en  syntaxe.  Je  pense  que  son 
esprit  mordant  lui  avait  fait  beaucoup  d'ennemis;  et  peut- 
être  faut-il  voir  là  une  des  causes  de  son  long  et  trop 
compréhensible    insuccès.    Il    faut   ajouter    qu'à    peine 


404  Le  Flambeau. 

donnait-il  un  livre  à  un  éditeur,  cet  éditeur  faisait  inconti- 
nent faillite  ;  à  peine  une  revue  commençait-elle  à  impri- 
mer un  de  ses  manuscrits,  elle  cessait  aussitôt  de  paraître. 
Nonobstant  ce  manque  de  chance,  Toulet  a  publié  plu- 
sieurs romans,  qui  sont  délicieux  d'ironie,  de  tendresse, 
de  malice  et  de  style:  Mon  amie  Nane,  les  Tendres 
Ménages,  M.  du  Paur,  le  Mariage  de  don  Quichotte,  et 
des  contes:  Comme  une  Fantaisie,  Behanzigne,  etc.  Plu- 
sieurs petites  revues  ont  donné  des  fragments  d'un  de  ses 
livres  qui  doit  paraître,  YAlmanach  des  Trois  Impostures, 
où  l'on  trouvera  un  recueil  de  pensées,  d'anecdotes  et  de 
brèves  notations  sur  la  vie,  les  femmes  et  l'amour,  d'un 
tour  éblouissant,  et  de  la  plus  rare  saveur  psychologique. 
Cependant,  le  chef-d'œuvre  de  Toulet,  celui  dont  les 
anthologies  futures  conserveront  un  choix  qui  sera  plus 
tard  l'honneur  de  la  poésie  de  ce  temps  aux  yeux  de  la 
postérité,  ce  sont  ses  vers,  réunis  il  y  a  un  mois  sous  le 
titre  de  Contrerimes,  auxquels  cet  amant  exigeant  de  la 
forme  parfaite  a  donné  vingt  ans  de  savant  polissage  — 
et  qu'il  n'aura  pas  eu  la  joie  suprême  de  voir  imprimés 
dans  le  livre  où  ils  doivent  rester. 

Les  vers  de  Toulet  ne  ressemblent  à  rien.  Ils  font  seu- 
lement penser  à  ces  Hai-kai,  où  les  poètes  japonais 
enferment  une  image  précieuse  dans  trois  petites  phrases 
courtes,  aériennes;  ils  sont  cependant  plus  longs:  en 
général  réunis  par  deux  ou  trois  strophes  de  quatre  vers 
où  l'octosyllabe  alterne  avec  les  vers  de  six  pieds,  le  23 
et  le  3e  rimant  le  plus  souvent  ensemble,  ce  qui  produit, 
l'un  étant  plus  court  que  l'autre,  un  délicieux  déhanche- 
ment du  rythme  pour  une  oreille  qui  s'y  entend.  De  là 
d'ailleurs  le  nom  de  Contrerimes.  Là,  Toulet  a  donné  sa 
mesure;  et  c'est  la  mesure  d'un  très  grand  artiste,  com- 
parable à  La  Bruyère,  si  l'on  peut  comparer  un  poète  à 
un  prosateur.  Peu  d'idées  générales,  peu  de  fougue,  peu 
de  lyrisme  à  grand  tapage,  mais  un  art  extrêmement 
ramassé,    concis,    à    contour    de    médaille    longuement 


Quelques  poètes  français  d'aujourd'hui.  405 

burinée,  la  plus  grande  richesse  de  syntaxe,  les  tours  les 
plus  rares,  jusque  dans  l'emploi  d'un  certain  argot  adroi- 
tement accepté  quand  il  est  de  bonne  formation  ;  un  esprit 
infini,  de  l'ironie,  de  la  tendresse,  une  vigueur  de  trait 
étonnante,  et,  par-dessus  tout,  un  sentiment  unique  du 
rythme  et  de  la  musique  poétique,  —  telles  sont  à  nos 
yeux,  et  aux  yeux  de  toute  la  jeune  génération  littéraire 
de  ce  temps,  les  mérites  des  vers  de  Toulet.  Au  reste, 
je  ne  saurais  faire  mieux  que  de  céder  au  plaisir  de  citer 
quelques-unes  de  ces  strophes  parfaites. 

Voici,    par  exemple,  Orgueil: 

Molle  rive  dont  le  dessin 

Est  d'un  bras  qui  se  plie, 
Colline  de  brume  embellie 

Comme  se  voile  un  sein; 

Filaos  au  plaintif  ramage, 

—  Que  je  meure,  et  demain 
Vous  ne  serez  plus  si  ma  main 

N'a  fixé  votre  image... 

Ou  bien  encore  : 

D'une  amitié  passionnée 

Vous  souvient-il  encor, 
Azur,  aérien  décor, 

Montagne  Pyrénée, 

Où  me  trompa  si  tendrement 

Cette  ardente  ingénue, 
Qui  mentait,  fût-ce  toute  nue, 

Sans  rougir  seulement! 

Au  lieu  que  toi,  sublime  enceinte, 

Tu  es  couleur  du  temps; 
Toute  bleue  avec  le  printemps, 

En  août,  d'hyacinthe. 


406  Le  Flambeau. 

Voici  huit  vers,  qui  en  disent  long  : 

Dans  le  lit  vaste  et  dévasté 

J'ouvre  les  yeux  près  d'elle. 

Je  V effleure:  un  songe  infidèle 
L'embrasse  à  mon  côté. 

Une  lueur  tranchante  et  mince 

Echancre  le  plafond; 
Très  loin,  sur  le  pavé  profond 

J'entends  un  seau  qui  grince... 


Et  ceci  : 


Ces  gammes,  de  tes  doigts  hardis 
C'était  déjà  des  gammes 

Quand  n'étaient  pas  encor  des  dames 
Mes  cousines,  jadis. 

Et  qu'aux  toits  noirs  de  la  Rafette 
Où  grince  un  fer  changeant, 

Les  abeilles  d'or  et  d'argent 
Mettaient  l'aurore  en  fête. 


Et  ceci 


Saigon:  entre  un  ciel  d'escarboucle 

Et  les  flots  incertains, 
Du  bruit,  des  gens  de  fièvres  teints, 

Sur  le  sanglant  carboucle, 

Et,  seule  où  l'œil  se  récréât, 
Pendant  au  toit  d'un  bouge, 

L'améthyste,  dans  tout  ce  rouge, 
D'un  bougainvilléa. 

Tel  aujourd'hui,  sous  la  voilette, 

Calice  double  et  frais, 
Mon  regard  vous  boit  à  longs  traits, 

Beaux  yeux  de  violette... 


Quelques  poètes  français  d'aujourd'hui.  407 

Enfin,  citons  encore  ces  autres  vers,  où  nous  voulons 
voir  autre  chose  que  de  l'adresse,  mais  aussi  peut-être 
la  pudique  plainte  de  l'homme  trop  fier  pour  en  dire  plus 
long: 

Quand  l'âge,  à  me  fendre  en  débris, 

Vous-même  aura  glacée, 
Qui  n'avez  su  de  ma  pensée 

Me  sacrer  les  abris; 

Qui,  du  saut  des  boucs  profanée, 

Pareille  sécherez 
A  l'herbe  dont  tous  les  attraits 

C'est  une  matinée; 

Que  vous  direz  :  où  est  celui 

De  qui  j'étais  aimée  ? 
Embrasserez-vous  la  fumée 

D'un  nom  qui  passe  et  luit? 

Voici  le  dernier  maintenant: 

La  vie  est  plus  vaine  une  image 

Que  l'ombre  sur  un  mur. 
Pourtant  l'hiéroglyphe  obscur 

Qu'y  trace  ton  passage 

M'enchante,  et  ton  rire  pareil 

Au  vif  éclat  des  armes; 
Et  jusqu'à  ces  menteuses  larmes 

Qui  miraient  le  soleil. 

Mourir  non  plus  n'est  ombre  vaine. 

La  nuit,  quand  tu  as  peur, 
N'écoute  pas  battre  ton  cœur: 

C'est  une  étrange  peine. 

N'est-ce  pas  que  voilà  un  accent  nouveau,  et  fort,  tel 
qu'on  n'en  avait  point  entendu  résonner  de  semblable, 


408  Le  Flambeau. 

dans  notre  poésie  française,  depuis  les  Stances  de 
Moréas?  Un  grand  nombre,  parmi  les  jeunes,  professent 
une  vive  admiration  pour  notre  cher  et  grand  Toulet.  Ils 
se  plaisent  à  le  considérer  comme  un  maître.  Un  maître, 
oui,  Toulet  l'a  été,  non  pas  qu'il  faille  l'imiter,  car  sa 
réussite  est  particulière,  et  son  génie  n'était  qu'à  lui,  si 
profondément  marqué  au  coin  de  sa  manière,  qu'à  l'imi- 
ter, on  ne  pourrait  que  donner  dans  le  pastiche.  Mais  par 
la  sûreté  de  son  rythme,  la  perfection  de  son  style,  l'art 
longuement  mûri  de  sa  poésie,  autant  que  par  la  fière 
pudeur  de  son  cœur  et  la  dignité  de  ce  que  nous  savons 
de  sa  vie,  Paul-Jean  Toulet  a  donné  un  très  haut  et  très 
précieux  exemple.  Ce  sont  des  vertus  qui  ne  nourrissent 
pas  leur  homme;  mais  qui  attirent  à  ceux  qui  en  sont 
pourvus,  avec  l'admiration  des  connaisseurs,  l'amitié  de 
l'élite  pensante  qui,  en  dépit  des  temps  difficiles  où  nous 
sommes,  place  au-dessus  de  tout  le  divin  service  des 
Muses  et  l'inflexible  amour  de  la  beauté. 

Emile  Henriot. 


L'Enseignement  professionnel 

et  l'Enseignement  des  Adultes 

Nous  vivons  dans  une  époque  où  l'harmonie  sociale 
est  troublée  profondément.  Et  l'on  accuse  le  capital, 
l'odieux  capital  d'être  le  fauteur  du  désordre.  Il  n'est  pas 
surprenant  toutefois  que  celui-ci  ait  trouvé  des  défenseurs 
convaincus  autant  qu'habiles  qui  entreprennent  en  sa 
faveur  une  véritable  croisade...  Ils  démontrent,  aisément 
d'ailleurs,  son  rôle  important;  ils  s'étendent  avec  com- 
pétence et  érudition  sur  ce  facteur  primordial  dans  l'éco- 
nomie mondiale,  dans  l'évolution  de  la  société.  Ils  n'ont 
pas  tort  et  l'on  ne  peut  que  se  réjouir  des  efforts  qu'ils 
accomplissent  pour  éclairer  le  problème  et  mettre  en  juste 
lumière  une  question  trop  souvent  résolue  par  des  for- 
mules simplistes  et  tendancieuses. 

Mais  ils  semblent  perdre  fréquemment  de  vue  que  la 
raison  du  malaise  social  n'est  pas  l'irrespect  voué  au 
capital,  dont  nul  ne  peut  contester  sérieusement  l'impor- 
tance et  la  fécondité.  Ce  qui  suscite  des  réserves  justi- 
fiées, c'est  la  forme  actuelle  de  la  propriété  du  capital 
(travail  accumulé)  et  l'attribution  des  bénéfices  qu'il  pro- 
cure. En  dehors  même  des  capitalistes  qui  n'ont  rien  fait 
pour  le  constituer  et  le  faire  fructifier,  «  profiteurs  »  peu 
intéressants,  ceux  qui  exploitent  les  ressources  du  capital 
ne  sont  pas  vraiment  les  seuls  qui  aient  coopéré  à  sa  for- 
mation. Par  conséquent,  ont-ils  le  droit  d'en  tirer  tous 
les  avantages  à  l'exclusion  des  producteurs  en  masse, 
peut-être  aussi  qualifiés? 
Sans  doute  fait-on  valoir,  pour  justifier  la  part  léonine 

27 


410  Le  Flambeau, 

que  les  manieurs  de  capital  s'adjugent,  leur  intelligence, 
leur  supériorité  sociale,  leurs  responsabilités,  leurs  capa- 
cités, les  études  faites,  etc.,  etc.  Et,  par  contre,  on 
invoque  l'ignorance  de  la  multitude  des  producteurs  ano- 
nymes, dont  l'entendement  n'aurait  pas  suffisamment 
d'horizon  pour  assumer  la  gestion  de  ce  moyen  formida- 
ble :  le  capital.  Pourtant,  ils  ont  contribué  à  le  constituer. 
Ils  en  prennent  conscience,  ils  s'agitent  en  faveur  d'un 
ordre  de  choses  nouveau,  ils  troublent  l'ancienne  quiétude 
sociale. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  l'antagonisme  qui  résulte  de  cette 
agitation,  on  ne  peut  contester  l'effort  de  gestation  de  la 
société  actuelle.  De  plus,  la  volonté  des  «  orphelins  »  du 
capital  à  prendre  des  responsabilités  dans  son  maniement 
est  évidente. 

A  leur  ignorance,  relative,  on  oppose  à  présent  la  haute 
idée  qui  guide  les  ouvriers  devenus  les  rois  de  la  société 
moderne,  ainsi  que  s'exprimait  M.  le  Ministre  Wauters 
dans  un  récent  discours  au  «  Musée  du  Livre  »  sur  l'ave- 
nir de  l'enseignement  technique.  Et  il  ajoutait:  «  L'in- 
struction les  a  émancipés.  L'égalité  politique  en  a  fait  des 
citoyens  complets.  Dans  l'usine,  ils  discutent  de  leurs 
salaires  et  des  règlements.  Ils  aspirent  à  y  partager  des 
droits  nouveaux  et  des  devoirs  nouveaux. 

«  C'est  dans  ce  partage  des  devoirs  et  des  droits  que 
la  confiance  renaîtra  et  que  nous  irons  vers  une  organi- 
sation nouvelle,  en  évitant  des  périodes  de  conflits. 

«  Certains  ont  préconisé  la  participation  aux  bénéfices. 
Elle  est  trop  individuelle  dans  une  corporation  donnée. 
La  classe  ouvrière  aspire  à  des  méthodes  généralisées  et 
n'admettrait  pas  qu'une  corporation  tire  un  profit  au 
détriment  des  autres. 

((  De  plus,  les  ouvriers  ne  consentiront  pas  à  accepter, 
les  yeux  fermés,  le  chiffre  des  bénéfices  qui  leur  sera 
fourni.  Le  jour  où  ils  en  toucheront  une  part,  ils  vou- 


L'Enseignement  professionnel.  411 

dront  savoir  d'où  ceux-ci  viennent,   les  augmenter  ou 
éviter  les  pertes.  C'est  te  droit  de  regard. 

«  Cette  idée  d'associer  les  travailleurs  aux  capitalistes 
et  aux  techniciens  a  déjà  été  appliquée  dans  de  grandes 
firmes  américaines. 

,  <(  La  participation  aux  bénéfices  ne  donnerait  qu'une 
paix  illusoire.  Nous  allons  au  contrôle. 

((  La  transformation  doit  se  faire  sans  désordre,  en 
produisant  des  richesses. 

«  La  base  en  est  une  forte  éducation  générale  et  tech- 
nique de  la  classe  ouvrière.  » 


La  transformation  est  indéniable;  elle  est  inévitable. 

La  grande  guerre  qui  a  secoué  la  société  moderne  jus- 
que dans  ses  fondations  ies  plus  profondes,  a  été  l'événe- 
ment formidable  marquant  la  fin  d'un  régime,  et  la  con- 
stitution, encore  nébuleuse,  du  régime  à  venir. 

Sans  doute  la  conclusion  de  M.  le  Ministre  Wauters  est 
posée  en  vue  d'une  réalisation  conforme  à  un  idéal  social 
que  nous  n'avons  pas  à  discuter  ici. 

Notre  but  n'est  pas  non  plus  de  prophétiser  sur  l'orga- 
nisation sociale  prochaine,  dont  il  est  téméraire  d'ailleurs 
de  prédire  l'agencement. 

Les  théoriciens  des  systèmes  futurs  les  mieux  conçus 
se  sont  trompés,  d'une  manière  générale. 

Nul  ne  sait  de  quoi  demain  sera  fait,  et  le  jeu  des  con- 
vulsions sociales  anéantit  les  prévisions  les  plus  savantes. 
Il  est  certain  toutefois  que  la  transformation  s'accomplit 
surtout  par  l'émancipation  du  travail  et  il  est  compréhen- 
sible que  ceux  qui  se  préoccupent  des  travailleurs  s'éver- 
tuent à  les  mettre  à  même  de  jouer  le  rôle  encore  impar- 
faitement déterminé  qu'ils  devront  certainement  remplir 
dans  la  société  à  venir.  La  forte  éducation  générale 
et  technique  est  donc  indispensable  et  impérieusement 
souhaitable. 


412  Le  Flambeau. 

Mais  à  côté  de  cette  conclusion  d'ordre  général  et  élevé, 
une  conclusion  analogue  s'impose  par  des  considérations 
de  fait  plus  tangibles,  plus  accessibles  à  l'entendement 
commun,  si  important  comme  propulseur  de  réformes. 


S'il  est  une  question  urgente  à  résoudre  dans  les  cir- 
constances spéciales  actuelles  et  qui  semble  devoir  requé- 
rir tout  particulièrement  l'attention  publique,  c'est  celle 
de  l'enseignement  professionnel  envisagé  dans  toute  son 
ampleur. 

En  effet,  si  l'on  admet  que  la  restauration  économique 
du  pays  est  intimement  liée  à  l'existence  d'une  main- 
d'œuvre  éduquée,  on  conclura  que,  sans  délai,  il  convient 
de  s'occuper  de  l'organisation  de  l'apprentissage. 

Pourrait-on  nier,  en  effet,  que  le  relèvement  du  pays 
ne  se  fera  d'une  manière  heureuse  que  si  la  main-d'œuvre 
qui  y  est  employée  réalise  cette  restauration  dans  les  con- 
ditions les  pius  avantageuses? 

Déjà  avant  la  guerre  on  constatait  qu'en  Belgique,  mal- 
gré des  qualités  virtuelles  incontestables,  malgré  une 
ardeur  au  travail  que  nul  ne  peut  mettre  en  doute.,  la 
main-d'œuvre  était  loin  d'atteindre  la  perfection. 

Il  est  avéré,  dit  un  rapport  présenté  à  la  Chambre  de 
commerce  de  Bruxelles,  que  «  si  la  Belgique  excelle  dans 
les  produits  bruts  et  demi-finis,  elle  ne  brille  pas  précisé- 
ment au  premier  rang  des  nations  industrielles  produc- 
trices de  produits  finis.  Suivant  l'expression  judicieuse  et 
laconique  d'un  membre,  la  Belgique  fabrique  des  rails 
et  du  ciment,  elle  ne  produit  pas  de  machines  à  coudre 
ou  des  montres. 

«  Cette  situation  est  évidemment  de  nature  à  nous  han- 
dicaper non  seulement  dans  notre  pays,  mais  encore  et 
surtout  pour  l'exportation.  » 

Vient  la  guerre  avec  toutes  ses  misères;  la  longue 
période  d'occupation,  outre  qu'elle  rouille  le  travailleur, 


L'Enseignement  professionnel.  413 

n'est  pas  propice  à  relever  et  à  développer  renseignement 
professionnel  et  l'apprentissage.  Ou  bien  le  pouvoir  occu- 
pant contrecarre  de  toutes  ses  forces  les  initiatives  nou- 
velles ou  bien  les  conditions  pénibles  des  organisations 
scolaires  et  professionnelles  rendent  très  relatifs  les 
efforts  en  vue  du  développement  technique  ;  qu'on  ajoute 
à  cela  la  pénurie  des  matières  premières,  la  déchéance 
de  l'industrie  et  l'on  aura  un  ensemble  de  conditions 
énervant  considérablement  l'éducation  professionnelle. 

La  guerre  finie,  la  démobilisation  introduit  sur  le  mar- 
ché du  travail  les  anciens  combattants  dont  certains  sont 
partis  en  campagne  alors  que  leur  instruction  profession- 
nelle était  loin  d'être  terminée;  d'autres  ont  eu  le  temps 
de  laisser  s'atténuer  leurs  qualités  techniques  pendant 
une  longue  présence  sous  les  armes. 

Après  l'armistice,  les  gros  salaires  sont  offerts  aux  tra- 
vailleurs, la  main-d'œuvre  est  rare,  tant  les  travaux  à 
accomplir  sont  nombreux  et  urgents.  Il  n'est  pas  abso- 
lument nécessaire  d'être  ouvrier  qualifié  pour  être  em- 
bauché, même  à  un  salaire  des  plus  rémunérateurs.  L'ou- 
vrier ne  voit  pas  l'utilité  immédiate  d'une  instruction  pro- 
fessionnelle approfondie. 

Si  l'on  ajoute  à  tout  ceci  qu'il  n'existe  pas  de  statut 
légal  concernant  l'enseignement  professionnel,  lequel  vit 
sous  le  fameux  régime  de  la  liberté  subsidiée,  on  se  ren- 
dra aisément  compte  de  la  nécessité  d'envisager  sérieu- 
sement le  problème  qui  s'est  posé. 

Comme  pour  l'enseignement  primaire  une  mesure 
radicale  s'impose  :  l'obligation.  Qu'elle  ne  nous  effraie  pas. 

En  France,  elle  a  été  votée  sans  discussion,  il  y  a  peu 
de  temps;  en  Angleterre,  on  n'a  pas  attendu  la  fin  des 
hostilités  pour  l'établir;  en  Allemagne  une  loi  sur  l'ap- 
prentissage date  de  1902,  et,  en  vertu  des  dispositions 
légales,  ià  où  existe  une  école  technique,  la  fréquentation 
est  obligatoire  pour  les  apprentis  ayant  moins  de  18  ans. 

En  Autriche,  en  Hongrie,  en  Norvège,  au  Danemark, 


414  Le  Flambeau. 

en  Hollande,  dans  certains  cantons  de  Suisse,  il  existe 
des  dispositions  légales  sur  l'apprentissage,  l'enseigne- 
ment professionnel. 

Nous  devons  en  Belgique  regagner  le  temps  perdu. 

Il  ne  semble  pas  que  l'on  puisse  invoquer  le  respect 
du  principe  de  la  liberté  ;  il  s'agit,  non  pas  de  violer  une 
de  nos  garanties  constitutionnelles  les  plus  précieuses  et 
à  laquelle  il  serait  criminel  de  toucher,  mais  précisément 
de  garantir  la  liberté  des  individus  en  leur  donnant  des 
capacités  professionnelles  qui  les  armeront  pour  l'exer- 
cice rationnel  de  leurs  facultés  et  de  leurs  droits. 

L'obligation  ici  constitue  une  mesure  de  conservation 
économique  et  sociale. 


Il  ne  s'agirait  pas  d'imposer  à  la  classe  laborieuse 
seule,  jusqu'à  18  ans,  par  exemple,  une  instruction  pro- 
fessionnelle obligatoire,  alors  qu'on  en  dispenserait  les 
citoyens  qui  ne  se  disposent  pas  à  gagner  manuellement 
leur  vie. 

Il  devrait  êire  entendu  que  la  loi  créerait  l'obligation 
pour  tous  de  s'instruire  jusqu'à  18  ans,  sauf  pour  ceux 
qui  attesteraient  avant  cet  âge  des  aptitudes  profession- 
nelles suffisantes.  Ce  serait,  en  somme,  l'institution  de 
l'enseignement  obligatoire  des  adultes  faisant  logique- 
ment suite  à  l'enseignement  obligatoire  primaire.  Cette 
réforme  pourrait  se  réaliser  très  rapidement  par  la  pro- 
fessionnaîisation  générale  de  l'enseignement  actuel  des 
adultes,  là  où  il  existe,  et  la  création  d'institutions  s'en 
inspirant,  là  où  elles  font  défaut. 

M.  Gheude,  député  permanent  et  président  du  Conseil 
de  perfectionnement  de  l'enseignement  technique  du 
Brabant,  a  élaboré  sur  l'enseignement  professionnel  obli- 
gatoire, un  avant-projet  de  loi  organique  qui  s'inspire  de 
cette  conception  et  la  concrète. 

II  prévoit  la  création  dans  tout  le  pays  d'un  enseigne- 


L'Enseignement  professionnel.  415 

ment  «  non  spécialisé  »  théorique  et  pratique  à  la  fois, 
appelé  à  servir  de  base  à  un  développement  précisé  et 
perfectionné  et  comportant  un  minimum  de  connaissances 
de  nature  à  augmenter  le  savoir  professionnel  et  à  rele- 
ver le  niveau  général  des  travailleurs,  et  ce  programme 
s'applique  aussi  bien  aux  jeunes  gens  qu'aux  jeunes  filles. 

Il  n'est  pas  superflu  d'indiquer  ici  les  branches  pré- 
vues pour  cet  enseignement:  langue  maternelle,  dessin, 
mathématiques  appliquées  aux  professions,  certains  élé- 
ments d'ordre  pratique,  l'hygiène  professionnelle,  et 
pour  les  filles,  l'enseignement  ménager,  les  travaux  à 
l'aiguille,  l'hygiène  et  la  puériculture. 

Cet  enseignement  serait  donc  obligatoire  jusqu'à  dix- 
huit  ans,  exception  faite  pour  ceux  qui  poursuivent  des 
études  moyennes  ou  supérieures  ou  qui  fréquentent  des 
institutions  d'enseignement  spécial,  ou  qui  possèdent  les 
aptitudes  professionnelles  suffisantes,  constatées  à  la 
suite  d'un  examen  dont  la  loi  fixerait  l'organisation. 

Evidemment,  seraient  dispensés  aussi  de  l'obligation, 
les  arriérés,  insuffisants  physiques  ou  mentaux. 

Mais  le  projet  de  loi  prévoit  également  l'organisation 
d'un  enseignement  professionnel  proprement  dit,  que  les 
jeunes  gens  suivront  au  fur  et  à  mesure  de  sa  création, 
et  qui  se  substituera,  pour  les  intéressés,  à  l'enseignement 
non  spécialisé  à  créer  immédiatement  dans  tout  le  pays, 
lequel  serait  en  somme  une  sorte  de  préparation  à  l'en- 
seignement professionnel  spécialisé. 

La  formule  à  laquelle  M.  Gheude  s'est  arrêté  pour  cet 
enseignement  professionnel  est  la  formule  du  demi-temps. 
Celui-ci  comporte  en  principe  l'apprentissage  concomi- 
tant à  l'atelier  ou  à  l'usine,  et  à  Pécole-atelier,  c'est- 
à-dire  que  d'après  notre  auteur,  l'apprenti  attaché  à  une 
industrie  recevrait  du  patron  les  heures  de  liberté  néces- 
saires pour  suivre,  pendant  la  journée,  des  cours  métho- 
diques organisés  dans  des  établissements  d'enseignement 


416  Le  Flambeau. 

professionnel.  Mais  ii  ne  faut  pas  se  méprendre  sur  la 
signification  du  terme  demi-temps. 

Le  régime  ne  partage  pas  nécessairement  la  journée 
en  deux  parties  égales,  l'une  consacrée  à  l'apprentissage 
chez  le  patron,  l'autre  à  l'éducation  professionnelle  à 
Técole-atelier. 

L'avant-projet  prévoit  un  minimum  de  300  heures  par 
an  pour  cette  dernière  fréquentation,  ce  qui  représente 
à  peine  en  moyenne  une  heure  par  jour  et  il  n'est  pas 
nécessairement  dit  que  cet  enseignement,  qui  ne  com- 
porte que  300  heures  au  moins,  doive  se  donner  tous  les 
jours. 

Ce  sont  là  les  idées  d'un  protagoniste  de  l'enseigne- 
ment professionnel  qui  s'est  spécialisé  dans  la  matière 
et  qui  a  apporté  à  la  solution  du  problème  un  esprit 
lucide  et  généreux. 


M.  le  Ministre  Wauters  dans  le  discours  que  nous 
avons  rappelé,  a  exposé,  assez  sommairement  du  reste, 
les  idées  de  son  département  sur  la  question. 

Le  journal  le  Peuple  les  a  résumées.  En  voici  l'es- 
sentiel : 

((  L'enseignement,  a  dit  le  Ministre,  doit  sortir  de  l'in- 
dustrie. Pour  organiser  l'enseignement  technique,  il  nous 
manque  des  élèves,  il  nous  manque  des  maîtres,  il  nous 
manque  des  locaux  et  du  matériel. 

«  L'enseignement  technique  ne  doit  pas  être  aux  mains 
de  l'Etat.  Décentralisons. 

«  Œuvre  de  patience  et  de  longue  haleine,  il  faudra 
dix  à  quinze  ans  d'efforts  persévérants  pour  la  mettre 
debout,  en  respectant  nos  mœurs  et  nos  habitudes. 

<(  Le  Conseil  supérieur  de  l'enseignement  technique  et 
professionnel  met  la  dernière  main  au  projet  de  loi  des- 
tiné à  régler  le  problème.  » 


L'Enseignement  professionnel.  417 

Depuis,  ce  Conseil  a  arrêté  les  termes  d'un  avant-pro- 
jet comportant  l'obligation  de  14  à  16  ans 

On  a  envisagé  aussi  la  concomitance  de  l'enseignement 
et  du  travail  à  l'atelier  ou  à  l'usine  et  l'obligation  pour 
les  maîtres  de  rester  attachés  à  l'industrie. 

Remarquons  qu'au  vote  8  membres  du  Conseil  seule- 
ment ont  approuvé,  9  se  sont  abstenus  et  parmi  eux 
les  plus  experts  dans  la  question! 


Malgré  les  lacunes  de  l'exposé  qui  précède,  on  peut 
cependant  en  déduire  les  éléments  du  problème  qu'il  con- 
vient de  résoudre  pour  l'éducation  de  la  main-d'œuvre: 
l'enseignement  aux  adultes;  l'enseignement  professionnel. 

Une  autre  question  sera  certainement  soulevée  à  ce 
propos:  c'est  celle  de  V apprentissage,  du  contrat  d'ap- 
prentissage, et  la  Commission  syndicale,  qui  a  émis  une 
série  de  vœux  sur  le  sujet,  s'est  étendu  sur  ce  point. 

D'autres  projets,  au  surplus,  ont  vu  le  jour  :  à  la  Cham- 
bre, M.  Van  Caeneghem,  président  d'honneur  de  la 
Fédération  chrétienne  de  l'enseignement  professionnel,  a 
déposé  un  projet  de  loi  que  les  sections  ont  examiné. 

Les  syndicats  chrétiens  ont  édité  tout  récemment  une 
brochure  contenant  un  avant-projet  qui  s'inspire  visible- 
ment de  la  législation  sur  l'enseignement  primaire. 

Un  essai  de  projet  de  loi  sur  l'apprentissage  d'après 
les  lois  française,  hollandaise,  suisse,  autrichienne  a  paru 
sous  la  signature  de  M.  Jules  Guyot,  chef  de  bureau  au 
/vlinistère  de  l'Industrie  et  du  Travail  dans  la  Revue 
Catholique,  Sociale  et  Juridique. 

Pendant  la  guerre  un  projet  sur  l'apprentissage  pro- 
fessionnel fut  établi  par  MM.  Soenens  et  Gevaert  et  il  a 
été  édité  avec  une  préface  de  M.  Beco,  Gouverneur  du 
Brabant. 

On  le  voit,  les  solutions  ne  manquent  pas. 


418  Le  Flambeau. 

Mais  la  diversité  dans  le  détail,  si  non  dans  le  fond, 
retardera  le  vote  de  mesures  décisives.  Or,  celles-ci  sont 
urgentes  et  il  est  désirable  d'aboutir  promptement. 

Si  nous  examinons  les  objections  que  l'on  pourrait 
faire  aux  projets  préconisés,  il  est  nécessaire  d'en  rete- 
nir quelques-unes,  qui  ont  de  l'importance,  et,  tout 
d'abord,  de  signaler  la  difficulté  de  réunir  dans  une 
même  loi  organique  des  éléments  aussi  vastes  et  tranchés 
dans  leur  développement,  que  les  éléments  de  base  du 
problème:  enseignement  des  adultes,  enseignement  pro- 
fessionnel, apprentissage. 

Au  surplus,  une  formule  générale  sera  très  malaisé- 
ment déterminée  qui  intéressera  non  seulement  les 
grosses  industries  organisées  qui  semblent  retenir  trop 
souvent  et  trop  exclusivement  la  sollicitude  de  ceux  qui 
se  consacrent  au  problème,  mais  aussi  le  travail  à  domi- 
cile, l'agriculture,  l'éducation  des  femmes.  Et  il  faut  pré- 
voir une  solution  complète  pour  les  femmes.  Il  serait 
décevant  de  ne  s'occuper  dans  un  projet  de  loi  de  cette 
importance  que  de  la  femme  qui  gagne  sa  vie  à  l'usine 
et  de  ne  pas  envisager  la  formation  sociale  de  la  femme 
réalisant  sa  mission  primordiale,  c'est-à-dire  sa  mission 
de  ménagère. 

A  ces  difficultés  d'ordre  général  on  peut  ajouter  la  dis- 
cussion qui  surgira  forcément  à  propos  de  la  solution  de 
certains  points  ; 

La  concomitance  de  l'enseignement  à  l'école  et  du  tra- 
vail à  l'usine; 

L'obligation  pour  les  maîtres  de  rester  attachés  à  l'in- 
dustrie ; 

L'enseignement  confessionnel; 

L'apprentissage  ; 

L'obligation  de  14  à  16  ans. 

Sans  doute  les  obstacles  au  sujet  des  premiers  points 
proviendront  surtout  des  adversaires  de  la  réforme  et 


L'Enseignement  professionnel.  419 

des  sceptiques,  tandis  que  les  critiques  au  sujet  du  der- 
nier proviendront  des  partisans  qui  trouveront  cette  obli- 
gation de  14  à  16  ans  insuffisante  et  estimeront  que  la 
réforme  s'établissant,  il  faut  aller  jusqu'au  bout.  Ils  pré- 
coniseront la  formule  de  M.  Gheude  (1)  de  poursuivre 
l'obligation  jusqu'à  18  ans. 

La  concomitance  de  l'enseignement  et  du  travail  à 
l'usine  va  soulever  les  objections  de  plus  d'un  patron. 
On  répondra  qu'il  ne  s'agit  que  d'une  question  d'orga- 
nisation du  travail  et  que  notamment  en  Amérique,  la 
solution  a  été  favorablement  réalisée. 

Mais  les  usiniers  ripostent  que  là  situation  en  Belgique 
est  loin  d'être  la  même  qu'en  Amérique,  où  les  usines 
comptent  des  ouvriers  non  pas  par  centaines  mais  par 
milliers  et  par  dizaines  de  milliers,  et  que  ce  qui  est  pos- 
sible dans  une  entreprise  qui  constitue  elle-même  une 
ville  d'une  importance  déjà  assez  grande  (25  à  30  mille 
travailleurs)  ne  l'est  pas  en  Belgique  où  des  usines  de 
3  à  4  mille  ouvriers  sont  déjà  fort  respectables. 

Et  n'aperçoit-on  pas  la  levée  de  boucliers  qui  va  se 
produire  du  côté  catholique  si  l'on  exige  des  maîtres 
l'obligation  d'être  et  de  rester  attachés  à  l'industrie,  alors 
quTen  grande  partie  le  personnel  des  établissements  d'en- 
seignement professionnel  créés  par  le  parti  catholique  ou 
tout  au  moins  par  ses  adeptes  est  composé  de  religieux 
qui  n'ont  jamais  eu,  ou  qui  n'ont  avec  l'industrie  réelle 
que  de  lointains  rapports  de  politesse. 

En  outre,  si  pour  les  partisans  de  la  liberté  de  con- 
science la  question  de  l'enseignement  religieux  semble 
facilement  soluble  en  adoptant  par  exemple  la  formule 
de  M.  Gheude:  «  rien  de  ce  qui  n'est  pas  directement 
l'enseignement   professionnel   ne   doit   figurer   au   pro- 

(1)  L'avant-projet  de  loi  organique  dont  M.  Gheude  est  l'auteur  a  été 
publié  avec  l'exposé  des  motifs  dans  les  Documents  du  Conseil  de  perfec- 
tionnement de  l'Enseignement  technique  du  Brabant  (12,  place  de  la 
VieilIe-Halle-aux-Blés,  Bruxelles). 


420  Le  Flambeau. 

gramme  des  établissements  à  organiser  selon  la  loi  sur 
l'obligation  »,  il  n'en  est  pas  de  même  pour  les  catho- 
liques. 

Cette  formule  a  le  mérite  cîe  laisser  à  chacun  la  liberté 
de  penser,  de  voir  et  d'agir  comme  bon  lui  semble,  mais 
il  est  évident  que  le  parti  catholique  jettera  dans  la  dis- 
cussion un  postulat  comme  celui-ci  :  «  le  développement 
technique  de  l'élève  ne  peut  pas  se  comprendre  sans  un 
'développement  parallèle  moral.  »  La  suite  se  conçoit:  la 
thèse  catholique  est  de  lier  étroitement  le  développement 
moral  au  développement  religieux  catholique. 

D'où  conflit  qui  menacera  de  faire  traîner  la  discus- 
sion et  retardera  la  solution  du  problème,  dans  son 
ensemble. 

Car  il  est  évident  —  du  moins  il  nous  semble  —  que 
les  partis  de  gauche  disposant  de  la  majorité  législative 
ne  pourront  pas  admettre  que  l'on  introduise  dans  une 
loi  sur  l'enseignement  professionnel,  un  semblant  même 
d'éducation  confessionnelle. 

Enfin,  en  dernier  lieu,  le  contrat  d'apprentissage  ne 
manquera  pas  de  soulever  des  discussions  passionnées, 
non  pas  quant  au  principe  même  du  contrat,  mais  en  ce 
qui  concerne  la  difficulté  de  déterminer  une  formule  qui 
ne  donne  pas  un  pouvoir  despotique  au  patron,  ou  un 
pouvoir  arbitraire  à  l'association  professionnelle. 

La  question  posée  dans  toute  son  ampleur  présente  une 
séduction  que  l'on  ne  déniera  pas,  mais  il  est  incontes- 
table qu'elle  va  susciter  plus  d'un  débat  par  la  diversité 
de  ses  aspects.  Aussi,  malgré  tout  l'optimisme  que  l'on 
peut  avoir  sur  la  célérité  que  notre  Parlement  met  dans 
la  solution  des  problèmes  qui  lui  sont  posés,  on  n'arrivera 
pas  rapidement  aux  conclusions  souhaitées. 

Le  sujet  est  nouveau  pour  beaucoup,  si  étrange  que 
cela  puisse  paraître,  et  nous  pouvons  exprimer  le  vœu 
que  ceux  qui  auront  à  le  résoudre  se  mettent  à  l'étudier, 


L'Enseignement  professionnel.  421 

souhait  vraisemblablement  vain,  mais  qui  doit  cependant 
être  formulé. 

En  vérité,  il  eût  fallu  aboutir  dans  un  moment  d'en- 
thousiasme comme  celui  que  nous  avons  connu  lors  de 
la  libération  du  territoire.  L'on  aurait  dû  joindre  la  ques- 
tion aux  différents  problèmes  reconstructifs  qui  ont  été 
envisagés. 

Mais  nous  l'avouons,  nous  ne  nous  faisons  pas  d'illu- 
sions sur  le  caractère  particulier  d'un  pareil  sujet  qui 
reste  quand  même  assez  éloigné  des  préoccupations  géné- 
rales. 

Nous  n'ignorons  pas  que  chez  les  travaileurs  eux- 
mêmes  la  question  n'a  guère  passionné  jusqu'ici,  parce 
que  des  préjugés  nombreux  sont  encore  en  honneur,  que 
le  peuple  des  travailleurs  n'est  pas  imbu  de  cette  idée 
que  plus  il  sera  instruit  plus  la  société  lui  fera  confiance 
et  que,  s'il  entreprend  jamais  de  gouverner  sans  s'être 
préalablement  assuré  une  éducation  qui  impose  le  res- 
pect, son  règne  sera  de  courte  durée. 

# 

Cependant,  si  l'on  veut  bien  observer  ce  qui  précède 
on  apercevra  que  les  discussions,  les  objections  qui  pour- 
raient retarder  la  solution  du  problème  se  rapportent 
surtout  à  l'enseignement  professionnel  et  à  l'apprentis- 
sage et  qu'aucune  d'entre  elles  n'a  trait  à  l'enseignement 
général  des  adultes. 

Celui-ci  apparaîtrait  donc  comme  plus  facilement  réa- 
lisable. Une  des  premières  raisons  en  serait  qu'il  pour- 
rait être  considéré  comme  un  prolongement  de  l'ensei- 
gnement primaire  et  assuré  par  une  formule  large,  admis- 
sible par  tout  le  monde. 

Ici,  la  réalisation  pourrait  se  faire  immédiatement;  elle 
préparerait  du  reste  les  voies  à  une  réforme  de  plus 
grande  envergure. 


422  Le  Flambeau. 

Le  personnel  existe,  puisqu'il  suffirait  de  faire  appel 
au  personnel  enseignant  primaire. 

Il  faudrait,  en  somme,  détacher  du  projet  de  M.  Gheude, 
la  réalisation  immédiate  de  l'enseignement  non  spécialisé, 
à  instituer  partout. 

Examinons  néanmoins,  malgré  la  séduction  d'un  projet 
semblable,  les  objections  que  rencontrerait  probablement 
cette  solution  partielle  d'une  question  d'ensemble. 

La  crainte  de  voir  par  là  la  question  foncière  de  l'en- 
seignement professionnel  ajournée  sine  die  se  manifeste- 
rait immédiatement.  Parmi  les  partisans  les  plus  con- 
vaincus de  la  réforme  principale  on  trouverait  peut-être 
comme  adversaires  ceux  qui  verraient  dans  la  mesure 
partielle  transitoire,  une  façon  de  solution  rapidement 
considérée  définitive,  quoique  tout  à  fait  insuffisante, 
du  grand  problème  lui-même. 

Les  maladroits  d'ailleurs  ne  manqueraient  pas  de 
triompher  en  parlant  par  exemple  de  l'institution  d'un 
5e  et  même  d'un  6e  degré  primaire. 

L'objection  ne  manquerait  pas  de  poids  et  il  faut  s'y 
arrêter. 

Faisons  remarquer  d'abord  qu'il  vaut  mieux  une  réa- 
lisation partielle  immédiate,  qu'une  solution  complète 
lointaine. 

Il  suffirait  de  s'entendre  loyalement  sur  la  portée  de 
la  réforme  partielle. 

Celle-ci  est  circonstancielle  et  il  faudrait  le  proclamer 
énergiquement. 

Comme  une  loi  sur  l'obligation  de  l'enseignement  pour 
les  adultes  n'atteindra  pas  ceux  qui  fréquentent  les  éta- 
blissements d'enseignement  professionnel  spécialisé,  il 
suffirait  de  multiplier  les  établissements  d'enseignement 
professionnel  partout,  ou  d'amener  la  transformation  pro- 
gressive des  cours  d'adultes  en  cours  professionnels. 

Qu'on  ne  s'y  trompe  pas  du  reste. 

L'obligation  de  l'enseignement  des  adultes  sous  une 


L'Enseignement  professionnel.  423 

forme  non  spécialisée  sera  la  meilleure  propagande  en 
faveur  de  l'enseignement  professionnel  spécialisé,  puis- 
que les  élèves  deviendront  rapidement  les  protagonistes 
d'une  institution  plus  directement  utilisable,  c'est-à-dire 
d'une  institution  d'enseignement  professionnel  spécialisé. 
D'ailleurs,  l'enseignement  des  adultes  est  une  nécessité 
immédiate  pour  les  très  nombreux  jeunes  gens  sortis  des 
écoles  primaires  avant  la  loi  sur  l'enseignement  primaire 
obligatoire  ou  tout  au  moins  avant  l'application  conve- 
nable de  celle-ci,  ce  qui  tardera  encore  pendant  quelque 
temps. 

Ici  se  place  l'argument  de  la  nécessité  urgente  d'une 
réforme  dans  ce  sens  puisque  l'on  ne  peut  sérieusement 
imposer  d'obligation  de  l'enseignement  après  18  ans. 
Plus  on  retarde  la  réforme,  moins  nombreux  seront  les 
adultes  n'ayant  pas  reçu  un  enseignement  primaire  com- 
plet qui  devront  suivre  les  cours  d'adultes  obligatoires 
puisque  ces  jeunes  gens  atteindront  l'âge  de  18  ans,  tan- 
dis qu'on  tergiversera  sur  la  mesure  à  adopter  pour  com- 
pléter leur  éducation. 

Ensuite,  si  la  loi  sur  l'obligation  de  l'enseignement 
primaire  est  appliquée,  les  éléments  futurs  seront  mieux 
préparés.  Fatalement  ils  hausseront  le  niveau  de  l'ensei- 
gnement des  adultes,  qui  deviendra  plus  professionnalisé 
par  la  force  des  choses  elles-mêmes. 

On  arrivera  rapidement  à  la  nécessité  de  faire  appel 
à  des  maîtres  professionnels  pour  donner  cet  enseigne- 
ment à  côté  de  l'instituteur  ou  après  lui. 

L'obligation  de  renseignement  des  adultes  à  décréter 
immédiatement  permettra  donc  la  préparation  de  cette 
((  tâche  énorme  »  dont  parlait  M.  Wauters,  mais  il  faudra 
que  cette  décision  ait  une  portée  bien  déterminée.  Et  il 
faudrait  agir  rapidement. 

En  résumé,  l'enseignement  professionnel  obligatoire 
apparaît  en  Belgique  comme  une  des  réformes  les  plus 
pressantes,  tant  en  raison  de  la  nécessité  d'éduquer  le  tra- 


424  Le  Flambeau. 

vailleur  pour  les  fins  sociales  que  la  société  de  demain 
lui  réserve  qu'en  raison  de  l'intérêt  immédiat  du  citoyen 
et  du  pays  lui-même.  Mais  l'étendue  du  problème,  sa 
complexité,  les  discussions  auxquelles  donneront  lieu  les 
solutions  préconisées  vont  retarder  l'avènement  de  la 
réforme. 

Celle-ci  comporte  une  partie  pratiquement  soluble  sans 
objection  importante:  l'enseignement  obligatoire  non  spé- 
cialisé des  adultes,  solution  qui  a  cet  avantage  d'être 
réalisable  du  jour  au  lendemain. 

Nous  demandons  que  l'on  n'hésite  pas  et  qu'en  atten- 
dant une  mesure  générale  à  échéance  non  déterminée, 
on  adopte  sans  délai  une  mesure  partielle  et  salutaire. 

Ce  serait  faire  preuve  d'un  esprit  pratique  louable  et 
servir  efficacement  le  pays. 

Léopold.  Rosy. 


Lettre  à  un  villageois 

Aux  lueurs  du  brasier. 

Vous  me  reprochez,  mon  cher  ami,  de  ne  pas  vous 
parler  du  livre  de  Lucien  Christophe  et  de  n'avoir  pas 
écrit,  sur  l'œuvre  de  votre  ami,  l'article  que  vous  atten- 
diez... Je  me  laisse  absorber,  dites-vous,  par  les  délices 
de  la  campagne;  et  la  douceur  de  paresser  au  bord  de 
l'eau,  dans  l'ombre  des  grands  arbres,  me  fait  négliger 
mon  travail.  N'en  croyez  rien.  Ce  qui  m'arrête  ici,  c'est 
une  hésitation  que  vous  allez  comprendre.  J'aime  vive- 
ment et  profondément  tout  ce  qu'écrit  Lucien  Christophe. 
J'aurais  grand  plaisir  à  parler  de  lui.  Mais  il  me  revient 
de  toutes  parts  que  le  rôle  d'un  critique  est  de  peser  le 
bon  et  le  mauvais,  d'un  esprit  froid  et  impartial,  afin  de 
rendre  un  arrêt  équitable.  Et  je  ne  me  sens  aucune  dis- 
position pour  cette  besogne  de  juge  et  de  marchand.  Il 
faut,  me  dit-on,  renseigner  le  lecteur.  Je  n'ai  pas  une 
telle  prétention.  Ce  que  le  livre  contient  de  défauts  et  de 
qualités,  le  lecteur  en  jugera  lui-même,  selon  son  goût 
et  son  tempérament.  Et,  Dieu  merci  !  ce  n'est  pas  mon 
opinion  qui  décidera  la  sienne.  Toute  critique  qui  n'est 
pas  animée  par  la  chaleur  de  l'enthousiasme,  tout  au 
moins  de  la  sympathie,  ne  représente  rien  d'autre  pour 
moi  qu'un  travail  de  pion  plus  ou  moins  bien  fait.  Et 
s'il  me  faut,  à  chaque  instant,  contrôler  prudemment  mon 
émotion,  la  refréner  et  la  graduer,  selon  les  rites  d'une 
sagesse  que  j'ignore,  j'aime  beaucoup  mieux  garder  pour 
moi  mes  réflexions  puisqu 'aussi  bien  elles  ne  satisfe- 
raient personne,  ni  même  l'auteur.  J'en  étais  là  de  Cette 


28 


426  Le  Flambeau. 

méditation  maussade  quand  voici  que  m'arrive  le  der- 
nier livre  de  Francis  de  Miomandre,  Le  Pavillon  du  Man- 
darin. Béni  soit  ie  hasard  qui  m'a  mis  sous  les  yeux,  au 
moment  opportun,  cette  pensée  fraternelle  î 

Mon  Dieu!  quel  esprit  délicieux  que  ce  Francis  de 
Miomandre!  Quelle  tendresse  il  y  a  dans  sa  critique  et 
comme  il  craint  peu  de  s'abandonner  à  son  émotion!... 
Comme  il  glorifie  ce  qu'il  aime!  Comme  il  l'exalte!  Et 
pourtant,  comme  il  le  pénètre  savamment!  Mais  n'est-ce 
pas  justement  parce  qu'il  l'aime?  N'en  doutez  pas,  jeune 
villageois,  c'est  pour  cela  même.  Il  n'a  ni  prudence  ni 
réserves.  Il  ne  pense  pas.  Prenons-y  garde!  J'en  dis 
peut-être  trop...  Mais  il  craindrait  plutôt  d'en  dire  trop 
peu.  Il  écrit  à  propos  de  Jean-Jacques:  «  J'en  parle  pour 
ceux  qui  l'aiment.  Les  autres  n'y  comprennent  rien.  » 
Et  à  propos  de  Cervantes:  «  En  France,  au  lieu  d'être  un 
sujet  d'étude  littéraire,  Don  Quichotte  a  été  un  objet 
vivant  d'admiration  directe,  d'amour  personnel.  Il  n'est 
pas  resté  au  seuil  de  notre  mémoire,  il  est  entré  dans 
notre  imagination  au  même  titre  que  les  œuvres  les  plus 
émouvantes  de  nos  propres  poètes  —  passionnément.  » 
Ce  qu'il  dit  de  Don  Quichotte  peut  s'appliquer  aussi 
bien  à  toutes  les  œuvres  qu'il  étudie:  chacune  d'elle  lui 
devient  un  objet  vivant  d'admiration  directe  et  d'amour 
personnel.  Chacune  pénètre  passionnément  son  imagina- 
tion charmante...  Lisez  Le  Pavillon  du  Mandarin.  Lisez 
cette  rêverie  sur  Jean-Jacques  Rousseau  où  il  semble 
flâner,  à  la  suite  du  doux  philosophe,  dans  les  montagnes 
et  parmi  les  gazons  fleuris  de  Ohambéry...  Lisez  son 
étude  sur  Milosz  —  savante,  profonde,  si  détaillée.  Et 
son  analyse  de  l'œuvre  de  Gourmont,  pleine  de  révéla- 
tions. Mais  ce  n'est  pas  de  lui  que  je  veux  parler,  ce  soir. 
Revenons  à  Lucien  Christophe. 

Donc,  cet  après-midi,  rassurée  et  réconfortée,  j'ai 
emporté  son  livre  dans  oe  parc  de  Belœil  où  je  passe 
la  plus  grande  partie  de  mes  journées.  Je  me  suis  assise 


Lettre  à  un  villageois  427 

au  bord  de  la  rivière.  Et  sans  m'attarder  aux  évolutions 
d'une  belette,  qui  errait  curieusement  autour  de  moi, 
j'ai  ouvert  —  pour  la  quantième  fois!  —  Aux  lueurs  du 
brasier:  Ah!  mon  cher  ami!  le  beau  livre!  Et  comme  il 
vous  surprend  toujours!  On  a  beau  le  connaître,  s'être 
mis  en  garde  contre  un  enthousiasme  excessif,  l'émo- 
tion vous  saisit  dès  les  premières  pages  et  ne  vous  lâche 
plus.  Une  atmosphère  de  haute  spiritualité  vous  enve- 
loppe et  tout  le  futile  de  la  vie  s'évanouit  comme  une 
ombre...  C'est  qu'une  telle  œuvre  s'adresse  d'abord  à 
la  conscience.  Et  la  flamme  qui  l'anime  est  une  présence 
si  véritable  qu'elle  s'impose  même  à  ceux  qui  voudraient 
la  nier.  Il  y  a,  ici,  plus  qu'un  poète  et  un  soldat.  Il  y  a 
un  penseur  —  jeune  encore,  certes,  mais  à  qui  sa  juvé- 
nilité même  prête  un  accent  plus  pur  et  plus  impression- 
nant. Un  jeune  homme  arraché  à  une  existence  quoti- 
dienne et  paisible  se  trouve  engagé  tout  à  coup  dans  la 
plus  effroyable  aventure.  Une  souffrance  à  quoi  rien  ne 
l'avait  préparé,  et  telle  qu'il  nous  est  impossible  même 
de  la  concevoir,  le  jette  brusquement  hors  du  monde. 
Et,  du  haut  de  ce  promontoire,  il  examine  sa  vie  et  son 
univers  bouleversé  avec  une  sagesse  et  une  dignité  supé- 
rieures. Assailli  par  toutes  les  misères  matérielles  il  garde 
la  direction  de  son  être  moral  et,  renouant  un  à  un  les 
liens  que  la  fatigue,  le  doute,  la  détresse  s'appliquent 
à  briser,  il  préserve  la  foi,  la  ferveur,  l'esprit  de  justice, 
l'intégrité  de  la  pensée  comme  un  trésor,  comme  son 
drapeau  à  lui,  symbole  de  son  honneur  et  de  sa  patrie 
spirituelle.  Il  parle.  Et  la  simplicité  de  son  accent  nous 
émeut  plus  que  des  discours  d'un  patriotisme  enflammé. 
La  belle  occasion,  cependant,  à  «  se  monter  le  coup  » 
et  combien  peut  y  résisteraient!  Lucien  Christophe  n'y 
songe  même  pas.  Les  mobiles  qui  les  pressent,  lui  et  ses 
compagnons,  il  les  examine  d'un  œil  clair,  avec  une  scru- 
puleuse sincérité.  Vous  rappelez-vous  l'épisode  du  petit 
caporal  qui,  mortellement  blessé,  répondait  aux  éloges 


428 


Le  Flambeau, 


emphatiques  dont  un  chef  essayait  d'illuminer  son  ago- 
nie :  «  Qu'est-ce  que  vous  voulez,  sergent,  c'est  le  ser- 
vice. »  Humble  parole,  parole  sublime!  Et  c'est  tout 
l'esprit  de  Lucien  Christophe. 

—  Nous  avons  lutté,  dit-il  en  substance,  nous  avons 
souffert  parce  qu'il  le  fallait.  Et  ne  cherchez  pas  autre 
chose.  Ne  nous  appelez  pas  des  héros:  c'est  trop  facile. 
L'héroïsme  suppose  une  puissance,  une  grâce  particu- 
lière dévolue  à  certains  dans  certaines  circonstances, 
mais  cette  grâce  nous  ne  l'avons  pas  eue.  Et  nous  avons 
lutté  quand  même  —  non  pas  des  héros  mais  des  hommes 
comme  les  autres,  avec  leurs  seules  ressources  hu- 
maines... Non  pas  dans  des  assauts  brillants,  mais  dans 
la  boue,  l'atonie,  les  attentes  lassantes,  la  morne  patience, 
lentement,  obstinément.  Non  pas  pour  conquérir  la  gloire 
ni  dans  l'ivresse  de  la  fureur,  mais  par  attachement  à 
d'antiques  et  humbles  traditions,  à  cause  de  cette  vertu 
obscure  dont  les  racines  plongent  au  cœur  de  notre  être 
à  de  telles  profondeurs  qu'on  ne  pourrait  pas  les  arra- 
cher sans  arracher  la  vie  elle-même...  Par  honnêteté 
plutôt  que  par  bravoure  —  parce  qu'il  nous  eût  été  impos- 
sible de  faire  autrement  :  «  Le  devoir,  écrit  Lucien  Chris- 
tophe, lorsqu'une  fois  nous  l'avons  compris  et  accepté, 
nous  nous  apercevons  qu'il  nous  couvre  d'un  vêtement 
si  étroit  et  si  nécessaire  que,  le  dépouiller,  c'est  nous 
dépouiller  nous-même,  c'est  nous  mettre  à  nu,  nous 
livrer.  »  Et  cette  constatation  suffit  à  faire  taire  ses 
révoltes  et  à  apaiser  ses  rancœurs.  Il  ramène  tout  aux 
instincts  primordiaux,  aux  lois  humaines  et  naturelles,  à 
une  conception  de  la  vie  immédiate  et  sensible,  familière 
et  sacrée...  La  Patrie,  c'est  la  bonne  maison  de  famille, 
le  loyer  que  l'on  a  laissé  derrière  soi  et  que  la  ménagère 
vigilante  entretient  en  ordre  pendant  que  le  soldat  se 
bat.  La  guerre,  l'affreuse  tranchée,  c'est  l'usine  où  il 
faut  travailler  de  tout  son  courage  pour  avoir  le  droit 
de  rentrer  dans  la  bonne  maison.  Chacun,  en  ce  monde, 


Lettre  à  un  villageois  429 

fait  sa  lâche.  Et  il  n'est  rien  d'autre  que  de  la  bien  faire. 

La  grandeur?...  «  Ce  n'est  pas  nous  qui  fûmes  grands, 
écrit-il,  c'est  l'événement  qui  nous  portait.  »  Il  refuse 
tout  éloge,  toute  glorification,  moins  par  modestie  que 
par  probité,  parce  qu'il  juge  les  hommes  et  les  faits  avec 
la  pondération  naturelle  d'un  Wallon  de  bonne  souche 
qui  ne  cherche  ni  à  s'en  faire  accroire  ni  à  en  faire 
accroire  aux  autres.  Mais  il  sait  le  lien  qui  rattache  le 
passager  à  l'éternel,  la  maison  à  l'Univers  et  l'homme 
à  la  divinité.  Sa  méditation  s'y  reporte  sans  cesse.  Et 
cette  élévation  constante,  ce  redressement  opiniâtre  de 
l'âme  au  milieu  du  chaos  des  ruines  crée  l'atmosphère 
lyrique,  si  intense  et  si  noble,  qui  fait  la  grandeur  essen- 
tielle et  l'essentielle  beauté  de  l'œuvre...  Lyrisme  contenu 
qui,  loin  de  nuire  à  l'intégrité  de  la  prose  solide,  en 
accuse  le  contour  comme  d'un  trait  de  feu...  Lyrisme 
sobre  et  plein,  sans  alliage  et  sans  tare,  et  qui  possède 
comme  l'œuvre  entière  cette  qualité  si  rare  chez  nous: 
la  distinction. 

Il  y  aurait  encore  bien  des  choses  à  dire  de  ce  livre. 
On  pourrait  l'étudier  à  bien  d'autres  points  de  vue...  en 
louer  l'équilibre,  l'ordonnance,  l'esprit  d'observation  et 
la  psychologie  —  tant  de  portraits  vivants,  éloquents, 
savoureux  —  mais,  vous  l'avouerai-je?  toutes  ces  qualités 
m 'apparaissent  ici  accessoires  et  j'y  vois  surtout  des  pro- 
messes pour  l'avenir.  En  effet,  que  ne  peut-on  pas  atten- 
dre d'un  jeune  écrivain  qui  possède  à  un  tel  degré  des 
dons  si  variés  et  si  importants?  Je  vois  en  lui  la  source 
de  tout  art  vraiment  grand,  et  de  toute  grandeur  vrai- 
ment émouvante  :  la  vie  intérieure,  trésor  bien  plus  rare 
qu'on  ne  le  croit  et  plus  nécessaire...  Mais,  voici  l'heure 
où  l'on  ferme  les  grilles  du  parc.  Il  faut  rassembler  mes 
papiers.  La  petite  belette  a  disparu.  Un  soleil  magnifique 
dévore  le  ciel  derrière  les  charmilles  solitaires.  Je  balance 
rêveusement  ma  pensée  purifiée  sous  les  grands  arbres 
trempés  d'or.  Et  je  me  redis  à  voix  basse  ce  poème  de 


430  Le  Flambeau. 

Lucien  Christophe  dont  je  vous  pariais  l'autre  jour,  et 
qui  m'apparaît  comme  le  préambule  de  son  livre  en 
prose  : 

Oh  !  ne  reste  pas  seul,  voici  le  soir,  va-t-en  ! 
Quitte  ce  plat  pays  de  roseaux  et  d'étangs. 

Un  cabaret  proche  t'invite. 
N'emmène  pas  ton  âme  en  entrant  dans  ce  lieu 
Où  la  vie  à  grands  frais  porte  un  masque  joyeux. 

Fume  beaucoup,  ris  haut,  bois  vite. 

Cause  avec  tes  amis  des  choses  du  métier 

—  Et  quand  on  mitraillait  où  donc  que  vous  étiez? 

Bertrand  s'ennuie  à  Ramscapelle... 
Vellemans  fut  tué  dans  un  bombardement. 
...  A  six  heures,  demain,  marche  de  régiment, 

Rassemblement  à  la  chapelle... 

Etourdis-toi  de  mots,  grise-toi  de  discours 

Si  quelqu'un  par  hasard  vient  à  nommer  l'Amour, 

La  folle  ardente  aux  yeux  sauvages, 
Ne  prête  pas  l'oreille  au  bruit  mauvais  et  vain, 
Parle  de  toi,  de  ta  mystique,  du  divin, 

D'un  obscur" et  lointain  rivage... 

Et  reste  jusqu'à  l'heure  où  Ton  vous  met  dehors 
Face  à  ton  verre  vide  et  près  de  ton  cœur  mort 

Où  jadis  battait  une  flamme... 
Tu  la  retrouveras  toujours  assez  à  temps, 
Celle  à  la  porte  assise  humblement  qui  t'attend, 

Ton  âme,  mon  enfant,  ton  âme. 

Blanche  Rousseau. 


Pro  Armenia 


Un  appel  des  Femmes  américaines. 

Le  Flambeau  n'a  cessé  de  plaider  la  cause  de  la  mal- 
heureuse nation  arménienne,  victime,  de  la  part  des 
Turcs,  d'une  atroce  persécution  et,  de  la  part  des  grands 
Alliés,  d'une  politique  moins  généreuse  et  moins  clair- 
voyante qu'il  n'eut  fallu.  L'évacuation  de  la  Cilicie  par 
les  Français  exposerait  à  une  mort  certaine  des  milliers 
d'Arméniens,  si  le  soin  de  maintenir  l'ordre  dans  le  pays 
était  confié  à  la  seule  armée  turque.  Nous  espérons  que 
la  défaite  des  Kémalistes  —  en  dépit  d'une  campagne 
furieuse  de  fausses  nouvelles,  elle  est  acquise  et,  semble- 
t-ii,  définitive,  —  modifiera  la  politique  orientale  de  la 
France.  En  tout  cas,  rien  ne  serait  plus  facile,  à  l'heure 
présente,  que  d'imposer  au  gouvernement  d'Angora  (ou 
de  Sivas)  des  garanties  réelles  en  faveur  de  la  popula- 
tion arménienne  de  Cilicie  et  d'ailleurs.  Pour  l'Arménie 
proprement  dite,  les  limites  du  traité  de  Sèvres  nous 
apparaissent  toujours  un  minimum  intangible;  pour  la 
Cilicie,  si  vraiment  le  quai  d'Orsay  croit  devoir  y  renon- 
cer, une  gendarmerie  internationale  dans  les  rangs  de 
laquelle  les  Arméniens  pourraient  être  représentés,  doit 
être  solidement  organisée,  préalablement  à  toute  évacua- 
tion. 

Le  Near  East  Relief,  comme  toute  l'opinion  améri- 
caine, s'est  ému  des  informations  qui  récemment  sem- 
blaient annoncer  une  restitution  pure  et  simple  de  la 
Cilicie  aux  Turcs,  sans  garanties  suffisantes. 


432  v  Le  Flambeau. 

Dans  un  appel  qu'il  adresse  au  monde  civilisé,  nous 
lisons  ces  passages  : 

«  Des  Américains  absolument  dignes  de  foi  nous  rap- 
portent que  les  nationalistes  turcs  ont  proclamé  que  les 
mosquées  et  les  minarets  détruits  dans  leurs  conflits  avec 
les  Français  seront  reconstruits  avec  les  crânes  des  Armé- 
niens. Les  femmes  et  les  enfants  déclarent  qu'ils  pré- 
fèrent la  mort  à  la  détresse  et  à  la  terreur  perpétuelles 
qui  suivraient  infailliblement  le  retour  des  Turcs.  La 
panique  règne  parmi  les  populations  chrétiennes.  Leur 
salut  paraît  être  uniquement  dans  la  fuite.  Il  n'y  a  point 
de  protection  pour  elles  dans  les  territoires  administrés 
par  les  nationalistes  turcs  et  les  Français  s'opposent  à 
ce  qu'elles  passent  dans  la  Syrie  française.  Ces  gens  ne 
peuvent  èmigrer  en  pays  étranger,  car  la  plupart  de  ces 
malheureux,  sont  entièrement  privés  de  ressources,  et 
aucun  pays  ne  consent  à  les  recevoir  comme  réfugiés.  Ils 
semblent  condamnés  par  des  circonstances  supérieures  à 
leur  volonté,  à  une  mort  inévitable.  » 

Le  Near  East  Relief,  avec  ses  vingt  millions  de  sous- 
cripteurs, a  résolu  de  demander  au  Gouvernement  amé- 
ricain une  intervention  auprès  des  Puissances  alliées  en 
faveur  des  minorités  chrétiennes  de  VAnatolie. 

«  La  charité,  dit-il  d'une  manière  saisissante,  peut 
certes  panser  les  blessures,  et  y  verser  le  baume  de  la 
consolation.  Mais  le  temps  est  venu  où  il  devrait  être 
interdit  de  faire  systématiquement  des  blessures.  Nous 
ne  dictons  pas  au  Président  ou  au  Congrès  une  méthode 
particulière  d'intervention  ou  d'action.  Nous  en  sommes 
sûrs,  le  Président  et  le  Congrès  ont  à  leur  disposition  les 
moyens  d'informer  les  Puissances  alliées  que  les  Etats- 
Unis  réclament  d'elles  la  cessation  de  la  destruction  des 
peuples  chrétiens  par  les  Turcs.  Nous  désirons  que  notre 
Gouvernement  s'exprime  de  telle  manière  qu'il  soit  bien 
entendu  que  sa  demande  est  sérieuse.  Nous  voulons  que 
ces  peuples  soient  sauvés!  » 


Pro  Armenia  433 

Dix  millions  de  femmes,  groupées  par  les  puissantes 
organisations  féministes  des  Etats-Unis,  ont  associé  leur 
action  à  celle  du  Near  East  Relief.  Ces  femmes  s'adres- 
sent à  présent  aux  femmes  belges.  Mme  la  comtesse  d'Ar- 
schot,  présidente  d'honneur  du  Comité  belge  philarmé- 
nien,  nous  communique  une  lettre  de  Mrs  Florence  Spen- 
cer, Duryea,  Twenty  Gramercy  Park,  New  York  City, 
qui  sollicite  l'appui  des  organisations  féminines  de  notre 
pays. 

Mmes  Jane  Brigode,  H.  Carton  de  Wiart,  Louise  Van 
den  Plas,  au  nom  des  sociétés  féminines  de  Belgique,  et 
de  leurs  deux  cent  cinquante  mille  adhérentes,  ont  déjà 
répondu  à  cet  appel  par  des  télégrammes  de  sympathie, 
envoyés  au  Near  East  Relief. 

Nous  croyons  savoir,  d'autre  part,  que  le  Comité 
philarménien  prépare  une  démarche  auprès  du  Ministère 
des  Affaires  étrangères.  Si,  à  la  grande  voix  de  l'Amé- 
rique, guidée  en  cette  affaire  par  les  seuls  intérêts  de 
l'humanité,  se  joignait  la  voix  de  la  Belgique,  amie  et 
alliée  de  l'Angleterre  et  de  la  France,  et  comme  l'Amé- 
rique, sans  aucun  intérêt  égoïste  dans  la  question  d'Orient, 
nous  sommes  convaincus  que  le  Gouvernement  français 
aurait  plus  d'autorité  encore  pour  dicter  aux  Turcs  des 
conditions  qui  garantissent  absolument  la  vie,  la  pro- 
priété et  l'honneur  des  derniers  Arméniens. 

Taeda. 


L'Union  belgo=luxembourgeoise 

La  Convention  du  25  juillet  1921. 

Les  négociations  belgo-luxembourgeoises,  poursuivies 
depuis  l'armistice  dans  des  conditions  difficiles  (1),  se 
sont  terminées  le  25  juillet,  par  la  signature  d'un  traité 
conclu  pour  une  durée  de  cinquante  ans. 

Après  avoir  traîné  longtemps,  les  pourparlers  avaient 
été  repris  le  7  mai  dernier.  Les  délégués  étaient:  pour 
le  Grand-Duché,  MM.  Kaufmann,  ancien  ministre  d'État; 
de  Waha,  directeur  de  l'Agriculture,  et  Pescatore-Du- 
treux,  ancien  directeur  des  Chemins  de  fer  ;  pour  la  Bel- 
gique, MM.  Delacroix,  ancien  Premier  ministre;  Masson, 
ancien  ministre  de  la  Défense  nationale,  et  Barnich, 
directeur  de  l'Institut  Solvay. 

Le  problème  était  complexe:  il  fallait  régler  à  la  fois 
les  questions  douanière,  financière,  agricole,  industrielle 
et  <(  ferro-viaire  ».  Mais  les  circonstances  politiques 
étaient  favorables.  Aussi  les  délégués  résolurent-ils  rapi- 
dement le  litige. 

Le  17  mai,  les  plénipotentiaires,  M.  Henri  Jaspar, 
ministre  des  Affaires  étrangères  de  Belgique,  et  M.  Emile 
Reuter,  ministre  d'Etat  du  Grand-Duché,  paraphaient  un 
accord  de  principes;  ils  ont  signé,  le  25  juillet,  la  con- 
vention établissant  une  union  économique  entre  le 
Royaume  de  Belgique  et  le  Grand-Duché  de  Luxembourg. 

Cet  événement  marque  le  début  d'une  ère  nouvelle.  Il 
est  un  fait  capital  dans  l'histoire  des  deux  peuples. 

(1)  Voyez  le  Flambeau,  mars  1919,  2e  année,  n°  3,  p.  213;  octobre 
1919,  2e  année,  n°  10,  p.  573;  mars  1920,  3e  année,  n°  3,  p.  424. 


L'Union  belgo-luxembourgeoise.  435 

L'Union  douanière. 

Les  premiers  articles  de  la  Convention  concernent 
l'Union  douanière. 

Les  territoires  des  deux  Etats  contractants  seront  con- 
sidérés comme  ne  formant  qu'un  seul  territoire  au  point 
de  vue  de  la  douane  et  des  accises  communes,  et  la  fron 
tière   douanière   entre   les  deux   pays  sera   supprimée 
(art.  2). 

Sauf  les  exceptions  prévues  au  traité,  il  y  aura  entre 
les  pays  de  l'Union  liberté  de  commerce  pleine  et  entière, 
sans  entraves  ni  prohibitions  d'importation,  de  transit  ou 
d'exportation,  et  sans  perception  de  droits  ou  taxes  quel- 
conques (art.  3). 

Les  dispositions  légales  et  réglementaires  actuellement 
en  vigueur  dans  le  Grand-Duché  en  matière  de  douanes 
et  accises  seront  remplacées  par  les  dispositions  afférentes 
aux  douanes  et  accises  en  vigueur  en  Belgique  (art.  4). 

Le  Gouvernement  belge  s'efforcera  d'obtenir  que,  sur 
la  demande  du  Gouvernement  grand-ducal,  les  traités  de 
commerce  et  accords  économiques  existant  entre  la  Bel- 
gique et  d'autres  nations  soient  étendus  au  Grand-Duché. 
Les  futurs  traités  de  commerce  et  accords  économiques 
seront  conclus  par  la  Belgique  au  nom  de  l'Union  doua- 
nière. Aucun  traité  de  commerce  ni  accord  économique 
ne  pourra  être  conclu  ni  modifié  sans  que  le  Gouverne- 
ment luxembourgeois  ait  été  entendu  (art.  5). 

Les  marchandises  sujettes  à  des  droits  d'accise  pour 
lesquelles  une  communauté  de  recettes  a  été  convenue 
circuleront  entre  le  Grand-Duché  et  la  Belgique  et  réci- 
proquement sans  droit  de  passage  et  sans  rembourse- 
ment de  l'impôt.  Des  conventions  spéciales  régleront  la 
circulation  des  marchandises  sujettes  à  un  droit  d'accise 
pour  lesquelles  une  communauté  de  recettes  n'aura  pas 
été  stipulée  (art.  7) . 

Il   ne   pourra   être   accordé   de   prime   d'exportation 


436  Le  Flambeau. 

directe,  ni  indirecte  pour  les  produits  et  objets  quel- 
conques dirigés  de  l'un  des  Etats  de  l'Union  sur  l'autre. 
Si  l'une  des  hautes  parties  contractantes  juge  utile  de 
fixer  des  prix  maxima  pour  l'un  ou  l'autre  produit,  les 
deux  Etats  s'entendront  en  vue  de  l'introduction  d'une 
réglementation  uniforme.  Il  est  entendu  que  cette  dispo- 
sition ne  s'appliquera  pas  aux  scories  Thomas  à  fournir 
à  l'agriculture  luxembourgeoise  en  vertu  des  actes  de 
concessions  minières  (art.  8). 

L'article  11  détermine  quelles  seront  les  recettes  com- 
munes, à  répartir  entre  les  contractants  proportionnelle- 
ment à  la  population  de  leurs  territoires,  et  l'article  12 
quelles  seront  les  dépenses  communes. 

Les  articles  15,  16,  17  et  18  se  rapportent  au  person- 
nel belge  et  luxembourgeois  des  douanes  et  accises. 

Pour  assurer  l'unité  dans  l'administration  de  l'Union 
douanière,  il  sera  formé  (art.  19)  un  Conseil  adminis- 
tratif mixte,  siégeant  à  Bruxelles,  composé  de  trois  mem- 
bres dont  deux,  parmi  lesquels  le  Président,  seront 
Belges  et  le  troisième  Luxembourgeois.  Les  attributions 
de  ce  Conseil  sont  stipulées  dans  l'article  20. 

L'Agriculture; 

La  question  agricole  était  difficile  à  résoudre.  Il  fallait 
tenir  compte  des  intérêts  des  viticulteurs  de  la  Moselle. 
Et  d'autre  part,  les  agriculteurs  luxembourgeois  eussent 
désiré  un  régime  protectionniste. 

Voici  ce  qui  a  été  convenu  en  ce  qui  regarde  les  vins 
(art.  6)  : 

Les  vins  naturels  indigènes  non  mousseux,  fabriqués  à  l'aide  de 
raisins  frais,  ne  pourront  être  grevés  d'un  droit  d'accise.  Les  vins 
artificiels,  c'est-à-dire  ceux  qui  ne  proviennent  pas  de  la  fermentation 
du  jus  ou  moût  de  raisins  frais,  ne  seront  admis  à  la  circulation 
et  à  la  consommation  que  si  les  récipients  portent  en  termes  bien 
apparents  une  dénomination  ne  laissant  aucun  doute  sur  la  nature  du 
produit.  Seront  considérés  comme  vins  naturels  indigènes  les  vins 
récoltés  dans  le  Grand-Duché  et  traités  conformément  à  la  législation 
luxembourgeoise. 


L'Union  belgo-luxembourgeoise.  437 

Et  voici  la  formule  qui  a  été  adoptée  pour  les  céréales 
panifiables  (art.  13)  : 

Chaque  fois  qu'il  sera  constaté  à  la  fin  de  l'année  que,  pendant  une 
ou  plusieurs  périodes  de  cette  année,  les  prix  moyens  de  vente  des 
céréales  panifiables  dans  l'Union  douanière  ont  été  inférieurs  aux 
prix  moyens  des  céréales  en  Lorraine,  il  sera  prélevé  sur  les  recettes 
communes  une  somme  à  établir  comme  suit  : 

Le  nombre  des  quintaux  métriques  représentant  la  production  inté- 
rieure pendant  la  ou  les  périodes  déficitaires  sera  multiplié  par  la 
différence  entre  la  moyenne  des  prix  de  vente  du  quintal  métrique 
sur  la  place  d'Anvers  ou  celle  des  prix  de  vente  sur  les  marchés  de 
Metz,  pendant  la  ou  les  périodes  en  question,  sans  que,  toutefois,  ce 
multiplicateur  puisse  être  supérieur  à  6  francs,  ou,  le  cas  échéant,  à  la 
différence  entre  6  francs  et  les  droits  qui  seraient  éventuellement 
introduits  dans  le  tarif  douanier. 

Il  est  convenu  que  les  chiffres  de  la  production  intérieure  visés 
ci-dessus  seront  établis  sur  la  moyenne  des  chiffres  relatifs  à  la  pro- 
duction des  deux  pays  et  publiés  par  le  Bureau  international  d'agri- 
culture de  Rome  pour  les  cinq  dernières  années,  abstraction  faite  des 
années   1914  à   1918  inclus. 

Le  partage  de  la  somme  ainsi  obtenue  se  fera  entre  la  Belgique 
et  le  Grand-Duché  proportionnellement  au  nombre  d'hectares  emblavés 
en  céréales  panifiables  dans  chacun  de  ces  pays. 

Ces  dispositions  seront  applicables  aussi  longtemps  que  le  tarif 
douanier  ne  comportera  pas  de  droits  sur  les  céréales  panifiables  ou 
ne  comportera  que  des  droits  inférieurs  à  6  francs  les  100  kilog. 

L'Industrie. 

Un  certain  nombre  d'industriels  belges  s'étaient  inquié- 
tés des  conséquences  qu'un  accord  avec  le  Luxembourg 
entraînerait  pour  notre  métallurgie.  Ils  faisaient  observer 
qu'en  1913,  le  Luxembourg  produisait  plus  de  fonte  que 
la  Belgique;  que  l'industrie  du  Grand-Duché  est  intacte, 
et  même  a  perfectionné  son  outillage  "durant  la  guerre; 
que  les  usines  luxembourgeoises  ont  le  minerai  à  pied 
d 'œuvre.  A  cela  les  industriels  grand-ducaux  répondent 
que  pour  une  tonne  de  minerai  il  faut  trois  tonnes  de 
charbon,  charbon  qu'ils  doivent  importer;  que  nous  nous 
trouvons  plus  près  qu'eux  du  port  d'Anvers,  et  que  nous 
nous  procurons  plus  facilement  les  produits  autres  que 
le  charbon  et  le  minerai,  nécessaires  à  la  métallurgie. 


438  Le  Flambeau. 

La  question  industrielle  a  reçu  une  solution  aussi  pra- 
tique que  possible  (art.  3)  : 

En  vue  de  sauvegarder  les  intérêts  de  l'industrie  métallurgique 
nationale  des  deux  pays,  une  Commission  paritaire  recherchera  un 
juste  équilibre  dans  les  conditions  d'approvisionnement  en  matières 
premières  et  d'écoulement  de  la  production.  En  cas  de  désaccord, 
ce  juste  équilibre  sera  formulé  en  des  mesures  tarifaires  à  définir  par 
le  Tribunal  arbitral  prévu  à  l'article  28. 

Il  s'agit  de  trouver  un  régime  d'équilibre  pour  deux 
industries  qui  travaillent  dans  des  conditions  différentes. 

La  Commission  paritaire  s'est  déjà  réunie  officieusement 
à  Bruxelles,  sous  la  présidence  du  secrétaire  général  du 
département  belge  des  Affaires  étrangères,  M.  Pierre 
Forthomme.  Métallurgistes  belges  et  luxembourgeois  ont 
échangé  leurs  vues,  rédigé  sur  certains  points  des  notes 
écrites,  abordé  dans  le  détail  les  problèmes  les  plus  com- 
pliqués. Ils  parviendront  sans  aucun  doute  à  instaurer  ce 
régime  d'équilibre  qui  satisfera  les  deux  groupes. 

Peut-être  le  remède  à  la  situation  serait-il  la  constitu- 
tion d'un  cartel,  non  seulement  belgo-luxembourgeois, 
mais  franco-belgo-luxembourgeois  qui  aurait  pour  objet 
de  répartir  les  débouchés  et  qui  formerait  un  bloc  impo- 
sant, capable  de  résister  à  la  concurrence  allemande  ou 
américaine.  On  va,  semble-t-il,  vers  la  conclusion  de  ce 
cartel. 

Les  Finances. 

Afin  d'opérer  l'échange  des  billets  provisoires  actuel- 
lement en  circulation,  le  Gouvernement  luxembourgeois 
créera  un  emprunt  de  175  millions  de  francs  qui  sera 
émis  en  Belgique,  par  les  soins  de  la  Banque  Nationale, 
Il  en  recevra  le  produit  en  billets  belges  et,  quelle  que 
soit  la  charge  réelle  de  cet  emprunt,  il  n'aura  à  payer  que 
2  p.  e.  d'intérêt  par  an  (art.  22). 

Il  est  également  autorisé  à  laisser  en  circulation,  dans 
les  limites  du  territoire  grand-ducal,  des  coupures  d'un 


L'Union  belgo-luxembourgeoise.  439 

import  ne  dépassant  pas  10  francs,  jusqu'à  concurrence 
de  25  millions. 

On  sait  aussi  que  le  Luxembourg,  qui  faisait  partie  du 
Zollverein,  détient  une  quantité  relativement  considéra- 
ble de  marks  allemands. 

Pour  le  cas  où  une  nouvelle  convention  serait  conclue 
entre  la  Belgique  et  l'Allemagne  en  ce  qui  concerne  les 
marks,  —  que  le  Gouvernement  allemand  admette  les 
marks  luxembourgeois  dans  la  convention  ou  non,  —  le 
Gouvernement  belge  assurerait  au  Gouvernement  luxem- 
bourgeois pour  les  marks  détenus  par  le  dernier  le  même 
traitement  qu'il  obtiendrait  pour  l'ensemble  des  marks 
possédés  par  lui-même,  Gouvernement  belge  (art.  23). 

Tout  en  conservant  la  possibilité  de  bénéficier,  le  cas 
échéant,  de  cet  arrangement,  le  Gouvernement  luxem- 
bourgeois est  autorisé  à  placer  son  stock  de  marks  alle- 
mands à  court  terme.  La  nature  du  ou  des  placements 
sera  déterminée  d'accord  avec  le  Gouvernement  belge. 

Les  Relations  intellectuelles. 

«  A  l'effet,  dit  l'article  25  de  la  Convention,  de  rendre 
plus  étroites  les  relations  intellectuelles  entre  la  Belgique 
et  le  Grand-Duché  de  Luxembourg,  les  deux  gouverne- 
ments concluront  un  accord  ayant  pour  base  le  projet 
soumis  au  Gouvernement  luxembourgeois  sous  la  date 
du  20  janvier  1921.  » 

Ce  projet  prévoit  l'équivalence  des  diplômes  et 
l'échange  de  professeurs.  Nos  universités  se  préoccupent 
actuellement  de  faciliter  les  études  de  leurs  élèves  grand- 
ducaux,  notamment  en  organisant  des  cours  de  droit 
administratif  luxembourgeois. 

La  Représentation  consulaire. 

Dans  les  localités  où  le  Grand-Duché  ne  possède  pas 
d'agents  consulaires,  la  défense  des  intérêts  luxembour- 


440  Le  Flambeau. 

geois  sera  confiée  aux  agents  consulaires  belges  (art.  26) 
et  non  plus,  comme  précédemment,  aux  agents  consu- 
laires néerlandais. 

Les  Chemins  de  fer. 

Ce  qui  a  retardé  pendant  deux  mois  la  signature,  c'est 
la  question  des  chemins  de  fer.  Celle-ci  devait  être  liqui- 
dée préalablement  et  elle  n'était  pas  sans  offrir  quelques 
difficultés. 

La  question  des  chemins  de  fer  a  toujours  joué  un 
grand  rôle  dans  l'histoire  du  Grand-Duché.  On  n'a  pas 
oublié  ce  que  M.  Hymans  a  appelé  la  «ténébreuse  affaire» 
de  1866  :  elle  faillit  provoquer  une  guerre  européenne  et 
c'est  à  elle  que  le  Luxembourg  doit  le  statut  que  la  Con- 
férence de  Londres  lui  donna,  en  mai  1867. 

E)epuis  l'armistice  différents  systèmes  ont  été  propo- 
sés, sans  succès.  La  France  a  d'abord  émis  sur  les  che- 
mins de  fer  des  prétentions  qu'elle  fondait  sur  une  inter- 
prétation erronée  de  l'article  67  du  traité  de  Versailles. 
Ensuite,  on  a  préconisé  un  partage  du  réseau  entre  la 
France,  la  Belgique  et  le  Luxembourg.  Enfin,  le  Gou- 
vernement grand-ducal  a  défendu  cette  idée  que  les  che- 
mins de  fer  devaient  être  exploités  par  une  Société  en 
majorité  luxembourgeoise,  où  la  Belgique  serait  repré- 
sentée pour  une  part.  Mais  qui  ne  voit  que  l'exploitation 
des  chemins  de  fer  est  le  complément  et  le  corollaire 
d'une  union  économique? 

Le  réseau  des  chemins  de  fer  à  voie  normale  est  aux 
mains  de  deux  compagnies:  le  Guillaume-Luxembourg 
qui  exploite  197  kilomètres  et  le  Prince-Henri  qui  en 
exploite  192.  Il  y  a  aussi  quelques  lignes  secondaires,  à 
voie  étroite.  L'intérêt  du  Grand-Duché  est  que  le  réseau 
soit  unifié:  l'unification  rendrait  l'exploitation  à  la  fois 
plus  commode  et  plus  rémunératrice. 

Les  deux  compagnies  que  nous  venons  de  citer,  ont 


V Union  betgo-luxemboutgeoise.  441 

autrefois  obtenu  du  Gouvernement  des  «  concessions  »; 
mais  elles  n'exploitent  pas,  au  véritable  sens  du  mot. 
C'est  ainsi  que  le  Guillaume- Luxembourg  ne  possède  pas 
de  matériel.  Par  suite  d'une  convention  en  date  du 
24  juin  1872,  renouvelée  en  1902-1903,  cette  compagnie 
se  servait  du  matériel  de  l'Etat  allemand.  Ses  chemins  de 
fer,  jusqu'alors  administrés  par  la  Compagnie  française 
de  l'Est,  avaient  été  rattachés  au  réseau  allemand  et 
dépendaient  de  la  Direction  générale  d'Alsace-Lorraine. 

En  vertu  du  traité  de  Versailles,  cette  Direction  est 
redevenue  française  et  les  chemins  de  fer  grand-ducaux 
ont  jusqu'ici  continué  à  dépendre  de  Strasbourg, 

Dorénavant,  à  défaut  d'un  accord  conclu  par  le  Gou- 
vernement grand-ducal  avec  le  Prince-Henri,  ce  sera  le 
Gouvernement  belge  qui  sera  chargé  de  l'exploitation. 
Reproduisons,  à  cause  de  son  importance,  le  itxit  de 
l'article  24: 

L'exploitation  de  tout  le  réseau  des  chemins  de  fer  luxembourgeois 
à  section  normale  fera  l'objet  d'un  arrangement  entre  les  deux  pays 
en  vue  d'assurer  ladite  exploitation  avec  le  concours  de  la  société 
luxembourgeoise   Prince-Henri. 

Si  cet  arrangement  n'est  pas  conclu  dans  le  délai  de  six  mois  à 
dater  de  la  signature  de  la  présente  Convention  ou  à  une  date  plus 
rapprochée,  au  cas  où  le  Gouvernement  luxembourgeois  en  exprime- 
rait le  désir,  le  Gouvernement  belge  assurera  provisoirement  l'exploi- 
tation du  Guillaume-Luxembourg  par  les  soins  de  l'Administration 
des  chemins  de  fer  de  l'Etat  belge  aux  conditions  actuelles,  c'est- 
à-dire  conformément  aux  lois  luxembourgeoises  et  aux  conventions 
de  1902-1903  avec  l'Allemagne,  en  attendant  la  mise  en  vigueur  du 
régime  définitif. 

Il  est  toutefois  entendu  qu'en  sus  de  la  redevance  de  deux  cent 
cinquante  mille  (250,000)  francs  par  an  due  au  Gouvernement  luxem- 
bourgeois, le  Gouvernement  belge  paiera  à  ce  dernier  en  francs  belges 
une  somme  annuelle  de  trois  millions  huit  cent  soixante-six  mille 
quatre  cents  (3,866,400)  francs  en  acquit  du  fermage  dû  à  la  Société 
du  Guillaume-Luxembourg;  ce  payement  se  fera  par  trimestres  et 
par  quarts. 

Pendant  un  an  à  partir  de  la  reprise  de  l'exploitation  par  l'Etat 
belge,  le  Gouvernement  luxembourgeois  pourra  déclarer  qu'il  entend 
intervenir  dans  les  résultats  de  cette  exploitation  pour  la  moitié  ou 
une  fraction  moindre,  moyennant  l'apport  des  capitaux  corres- 
pondants. 


29 


442  Le  Flambeau. 

Le  régime  définitif  sera  établi  par  une  Convention  entre  les  deux 
Etats  qui  déterminera  les  conditions  d'e;:plo:tation  en  s'inspirant  des 
clauses  d'ordre  technique  inscrites  dans  le  projet  de  Convention  du 
7  février  1920  arrêté  entre  le  Gouvernement  luxembourgeois  et  le 
Gouvernement  français.  L'exploitation  devra  être  assurée  par  l'Etat 
belge  seul,  soit  avec  le  concours  de  l'Etat  luxembourgeois,  soit  par 
l'intermédiaire  d'un  organisme  délégué  par  les  deux  Gouvernements. 

Sauf  accord  des  parties,  il  ne  pourra  être  mis  fin  au  régime  pro- 
visoire d'exploitation  que  par  une  décision  du  Tribunal  arbitral  prévu 
à  l'article  28  du  présent  traité. 

Le  Conseil  supérieur  de  l'Union. 

L'application  de  la  Convention  impose  la  solution  d'un 
grand  nombre  de  problèmes.  Dans  le  domaine  fiscal,  éco- 
nomique, social,  il  y  a  tout  un  «  ajustement  »  à  faire,  et 
de  telle  sorte  que,  de  part  et  d'autre,  des  intérêts  légi- 
times ne  soient  pas  lésés.  Pour  aider  à  cet  ajustement, 
pour  faciliter  l'exécution  de  la  Convention,  pour  assurer 
la  liaison  entre  les  deux  gouvernements,  il  a  été  créé  un 
organe  consultatif  dont  la  tâche  sera  considérable:  le 
Conseil  supérieur  de  l'Union  (art.  27  et  annexe). 

Il  comprend  cinq  membres,  dont  trois  désignés  par  le 
Gouvernement  belge  et  deux  par  le  Gouvernement 
luxembourgeois.  Leur  mandat  a  une  durée  de  cinq  années 
et  peut  être  renouvelé.  Le  Gouvernement  belge  nomme 
le  président  qui  a  voix  prépondérante. 

Le  Conseil  est  compétent  pour  examiner  et  étudier 
toutes  les  questions  soulevées  par  l'application  de  la  Con- 
vention. 

Il  est  aidé  par  un  secrétariat  administratif,  dont  le 
secrétaire  est  de  nationalité  belge  et  le  secrétaire  adjoint 
de  nationalité  luxembourgeoise.  L'un  et  l'autre  sont  dési- 
gnés par  le  Conseil. 

Le  siège  du  Conseil  supérieur  est  fixé  à  Bruxelles, 
dans  des  locaux  fournis  par  le  Gouvernement  belge. 

Le  Tribunal  arbitral. 
S'il  s'élevait  entre  les  parties  contractantes  un  diffé- 
rend sur  l'interprétation  et  l'application  d'une  clause  du 


L'Union  belgo-luxembourgeoise .  443 

traité,  le  litige,  si  l'une  des  parties  en  fait  la  demande, 
sera  réglé  par  la  voie  de  l'arbitrage  (art.  28). 

Pour  chaque  litige,  le  Tribunal  arbitral  sera  constitué 
de  la  manière  suivante:  chacune  des  parties  nommera 
comme  arbitre  parmi  ses  nationaux  une  personne  com- 
pétente, et  les  deux  parties  s'entendront  sur  le  choix  d'un 
tiers  arbitre,  ressortissant  à  un  Etat  ami.  En  cas  de 
désaccord  sur  le  choix,  le  tiers  arbitre  sera  désigné  à  la 
requête  de  la  partie  la  plus  diligente  par  le  Bureau  de  la 
Société  des  Nations. 

Le  Tribunal  arbitral  siégera  à  Bruxelles.  Ses  décisions 
seront  prises  à  la  majorité  des  voix.  Il  sera  présidé  par 
le  tiers  arbitre. 

Durée  de  la  Convention. 

Comme  nous  l'avons  dit  au  début  de  cette  étude,  le 
traité  belgo-luxembourgeois  est  conclu  pour  une  durée  de 
cinquante  ans  à  partir  de  la  date  de  sa  ratification  (art. 29) . 

Dans  le  cas  où  aucune  des  parties  contractantes  n'au- 
rait notifié,  un  an  avant  l'expiration  du  terme  fixé,  son 
intention  d'en  faire  cesser  les  effets,  la  Convention  res- 
tera en  vigueur  aux  mêmes  conditions,  pendant  une  nou- 
velle période  de  dix  années. 

Importance  et  signification  de  la  Convention 

Il  n'est  pas  besoin  de  faire  ressortir  la  grande  impor- 
tance de  la  Convention  qui  vient  d'être  signée. 

A  Luxembourg  et  à  Bruxelles  on  se  réjouira  de  l'heu- 
reuse issue  de  longues  et  laborieuses  négociations  ;  on 
saura  gré  de  leurs  efforts  à  ceux  qui  les  menèrent  à  bonne 
fin,  et  sans  prétendre  dresser  un  palmarès  il  n'est  que 
juste  que  nous  rendions  un  hommage  particulier  non 
seulement  à  nos  délégués,  mais  aux  chefs  de  notre 
Foreign  Office,  MM.  Hymans  et  Jaspar,  et  à  nos  diplo- 
mates, MM.  de  Ligne,  Le  Jeune  et  Nemry. 


444  Le  Flambeau. 

Le  succès  est  également  dû  pour  une  part  à  la  poli- 
tique de  la  France:  son  désintéressement  a  rendu  pos- 
sible une  union  qui,  il  y  a  quelques  mois,  avant  l'affaire 
de  Francfort,  avant  l'entente  militaire  franco-belge,  avant 
l'accord  de  Londres,  paraissait  bien  précaire. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  pessimistes  auront  eu  tort.  Le 
malentendu  qui  troublait  nos  relations  avec  le  Luxem- 
bourg est  dissipé.  L'union  est  réalisée  dans  un  esprit  de 
sincérité,  de  confiance  mutuelles,  par  le  respect  des  droits 
et  des  intérêts  des  deux  pays. 

Le  Luxembourgeois  comme  le  Belge  est  jaloux  de  son 
indépendance.  S'il  nous  est  arrivé  de  rappeler  la  sépa- 
ration tragique  de  1839,  d'insister  sur  la  communauté 
d'aspirations  de  nos  deux  peuples,  nous  n'avons  jamais, 
fût-ce  dans  la  sentimentalité  des  lendemains  de  la  vic- 
toire, méconnu  l'histoire,  la  psychologie  et  la  force  des 
réalités  au  point  d'encourager  des  velléités  annexionnistes 
qui,  par  leur  fantaisie  imprudente,  ont  failli  compromet- 
tre, à  de  certains  moments,  nos  bons  rapports  avec  le 
Grand-Duché.  Les  Luxembourgeois  sont  rassurés  à  pré- 
sent. Ils  savent  que  les  Belges  ne  nourrissent  à  leur  égard 
que  des  sentiments  amicaux,  qu'ils  respectent  la  plénitude 
de  leur  souveraineté,  qu'ils  ne  demandent  qu'à  collaborer 
avec  eux  dans  les  œuvres  de  la  paix. 

Cette  collaboration  n'est  pas  indifférente  à  la  politique 
européenne.  Le  Luxembourg  (M.  Léon  Leclère  vient  de 
le  montrer  encore  dans  un  livre  récent)  a  été,  depuis 
l'époque  lotharingienne,  un  des  éléments  importants  de 
la  <f  Question  d'Occident  »  (1). 

Et  si,  du  point  de  vue  européen,  l'Union  belgo-luxem- 
bourgeoise,  qui  arrache  à  l'influence  allemande  le  Grand- 
Duché,  est  souhaitable,  au  point  de  vue  belge,  elle  n'est 
pas  à  négliger  :  elle  accroît  notre  prestige  et  notre  sécu 
rite,  augmente  notre  puissance  économique.  Les  Luxem- 

(1)  Voyez  La  Question  d'Occident,  par  Léon  Leclère,  professeur  à 
l'Université  de  Bruxelles   (Collection  du  Flambeau). 


L'Union  belgo-luxembourgeoise.  445 

bourgeois,  de  leur  côté,  profiteront  de  notre  prospérité, 
de  nos  débouchés,  de  nos  amitiés  et  de  nos  alliances. 

Après  un  flirt  entrecoupé,  selon  l'usage,  de  bouderier 
et  de  fâcheries,  voire  de  querelles,  Belgique  et  Luxem- 
bourg ont  fini  par  signer,  le  25  juillet,  un  contrat  de 
mariage  en  bonne  forme.  Mariage  de  raison,  dira-t-on  : 
mais,  à  supposer  que  le  sentiment  n'y  entre  pour  rien,  il 
est  des  mariages  de  raison  plus  féconds  que  les  mariages 
d'amour  —  et  plus  heureux. 

Le  Flambeau. 


Bulletin  bibliographique 


Eduard  Fueter  :  Weltgeschichte  der  letzten  hundert  Jahre.  Zurich, 
Schulthess,  1921,  in-8°,  674  pages. 

«  Le  lecteur,  écrit  M.  Fueter,  en  tête  de  son  dernier  ouvrage,  se 
consolera  facilement  s'il  ne  trouve  pas  dans  mon  exposé  le  genre 
anecdotique  dont  le  populaire  est  friand,  ou  si  je  ne  mentionne  que 
brièvement,  et  même  passe  sous  silence,  un  nom  aimé  du  public.  Car 
il  se  dira  que  ce  dont  il  a  besoin,  c'est  d'une  histoire  contemporaine 
considérée  du  point  de  vue  de  l'histoire  universelle,  et  non  pas  d'une 
collection  d'historiettes.  » 

Ces  lignes  caractérisent  à  merveille  V Histoire  du  monde  pendant  les 
cent  dernières  années  et  elles  marquent  la  place  de  l'auteur  parmi 
les  historiens  contemporains. 

S'il  est  plusieurs  manières  d'écrire  l'histoire,  les  historiens,  en 
effet,  peuvent  se  classer  en  deux  grandes  catégories:  ou  bien  ils 
recherchent  le  fait  concret,  V anecdote,  ou  bien  ils  essaient  de  découvrir 
les  lois  qui  régissent  l'évolution  des  sociétés  humaines;  ou  bien  ils 
écrivent  le  drame  et  la  comédie  de  l'histoire,  ou  bien  ils  font  la 
philosophie  de  l'histoire;  ils  sont  essentiellement  des  esprits  analy- 
tiques ou  des  esprits  synthétiques.  C'est  à  cette  dernière  famille 
qu'appartient  M.  Edouard  Fueter. 

M.  Edouard  Fueter  est  à  la  fois  journaliste  et  historien. 

Journaliste,  il  rédige  le  bulletin  de  politique  étrangère  à  la  Neue 
Ziircher  Zeitung.  Il  suit  et  commente  au  jour  le  jour  les  événements. 
Nul  n'est  mieux  renseigné  que  lui.  Sa  connaissance  approfondie  du 
passé  l'éclairé  sur  le  présent;  ses  jugements  sur  les  faits  quotidiens, 
ses  «  anticipations  »  sur  l'avenir  tirent  leur  intérêt  de  la  grande  expé- 
rience qu'il  a  de  l'histoire. 

L'histoire,  M.  Fueter  l'enseigne  à  l'Université  de  Zurich.  11  a  exposé 
les  résultats  de  cet  enseignement  dans  plusieurs  ouvrages  estimés, 
notamment  dans  la  Geschichte  der  neueren  Historiographie,  qui  vient 
d'être  traduite  en  français. 

De  culture  germanique,  vivant  et  professant  dans  une  ville  où  cette 
culture  est  particulièrement  en  honneur,  M.  Fueter  est  accueillant 
aux  idées  étrangères.  Ses  œuvres  portent  la  marque  d'un  éclectisme 
intelligent.  Ses  livres  sont  ordonnés  avec  une  clarté  toute  française 
et  ils  accordent  aux  transformations  sociales,  ainsi  qu'aux  phénomènes 
économiques,  une  importance  qui  rappelle  la  méthode  des  historiens 
anglo-saxons. 


Le  flambeau.  44? 

C'est  à  montrer  le  développement  de  la  vie  non  seulement  politique, 
mais  économique  et  sociale,  que  tend  la  Weltgeschichte,  à  mettre  en 
lumière  les  forces  qui  dominent  la  politique  et  conditionnent  révolu- 
tion des  peuples,  non  seulement  en  Europe,  mais  dans  le  monde 
entier. 

Aussi  bien,  l'auteur  nous  dit  lui-même  quel  a  été  son  but: 

«  J'ai  voulu,  dit-il,  tenter  de  considérer  l'histoire  des  cent  dernières 
années  du  point  de  vue  de  l'histoire  universelle.  Mais  je  n'ai  pas 
placé  toutes  les  parties  de  la  terre  sur  le  même  plan.  Une  histoire 
universelle  qui  prêterait  aux  vicissitudes  d'une  tribu  nègre  de 
l'Afrique,  la  même  attention  qu'au  développement  de  l'Empire  bri- 
tannique, serait  aussi  peu  digne  de  ce  nom  qu'une  histoire  de  l'Italie 
au  xix6  siècle,  qui  donnerait  la  même  importance  au  duché  de  Parme 
qu'au  royaume  de  Sardaigne.  Je  me  suis  préoccupé  de  mettre  au 
premier  plan  les  événements  d'une  portée  universelle,  en  négligeant 
ce  qui  n'a  qu'un  intérêt  local.  L'Europe  et  les  Etats  européens  ont 
été  traités  en  première  ligne,  mais  j'ai  mis  en  relief  les  phénomènes 
qui,  dépassant  la  vieille  culture  européenne,  ont  exercé  leur  action  au 
dehors.  » 

Cela  est  particulièrement  vrai  du  livre  V  qui  traite  de  la  «  nouvelle  » 
politique  coloniale  et  du  mouvement  socialiste,  et  qui  nous  paraît  un 
des  mieux  venus. 

Nous  n'entreprendrons  pas  de  résumer  en  quelques  lignes  ce  gros 
in-octavo  de  près  de  700  pages.  Qu'il  nous  suffise  de  dire  que 
M.  Fueter  y  aborde  tous  les  problèmes  qui  se  sont  posés  dans  le 
monde,  depuis  cent  ans.  Influence  des  idées  de  la  Révolution  fran- 
çaise, du  principe  des  nationalités,  du  perfectionnement  de  la  technique 
industrielle,  de  la  politique  coloniale,  de  l'accession  au  pouvoir  du 
«  quatrième  Etat  »,  aucune  question  n'est  laissée  dans  l'ombre.  Sans 
appareil  d'érudition,  dans  un  style  clair  et  facile,  l'auteur  nous  donne 
la  synthèse  objective  d'un  siècle  d'histoire. 

Le  dernier  chapitre  est  consacré  à  la  Guerre  de  1914.  Nous  en 
traduisons  deux  passages,  qui  concernent  notre  pays. 

«  La  Belgique,  dit  M.  Fueter,  confiante  dans  sa  neutralité  garantie, 
ne  s'était  qu'insuffisamment  préparée  à  la  guerre  et,  même  si  elle 
avait  consacré  toutes  ses  forces  à  la  préparation  militaire,  le  pays 
était  trop  petit  pour  qu'il  pût  résister  avec  succès  à  une  grande 
puissance  militariste.  Mais  le  patriotisme  du  peuple,  l'indignation  pro- 
voquée par  l'agression  d'un  Etat  pour  lequel  les  milieux  dirigeants 
avaient  eu  des  sympathies  toutes  particulières  (le  parti  catholique, 
alors  au  pouvoir,  détestait  naturellement  la  politique  combiste  de  la 
France),  tout  cela  rendit  le  passage  des  troupes  allemandes  moins 
facile  qu'on  ne  s'y  attendait.  Certes,  les  forteresses  belges  étaient 
impuissantes  contre  l'artillerie  autrichienne  et  allemande  récemment 
découverte.  Mais  cela  ne  put  briser  la  résistance  héroïque  de  la  petite 


448  Le  flambeau. 

nation  méprisée.  Ainsi,  là  ville  de  Liège  dont  le  bombardement  avait 
commencé  le  5  août,  tombait  dès  le  7;  mais  certains  forts  tinrent 
jusqu'au  15.  La  colère  s'empara  du  haut  commandement  allemand, 
devant  cette  résistance  inattendue,  qui  mettait  en  péril  l'exécution  de 
son  plan  offensif  contre  la  France.  C'est  sans  doute,  en  partie  du 
moins,  sous  l'empire  de  ces  sentiments  que  se  produisirent  de  nom- 
breux actes  de  violence  contre  la  population  civile  belge.  Il  ne  nous 
est  pas  permis  de  les  passer  sous  silence,  car  ils  exercèrent  sur  le 
développement  ultérieur  de  la  guerre,  et  spécialement  sur  la  partici- 
pation de  nouveaux  Etats  à  cette  guerre,  une  influence  décisive.  » 

Après  avoir  exposé  l'agression,  l'auteur  apprécie  comme  suit  les 
procédés  du  haut  commandement  allemand: 

((  Des  villages  entiers,  des  quartiers  de  ville  furent  rasés,  les  habi- 
tants fusillés  en  masse.  Les  Allemands  invoquèrent,  pour  justifier 
leurs  actes,  l'argument  des  «francs-tireurs».  Or,  en  admettant  même 
que,  dans  des  cas  isolés,  des  citoyens  belges  aient  agi  en  francs- 
tireurs,  les  conventions  internationales,  comme  les  sentiments  d'hu- 
manité, interdisaient  des  exécutions  collectives  sanglantes  et  cruelles, 
d'autant  plus  qu'en  aucune  circonstance,  le  commandement  allemand 
n'a  pu  signaler  d'attaque  organisée,  exécutée  contre  ses  troupes  par 
des  corps  francs.  Aux  yeux  des  autres  peuples,  ce  fut  une  circons- 
tance aggravante  que  ces  actes,  universellement  regardés  comme  bar- 
bares, ne  fussent  point  le  fait  d'individus  isolés,  mais  la  conséquence 
d'un  système.  Ce  qui  jusqu'alors,  sous  forme  de  mauvais  traitements 
infligés  à  des  soldats  allemands  dans  les  casernes,  ou  sous  forme 
d'incidents  comme  ceux  de  Saverne  (1913),  n'avait  été  qu'une  affaire 
intérieure  de  l'Empire,  apparaissait  maintenant  comme  un  danger 
pour  le  monde  entier.  » 

L'Histoire  condamnera  le  militarisme  prussien  et  elle  attestera  la 
responsabilité  de  l'Allemagnie  dans  le  déchaînement  de  la  plus 
effroyable  des  guerres:  c'est  ce  qu'affirme,  une  fois  de  plus,  le  livre 
impartial  et  documenté  du  savant  zurichois. 

O.  G. 

ERRATUM. 

Quelques  erreurs  se  sont  glissées  dans  le  dernier  article  de  Fax. 
Page  273,  ligne   13,  lire: 

—  Qu'est-ce  que  vous  féyez  droci?  demanda  notre  ami. 

—  Dji  sus  pou  yèse  général.»  Respectez-le,  c'est  un  Wallon!...  Les 
Chinois  croient  que  le  Japon  se  sert  de  ces  «  grandes  compagnies  ». 

Page  282,  ligne  22: 

Parce  que  la  Finlande  s'y  oppose. 

Page  285,  note  : 

Angoriotes  est  inusité. 


Htf 


Le  Conseil  de  la  Couronne 

du  2  août  1914 

M.  de  Below-Saleske,  Ministre  d'Allemagne  à 
Bruxelles,  vint  en  personne,  le  2  août  1914,  à  19  heures, 
remettre  l'ultimatum  allemand  à  la  Belgique,  au  Ministre 
des  Affaires  étrangères,  M.  Davignon.  M.  de  Broqueville, 
président  du  Conseil  des  Ministres,  aussitôt  prévenu, 
accourut  auprès  de  son  collègue  qu'il  quitta  à  20  h.  10, 
pour  se  rendre  au  Palais  royal  où  il  mit  le  Souverain  au 
courant  de  l'événement  et  obtint  son  assentiment  à  la 
convocation  immédiate  d'un  Conseil  des  Ministres  à  por- 
tefeuille, suivi  d'un  second  Conseil  auquel,  outre  ceux-ci, 
seraient  appelés  tous  les  Ministres  d'Etat. 

Les  deux  Conseils  siégèrent  successivement  sous  la 
présidence  du  Roi.  Le  premier,  commencé  à  21  heures, 
se  continua  à  22  heures  avec  les  Ministres  d'Etat  qu'on 
avait  pu  rassembler.  Le  lieutenant  général  chevalier  de 
Selliers  de  Moranville,  chef  d'état-major  de  l'armée,  et  le 
général-major  baron  de  Ryckel,  sous-chef  d'état-major, 
y  furent  également  appelés  (  1  ) . 

En  provoquant  la  réunion  de  ce  double  Conseil,  M.  de 
Broqueville  semble  avoir  voulu  se  conformer  au  précé- 
dent posé  en  juillet  1870,  lorsque  la  guerre  éclata  entre 
l'Allemagne  et  la  France  impériale.  Cet  événement,  il 

(1)  Lire  à  ce  sujet  La  nuit  du  2  au  3  août  1914  au  Ministère  des 
Affaires  érangères  de  Belgique,  par  Albert  de  Bassompierre  (Revue 
des  Deux  Mondes,  du  15  février  1915)  ainsi  qu'un  article  du  comte 
Louis  de  Lichtervelde,  attaché  au  cabinet  de  M.  de  Broqueville,  inséré 
dans  La  Nation  belge  du  2  août  1921,  sous  le  titre:  La  nuit  du 
2  août  1914  au  Ministère  de  la  Guerre. 

30 


450  Le  Flambeau. 

est  vrai,  avait  surpris  le  Gouvernement  belge  de  1870 
au  moment  où  il  venait  de  dissoudre  les  Chambres  légis- 
latives, tandis  qu'au  mois  d'août  1914  le  Parlement  était 
simplement  en  vacances  entre  deux  sessions.  Les  situa- 
tions de  1870  et  de  1914  n'étaient  donc  pas  identiques; 
néanmoins,  l'extrême  gravité  des  événements  de  1914 
pouvait  exiger  d'un  instant  à  l'autre,  l'adoption  immé- 
diate de  mesures  de  la  plus  haute  importance  subordon- 
nées à  l'intervention  du  Parlement,  alors  qu'une  couple 
de  jours  au  moins  eût  été  nécessaire  pour  réunir  celui-ci. 
M.  de  Broqueville  s'est  donc  montré  sage  en  prévoyant, 
dès  le  2  août,  l'éventualité  de  mesures  immédiates  de 
l'espèce  ainsi  que  l'intervention  dans  leur  adoption,  à 
défaut  du  Parlement  absent,  de  l'autorité  morale  d'un 
Conseil  de  tous  les  ministres. 

Les  assistants  au  Conseil  de  22  heures  furent  : 

Le  Roi,  Président  du  Conseil; 

Le  comte  de  Broqueville,  Président  du  Conseil  des 
Ministres,  Ministre  de  la  Guerre  ; 

Le  vicomte  Davignon,  Ministre  des  Affaires  étrangères  ; 

M.  Henry  Carton  de  Wiart,  Ministre  de  la  Justice  ; 

M.  Paul  Segers,  Ministre  des  Chemins  de  fer; 

M.  Van  de  Vyvere,  Ministre  des  Finances; 

M.  Albert  Poullet,  Ministre  des  Sciences  et  des  Arts; 

M.  Armand  Hubert,  Ministre  de  l'Industrie  et  du  Tra- 
vail ; 

M.  Jules  Renkin,  Ministre  des  Colonies; 

M.  Helleputte,  Ministre  des  Travaux  publics  et  de 
l'Agriculture; 

Comte  Woeste,  Ministre  d'Etat; 

M.  G.  de  Lantsheere,  Ministre  d'Etat,  Gouverneur  de 
la  Banque  Nationale  ; 

M.  F.  Schollaert,  Ministre  d'Etat,  Président  de  la 
Chambre  des  Représentants  ; 


Le  Conseil  de  la  Couronne.  451 

M.  Liebaert,  Ministre  d'Etat; 

M.  L.  Huysmans,  Ministre  d'Etat; 

Le  baron  Greindl,  Ministre  d'Etat,  envoyé  extraordi- 
naire et  ministre  plénipotentiaire  de  Belgique  à  Berlin  ; 

M.  De  Sadeleer,  Ministre  d'Etat; 

M.  Paul  Hymans,  Ministre  d'Etat; 

Le  lieutenant  général  chevalier  de  Selliers  de  Moran- 
ville,  chef  d'état-major  de  l'armée; 

Le  général-major  baron  de  Ryckel,  sous-chef  d'état- 
major  de  l'armée; 

Le  lieutenant  général  Jungbluth,  adjudant  général,  chef 
de  la  Maison  militaire  du  Roi; 

Le  lieutenant  général  Hanoteau,  aide  de  camp  du  Roi  ; 

Le  baron  Van  der  Elst,  secrétaire  général  du  Ministère 
des  Affaires  étrangères; 

Le  commandant  Galet,  officier  d'ordonnance  du  Roi. 

Etaient  absents  : 

M.  Berryer,  Ministre  de  l'Intérieur,  envoyé  en  mission 
urgente  à  Liège,  auprès  du  général  Léman,  commandant 
la  position  fortifiée  de  Liège; 

Le  baron  de  Favereau,  Ministre  d'Etat  et  Président  du 
Sénat,  atteint  par  sa  convocation,  au  cours  de  la  nuit  seu- 
lement, à  Jenneret  (Luxembourg)  ; 

M.  Cooreman,  Ministre  d'Etat,  qui  n'a  reçu  la  convo- 
cation qu'à  une  heure  du  matin,  à  Mariakerke  ; 

Le  comte  Goblet  d'Alviella,  Ministre  d'Etat,  en  voyage 
en  Norvège. 

M.  Van  den  Heuvel,  Ministre  d'Etat,  atteint  à  Gand 
par  sa  convocation,  arriva  à  la  séance  à  23  h.  15  seule- 
ment. 

Le  Conseil  réunit  donc  vingt-trois  personnes,  non 
compris  le  Roi.  Les  délibérations  furent  dirigées  par  le 
comte  de  Broque ville. 


*    * 


452  Le  Flambeau. 

Que  se  passa-t-il  dans  cette  mémorable  séance?  En 
a-t-il  été  dressé  un  procès-verbal  authentique? 

Dans  l'affirmative  où  se  trouve  celui-ci  ?  Qui  l'a  rédigé? 
Quelle  en  est  la  teneur? 

Si  le  document  n'existe  pas,  quelle  créance  peut-on 
accorder  aux  aperçus  des  écrivains  qui  ont  prétendu  lever 
le  voile  qui  couvre  les  délibérations  du  grand  Conseil? 

Où  est  la  vérité  sur  ce  sujet? 

Telles  sont  les  questions  posées  par  l'opinion  publique 
depuis  plus  de  deux  années.  Seuls  y  ont  fait  écho  des 
récits  fantaisistes  et  des  appréciations  erronées,  dictées 
parfois  par  l'intention  de  nuire. 

Le  moment  de  faire  jaillir  la  lumière  sur  cet  événement 
de  notre  histoire  nationale  me  paraît  venu  et  puisque 
personne  ne  se  lève  pour  faire  connaître  et  défendre  la 
vérité,  je  veux  me  faire  son  servant  en  combattant  l'erreur 
et  le  mensonge  partout  où  je  les  rencontrerai. 

Et  tout  d'abord,  que  faut-il  croire  au  sujet  de  l'exis- 
tence d'un  procès-verbal  authentique? 

La  déclaration  du  comte  de  Broqueville,  Minisire 
d'Etat,  à  un  rédacteur  du  Journal  de  Bruxelles  (voir 
numéro  du  4  avril  1921),  et  reproduite  ci-après,  répond 
en  partie  à  cette  question  : 

Vous  n'ignorez,  d'ailleurs,  sans  doute  pas  qu'en  Belgique  fort  peu 
de  gouvernements  tinrent  des  procès-verbaux. 

J'ajoute  ceci:  les  rares  procès-verbaux  qui  furent  tenus  pendant  les 
quatre-vingt-quatre  mois  où  je  restai  chef  du  cabinet  n'ont  qu'excep- 
tionnellement été  soumis  à  l'approbation  des  intéressés.  Tel  fut  le  cas, 
notamment,  je  puis  vous  l'assurer,  entre  le  1er  janvier  1913  et  la  date 
de  mon  départ. 

Pas  de  procès-verbaux  des  Conseils  de  Ministres, 
sauf  en  de  rares  circonstances,  telle  était  donc  la  règle  et 
l'on  ne  s'en  est  pas  départi  pour  la  séance  du  2  août  1914, 
comme  le  prouve  la   lettre  reproduite  ci-dessous  que 


Le  Conseil  de  la  Couronne.  453 

m'adressa,  en  1915,  le  baron  Van  der  Elst,  secrétaire 
général  du  Ministère  des  Affaires  étrangères  : 

«  Le  Havre,  5  avril  1915. 

<c  Le  Roi  m'a  chargé  de  réunir  les  éléments  nécessaires 
«  pour  établir  un  procès-verbal  des  séances  historiques 
<(  des  2  et  3  août  auxquelles  vous  avez  assisté. 

«  Malheureusement,  je  n'ai  pas  eu  le  temps  de  prendre 
((  des  notes.  Auriez-vous  la  bonté  de  me  dire  tout  ce  que 
«  vous  vous  rappellerez  au  sujet  des  discours  prononcés 
<(  par  les  différents  orateurs  et  spécialement  de  me  don- 
ce  ner  des  détails  sur  vos  déclarations  et  sur  celles  du 
«  baron  de  Ryckel  (  1  )  avec  lequel  vous  avez  eu,  je  crois, 
«  une  légère  discussion. 

«  Je  fais  le  même  appel  à  la  mémoire  de  quelques  per- 
ce sonnes,  mais  je  compte  surtout  sur  la  vôtre. 

((  Veuillez  croire,  etc. 

ce  (Signé)  L.  Van  der  Elst.  » 

Je  ferai  connaître,  au  cours  de  cette  étude,  la  suite  que 
je  donnai  à  cette  lettre;  pour  l'instant  je  l'invoque  uni- 
quement à  titre  de  preuve  décisive  de  l'inexistence  de 
tout  procès-verbal  officiel  de  la  séance  du  2  août  1914. 

Pendant  la  guerre  et  depuis  la  conclusion  de  l'armis- 
tice, des  comptes  rendus  fragmentaires  de  la  mémorable 
séance,  accompagnés  de  commentaires,  ont  été  publiés  de 
divers  côtés  par  des  écrivains  dépourvus  de  toute  docu- 
mentation sérieuse,  susceptible  de  donner  créance  à  leurs 
récits;  tous  rapportent  de  prétendues  divergences  de  vues 
et  des  débats  orageux  qui  auraient  surgi  pendant  la 
séance  du  Conseil  au  sujet  du  plan  d'opérations  à  exé- 
cuter par  notre  armée  pour  s'opposer  à  l'invasion  aile- 

(1)  Le  général-major  de  Ryckel  était  en  mission  en  Russie,  en  1915. 
Il  était  sans  doute  difficile  de  le  consulter. 


454  Le  Flambeau. 

mande.  La  concordance  de  ces  récits,  quant  au  fond, 
entraîne  la  conviction  de  leur  origine  commune  et  il  sem- 
ble acquis  qu'il  faille  identifier  celle-ci  avec  la  rumeur 
inconsistante  d'une  retraite  immédiate  de  notre  armée 
sous  Anvers  qui,  d'après  le  comte  Louis  de  Lichtervelde, 
attaché  au  cabinet  de  M.  de  Broquevilîe,  circula  parmi 
les  officiers  du  Ministère  de  la  Guerre,  dès  le  soir  du 
2  août,  avant  même  que  les  délibérations  ces  ministres 
réunis  au  Palais  du  Roi  eussent  pris  fin.  Cette  rumeur 
fut  aussitôt  amplifiée  et  commentée  avec  passion  par  ces 
officiers  que  le  comte  L.  de  Lichtervelde  (1)  appelle: 
<(  la  bouillante  équipe,  qui  sous  les  ordres  du  colonel 
«  d'état-major  Wielemans,  formait  V entourage  du  Minis- 
«  tre  de  la  Guerre.  » 

Leurs  propos  et  leurs  commentaires  inconsidérés 
eurent  ce  résultat  regrettable  de  donner  un  corps  viable 
à  cette  rumeur  et  de  faciliter  ainsi  sa  propagation.  A  leur 
insu,  ils  avaient  apporté  une  aide  efficace  à  la  création 
d'une  légende  malsaine,  de  nature  à  discréditer  les  actes 
du  haut  commandement  de  l'armée  au  moment  où  des 
circonstances  tragiques  exigeaient  impérieusement  pour 
lui  la  plénitude  de  la  confiance  de  la  Nation. 

Voilà  donc,  pris  sur  le  vif,  la  naissance  et  le  processus 
de  l'évolution  d'une  légende!  Et  ce  spectacle  m'autorise 
à  relever  le  manque  de  calme,  de  sang-froid,  de  pondé- 
ration et  de  mesure,  manifesté  soudainement  par  ces  offi- 
ciers en  ces  graves  circonstances.  Peut-être  verra-t-on 
une  atténuation  à  leur  faute  dans  l'énervement  provoqué 
par  le  caractère  tragique  de  la  situation  ainsi  que  dans 
leur  emballement  pour  la  fausse  doctrine  française  de 
l'offensive  à  outrance,  per  fus  et  nef  as,  dont  la  faillite 
lamentable  allait  se  manifester  lumineusement  au  milieu 
des  multiples  revers  des  armées  françaises  du  début  des 
hostilités,  ainsi  que  dans  leur  répercussion  fâcheuse  sur 

(1)  La  Nation  belge  du  2  août  1921. 


Le  Conseil  de  la  Couronne.  455 

le  sort  du  corps  expéditionnaire  anglais  et,  tout  spéciale- 
ment, sur  celui  de  la  malheureuse  Belgique  et  de  son 
armée. 

Il  me  paraît  intéressant  de  reproduire  textuellement  les 
impressions  du  comte  Louis  de  Lichtervelde.  Voici  com- 
ment il  s'exprime   (1)  : 

Au  cabinet  du  ministre  ne  régnait  aucun  désarroi.  M.  de  Broqueville 
était  au  Palais:  «Enfin,  nous  savons  quoi!»,  tel  était  le  cri  des  offi- 
ciers de  la  bouillante  équipe  qui  sous  les  ordres  du  colonel  d'état- 
major  Wielemans  formait  l'entourage  du  Ministre  de  la  Guerre:  tous 
ils  avaient  cru  depuis  deux  ans  à  la  fatalité  d'un  conflit;  ils  avaient 
travaillé  sans  relâche  dans  cette  certitude  et  depuis  le  début  de  la  crise 
leur  seule  crainte  était  de  voir  se  développer  une  situation  fausse  qui 
eût  paralysé  la  volonté  du  gouvernement  et  retardé  outre  mesure  la 
concentration.  L'ennemi  s'étant  démasqué,  il  n'y  avait  plus  qu'à  jeter 
nos  forces  dans  la  direction  menacée  et  à  barrer  la  route.  Pas  l'ombre 
d'un  doute  ni  d'une  hésitation:  les  ouvriers  de  la  réorganisation 
de  1913  avaient  une  foi  inébranlable  dans  l'œuvre  de  leurs  mains. 

Le  Conseil  des  Ministres  délibérait  au  Palais  avec  les  Ministres 
d'Etat,  mais  déjà  des  rumeurs  prétendaient  rendre  compte  des  déci- 
sions prises.  Vers  minuit  la  nouvelle  était  que  l'armée  allait  tout 
entière  se  retirer  sous  Anvers,  en  attendant  une  occasion  favorable 
de  livrer  bataille.  Bruxelles  serait  même  tout  de  suite  évacuée.  Rien 
ne  peut  décrire  l'effet  que  cette  communication,  donnée,-à  tort,  comme 
un  écho  de  ce  qui  se  passait  au  Conseil,  produisit  sur  l'état-major 
du  Ministre  de  la  Guerre,  jeune,  vibrant  et  plein  de  feu. 

Depuis  deux  ans  les  collaborateurs  militaires  de  M.  de  Broqueville 
étaient  attelés  à  la  tâche  de  forger  l'arme  qui  sauverait  le  pays  à 
l'heure  du  danger;  ils  en  connaissaient  la  valeur  pour  l'avoir  organisée 
avec  amour;  ils  savaient  l'armée  brave,  courageuse,  pleine  d'entrain 
et  de  foi  ;  imbus  des  doctrines  nouvelles,  ils  redoutaient  plus  que  tout 
au  monde  la  hantise  des  forteresses  qui  avait  perdu  l'armée  fran- 
çaise en  1870.  L'un  d'eux,  sombre  et  résolu,  se  promenait  de  long  en 
large  dans  le  couloir  en  disant  :  <c  Je  me  ferai  sauter  le  caisson  1  » 

Les  autres  entouraient  le  colonel  Wielemans  et  discutaient  avec 
animation  l'hypothèse  qui  renversait  toutes  les  prévisions;  le  chef 
du  Cabinet  militaire,  ému  par  cette  explosion  juvénile,  répondait  par 
de  bonnes  paroles;  puis  désireux  d'être  débarrassé  de  tout  souci 
matériel  il  donna  l'ordre  d'emballer  sans  retard  les  archives  dans  les 
paniers  qui  depuis  la  mobilisation,  attendaient  dans  les  bureaux  le 
départ  pour  le  réduit  national. 

(1)  La  Nation  belge  du  2  août  1921. 


456  Le  Flambeau. 

Il  est  utile  et  intéressant,  et  je  le  conseille  à  mes  lec- 
teurs, de  mettre  en  parallèle  le  récit  du  comte  Louis  de 
Lichtervelde  concernant  'a  physionomie  du  cabinet  du 
Ministre  de  la  Guerre,  le  soir  du  2  août  1914,  et  celui  de 
M.  Paul  Crokaert,  pages  5  à  9  de  son  Immortelle  mêlée, 
publiée  pendant  la  guerre  avec  un  succès  éclatant,  et  d'ail- 
leurs mérité,  en  dépit  d'erreurs  et  de  jugements  mal  fon- 
dés inhérents  à  tout  livre  écrit  à  une  époque  trop  proche 
des  événements  qu'il  prétend  peindre,  au  milieu  de  l'exci- 
tation des  passions.  Le  Temps,  cette  ((  Cour  de  cassation» 
de  l'Histoire,  ne  manquera  pas  de  rectifier  ces  erreurs 
et  de  réformer  ces  jugements;  mais  déjà,  avec  une  par- 
faite loyauté,  à  laquelle  je  rends  hommage,  M.  Paul  Cro- 
kaert, mieux  éclairé  par  ma  documentation,  a  reconnu 
l'erreur  en  laquelle  il  a  été  induit  au  sujet  de  la  séance 
du  2  août  1914,  et  il  m'a  promis  spontanément  des  recti- 
fications dans  les  éditions  ultérieures  de  son  beau  livre. 

En  résumé,  les  auteurs  des  récils  ou  comptes  rendus 
fragmentaires  dont  je  m'occupe  se  sont  bornés  à  enregis- 
trer, à  titre  de  fait  historique  prouvé,  une  légende  engen- 
drée dans  la  nuit  enfiévrée  et  tragique  du  2  août  1914  par 
une  rumeur  inconsistante,  à  laquelle  vinrent  malheureuse- 
ment donner  créance  l'attitude  et  les  propos  imprudents 
d'officiers  trop  crédules  de  l'état-major  du  Ministre  de  la 
Guerre. 

Cette  légende  eut  une  sœur  qui  naquit  de  la  même 
mère,  le  lendemain  3  août,  sous  les  espèces  d'une  pré- 
tendue offre  de  concours  immédiat  de  cinq  corps  d'armée 
faite  à  la  Belgique  par  le  Gouvernement  français.  J'en 
publierai  très  prochainement,  dans  le  Flambeau,  l'histoire 
qui  suffira  amplement  à  assurer  sa  démolition. 


D'après  un  renseignement  émanant  'd'une  source  mé- 
ritant confiance,  il  semblerait  que  le  baron  Van  der  Elst 
n'ait  pas  réussi  dans  sa  mission  d'établir  un  compte  rendu 


Le  Conseil  de  la  Couronne.  457 

du  Conseil  de  la  Couronne  du  2  août  1914.  Si  je  fais 
abstraction  des  récits  fragmentaires  dénués  de  preuves 
et  fondés  exclusivement  sur  des  ouï-dire  légendaires,  il 
n'existerait,  à  ma  connaissance,  que  deux  comptes  rendus 
émanant  d'assistants  à  ce  Conseil  historique  :  celui  que 
j'ai  établi  au  commencement  d'avril  1915  à  la  demande 
du  baron  Van  der  Elst  (1)  et  celui  des  Mémoires  du 
général  baron  de  Ryckel  (2) . 

Ces  deux  documents  ont  trait  presque  exclusivement 
aux  questions  militaires  dont  il  a  été  parlé  au  cours  de 
la  séance.  J'ignore  pourquoi  le  général  de  Ryckel  s'est 
abstenu  de  narrer  en  détail  ce  qui  s'y  est  dit  concernant 
l'ultimatum  et  la  réponse  diplomatique  à  y  faire;  quant 
à  moi,  les  échanges  de  vues  des  ministres  sur  cet  objet 
ne  se  sont  pas  imprimés  assez  nettement  dans  ma  mé- 
moire pour  m 'autoriser  à  en  écrire  le  détail.  Je  me  sou- 
viens très  bien  de  l'accord  unanime  de  l'assemblée  sur  le 
sens  de  la  réponse  à  faire  à  l'ultimatum,  mais  les  échanges 
de  vues  concernant  la  rédaction  de  cette  réponse  m'ont 
paru  négligeables. 

En  revanche,  j'ai  conservé  un  souvenir  net  des  ques- 
tions posées  au  point  de  vue  de  notre  action  militaire, 
des  réponses  que  j'y  ai  faites  et  de  l'intervention  de  mon 
subordonné,  le  général  de  Ryckel,  sous-chef  d'état-major 
de  l'armée.  Seules  ces  questions  militaires  paraissent  inté- 
resser le  public  et  seules  aussi,  elles  ont  donné  lieu  à  des 
controverses. 

Afin  de  mettre  le  lecteur  à  même  de  se  créer  une  opi- 
nion d'après  des  pièces  authentiques,  sans  peser  sur  son 
jugement,  je  placerai  sous  ses  yeux  mon  compte  rendu 
de  1915,  adressé  au  baron  Van  der  Elst,  suivi  de  celui 
des  Mémoires  du  général  de  Ryckel. 

(1)  Voir  p.  453. 

(2)  Mémoires  du  lieutenant  général  baron  de  Ryckel,  édités  à  Paris 
chez  Chapelot  et  à  Bruxelles  à  la  Société  anonyme  d'imprimerie  et 
d'édition  ce  Notre  pays  »,  en    1920. 


458  Le  Flambeau. 

Comme  le  lecteur  constatera  immédiatement  les  diffé- 
rences inconciliables  des  deux  comptes  rendus,  je  céderai 
aussitôt  la  plume  aux  assistants  encore  en  vie  de  la  mé- 
morable séance  et  je  m'en  rapporterai  à  eux  pour  indi- 
quer où  se  trouve  la  vérité. 

Compte  rendu  du  Lieutenant  Général  de  Selliers  de  Moranville  (l). 

A  la  suite  d'un  Conseil  des  Ministres  à  portefeuille  qui  fut  tenu  sous 
la  présidence  du  Roi,  les  Ministres  d'Etat  et  les  Ministres  à  portefeuille 
furent  invités,  dans  la  soirée  du  2  août  1914,  immédiatement  après  la 
remise  de  l'ultimatum  allemand  au  Gouvernement  belge,  à  se  réunir 
au  Palais  du  Roi,  à  Bruxelles,  pour  y  tenir  un  Conseil  de  la  Cou- 
ronne sous  la  présidence  du  Souverain. 

Le  but  du  Roi  en  convoquant  cette  importante  assemblée  fut  de 
consulter  les  représentants  les  plus  autorisés  de  la  Nation  au  sujet 
de  la  ligne  de  conduite  à  suivre  en  présence  de  l'ultimatum  allemand. 
La  Belgique  devait-elle  défendre  sa  neutralité  rar  les  armes  ou  céder 
à  l'injonction  de  l'Allemagne? 

Si  l'Assemblée  se  prononçait  pour  la  défense  armée,  le  Roi  pourrait 
s'appuyer  sur  cette  manifestation  du  sentiment  national  pour  donner 
pleine  autorité  aux  mesures  d'une  gravité  exceptionnelle  nécessitées 
par  l'état  de  guerre. 

On  ne  saurait  assez  le  proclamer  à  l'honneur  de  la  Nation  belge,  un 
accord  unanime  s'établit  très  rapidement  dans  l'assemblée  sur  l'obli- 
gation de  remplir  nos  devoirs  internationaux. 

Au  cours  de  la  séance,  les  questions  suivantes  furent  posées  par 
des  assistants  au  lieutenant  général  de  Selliers  de  Moranville,  qui  y 
fit  les  réponses  également  consignées  ci-après  : 

I.  —  Notre  armée  pourrait-elle  livrer  seule  une  bataille  défensive 
avec   chance   d'arrêter   l'ennemi? 

Réponse.  —  Non. 

II.  —  Notre  armée  est-elle  complètement  prête  pour  affronter  la 
lutte? 

Réponse.  —  Non  ;  la  guerre  nous  surprend  en  flagrant  délit  de  réor- 
ganisation de  l'armée;  nos  cadres  d'officiers  et  surtout  d'officiers  de 
réserve  sont  encore  insuffisants;  notre  artillerie  de  campagne  est 
encore  incomplète;  nous  n'avons  pas  du  tout  d'artillerie  lourde 
(obusiers). 

(1)  Les  questions  numérotées  I  à  VI  et  leurs  réponses,  ainsi  que 
les  deux  paragraphes  concernant  l'opinion  exprimée  par  le  général  de 
Ryckel,  sont  la  copie  du  compte  rendu  que  j'ai  envoyé  ru  baron  Van 
der  Elst,  le  H  avril  1915.  Seuls  les  trois  premiers  et  les  trois  derniers 
paragraphes  y  ont  été  ajoutés  à  une  date  postérieure. 


Le  Conseil  de  la  Couronne.  459 

III.  —  Notre  mobilisation  est-elle  assurée? 

Réponse.  —  Oui.  Pendant  les  deux  derniers  mois  on  y  a  travaillé 
d'arrache-pied.  La  mobilisation  se  fera  dans  de  très  bonnes  conditions 
ainsi  que  la  concentration  de  l'armée  mobilisée  sur  une  des  positions 
militaires  étudiées. 

IV.  —  Les  places  de  Liège  et  de  Namur  sont-elles  en  mesure  de 
résister  pendant  un  certain  temps? 

Réponse.  —  Oui.  Pendant  un  mois;  leur  approvisionnement  de 
vivres  a  été  calculé  sur  cette  base. 

Si  les  intervalles  des  forts  sont  forcés,  les  forts  peuvent  se  défendre 
isolément  et  se  soutenir  mutuellement. 

V.  —  La  place  d'Anvers  est-elle  en  mesure  de  résister  à  un  siège? 
Réponse.  —  Oui,  mais  avec  le  concours  de  l'armée  de  campagne 

car  certains  forts  sont  inachevés,  ainsi  que  l'enceinte,  et  les  troupes  de 
forteresse  sont  incomplètes. 

VI.  —  Sur  l'invitation  du  Roi,  le  lieutenant  général  de  Selliers  de 
Moranville  a  exposé  les  conditions  dans  lesquelles  coopérerait  l'armée 
belge  avec  les  armées  alliées. 

Ces  conditions  étaient: 

a)  L'armée  belge  se  charge  elle-même  de  la  garde  et  de  la  défense 
des  places  fortes  à  l'exclusion  des  troupes  alliées; 

b)  Notre  armée  opérerait  en  liaison  et  d'accord  avec  les  Alliés, 
mais  elle  ne  passerait  pas  sous  le  commandement  d'un  général  allié. 

Il  ne  surgit  aucun  débat  concernant  les  plans  de  défense  du  pays. 

Questionné  à  son  tour,  ou  bien  spontanément,  le  général  de  Ryckel, 
sous-chef  d'état-major  de  l'armée,  exprima  brièvement  l'opinion  que 
notre  armée  de  campagne,  aussitôt  sa  concentration  terminée  à  l'ouest 
et  à  proximité  de  la  position  fortifiée  de  Liège,  devait  prendre  immé- 
diatement l'offensive,  pénétrer  dans  les  provinces  rhénanes  et  marcher 
sur  Cologne  (?) 

Questionné  au  sujet  de  l'opinion  du  général  de  Ryckel,  le  lieutenant 
général  de  Selliers  de  Moranville  fit  valoir  la  témérité  de  pareille 
opération,  qui  exposerait  notre  armée  de  campagne  à  une  destruction 
prématurée,  compromettant  du  même  coup  la  défense  ultérieure  de  la 
position  fortifiée  d'Anvers,  à  laquelle  son  concours  serait  indispen- 
sable si  celle-ci  était  attaquée. 

L'illustre  assemblée  ne  posa  pas  d'autre  ques  ion  au  point  de  vue 
militaire.  Elle  ne  voulut  pas  s'ériger  en  une  sorte  de  conseil  de  guerre 
appelé  à  discuter  des  plans  d'opérations  militaires;  elle  se  renferma 
dans  les  questions  politiques  où  elle  était  compétente  et  s'en  rapporta 
au  haut  commandement  de  l'armée  pour  ce  qui  concernait  la  défense 
militaire  du  pays. 


460  Le  Flambeau^ 

Il  y  eut  aussi  un  long  débat  au  sujet  de  la  réponse  à  faire  à  l'ulti- 
matum, car  on  espérait  encore  faire  revenir  l'Allemagne  sur  ses  inten- 
tions agressives. 

L'assemblée  prit  fin  vers  minuit  après  qu'il  eut  été  entendu  que  les 
Ministres  d'Etat  Van  den  Heuvel  et  Paul  Hymans,  ainsi  que  M.  de 
Broqueville,  chef  du  Cabinet,  M.  Henry  Carton  de  Wiart,  Ministre 
de  la  Justice,  M.  Davignon,  Ministre  des  Affaires  étrangères,  accom- 
pagnés du  baron  Van  der  Elst,  son  secrétaire  général,  se  rendraient 
au  Ministère  des  Affaires  étrangères  pour  y  élaborer  la  rédaction 
définitive  de  la  réponse  belge  à  l'ultimatum  allemand. 

Je  crois  utile  de  compléter  mon  compte  rendu  par  la 
copie  ci-après  de  l'accusé  de  réception  du  baron  Van  der 
Elst  : 

«  Merci,  mille  fois  de  votre  intéressante  note  sur  les 
«  séances  des  2  et  3  août. 

«  Deux  mots  encore  : 

«  1°  A-t-on  parlé  de  promesses  ou  de  précisions  en  ce 
qui  concerne  le  concours  de  nos  futurs  alliés?  Date 
«  probable  de  leur  intervention.  Importance  des  forces 
amenées  à  notre  secours.  Y  a-t-il  été  question  de  cinq 
corps  d'armée  français  qui  allaient  venir  immédiate- 
«  ment  à  notre  secours? 

«  2°  Avez-vous  eu  l'occasion  de  préciser  la  durée  de  la 
<(  défense  d'Anvers?  Dans  l'ignorance  où  nous  nous 
<(  trouvions  des  formidables  moyens  dont  disposaient  les 
a  Allemands,  n'a-t-onpas  déclaré  que  la  place  était  impre- 
«  nable? 

<(  (S.)  L.  Van  der  Elst. 

«  Le  Havre,  15  avril  1915.  » 

Je  répondis  à  ces  questions  par  une  lettre  du  22  avril 
1915  dont  j'ai  conservé  un  résumé.  Dans  cette  lettre  j'ai 
déclaré  me  souvenir  d'avoir  entendu  parler  de  cinq  corps 
d'armée  français  prêts  à  venir  à  notre  secours  à  bref 
délai,  et  j'y  ai  émis  l'hypothèse  que  cette  nouvelle  éma- 
nait peut  être  de  M.  Klobukowski  qui  en  aurait  parlé  au 
Roi,  à  M.  de  Broqueville  ou  à  M.  Davignon.  Toutefois 


Le  Conseil  de  la  Couronne.  461 

mes  souvenirs  ne  me  permettaient  à  cet  égard  aucune  pré- 
cision. 

Quant  à  la  durée  probable  de  la  résistance  de  la  for- 
teresse d'Anvers,  j'ai  répondu  ne  pas  me  souvenir  d'en 
avoir  parlé. 

Extrait  des  tl  Mémoires  "  du  Général  de  Ryckel. 

Chapitre  IV,  p.  286: 

A  9  h.  30  l'Assemblée  était  constituée  sous  la  présidence  du  Roi. 

Le  Ministre  des  Affaires  étrangères  donne  lecture  de  la  note  que 
lui  avait  remise  à  7  heures  du  soir,  M.  de  Below-Saleske,  Ministre 
d'Allemagne. 

Bien  que  cette  note  soit  connue  de  tous,  sa  place  ici  est  spéciale- 
ment marquée. 

(Texte  de  l'ultimatum  allemand). 

La  lecture  terminée  il  y  eut  un  profond  silence;  puis  une  seconde 
lecture  fut  réclamée. 

Lorsqu'elle  fut  terminée,  tous  les  Ministres  d'Etat  déclarèrent  unani- 
mement que  nous  ne  pouvions  accepter  semblable  chose. 

C'était  la  guerre  et  la  question  était  de  savoir  ce  que  l'on  allait 
pouvoir  faire. 

C'est  alors  que  le  chef  du  gouvernement  se  tournant  vers  la  gauche, 
du  côté  des  généraux,  dit: 

«  C'est  aux  militaires  à  nous  dire  ce  qu'Us  peuvent  faire.» 

Le  Roi  donna  la  parole  au  lieutenant  général  chevalier  de  Selliers 
de  Moranville. 

Le  chef  de  l'état-major  de  l'armée  fit  ressortir  que  la  nouvelle  loi 
militaire  ne  pouvait  pas  encore  sortir  ses  pleins  effets;  il  y  avait  donc 
là  une  faiblesse  d'effectifs,  mais  que  compenseraient  en  partie  l'incor- 
poration immédiate  du  contingent  de  1914  et  l'enrôlement  des  nom- 
breux volontaires  qui  affluaient  dans  les  bureaux  de  recrutement  (on 
parlait  en  ce  moment  de  40,000  engagements).  Puis  le  lieutenant 
général  préconisa  la  position  de  la  Velpe,  position  depuis  longtemps 
reconnue  et  étudiée,  et  pouvant  convenir  en  l'occurence  pour  s'opposer 
à  l'invasion. 

Contrairement  aux  errements  militaires  d'après  lesquels  les  avis 
demandés  à  plusieurs  le  sont  toujours  en  commençant  par  le  plus 
jeune,  le  chef  d'état-major  de  l'armée  avait  été  amené  à  donner  le 
premier  son  avis. 

La  parole  fut  ensuite  donnée  au  général  Hanoteau,  inspecteur  géné- 
ral de  l'artillerie,  qui  venait  d'être  nommé  aide  de  camp  du  Roi,  dans 
les  circonstances   que   nous   avons   relatées.   Ses   travaux  antérieurs, 


462 


Le  Flambeau. 


toute  sa  carrière  avaient  été  consacrés  à  son  arme  d'origine.  Il  n'avait 
pas  été  préparé  spécialement  à  résoudre  le  problème  qui  lui  était 
soumis.  Il  dut  se  contenter  d'admettre  que  la  position  de  la  Velpe 
pouvait  être  éventuellement  et  avantageusement  occupée.  Cette  posi- 
tion classique  connue  et  reconnue,  signalée  depuis  1876  (?)  dans  les 
cours  de  l'Ecole  de  guerre,  ne  bousculait  aucun  principe  admis.  Elle 
ne  pouvait  donc  lui  paraître  anormale. 

Le  Roi  me  donna  alors  la  parole. 

Je  m'excusai  tout  d'abord  de  devoir  exposer  des  idées  diamétrale- 
ment opposées  à  celles  de  mes  deux  aînés. 

Je  débutai  par  la  réfutation  de  la  possibilité  d'utiliser  les  hommes  de 
la  future  levée  ainsi  que  les  nouveaux  enrôlés,  car  il  fallait,  au  moins, 
un  minimum  absolu  de  six  semaines  avant  de  pouvoir  utiliser  dans  les 
rangs  ces  éléments  nouveaux. 

Je  développai  ensuite  le  principe  qui  est  à  la  base  du  choix  d'une 
position  de  réunion  de  l'armée.  Une  telle  position  doit  mettre  l'armée 
en  mesure  d'arrêter  l'ennemi  quelle  que  soit  la  direction  qu'il  suivra, 
sans  compromettre  ses  communications  avec  Anvers.  Parmi  les  posi- 
tions de  l'espèce,  la  plus  avantageuse  est  celle  qui  se  trouve  la  plus 
rapprochée  de  la  frontière,  parce  qu'elle  couvre  une  plus  grande  éten- 
due de  pays. 

Puis  j'exposai  le  projet  d'opérations  contre  l'Allemagne  esquissé 
dans  le  Mémoire  sur  la  défense  de  la  Belgique  et  qui  aboutissait  à  la 
réunion  de  l'armée  sur  la  Meuse,  la  vraie  ligne  de  défense  de  la  Bel- 
gique contre  l'Allemagne. 

Je  pouvais  parler  d'abondance  de  cette  partie  du  mémoire  tant  elle 
m'avait  préoccupé  depuis  le  15  janvier  et  je  terminai  par  cette  phrase 
(voir  p.   131)  : 

L'Allemagne  considère  la  Belgique  comme  ennemie. 

Notre  armée  est  réunie  en  Hesbaye  et  sur  le  plateau  de  Hervé. 

L'Allemagne  l'attaque;  elle  se  défend. 

L'Allemagne  la  dédaigne;  elle  marche  sur  Aix-la-Chapelle. 

Je  remarquai,  ensuite,  que,  pour  des  raisons  qui  n'avaient  pas  à 
intervenir  à  ce  moment,  les  travaux  relatifs  à  la  mise  à  exécution  du 
plan  de  transport  jusque  sur  la  Meuse  elle-même  avaient  été  inter- 
rompus et  que  conséquemment  la  mise  à  exécution  du  plan,  tel  qu'il 
avait  été  primitivement  conçu,  était  devenue  impossible;  mais  que 
d'autre  part  la  6ous-commissiqn  des  transports  s'occupait  en  q)e 
moment  de  la  question  du  transfert  de  l'armée  dans  la  région  de 
Tirlemont,  d'où  l'on  pouvait  s'efforcer  de  gagner  la  Meuse  au  plus  tôt. 

La  mobilisation  allemande  avait  été  décrétée;  le  2  août  était  le 
premier  jour  de  la  mobilisation  et  l'on  pouvait  compter  sur  l'avance 
que  nous  donnait  la  nôtre  pour  espérer  arriver  sur  la  Meuse  en  temps 
opportun. 

Mon  exposé  fut  long.  Je  fus,  comme  on  le  pense,  religieusement 


Le  Conseil  de  la  Couronne.  463 

écouté  tant  par  les  membres  du  gouvernement  que  par  les  Ministres 
d'Etat. 

Quand  j'eus  terminé,  le  Roi  dit  à  l'Assemblée: 

«  Je  crois,  Messieurs,  qu'il  ne  peut  y  avoir  d'hésitation;  nous  ne 
pouvons  que  nous  rallier  à  ce  plan  si  savamment  étudié.  » 

L'Assemblée  s'occupa  alors  des  termes  à  employer  dans  la  réponse 
à  faire  à  la  note  allemande. 

Finalement  les  Ministres  d'Etat  Van  den  Heuvel  et  Paul  Hymans  se 
rendaient  au  Ministère  des  Affaires  étrangères  avec  M.  le  Ministre 
Davignon  et  son  secrétaire  général  le  baron  Van  der  E!st,  pour  pro- 
céder à  la  rédaction  définitive  de  la  note  qui  devait  être  soumise 
à  Sa  Majesté  préalablement  à  sa  remise. 

A  23  heures,  les  Ministres  d'Etat  absents  de  Bruxelles  et  rentrés 
en  toute  hâte  furent  introduits  sur  l'ordre  du  Roi  ;  lecture  fut  faite 
de  la  note  allemande  et  l'on  mit  les  nouveaux  arrivés  au  courant  des 
décisions  qui  venaient  d'être  provisoirement  arrêtées  au  sujet  de  la 
rédaction  de  la  réponse  à  faire. 

L'Assemblée  se  sépara  à  minuit. 

* 

Les  assistants  au  grand  Conseil  du  2  août  1914  furent, 
nous  l'avons  dit,  au  nombre  de  vingt-trois,  non  compris 
le  Roi  ;  cinq  décès  se  sont  produits  parmi  eux  pendant  la 
guerre,  savoir: 

MM.  Davignon,  G.  de  Lantsheere,  baron  Greindl, 
L.  Huysmans  et  Schollaert. 

Dix-huit  des  assistants  sont  donc  encore  vivants  et 
peuvent  se  prononcer  au  sujet  de  la  véracité  des  deux 
comptes  rendus  qu'on  vient  de  lire. 

Consultées  par  moi  à  ce  sujet  et  mises  en  possession  de 
ces  deux  documents,  ces  hautes  personnalités  ont  bien 
voulu  émettre,  par  écrit,  à  leur  sujet  les  appréciations 
reproduites  ci-après  : 

Avis  des  Ministres 

Comte  de  Broqueville. 

<(  Le  compte  rendu  de  la  séance  historique  du 
«  2  août  1914  imaginé  par  le  général  de  Ryckel  est  en 


464  Le  Flambeau. 

«  désaccord  complet  avec  la  réalité.  Quant  aux  paroles 
«  qu'il  prête  au  Roi,  nous  ne  connaissons  personne  qui 
«  les  ait  entendues;  elles  sont  d'ailleurs  en  contradiction 
<(  absolue  avec  les  actes  du  chef  suprême  de  l'armée. 

((  Pour  le  surplus  votre  exposé  relatif  aux  questions 
<(  d'ordre  militaire  est  conforme  à  ce  qui  fut  dit  quand 
«  les  généraux  furent  appelés  au  Conseil.  » 

M.  H.  Carton  de  Wiart. 

M.  Carton  de  Wiart  a  bien  voulu  me  donner  son  avis 
écrit  au  sujet  des  comptes  rendus,  mais  à  condition  de  ne 
pas  le  publier  actuellement  eu  égard  à  la  réserve  que  lui 
imposent  ses  fonctions  de  premier  Ministre. 

Je  regrette  donc  très  vivement  de  me  trouver  empêché 
de  reproduire  ici  son  avis. 

M.  G.  Helleputte. 

«  J'ai  le  plaisir  de  vous  faire  savoir  que  mes  souvenirs 
<(  concordent  avec  les  vôtres  en  ce  qui  concerne  l'échange 
«  de  vues  relatif  aux  questions  militaires.  » 

M.  Armand  Hubert  et  M.  De  Sadeleer. 

Deux  lettres  recommandées  que  j'ai  envoyées  à  chacun 
de  ces  honorables  sénateurs  sont  demeurées  sans  réponse. 
Je  ne  sais  donc  rien  de  leur  opinion. 

M.  Paul  Hymans. 

Dans  un  entretien  que  j'eus  avec  lui  le  2  février  1921, 
M.  Hymans  voulut  bien  m'exprimer  verbalement  son 
sentiment  au  sujet  des  deux  comptes  rendus,  mais  il 
subordonna  la  remise  de  la  rédaction  que  j'en  demandais 
afin  de  la  publier,  à  la  certitude  que  les  autres  Ministres 
assistant  au  grand  Conseil  de  la  Couronne  m'en  remet- 
traient une  également. 


Le  Conseil  de  la  Couronne.  465 

Plusieurs  de  ces  rédactions  m'étant  parvenues  ou 
m'ayant  été  promises  formellement,  je  revis  M.  Hymans, 
le  23  avril  suivant,  et  lui  rappelai  sa  promesse  condition- 
nelle; mais  il  me  manifesta  le  regret  de  devoir  renoncer 
à  sa  première  intention  parce  que,  à  la  suite  des  négocia- 
tions internationales  auxquelles  il  venait  de  participer,  il 
s'était  trouvé  dans  la  nécessité  d'opposer  des  refus  à  de 
nombreuses  demandes  de  renseignements  faites  par  des 
publicistes  et  avait  dû  adopter  la  règle  générale  et  absolue 
de  décliner  désormais  tout  avis  sur  les  affaires  d'intérêt 
public  auxquelles  il  avait  été  ou  serait  mêlé. 

Soucieux  de  me  conformer  aux  règles  de  la  plus  scrupu- 
leuse discrétion,  je  m'abstiendrai,  quoiqu'à  mon  vif 
regret,  de  divulguer  l'avis  que  M.  Hymans  m'a  donné 
le  2  février,  bien  que  cet  avis  ne  m'ait  pas  été  exprimé 
confidentiellement . 

M.  Liebaert. 

Après  une  lecture  des  deux  comptes  rendus,  M.  Lie- 
baert reconnut  l'exactitude  de  ma  rédaction,  «  pour  autant 
ajouta-t-il,  que  je  puisse  me  fier  à  ma  mémoire  ». 

Peu  de  jours  après,  M.  Liebaert  compléta  cet  avis  verbal 
dans  la  lettre  ci-après,  datée  du  21  février  1921  : 

«  Ainsi  que  je  vous  l'ai  dit  lors  de  la  visite  que  vous 
<(  avez  bien  voulu  me  faire,  je  n'ai  que  des  souvenirs  très 
«  imparfaits  de  ce  qui  s'est  passé  au  cours  de  la  séance 
((  nocturne  du  2  août. 

«  L'unanimité  étant  acquise  sur  le  devoir  de  résistance, 
«  après  des  réponses  rassurantes  données  par  les  repré- 
«  sentants  de  l'autorité  militaire,  j'ai  surtout  été  frappé 
«  de  ce  qui  s'est  dit  au  sujet  des  ponts  de  la  Meuse  dont 
«  je  connaissais  l'importance  comme  ancien  Ministre  des 
«  chemins  de  fer  ;  le  passage  sur  la  Meuse  était,  pendant 
«  ma  gestion,  le  point  faible  du  réseau.  Comme  on  parlait 
«  de  les  couper,  ce  que  je  trouvais  tout  indiqué,  j'ai  sur- 

31 


466  Le  Flambeau. 

«  sauté  en  entendant  le  général  de  Ryckel  dire  avec  viva- 
<(  cité  :  «  Ah  !  non  !  Il  faut  que  nous  puissions  refouler  les 
«  Allemands  chez  eux!  »  (1). 

«  Je  ne  me  souviens  nullement,  en  dehors  de  ce  point, 
«  l'avoir  entendu  exposer  un  plan  de  campagne,  ni  le 
«  Roi  y  donner  son  approbation,  même  sur  ce  point 
«  spécial. 

«  J'ai  aussi  dans  la  mémoire  qu'il  a  été  affirmé  que 
«  Liège  résisterait  pendant  six  semaines,  Namur  pendant 
((  sept  semaines  et  Anvers  indéfiniment. 

((  J'attribue  ces  déclarations,  erronément,  semble-t-il, 
«  à  M.  le  général  Hanoteau. 

«  Je  ne  veux  pas  mettre  un  seul  instant  en  doute  l'exac- 
«  titude  de  votre  relation,  d'autant  moins  que  les  ques- 
«  tions  techniques  doivent  avoir  bien  autrement  absorbé 
<(  votre  attention  que  celle  des  civils.  Pour  eux,  la  ques- 
«  tion  dominante,  j'allais  dire  la  seule  question,  était: 
«•  est-ce  la  guerre,  oui  ou  non?  » 

M.  Prosper  Poullet. 

«  Je  regrette  vivement  de  ne  pouvoir  vous  donner  les 
«  renseignements  que  vous  voulez  bien  me  demander. 

«  Je  suis  affligé  d'une  très  mauvaise  mémoire.  C'est  à 
<(  peine  si,  saisi  de  versions  différentes  d'un  incident,  je 
«  pourrais  me  prononcer  entre  elles,  après  avoir  entendu 
c  à  mon  tour  les  témoins  sûrs  de  leur  fait.  » 

M.  Jules  Renkin. 

«  Sans  vouloir  entrer  dans  la  discussion  des  détails,  je 
«  puis  attester  que  votre  compte  rendu  de  la  séance  du 
«  2  août  est  exact  dans  ses  lignes  générales.  » 

(1)  Propos  à  retenir,  à  titre  documentaire,  pour  la  recherche  des 
responsabilités  dans  la  non-destruction  du  pont  du  Val-Benoît  à  Liéger 
étude  que  je  compte  publier  assez  prochainement. 


Le  Conseil  de  la  Couronne.  467 

M.  Paul  Segers. 

«  Je  ne  vois  aucune  difficulté  à  vous  écrire  que  mes 
«  souvenirs  sont  conformes  aux  vôtres  quant  à  votre 
«  exposé  relatif  aux  questions  (Tordre  militaire.  » 

M.  Van  de  Vyvere. 

M.  Van  de  Vyvere  a  bien  voulu  me  communiquer  par 
écrit  son  sentiment  à  titre  personnel,  à  condition  qu'il  ne 
soit  pas  rendu  public  en  ce  moment,  à  cause  de  la  réserve 
que  lui  imposent  ses  fonctions  de  Ministre  des  Affaires 
économiques. 

Je  m'incline  devant  sa  volonté  tout  en  exprimant  à 
nouveau  mon  grand  regret  de  priver  le  lecteur  de  son 
avis. 

Comte  Woeste. 

«  Vous  avez  bien  voulu  me  communiquer  quelques 
«  extraits  de  l'ouvrage  du  général  de  Ryckel  relatifs  à  ce 
«  qui  s'est  passé  au  Conseil  de  la  Couronne  tenu  dans 
«  îa  nuit  du  2  au  3  août  1914  (1). 

«  Je  n'hésite  pas  à  dire  que  les  souvenirs  du  général 
<(  de  Ryckel  le  servent  très  mal. 

((  Dans  cette  séance,  on  a  examiné  l'attitude  que  la 
«  Belgique  avait  à  prendre  en  face  de  l'ultimatum  de 
«  l'Allemagne.  Quelques  vues  ont  été  échangées  à  cet 
«  égard  et  le  Roi  a  clos  le  débat  en  constatant  que  le  Con- 
«  seil  s'était  montré  unanime. 

«  Mais  aucun  débat  militaire  n'a  surgi.  Aucun  plan 
«  d'opérations  n'a  été  exposé,  ni  par  le  général  de 
«  Ryckel,  ni  par  d'autres  généraux,  ou  approuvé.  Seule- 
ce  ment  un  membre  ayant  demandé  de  quelles  forces 
«  exactes  le  pays  disposait,  le  général  de  Selliers  les  a 
«  indiquées  en  exprimant  son  avis  sur  la  durée  éventuelle 

(1)  Afin  d'éviter  toute  équivoque  je  déclare  que  ces  extraits  sont 
la  copie  intégrale  et  complète  du  compte  rendu  de  Ryckel,  tel  qu'il 
est  imprimé  dans  ses  Mémoires,  (de  Selliers.) 


468  Le  Flambeau. 

<(  de  la  résistance  des  forts  de  la  Meuse  et  des  fortifica- 
«  tions  d'Anvers.  Rien  d'autre  n'a  été  dit  à  ce  sujet.  » 

Militaires  et  Fonctionnaires 

Il  m'a  été  communiqué  que  les  lieutenants  généraux 
jungbluth  et  Hanoteau,  ainsi  que  le  colonel  Galet  étant 
tenus  à  une  réserve  absolue,  en  raison  de  leurs  fonctions 
auprès  du  Souverain,  leur  sentiment  au  sujet  des  comptes 
rendus  ne  pouvait  être  rendu  public. 

A  vrai  dire,  je  connaissais  déjà,  sur  ce  sujet,  l'avis  du 
lieutenant  général  Hanoteau,  mais  il  va  de  soi  que  je  ne 
puis  le  divulguer  sans  son  autorisation  et  celle-ci  ne  m'est 
pas  accordée.  Quant  aux  avis  de  MM.  Jungbluth  et  Galet, 
je  n'ai  pas  jugé  pouvoir  leur  demander  de  me  le  dire, 
même  à  titre  confidentiel. 

Baron  Van  der  Elst. 

Estime  ne  pouvoir  exprimer  son  sentiment  sur  les 
comptes  rendus.  Néanmoins  sa  lettre  du  22  avril  1915, 
citée  plus  haut,  semble  impliquer  son  acquiescement  à 
mon  compte  rendu. 


Pour  terminer  cette  étude  de  bonne  foi,  voici  mes  con- 
clusions : 

1°  Etabli  le  14  avril  1915,  à  la  demande  du  baron  Van 
der  Elst,  à  une  époque  rapprochée  du  Conseil  de  la 
Couronne  du  2  août  1914,  alors  qu'il  n'était  pas 
question  de  commentaires  et  de  polémiques  à  ce  sujet, 
mon  compte  rendu  entraîne  la  présomption  d'avoir  été 
rédigé  à  l'abri  de  toute  préoccupation  subjective  de  nature 
à  entacher  son  exactitude  et  sa  sincérité  ; 

2°  Cette  présomption  d'exactitude  et  de  sincérité  se 
change  en  certitude  à  la  lumière  des  témoignages  concor- 


Le  Conseil  de  la  Couronne.  469 

dants  recueillis  jusqu'à  ce  jour  auprès  des  hautes  person- 
nalité ayant  assisté  à  ce  mémorable  conseil  ; 

3°  Le  compte  rendu  du  général  de  Ryckel  est  un  tissu 
d'inexactitudes  pour  ce  qui  concerne  les  questions  mili- 
taires posées  devant  le  Conseil.  Ainsi,  je  n'ai  pas  soufflé 
mot  d'une  compensation  que  de  nombreux  engagements 
volontaires  allaient  apporter  au  déficit  de  l'effectif  de 
guerre  de  nos  régiments;  et  comment  m'aurait-il  été  pos- 
sible de  faire  état  de  40,000  volontaires  puisque  l'élan  de 
la  population  pour  accourir  dans  les  rangs  de  l'armée  com- 
mençait seulement  à  se  dessiner  !  Il  n'a  pas  été  question 
de  la  position  de  la  Velpe  ou  de  la  Gèthe,  ni  d'aucun  plan 
d'opérations  militaires.  Le  général  Hanoteau  n'a  émis 
aucun  avis.  Aucune  allusion  au  plan  de  transports  de 
l'armée  n'a  été  faite.  Le  général  de  Ryckel  a  exprimé 
son  idée  d'offensive  sur  Cologne  sous  la  forme  d'une 
boutade  et  nullement  d'un  long  et  savant  exposé,  et  le  Roi 
n'a  formulé  à  ce  sujet  ni  approbation  ni  désapprobation  ; 

4°  Ma  version  du  Conseil  de  la  Couronne  tenu  le  2  août 
1914  est  désormais  acquise  à  l'histoire. 

Lieutenant  général  de  Selliers  de  Moranville. 


Trois  étapes  de  la  littérature  grecque  moderne 

Ange  Vlachos,  Jean  Condylakis,  Constantin  Hadjopoulos 

La  littérature  grecque  contemporaine  est  mise  très  haut 
par  ceux  qui  la  connaissent.  Quand  tout  récemment 
l'Université  de  Harvard  a  publié  le  premier  volume  de 
la  traduction  anglaise  de  Kosti  Palamas,  la  critique  amé- 
ricaine a  qualifié  celui-ci  de  premier  poète  de  l'Europe, 
et  il  en  est  incontestablement  un  des  premiers.  A  côté 
de  lui  il  faut  nommer  Drossinis,  Malakassis.  Hadjopou- 
los, Gryparis,  Porphyras,  Sitzilianos,  Eftaliotis,  Polemis, 
Skipis,  tous  poètes  de  valeur,  très  différents  les  uns  des 
autres,  ayant  chacun  une  personnalité  nettement  mar- 
quée. Le  poète  satirique  Souris  qui  publiait  à  lui  tout 
seul  un  journal  hebdomadaire  en  vers,  égalait  sans  con- 
teste en  verve  et  en  sens  artistique  Raoul  Ponchon  et  le 
dépassait  par  son  abondance  et  la  variété  des  sujets  qu'il 
traitait.  Tous  les  noms  cités  et  j'aurais  dû  en  ajouter 
cinq  ou  six  autres,  notamment  ceux  de  Pallis  et  de  Pro- 
vélenghios.  sont  ceux  de  poètes  arrivés  à  l'âge  mur.  La 
production  poétique  de  la  jeune  génération  pleine  de  pro- 
messes est  encore  plus  abondante.  La  Grèce  est  incon- 
testablement celui  des  petits  pays  d'Europe  où  la  poésie 
est  la  plus  vigoureuse  et  la  plus  variée.  Je  devrais  en 
dire  autant  sinon  du  roman,  du  moins  de  la  nouvelle. 
On  citerait  aisément  dix  auteurs  dont  les  contes  mérite- 
raient d'être  traduits  en  français,  comme  ils  l'ont  été  en 
anglais,  italien  ou  espagnol. 

Un  autre  genre  plus  éphémère,  mais  qui  a  été  cultivé 
en  Grèce  avec  un  bonheur  singulier,  est  la  chronique. 
Tous  les  journaux  athéniens  ont  dans  leur  état-major  un 


Trois  étapes  de  la  littérature  grecque  moderne.  471 

ou  deux  chroniqueurs,  recrutés  parmi  les  hommes  de 
lettres  de  tout  premier  plan  ;  grâce  à  eux  ils  ont  conservé 
un  cachet  littéraire  qu'on  chercherait  en  vain  dans  la 
presse  quotidienne  d'autres  pays  à  l'exception  de  la 
France. 

Le  développement  du  théâtre  grec  a  été  handicapé  par 
l'absence  de  scènes  subventionnées  et  par  la  plaie,  sévis- 
sant aussi  en  Italie,  du  comédien- directeur  et  de  la  troupe 
mobile.  Mais  cependant  on  donne  à  Athènes  vingt  à  trente 
pièces  nouvelles  par  an  et  si  l'on  fonde  un  jour  un  théâtre 
international,  on  ne  saurait  sans  injustice  exclure  du 
répertoire  les  œuvres  de  cinq  ou  six  dramaturges  hellènes 
et  notamment  celles  de  Xénopoulos  et  de  Mêlas. 

Malheureusement  toute  cette  floraison  est  pour  le 
public  international  comme  si  elle  n'existait  pas.  Raris- 
simes sont  les  étrangers  qui  lisent  le  grec  moderne  et  les 
Grecs  eux-mêmes  ont  négligé  de  faire  systématiquement 
connaître  un  des  aspects  les  plus  encourageants  de  leur 
pays. 

Cela  est  d'autant  plus  affligeant  qu'il  n'en  fut  pas 
toujours  ainsi.  Il  y  a  une  quarantaine  d'années,  rien 
qu'en  français  on  publiait  une  histoire  de  la  littérature 
grecque  moderne  (par  A.  Rangabé),  un  ouvrage  consa- 
cré aux  poètes  grecs  (par  Mme  Adam).  Des  drames,  des 
romans,  des  nouvelles  étaient  traduits,  commentés,  voire 
représentés  par  Mme  Adam,  le  marquis  Queux  de  Saint- 
Hilaire,  Mézières,  Gidel  et  d'autres  hellénisants.  Et  ce 
qui  se  passait  en  France  se  produisait  aussi  en  Allemagne 
et  en  Italie. 

Depuis  quarante  ans,  c'est-à-dire  depuis  justement  que 
la  littérature  néo-grecque,  affranchie  des  entraves  du 
pédantisme,  a  pris  son  essor,  le  silence  ne  fut  interrompu, 
à  de  rares  intervalles,  que  par  de  bons  mais  trop  succincts 
ouvrages,  tels  la  Littérature  néo-grecque,  de  Philéas 
Lebesgue. 

Même  au  cours  de  ces  dernières  années  où  Ton  a  tant 


472  Le  Flambeau. 

parlé,  en  bien  et  en  mal,  de  tant  d'aspects  de  la  Grèce 
moderne,  on  a  oublié  la  littérature. 

Une  réaction  cependant  se  dessine.  Sans  parler  des 
chroniques  que  l'infatigable  Philéas  Lebesgue  donne 
sous  le  pseudonyme  d'Asteriotis,  dans  le  Mercure  de 
France,  M.  Clément,  professeur  au  lycée  de  Nice,  met 
la  dernière  main  k  une  traduction  d'un  choix  d'oeuvres 
de  Costis  Palamas  et  M.  Hubert  Pernot,  professeur  à  la 
Sorbonne,  va  faire  paraître  un  choix  de  poésies  néo- 
grecques. D'autre  part,  M.  Louis  Roussel  publie  dans  les 
revues  de  langue  française  qui  paraissent  à  Athènes,  des 
études,  singulièrement  perspicaces,  sur  nos  principaux 
poètes  ou  prosateurs. 

Mais,  même  quand  ce  que  les  hellénisants  français  ont 
en  portefeuille  aura  vu  le  jour,  on  sera  loin  d'avoir 
une  idée  complète  de  la  littérature  néo-grecque. 

A  défaut  d'une  œuvre  d'ensemble,  une  esquisse  de 
l'évolution  très  curieuse  qu'a  subie  cette  littérature  au 
cours  des  soixante  dernières  années  mériterait  d'être 
tracée.  Ce  travail,  je  n'ai  pas,  simple  économiste,  la  com- 
pétence pour  le  faire.  Mais  le  hasard  a  voulu  qu'au  mois 
d'août  dernier,  trois  hommes  représentatifs  de  trois  écoles, 
et  même  de  trois  époques,  à  savoir  Ange  Vlachos,  né  à 
Athènes  en  1838;  Jean  Condylakis,  né  en  Crète  en  1859; 
Constantin  Hadjopoulos,  né  en  Étolie  en  1869,  soient 
morts  presque  simultanément.  On  a  pensé  qu'un  aperçu 
un  peu  complet  de  leur  vie  et  de  leur  œuvre  pourrait 
dans  une  certaine  mesure  remplacer  l'esquisse  générale 
dont  on  déplore  l'absence. 

Ange  Vlachos. 

Par  Ange  Vlachos,  né  au  début  de  1838,  et  qui  débuta 
dans  les  lettres  dès  les  bancs  du  collège  (ses  premiers 
essais  datent  de  1852),  nous  touchons  à  la  Grèce  du  roi 
Othon. 


Trois  étapes  de  la  littérature  grecque  môâerne.  473 

Le  mouvement  littéraire  de  cette  époque  s'explique 
historiquement.  Le  royaume  grec  venait  d'être  fondé; 
mais  à  cinq  siècles  d'esclavage,  «  sous  le  plus  stupide  et 
le  plus  cruel  des  tyrans  »  (comme  écrivait  en  1812 
Chardon  de  la  Rochette),  avait  succédé  une  guerre  de 
près  de  dix  années.  La  moitié  de  la  population  avait  péri, 
toutes  les  villes  et  presque  tous  les  villages  étaient  incen- 
diés. Un  désert  sauvage  est  un  «  bouillon  de  culture  » 
peu  propre  à  la  germination  littéraire.  Heureusement 
tout  un  essaim  de  jeunes  gens,  dont  plusieurs  apparte- 
naient à  la  noblesse  phanariote,  avaient  pu  faire  des  études 
à  l'étranger.  Ils  souffraient  d'entendre  dire  que  la  Grèce 
moderne  était  dégénérée,  ils  brûlaient  de  compléter  l'œu- 
vre des  Canaris  et  de  Botsaris,  en  dotant  leur  pays  non 
seulement  d'une  bonne  administration,  mais  d'une  bonne 
littérature.  Tout  en  servant  comme  fonctionnaires,  diplo- 
mates, professeurs  ou  même  officiers,  ils  s'employèrent 
à  faire  connaître  les  chefs-d'œuvre  des  littératures 
antiques  ou  modernes  et  à  créer  des  œuvres  originales 
dans  tous  les  genres. 

C'est  ainsi  qu'en  moins  de  trente  ans,  Dante,  Molière, 
Goethe  et  tous  les  romanciers  ou  poètes  contemporains 
furent  traduits,  tandis  que  simultanément  paraissaient  des 
drames,  des  comédies,  des  poèmes  épiques,  des  vers 
lyriques  et  satiriques,  des  nouvelles,  des  romans  origi- 
naux. 

L'enthousiasme  avec  lequel  on  travaillait  était  d'autant 
plus  méritoire  que,  comme  je  le  disais  tout  à  l'heure, 
ces  auteurs  avant  de  servir  la  Muse  servaient  l'Etat,  sou- 
vent dans  les  postes  les  plus  absorbants  et  les  plus  éloi- 
gnés en  apparence  de  la  littérature.  C'est  ainsi  que  Ré- 
nieris  et  Kalligas,  qui  furent  successivement  gouverneurs 
de  la  Banque  Nationale  de  Grèce  et  qui  laissèrent  une 
œuvre  historique  considérable,  ne  négligèrent  pas  de  tra- 
duire ou  d'écrire  des  romans. 

La  fierté  nationale  à  l'occasion  de  cette  renaissance 


474  Le  Flambeau. 

littéraire  fut  grande.  Alexandre  Rangabé,  qui  en  fut  le 
principal  ouvrier,  pouvait  dans  son  histoire  de  la  litté- 
rature néo-grecque,  se  vanter  qu'en  trente  ans,  la  Grèce 
avait  vu  refleurir  tous  les  grands  genres  littéraires  et 
sous  presque  toutes  les  formes.  S'il  écrivait  aujourd'hui 
il  se  montrerait  plus  modeste;  à  l'exception  des  poèmes 
lyriques  ou  satiriques  et  surtout  des  vers  écrits  en  langue 
démotique  par  les  poètes  ioniens  (Solomos,  Valaoritis, 
Lascaratos,  etc.),  peu  d'oeuvres  littéraires  et  surtout  peu 
des  drames  et  des  romans  éclos  sous  le  règne  du  roi 
Othon  ont  survécu. 

La  chose  s'explique  :  si,  comme  disait  Dumas  fils,  il 
ne  suffit  pas  d'aimer  bien  sa  mère  pour  être  bon  auteur 
dramatique,  il  ne  suffit  pas  non  plus  d'aimer  beaucoup 
sa  patrie  pour  produire  à  la  fois  des  vers,  des  drames  et 
des  romans  et  pour  cultiver  toutes  les  formes  de  chacun 
de  ces  grands  genres.  Cela  est  d'autant  moins  facile  — 
si  richement  qu'on  soit  doué  par  la  nature,  —  quand  on 
doit  commencer  par  consacrer  six  à  sept  heures  par  jour 
à  de  graves  besognes  administratives  et  quelques  autres 
à  traduire  des  chefs-d'œuvre  étrangers.  L'inspiration  a 
besoin  de  recueillement  et  de  loisirs  et,  d'autre  part,  le 
travail  de  traduction,  s'il  assouplit  le  talent,  profite  peu  à 
l'originalité. 

Ajoutez  à  cela  que  nos  littérateurs,  au  lendemain  de  la 
guerre  de  l'Indépendance,  s'ils  connaissaient  trop  bien 
les  étrangers,  admiraient  aussi  trop  leurs  ancêtres.  Dans 
leur  zèle  de  les  égaler,  ils  les  imitaient  servilement; 
leurs  poèmes  s'inspiraient  trop  de  Byron;  leurs  tragé- 
dies étaient  trop  souvent  des  travaux  de  bibliothèque.  Par 
dessus  tout,  poussés  par  le  désir  d'épurer  le  grec  parlé, 
ils  arrivèrent  à  écrire  une  langue  artificielle,  tout  à  fait 
impropre  à  des  œuvres  vivantes  et  qui,  au  demeurant, 
avait  avec  le  grec  classique  des  ressemblances  pure- 
ment extérieures  :  «  une  langue  assez  bizarre,  disait  Pros- 


Trois  étapes  de  la  littérature  grecque  moderne.  475 

per  Mérimée  (  1  )  dont  Démosthène  reconnaîtrait  tous  les 
mots,  mais  que  probablement  il  aurait  peine  à  com- 
prendre. » 

Il  va  sans  dire  que  ces  réserves  n'enlèvent  rien  au 
mérite  vraiment  peu  ordinaire  des  hommes  de  1830-1870  ; 
tout  d'abord  de  leur  immense  labeur  ils  ne  pouvaient 
espérer  que  des  satisfactions  toutes  morales;  il  était  bien 
rare  qu'ils  couvrissent  leurs  frais  d'édition.  Ensuite,  s'ils 
traduisaient  tant,  ce  n'est  pas  qu'ils  fussent  incapables  de 
rien  tirer  de  leur  cru,  c'est  qu'ils  jugeaient  nécessaire 
d'initier  les  masses  de  leurs  compatriotes,  lisant  difficile- 
ment le  grec  antique  et  les  langues  étrangères,  aux  chefs- 
d'œuvre  littéraires.  Enfin,  sous  le  plus  beau  ciel  du 
monde,  n'est-ce  pas  de  l'héroïsme  que  de  ne  jamais  con- 
naître la  douce  flânerie  et  les  plaisirs  mondains  et  de  ne 
quitter  son  bureau  ou  sa  chaire  que  pour  s'enfermer 
dans  son  cabinet,  dans  la  seule  ambition  de  montrer  que, 
même  au  point  de  vue  littéraire,  on  avait  eu  raison  de 
faire  confiance  à  la  Grèce  moderne. 

Nos  observations  tendent  uniquement  à  expliquer  les 
raisons  pour  lesquelles,  tandis  que  l'œuvre  restreinte 
mais  originale  des  poètes  démotistes  reste  intacte,  les 
littérateurs  phanariotes  s'imposent  plus  à  notre  souvenir 
par  leur  laborieux  patriotisme  que  par  leur  œuvre.  Cela 
est  vrai  aussi  dans  une  certaine  mesure  d'Ange  Vlachos 
qui  fut  en  vérité  le  dernier  représentant  de  leur  école. 

Comme  Alexandre  Rangabé  auquel  on  l'a  si  souvent 
comparé,  il  fut  diplomate,  ambassadeur,  député  et  minis- 
tre. Mais  toutes  ces  fonctions,  qu'il  remplissait  avec  une 
conscience  dont  on  n'a  pas  idée,  ne  l'empêchaient  pas 
de  cultiver  les  lettres;  ainsi  quand  de  1875  à  1882,  époque 
où  la  question  d'Orient  flambait,  il  était  secrétaire  géné- 
ral des  affaires  étrangères,  il  avait  tant  à  travailler  qu'il 

(1)  Préface  aux  Contes  et  Poésies  de  la  Grèce  moderne,  par  Marino 
Vréto  (Paris,  1855). 


476  Le  Flambeau. 

était  obligé  de  déjeuner  à  la  hâte  dans  son  bureau;  il 
trouvait  tout  de  même  le  temps  —  à  défaut  de  produc- 
tions originales  —  de  traduire  un  roman  par  an. 

Comme  Rangabé  il  cultiva  tous  les  genres  littéraires  : 
drame,  comédie,  poésie  lyrique,  poésie  satirique,  nou- 
velle, roman  ;  comme  Rangabé  il  traduisit  inlassablement 
et  avec  une  égale  compétence  les  chefs-d'œuvre  des  prin- 
cipales littératures  européennes,  à  l'exception  des  litté- 
ratures slaves,  et  les  chefs-d'œuvre  de  l'antiquité  clas- 
sique. Ne  se  limitant  pas  aux  belles-lettres,  il  écrivit 
comme  lui  des  travaux  sur  l'antiquité,  entre  autres  sur 
les  poèmes  homériques,  et  il  couronna  son  œuvre  de 
traducteur  par  d'admirables  dictionnaires  et  des  chresto- 
mathies  néo-grecques. 

On  a  remarqué  que  l'œuvre  de  Rangabé  égale  en  éten- 
due et  en  variété,  sinon  en  génie,  l'œuvre  de  Voltaire;  on 
pourrait  dire  la  même  chose  de  celle  de  Vlachos. 

J'ai  hâte  d'ajouter  que,  s'il  a  eu  une  vie  politique  et 
littéraire  analogue  à  celle  de  Rangabé.  s'il  a  été  son 
continuateur  à  bien  des  égards,  il  n'a  pas  été  son  imita- 
teur. Leurs  deux  tempéraments  présentaient  des  diffé- 
rences profondes.  Rangabé  était  essentiellement  com- 
prëhensif  et  adaptable;  avec  peu  d'idées  préconçues, 
c'était  un  amateur  dans  le  meilleur  sens  du  mot.  Vlachos 
allait  plus  au  fond  des  choses  ;  mais  il  manquait  de  sou- 
plesse. A  bien  des  égards  et  par  ses  rares  qualités  et  par 
certains  défauts,  il  rappelle  Brunetière;  un  Brunetière 
qui,  ne  se  bornant  pas  à  la  critique,  aurait  fait  du  théâtre 
et  des  vers  destinés,  en  particulier,  à  servir  d'illustrations 
et  de  pièces  à  l'appui  de  ses  démonstrations. 

La  place  manque  pour  analyser  les  quarante  ou  cin- 
quante volumes  que  Vlachos  laisse  derrière  lui.  Rappe- 
lons que  ses  comédies  furent  étudiées,  il  y  a  déjà  cin- 
quante ans,  par  le  marquis  Queux  de  Saint-Hilaire  dans 
Y  Annuaire  de  la  Société  des  Etudes  grecques,  et  recon- 


Trois  étapes  de  la  littérature  grecque  moderne.  477 

naissons  qu'il   n'a   pu   éviter  beaucoup   des  faiblesses 
reprochées  plus  haut  à  son  école. 

Mais,  écrivant  dans  ce  Paris  où  l'on  s'intéresse  parfois 
plus  aux  étrangers  qui  se  servent  de  la  France  qu'à  ceux 
qui  la  servent,  je  ne  saurais  passer  sous  silence  les  services 
rendus  par  Ange  Vlachos  aux  lettres  françaises.  A  l'âge  de 
vingt  ans,  il  débutait  par  des  traductions  de  George 
Sand  et  de  Lamartine;  à  plus  de  quatre-vingts,  infirme 
et  presque  aveugle,  il  traduisait  Molière.  Dans  l'inter- 
valle, il  mit  en  grec  une  trentaine  de  pièces  de  théâtre, 
une  dizaine  de  romans,  le  cours  de  littérature  dramatique 
de  Saint-Marc-Girardin,  que  sais-je  encore!  Tous  ses 
modèles  n'étaient  pas  d'égale  valeur,  mais  le  soin  qu'il 
apportait  à  les  traduire  ne  variait  pas.  Il  écrivit  même 
des  pièces  originales  en  français  et  par-dessus  tout  publia 
un  dictionnaire  grec-français,  qui  reste  par  la  conscience, 
la  variété  et  l'exactitude,  un  chef-d'œuvre  et  qui  con- 
tribue grandement,  encore  aujourd'hui,  à  faciliter  la  dif- 
fusion du  français  en  Grèce. 

Jean  Condylakis. 

Rangabé  et  Vlachos,  tant  comme  ministres  que  comme 
écrivains,  s'employèrent  en  vain  à  la  création  d'une 
Académie  hellénique  à  Athènes.  Ils  y  auraient  sans  doute 
représenté  l'un  le  parti  des  ducs,  l'autre  les  héritiers  de 
MM.  Villemain  et  Guizot;  mais  il  est  possible  que,  si 
cette  institution  une  fois  fondée  avait  pris  modèle  sur 
ses  aînées,  elle  aurait  laissé  dans  les  cafés  de  la  Plateia 
tou  Syntagmatos  (place  de  la  Constitution)  et  les  bureaux 
de  rédaction,  un  autre  écrivain  que  les  historiens  de  la 
littérature  néo-grecque  mettront  sans  doute  très  haut: 
Jean  Condylakis;  occupons-nous  un  peu  de  lui. 

Jean  Condylakis  naquit  en  Crète  il  y  a  environ  soixante 
ans.  Sa  jeunesse  subit  le  contrecoup  des  incessantes  révo- 


478  Le  Flambeau. 

lutions  contre  le  Turc,  dont  l'une,  celle  de  1866-1869,  fut 
particulièrement  longue,  glorieuse  et  sanglante. 

Porté  vers  les  lettres,  il  fut  forcé  de  quitter  assez  vite 
son  île  natale.  Il  vint  naturellement  à  Athènes;  mais  à 
l'époque  le  royaume  grec  ne  comptait  pas  même  deux 
millions  et  demi  d'habitants;  la  grande  majorité  des 
Grecs  vivait  sous  le  joug  turc;  la  censure  des  Sultans, 
voyant  partout  des  allusions,  ne  leur  laissait  guère  l'occa- 
sion de  lire  des  œuvres  imprimées  dans  la  Grèce  libre, 
fussent-elles  des  œuvres  d'imagination. 

Cela  faisait  un  public  très  restreint  et  incapable  de 
nourrir  des  hommes  de  lettres.  Ceux-ci  avaient  le  choix 
entre  un  emploi  public  et  le  journalisme.  Ce  dernier  avait 
leurs  préférences,  car  il  leur  laissait  les  coudées  plus 
franches  et  les  mettait  à  l'abri  des  vicissitudes  poli- 
tiques. C'est  ainsi  que  non  seulement  nos  prosateurs, 
mais  nos  plus  grands  poètes,  Palamas  et  Drossinis  en 
tëtt,  débutèrent  dans  la  presse.  C'est  ainsi  également 
que  la  chronique  est  devenue  un  genre  littéraire,  dont, 
comme  je  le  disais  au  début,  on  ne  trouverait  l'équivalent 
que  dans  la  presse  parisienne. 

Condylakis  y  excella.  Pendant  plus  de  trente  ans,  il 
publia  une  chronique  par  jour  signée  d'abord  Jean  sans 
Terre  (allusion  à  son  impécuniosité),  puis  Le  Passant. 
Jusqu'en  1910,  le  gros  public  ne  le  connut  que  sous  ces 
pseudonymes  qui  lui  valurent  d'ailleurs  une  très  grande 
réputation.  Presque  toujours  il  se  bornait  à  décrire  les 
choses  qu'il  avait  vues  au  passage,  d'où  son  «  nom  de 
plume  »,  et  à  noter  les  réflexions  qu'elles  lui  avaient  sug- 
gérées. Il  y  avait  dans  ses  remarques  beaucoup  de  psy- 
chologie, non  moins  de  scepticisme,  une  haine  du  Turc 
bien  naturelle  chez  un  Cretois  et,  pour  compléter  ce 
curieux  mélange,  un  grand  nombre  de  renseignements 
historiques,  scientifiques  et  médicaux. 

Ceux-ci  étonnaient  assez  au  premier  abord,  car  s'il 


Trois  étapes  de  la  littérature  grecque  moderne.  479 

suffit  d'un  esprit  fin  pour  faire  un  bon  psychologue  et 
si  un  cynisme  à  la  Ménippe  n'étonne  pas  chez  un  bohème 
admirateur  de  Lucien,  on  était  surpris  de  trouver  des 
connaissances  aussi  variées  et  aussi  solides  chez  un 
homme  passant  au  café  ses  nuits  et  la  plus  grande  partie 
des  heures  où  il  était  éveillé  pendant  le  jour.  J'ai  noté 
un  étonnement  semblable  chez  beaucoup  de  personnes 
entrées  en  contact  avec  Jean  Moréas,  de  qui  la  façon  de 
vivre  rappelait  singulièrement  celle  du  Jean-Sans-Terre 
crétois,  sauf  que  ce  dernier  n'avait  aucune  prétention  à 
l'élégance.  La  vérité  est  que,  comme  Moréas,  Condy- 
lakis  avait  fait  de  fortes  études  et,  malgré  les  apparences, 
trouvait  le  temps  de  lire  beaucoup. 

En  tout  cas,  dénué  de  préjugés,  foncièrement  bon,  vrai- 
ment instruit,  remarquablement  intelligent,  il  arrivait  à 
faire  de  ses  chroniques  des  petits  bijoux  d'un  bon  sens 
original,  artistique  et  fin,  qui  n'avaient  rien  du  bon  sens 
bourgeois  et  peu  soigneux  dans  la  forme  des  héritiers  de 
Francisque  Sarcey. 

On  l'a  bien  vu  quand,  il  y  a  trois  ou  quatre  ans,  on 
s'est  avisé  de  réunir  en  volume  un  choix  de  ces  chro- 
niques; malgré  les  années  elles  n'avaient  pas  vieilli. 
Combien  de  chroniqueurs  en  Grèce  ou  ailleurs  subiraient 
avec  succès  une  pareille  épreuve? 

La  réunion  en  volume  de  certaines  chroniques  de  Con- 
dylakis  correspond  à  un  grand  mouvement  d'édition  qui, 
à  partir  de  1905,  se  manifeste  en  Grèce  et  qui  correspond 
au  surplus  à  deux  événements  très  importants  pour  les 
lettres  néo-grecques:  1°  le  nombre  des  lecteurs  s'est  beau- 
coup accru;  2°  les  classes  cultivées,  accaparées  jusqu'ici 
par  les  littératures  étrangères,  commencent  à  s'occuper 
de  la  leur. 

Trouvant  un  éditeur,  Condylakis  fit  paraître,  coup  sur 
coup,  une  traduction  en  grec  moderne  des  œuvres  com- 
plètes de  Lucien,  plus  un  roman  :  Patouhas,  deux  longues 


480  Le  Flambeau. 

nouvelles:  Quand  j'étais  instituteut  et  Premier  amour,  et 
quelques  contes. 

Cette  partie  de  l'œuvre  de  Condylakis  est  purement 
Cretoise;  héros,  paysages,  mœurs,  dialecte  même  (dans 
le  dialogue)  tout  est  crétois.  Son  cadre  se  borne  aux 
années  1865-1885,  celles  des  avant-dernières  luttes  contre 
la  domination  turque.  L'auteur  s'est  limité  à  cette  pé- 
riode, non  pour  le  pittoresque  très  réel  qu'elle  pouvait 
offrir,  mais  parce  qu'elle  correspond  aux  années  qu'il  a 
lui-même  passées  en  Crète.  Il  décrit  ou,  pour  mieux  dire, 
raconte  uniquement  ce  qu'il  a  vu.  Jamais  romans  ne  se 
sont  plus  rapprochés  de  simples  récits  ;  on  sent  que  l'au- 
teur écrit  comme  s'il  racontait  à  des  amis.  Certes  ni  la 
nature,  ni  les  mœurs  ne  le  laissent  indifférent.  Mais  il 
peint  l'une  et  les  autres  en  quelques  traits,  comme  en 
passant  et  pour  mieux  expliquer  et  situer  son  récit.  Ceci 
donne  naturellement  à  ses  romans  un  charme  'incompa- 
rable. Des  puristes,  car  le  grec  démotique  a  comme  la 
catharevoussa  ses  puristes,  ceux  qu'un  critique  italien 
illustre,  Tommaseo  (1),  appelait  un  peu  cruellement  ses 
pédants,  des  puristes,  dis-je,  ont  reproché  à  Condylakis 
de  mêler  au  grec  parlé  des  expressions  empruntées  à  la 
langue  livresque.  Mais  si  regrettable  que  soit  la  chose, 
il  est  incontestable  que  cent  ans  d'efforts  pour  retourner 
au  grec  ancien  ont  fait  qu'en  Grèce  tous  les  citadins  qui 
sont  allés  à  l'école  mêlent  au  grec  parlé  une  foule  de 
mots  empruntés  au  vocabulaire  puriste  auxquels  ils  con- 
servent des  types  grammaticaux  antiques  (par  exemple, 
la  troisième  déclinaison,  ou  le  datif)  disparus  de  la  langue 
populaire.  Condylakis,  qui  écrit  exactement  comme  il 
parlait,  en  use  de  même;  si  bien  que  la  «  dimorphie  lin- 
guistique »  qu'on  lui  reproche  ajoute  plutôt  au  naturel 
de  son  récit.  Ce  que  je  lui  reprocherais,  c'est  que,  comme 

(1)  Celui-ci  parlait  des  «  Pedanti  délia  lingua  volgare  ». 


Trois  étapes  de  la  littérature  grecque  moderne.  481 

beaucoup  de  charmants  causeurs,  il  finit  à  la  longue  par 
se  fatiguer  de  son  récit;  les  dernières  parties  de  ses 
romans  sentent  l'improvisation,  ce  n'est  que  quand  il 
arrive  tout  à  fait  au  dénouement  qu'il  se  retrouve. 

Ce  défaut  grave,  il  est  vrai,  est  amplement  racheté  par 
de  rares  qualités,  j'en  ai  déjà  signalé  deux,  le  naturel  et 
la  vérité;  il  les  possède  à  un  degré  qui  donne  de  l'agré- 
ment à  tout  ce  qu'il  décrit.  Rien  ne  fait  longueur,  que  ce 
soient  les  préparatifs  compliqués  d'un  festin  rural  ou  les 
vacances  au  cours  desquelles  un  jeune  Cretois  se  trans- 
forme d'écolier  en  chasseur.  De  plus,  tous  ces  tableaux 
de  la  vie  agreste  sont  d'une  exactitude  et  d'une  sobriété 
admirables.  Un  exemple  entre  mille:  . 

«  A  ce  moment  ils  entendirent  derrière  eux  des  pas 
précipités  et  ils  durent  s'écarter  pour  laisser  passer  un 
âne  chargé  de  sarments;  l'animal  disparaissait  tout  entier 
sous  leur  masse,  il  avait  l'air  d'un  énorme  porc-épic.  Ce 
buisson  mouvant,  qui  passait  avec  peine  dans  la  rue 
étroite,  les  racla  rudement  au  passage  et  disparut  dans 
un  bruissement,  faisant  pleuvoir  sur  son  passage  les 
pierres  sèches  qu'il  arrachait  au  murs.  » 

Les  descriptions  schématiques  de  vues  de  la  Crète 
seraient  aussi  à  citer.  A  les  lire,  on  évoque  involontaire- 
ment les  plus  beaux  modèles  antiques. 

Condylakis  possède  aussi  à  un  haut  degré  une  qualité 
bien  rare  chez  les  conteurs  qui,  comme  lui,  brillent  sur- 
tout par  le  naturel  ;  c'est  l'originalité.  Les  personnages, 
les  aventures  auxquelles  ils  sont  mêlés,  vrais  les  uns  et 
les  autres,  n'ont  rien  de  banal. 

Voici  d'abord  le  principal  personnage  de  son  grand 
roman.  II  s'agit  d'un  jeune  Cretois  qui,  battu  par  l'insti- 
tuteur désespérant  de  rien  lui  apprendre,  se  réfugie  dans 
les  bergeries  que  possède  son  père  à  la  montagne.  Il  n'en 
revient  qu'au  bout  de  plusieurs  années,  quand  on  pense 
que  l'âge  est  venu  de  l'établir.  M.  Roussel,  qui  a  consacré 

32 


482  Le  Flambeau. 

au  roman  de  Condylakis  une  excellente  étude  (1),  ré- 
sume le  personnage  comme  suit  : 

«  Le  caractère  du  principal  personnage,  Manolis  (sur- 
nommé Patouhas  à  cause  de  ses  pieds  énormes)  est  vrai- 
semblable, et  très  exactement  analysé.  Manolis  enfant  n'a 
pu  apprendre  une  lettre  de  l'alphabet.  11  est  de  ces  êtres 
rustiques,  qui  ne  peuvent  se  faire  à  la  civilisation.  Il  n'est 
pas  sot,  c'est  un  excellent  berger  (et  n'est  pas  berger 
qui  veut).  Mais  hors  ses  bêtes,  son  laitage  et  sa  vie  de 
rustre,  il  ne  sait  rien,  il  ne  veut  rien  apprendre.  Il  est 
tout  près  de  la  nature  et  de  l'animalité.  Il  parle  aux 
bêtes,  à  ses  chiens,  comme  nous  parlons  à  nos  amis; 
il  ne  leur  dit  pas  ce  qui  lui  arrive  d'humiliant. 

«  L'écho  de  la  vallée  est  pour  lui  la  voix  du  petit  pâtre 
Thodoris,  pétrifié  pour  avoir  volé  des  chèvres.  Le  vieux 
mythe  de  la  nymphe  Echo  est  remplacé  là  par  un  mythe 
assez  semblable,  mais  tel  que  pouvaient  le  créer  des  cer- 
velles de  pâtres. 

«  Il  y  a  chez  Patouhas  beaucoup  de  cette  timidité  et 
même  de  cette  lâcheté  du  sauvage,  et  de  l'homme  qui  a 
très  peu  vécu  avec  les  hommes.  Prompt  à  la  colère,  il 
perd  contenance  quand  on  lui  résiste;  devant  le  fusil  de 
Stratis,  il  est  saisi  d'une  peur  indigne  et  se  cache  derrière 
Piyo  comme  un  enfant.  Il  fuit  sans  honte  comme  un  pri- 
mitif. 

<(  La  puberté  chez  le  demi-sauvage  est  très  finement 
analysée.  Le  petit  pâtre  ne  se  rend  pas  compte  du  travail 
qui  s'opère  en  lui  ;  il  ne  se  demande  même  pas  s'il  désire 
quelque  chose.  Ce  sont  les  animaux  qui  l'instruisent. 

«  Du  bouc  son  regard  descendait  vers  les  chèvres,  qui 
avec  un  désir  de  coquetterie,  dirigeaient  vers  ce  sultan 
(le  bouc)  leurs  regards  stupides.  Et  le  jeune  homme,  sou- 
pirant de  nouveau  réfléchissait:  «  Ah!...  s'il  pouvait  lui 
aussi  être  un  bouc...  » 

(1)  Revue  de  Grèce,  n<>  de  juin  1919. 


Trois  étapes  de  la  littérature  grecque  moderne.  483 

«  Pas  d'amoureux  plus  disgracieux,  plus  maladroit, 
plus  ridicule.  11  est  incapable  de  trouver  un  mot  aimable 
pour  Piyo.  C'est  elle  qui  doit  faire  les  frais,  et  entretenir 
une  conversation  languissante.  Ses  marques  d'amour 
sont  d'une  brutalité  très  bien  trouvée:  il  soulevait  des 
pierres  énormes,  et  venait  les  porter  devant  Marie,  tribut 
de  la  force  à  la  beauté.  »  » 

Le  travail  que  font  l'amour  et  le  contact  des  hommes 
dans  cette  âme  toute  rustique,  les  sentiments  d'amour 
qu'il  fait  lui-même  naître  ne  sont  pas  moins  curieusement 
observés. 

Même  originalité  d'observation  et  d'analyse  dans  Proti 
Agapi,  titre  qui  n'a  pas  en  grec  la  banalité  de  son  équi- 
valent littéral:  Premier  amour.  C'est  pendant  la  Révolu- 
tion de  1866-1869.  Les  paysans  de  la  côte  se  réfugient 
dans  la  montagne.  Ils  vivent  «  les  uns  sur  les  autres  ».  Un 
garçonnet  de  5  ans  fait  la  joie  de  Vanghélio,  belle  jeune 
fille  de  20  ans.  Elle  joue  avec  lui,-  le  porte  dans  ses 
bras,  l'embrasse  tout  le  temps.  L'enfant  devient  vérita- 
blement amoureux  délie,  ce  n'est  qu'à  elle  qu'il  obéit, 
et  ses  baisers  sont  la  seule  récompense  qu'il  réclame.  Il 
déclare  qu'il  veut  l'épouser,  fait  des  scènes  de  jalousie  à 
Jean  son  fiancé,  reproche  à  sa  propre  mère  «  de  l'avoir 
mis  au  monde  trop  petit  ».  Chacun  s'amuse  de  ce  sen- 
timent; dans  les  fêtes  populaires  où  l'échange  de  vers 
tendres  ou  ironiques  joue  un  grand  rôle,  on  adresse  à 
Ghiorghi  des  distiques  sur  ses  prétentions  disproportion- 
nées à  son  âge;  d'autres  lui  soufflent  des  réponses  éga- 
lement en  vers.  Il  ies  déclame  avec  fierté  comme  si  elles 
étaient  de  lui.  Tout  le  monde  s'amuse,  mais  lui  se  prend 
au  sérieux  ;  il  se  désespère  quand  il  voit  Vanghélio  danser 
avec  Jean  ;  il  est  ivre  de  joie  quand  elle  abandonne  son 
danseur  pour  venir  l'embrasser.  Bref,  tout  enfant,  sans 
soupçonner  l'amour,  il  en  connaît  toutes  les  joies  et  toutes 
les  peines. 


484  Le  Flambeau. 

La  révolution  de  1866  terminée,  on  l'envoie  à  l'école, 
il  ne  revoit  Vanghelio  que  pendant  ses  vacances.  Mais  il 
continue  à  i 'aimer  du  même  amour  inquiet,  farouche  et 
"d'autant  plus  plein  de  vagues  espérances  que  les  fian- 
çailles de  la  jeune  fille  sont  rompues.  Elle,  cependant, 
avec  tout  le  village,  continue  à  s'amuser  d'un  sentiment 
qui  semble  si  ridiculement  précoce.  Mais  les  années 
passent,  l'enfant  a  13  ou  14  ans,  et  un  été  quand  il 
revient,  Vanghelio  qui  va  l'embrasser  comme  de  cou- 
tume devant  tout  le  monde,  rougit  et  se  borne  à  lui  cares- 
ser les  cheveux,  Ghiorghi,  très  innocent  encore,  ne  com- 
prend rien  à  sa  froideur  ;  il  se  désespère,  fait  presque  une 
maladie  et  quand  il  rencontre  Vanghelio  dans  l'olivette, 
il  lui  fait  une  scène  si  violente  que  pour  l'apaiser  elle  le 
prend  comme  autrefois  sur  ses  genoux,  et  se  met  à  l'em- 
brasser; mais  elle  a  30  ans,  son  célibat  la  fait  brûler 
d'ardeurs  insoupçonnées,  lui-même  sent  soudain  s'éveil- 
ler en  lui  l'homme  et  ils  se  séparent  brusquement,  épou- 
vantés. Cependant  l'ignorance  de  l'éphèbe  est  encore  si 
grande,  ia  différence  d'âge  si  considérable,  que  les  choses 
seraient  peu  graves  si  la  malveillance  villageoise  ne  s'en 
mêlait.  Les  commères  accusent  la  vieille  fille  d'être 
pyrini  (de  feu),  de  chercher  à  débaucher  des  éphèbes; 
la  mère  de  Ghiorghi  prend  peur,  on  envoie  le  garçon 
tantôt  étudier  à  la  ville  et  tantôt  chasser  dans  la  mon- 
tagne. Rien  n'y  fait,  Ghiorghi  passe  son  hiver  à  écrire 
à  Vanghelio  des  lettres  d'amour  qu'il  ne  lui  envoie  pas, 
car  elle  ne  sait  pas  lire;  et  qu'il  lui  lit,  Tété  venu,  tandis 
qu'elle  l'écoute  en  pleurant.  L'amour  continue,  mais  il 
change  de  nature.  Ghiorghi  est  déjà  presque  un  homme, 
il  désire  Vanghelio,  mais  en  même  temps  il  trouve  qu'elle 
a  la  larme  trop  facile  et  compare  sa  maturité  desséchée 
aux  grâces  épanouies  d'une  jeune  voisine  blonde.  Quant 
à  Vanghelio,  c'est  elle  qui  aime  cette  fois  chastement, 
elle  se  rend  compte  de  l'immense  différence  d'âge  et 


Trois  étapes  de  la  littérature  grecque  moderne.  485 

son  amour,  pour  devenir  plus  profond,  devient  quasi 
maternel  ;  elle  souffre  d'autant  plus  des  quolibets  dont  on 
l'accable,  leur  intrigue  la  rend  la  fable  du  village  et, 
acculée  à  une  situation  sans  issue,  rongée  d'ailleurs  par 
la  maladie,  elle  se  suicide. 

Je  crains  que  dans  ce  bref  résumé,  il  ne  soit  pas  resté 
grand'chose  de  la  profondeur  et  de  l'acuité  de  l'analyse 
du  conteur  et  psychologue  crétois.  Une  traduction  résu- 
mant peut-être  un  peu  la  nouvelle  y  réussirait  évidemment 
mieux.  Proti  Agapi  mériterait  certainement  cet  honneur, 
j'en  dirai  autant  de  Quand  fêtais  instituteur,  l'autre  nou- 
velle de  Condylakis,  qui  finit  elle  aussi  par  un  suicide. 

Ces  fins  tragiques  ne  doivent  cependant  pas  faire  ran- 
ger Condylakis  parmi  les  auteurs  qui  systématiquement 
<(  broient  du  noir  ».  Comme  je  l'ai  dit,  avant  tout  il 
peint  la  vie  et  la  vie  n'est  jamais  uniforme.  Aux  événe- 
ments les  plus  dramatiques  se  mêlent  quotidiennement 
des  caractères  et  des  épisodes  comiques  ou  divertissants 
et  l'auteur  ne  manque  pas  de  les  cinématographier.  A 
cet  égard,  les  nouvelles  tragiques  de  Condylakis  rap- 
pellent certains  romans  de  Dickens  ou  de  Daudet  (tel 
Jack)  ;  avant  d'arriver  au  dénouement,  le  lecteur  sourit 
souvent.  C'est  également  certains  romans  de  Dickens  ou 
de  Daudet  (Pickwick  ou  Tartarin)  que,  par  la  drôlerie 
des  aventures,  la  fantaisie  et  la  véracité  des  épisodes,  la 
vérité  un  peu  haute  en  couleur  des  caractères  secon- 
daires, l'amusante  description  des  mœurs  locales,  rappelle 
Patouhas.  Je  tiens  d'ailleurs  à  marquer  que  les  compa- 
raisons avec  des  auteurs  étrangers  sont  mises,  ici  et  ail- 
leurs, pour  donner  au  lecteur  étranger  une  idée  un  peu 
plus  tangible  de  l'œuvre  grecque;  elles  n'impliquent  ni 
imitation  ni  copie.  Condylakis  ne  s'inspirait  de  personne, 
il  racontait  tout  bonnement  à  ses  amis  d'Athènes  ce  qu'il 
avait  vu  dans  son  île  natale. 


486  Le  Flambeau, 


Constantin  Hadjopoulos. 

Constantin  Hadjopoulos,  naquit  en  1869  à  Agrinion, 
ville  d'Ëtolie  située  a  quelques  lieues  à  peine  de  Misso- 
longhi  qui  devait  donner  coup  sur  coup  à  la  Grèce  d'au- 
jourd'hui ses  trois  plus  grands  poètes:  Palamas,  Drossi- 
nis  et  Maiakassis,  comme  elle  lui  avait  donné  les  plus 
grands  hommes  d'Etat  de  la  génération  précédente:  Tri- 
coupis  et  Déligeorges.  Il  semblerait  que  cette  petite  ville, 
célèbre  par  un  siège  héroïque,  tienne  à  montrer  depuis 
cent  ans,  que  Byron  n'est  pas  mort  en  vain  pour  elle. 
Hadjopoulos  vint  faire  son  droit  à  Athènes,  il  y  fit  sur- 
tout des  vers.  Après  avoir  exercé  peu  de  temps  comme 
avocat  dans  sa  ville  natale  et  fait  plus  que  son  devoir 
pendant  la  guerre  de  1897,  il  rentre  dans  la  capitale  et 
se  voue  aux  lettres.  Il  y  publie  deux  volumes  de  vers  et 
fonde  une  revue,  dont  le  titre:  l'Art  (Techni)  disait  les 
aspirations.  C'est  probablement  la  première  revue  vouée 
à  la  littérature  pure  qui  ait  paru  en  Grèce  et  qui  fut  en 
même  temps  écrite  entièrement  en  grec  démotique.  Son 
influence  fut  immédiate  et  considérable.  Mais  Hadjopou- 
los était  un  caractère  inquiet,  il  n'a  pas  la  patience 
d'attendre  que  la  Techni  prenne  racine  et  un  beau  matin 
part  pour  l'Allemagne.  ïl  s'installe  aux  environs  de  Mu- 
nich, épouse  une  jeune  artiste  finlandaise  et  consacre 
quatorze  ans  à  faire  connaître  de  loin  à  ses  compatriotes 
Goethe,  Karl  Marx  et  les  littératures  Scandinaves. 

En  1914,  il  revient  à  Athènes  pour  prendre  la  direction 
du  parti  socialiste  grec  ;  mais  les  lettres  l'arrachent  aus- 
sitôt à  la  politique.  Il  publie,  coup  sur  coup,  des  traduc- 
tions, un  volume  de  vers  marquant  une  transformation 
de  son  talent,  puis,  lui  qui  jadis  évitait  la  prose,  un  roman 
et  plusieurs  nouvelles:  un  ou  deux  volumes  par  an.  La 
guerre  elle-même,  au  cours  de  laquelle  il  devient  chef  de 
la  censure,  n'interrompit  pas  sa  production.  Il  semble  en 


Trois  étapes  de  la  littérature  grecque  moderne.  487 

pleine  forme  quand,  à  50  ans,  au  cours  d'un  voyage  il 
meurt  à  Brindisi,  d'une  rupture  d'anévrisme. 

Vlachos,  c'était  l'eupatride  que  sa  nature  porte  vers 
les  lettres,  mais  que  sa  position  sociale  aiguille  vers  la 
diplomatie  et  la  politique.  Condylakis  était  le  littérateur 
rivé  par  la  pauvreté  à  la  table  d'un  bureau  de  rédaction. 
Hadjopoulos,  appartenant  à  la  petite  bourgeoisie,  à  qui 
son  nom  ne  confère  ni  privilèges  ni  obligations,  qui  n'a 
pas  besoin  de  journal  pour  vivre,  est  l'homme  de  lettres 
pur. 

Voyons  ce.  qu'il  a  donné: 

«  Traduire  un  poète,  disait  Henri  Heine,  c'est  empail- 
ler un  clair  de  lune.  )>  Je  m'en  rends  compte  rien  qu'en 
voulant  traduire  les  titres  des  premiers  recueils  de  Hadjo- 
poulos: Ta  traghoudia  tis  érimias  (Les  chansons  de  la 
solitude),  Ta  eleghia  kai  ta  idyllia  (Les  élégies  et  les 
idylles).  En  grec  ils  sont  évocateurs  et  charmants,  la  tra- 
duction les  montre  affectés  et  banals.  Que  serait-ce  si 
j'essayais  de  mettre  en  français  les  premières  poésies  de 
Hadjopoulos?  Cela  serait  d'autant  plus  impossible 
qu'elles  valent  surtout  par  leur  musicalité.  Ce  qui  fait 
leur  mérite,  fit  aussi  à  l'époque  où  elles  parurent  leur 
grande  originalité.  Les  Parnassiens  avaient  fait  école  à 
Athènes;  Hadjopoulos  leur  oppose  le  vers  libre.  Il  se 
distingue  aussi  des  poètes  qui  puisaient  plus  directement 
leur  inspiration  dans  le  sol  hellène  et  qui  ont  de  commun 
avec  lui  l'amour  de  la  vie  champêtre  et  pastorale;  ceux- 
ci,  continuateurs  des  chants  Klephtiques,  restaient  fidèle- 
ment asservis  aux  mètres  de  la  poésie  populaire;  de  plus 
ils  chantent,  admirablement  d'ailleurs,  mais  presque  exclu- 
sivement, soit  les  héros  de  la  guerre  de  l'Indépendance 
(Valaoritis),  soit  les  scènes  de  la  vie  bucolique  (Crys- 
tallis)  ;  lui  est  un  rêveur  sentimental  ;  il  chante  «  le  fris- 
son du  vent  parmi  les  ramures,  les  sentiers  d'automne, 
la  voix  perdue  aux  creux  des  vallons,  les  plaintes  vagues 
de  l'espace  »  (Philéas  Lebesgue). 


488  Le  Flambeau. 

Hadjopoulos  montre  une  même  originalité  vis-à-vis  des 
étrangers.  Certes  il  a  été  influencé  par  Verlaine  et  plus 
encore,  comme  l'écrit  Palamas,  par  Henri  de  Régnier. 
Mais  ce  qu'il  emprunte  aux  poètes  français,  c'est  une  con- 
ception de  la  poésie,  rien  d'autre.  S'il  pleut  souvent  sur 
son  cœur,  son  cœur  est  resté  grec;  les  paysages  et  le 
folk-lore  hellénique  sont  avec  sa  propre  âme  les  sources 
de  son  inspiration. 

Avec  l'âge  on  remarque  chez  Hadjopoulos  une  évolu- 
tion qui  est  commune  à  beaucoup  de  poètes  grecs:  le 
retour  au  classicisme.  Le  vers,  très  soigné,  affecte  une 
forme  très  simple,  la  pensée  devient  sereine,  objective, 
les  passions,  y  compris  l'amour  semblent  calmées;  le 
poète  pense  et  décrit;  il  n'en  demeure  pas  moins  sub- 
jectif et  parle  à  l'occasion,  plus  ou  moins  souvent  selon 
les  tempéraments,  de  lui-même.  Quand  cette  évolution 
s'est  manifestée  après  1830  chez  Denys  Solomos,  le  pre- 
mier en  date  et  en  talent  des  grands  poètes  grecs  mo- 
dernes, on  y  a  vu  une  influence  de  l'olympisme  de 
Goethe.  En  réalité,  elle  devait  avoir  des  sources  plus  pro- 
fondes; elle  reparaît  chez  beaucoup  et,  pour  ne  parler 
que  des  contemporains,  chez  Palamas  et  chez  Drossinis, 
qui,  dès  1903,  publie  son  recueil  Galini  (Sérénité.)  Elle 
explique  mieux  qu'autre  chose  les  Stances  de  ce  Moréas 
resté  si  étrangement  homme  de  lettres  grec  dans  sa  vie, 
ses  mœurs,  ses  qualités  et  ses  défauts. 

Les  Modes  Simples  (Apli  Tropi),  le  dernier  recueil 
de  Hadjopoulos,  en  portent  très  manifestement  l'em- 
preinte. Les  tendances  au  vers  libre  sont  remplacées  par 
des  formes  consacrées  et  notamment  le  vers  de  quinze 
pieds  (l'alexandrin  grec)..  Le  vers  très  soigné,  très  har- 
monieux, est  dédaigneux  des  rimes  trop  riches  et  de  la 
pourpre  parnassienne;  le  vocabulaire  relativement  res- 
treint évite  les  mots  rares.  On  dirait  un  disciple  de  Ra- 
cine. D'un  autre  côté,  aucune  passion  déréglée  ne  trou- 
ble le  poète.  Il  chante  dans  deux  poèmes  —  d'une  déli- 


Trois  étapes  de  la  littérature  grecque  moderne.  489 

catesse  et  d'une  vérité  exquises  —  le  charme  de  l'amitié 
avec  deux  écrivains  auxquels  l'unit  le  même  idéal  poé- 
tique. Il  décrit  surtout  des  paysages  de  mer  ou  de  mon- 
tagne —  parfois  le  même  paysage  à  différentes  heures 
du  jour  —  mais  ce  n'est  pas  un  pur  descriptif,  car  les 
paysages  l'intéressent  autant  par  eux-mêmes  que  par  les 
sentiments  qu'ils  évoquent  chez  lui.  Comme  le  Moréas 
des  Stances  se  comparaît  à  la  fumée  et  à  bien  d'autres 
choses,  Hadjopoulos  se  compare  successivement  au 
lierre  couvrant  une  maison,  à  un  nuage,  à  un  arbre. 

Insistons  pourtant  sur  ce  point  que  Moréas,  qui  a  été 
très  étudié  par  d'autres  de  ses  compatriotes,  ne  semble 
pas  avoir  influencé  directement  Hadjopoulos.  Il  n'y  a  pas 
imitation;  simplement  similitude  de  tempéraments  et 
d'idéaux  poétiques;  similitude  naturelle  d'ailleurs  chez 
deux  hommes  de  même  race,  d'une  culture  également  très 
livresque,  et  arrivés  après  une  vie  assez  pareille  au  même 
âge. 

On  a  relevé  qu'il  n'est  pas  question  d'amour  dans  les 
Stances.  Dans  Modes  Simples,  il  n'est  parlé  d'amour 
qu'une  seule  fois  et  encore  s'agit-il  plus  de  reconnais- 
sante tendresse  que  d'amour.  Je  fais  allusion  aux  vers 
que  lcpoèfe  adresse  à  sa  femme  et  que  je  traduis  tant 
bien  que  ïnal  comme  suit  : 

Je  me  souviens  comment  tu  m'as  troublé  le  cœur  pour  la 
première  fois  ;  la  première  jeunesse  ne  fleurissait  pas  sur 
ton  visage,  tu  n'avais  pas  une  fière  beauté,  mais  un 
charme  brillait  obscurément  reflété  dans  un  doux  regard. 
Je  compris;  le  sort  devant  moi  t'envoyait  comme  un  tardif 
et  divin  avril. 

Et  tu  m'as  pris,  mais  non  comme  l'orage  dont  a  soif 
un  jeune  cœur  inquiet;  tu  m'as  rafraîchi  comme  rafraî- 
chit la  terre  une  pluie  fertilisante  de  printemps,  simple, 
humble,  mais  porteuse  de  richesses.  Tu  es  venue  dans 
ma  vie  obscure,  pauvre,  tu  l'as  ouverte  au  soleil,  à  la 
sérénité  que  Dieu  donne  à  ceux  qu'il  aime. 


490  Le  Flambeau. 

Près  de  toi  j'ai  passé  bien  des  années;  heureuses, 
comme  je  ne  pourrais  pas  le  dire;  si  le  bonheur  est 
l'amour  apaisé  et  la  concorde,  c'est  toi  qui  m'as  appris 
leur  chant  profond;  si  la  vie  n'est  ni  stérile  ni  mortelle, 
son  plus  beau  fruit,  tu  me  l'as  donné.  Ah!  un  seul  de  tes 
calmes  regards,  que  d'orages  il  fait  taire  en  moi! 

Que  l'heure  soit  bénie  qui  t'a  fait  surgir  douce  et  noble 
devant  moi!  Tu  m'as  ouvert  un  doux  mystère,  tu  m'as 
donné  un  rayon  de  joie  surhumaine.  C'est  toi  qui  as  semé 
tout  ce  qui  frémit  en  moi;  tout  ce  qui  y  pousse  est  ta  joie. 
Âh,  que  le  sort  te  laisse,  comme  il  t'a  envoyée  près  de 
moi,  toujours  un  éternel  avril! 

Hadjopoulos  dans  ces  dernières  années  s'était  essayé  à 
la  prose.  Son  grand  roman  V Automne  a  eu  peu  de  suc- 
cès: on  l'a  trouvé  obscur  et  diffus,  défauts  attribués  à 
une  influence  malheureuse  du  roman  Scandinave  que 
Hadjopoulos,  traducteur  de  Geijerstam,  avait  beaucoup 
étudié.  Par  contre,  ses  nouvelles  et  principalement  Une 
Vie,  Tasso  et  Dans  l'Ombre  ont  été  tellement  appréciées 
qu'à  l'heure  qu'il  est  l'auteur  est  aussi  estimé  comme 
prosateur  que  comme  poète.  D'ailleurs  il  a  déployé  dans 
les  deux  genres  des  qualités  toutes  différentes. 

«  Il  a  passé  »,  dit  Palamas,  «  du  pôle  du  lyrisme  aux 
antipodes  du  réalisme.  »  De  fait  ses  deux  premières  nou- 
velles relèvent  de  Maupassant,  la  troisième  du  roman 
russe.  Qu'on  en  juge  plutôt. 

Une  vie,  est  la  triste  histoire  d'un  jeune  homme  qui 
n'ayant  pu  achever  ses  études  universitaires  est  entré 
dans  l'administration  des  postes;  il  n'y  trouve  qu'un 
traitement  de  famine;  le  seul  espoir  qui  s'offre  à  lui  de 
sortir  de  la  misère  est  d'épouser  une  jeune  fille  avec 
tache.  Il  hésite.  Puis,  poussé  par  la  misère,  s'y  décide: 
mais  la  future  trouve  un  autre  candidat  qui  est  plus  à  son 
goût,  et  il  retourne  à  son  bureau  plus  malheureux  que 
jamais  et  plus  misérable  aussi  car,  pour  pouvoir  faire 


Trois  étapes  de  la  littérature  grecque  moderne.  491 

figure,  il  a  dû  s'endetter.  Le  récit  vaut  par  une  notation 
d'une  exactitude  merveilleuse  de  la  vie  d'un  tout  petit 
fonctionnaire.  On  trouve  à  chaque  page  des  détails  aussi 
navrants  que  vrais:  tels  la  lutte  pour  économiser  quel- 
ques sous  sur  le  déjeuner  du  matin.  La  dégradation  mo- 
rale qui  résulte  d'une  existence  aussi  mesquine  que 
navrante  n'est  pas  moins  remarquablement  indiquée. 

Tasso  (abréviation  d'Anastasie),  est  une  jeune  pay- 
sanne élevée  comme  demi-servante  chez  un  propriétaire 
rural.  Le  fils  de  celui-ci,  qui  l'a  toujours  plus  ou  moins 
désirée,  la  retrouve,  quand  il  revient  s'établir  comme 
médecin  au  village,  mariée  à  une  garde  de  ses  propriétés, 
ancien  soldat,  brave  homme,  d'âge  mûr.  Tasso  devient 
la  maîtresse  du  docteur.  Quand,  après  cinq  ans,  celui-ci 
veut  se  marier,  elle  menace  de  faire  un  esclandre.  Le 
mariage  eu  lieu  tout  de  même,  et  Tasso  finit  par  prendre 
un  autre  amant. 

Réduite  à  l'essentiel  l'anecdote  paraît  banale  et  un  peu 
répugnante.  La  nouvelle  n'est  ni  l'un  ni  l'autre;  on  la 
sent  trop  vraie  pour  cela.  Les  personnages,  quoique  se 
conduisant  en  somme  assez  tristement,  ne  sont  pas  des 
brutes.  Ainsi  Tasso  n'est  ni  une  «  roulure  »,  ni  la  fille  de 
ferme  qu'on  renverse  contre  un  talus:  c'est  une  belle 
fille  qui  a  -des  sens  et  un  mari  trop  vieux  ;  la  scène  où, 
après  avoir  repoussé  son  maître,  elle  vient  dans  sa  cham- 
bre se  donner  en  sanglotant  et  sans  dire  un  mot,  la  peint 
en  quelques  traits.  Son  mari  est  encore  moins  méprisable  ; 
il  se  doute  bien  de  quelque  chose,  mais  il  n'est  pas  sûr  ; 
malgré  tout,  d'ailleurs,  le  docteur  est  pour  ce  vieux 
garde  le  maître,  quelque  chose  comme  un  seigneur  féodal. 
Méprisables  d'ailleurs  ou  non,  l'une  et  l'autre  sont  des 
personnages  vrais  qui  n'agiraient  pas  autrement  dans  la 
vie;  j'en  dirai  autant  du  docteur,  que  l'isolement  plus 
que  l'amour  rive  pendant  cinq  ans  à  Tasso,  et  de  sa  fian- 
cée, navrée  du  passé  de  son  futur,  mais  qui  ferme  les 
yeux,  car  le  scandale  qui  résulterait  de  la  rupture  des 


492  Le  Flambeau. 

fiançailles  serait  plus  grand  que  celui  qui  découle  des 
esclandres  dont  menace  Tasso.  On  a  été  choqué  par  cer- 
tains traits,  ainsi  de  l'indifférence  du  docteur  pour  les 
deux  enfants  de  Tasso  qui  sont  probablement  de  lui. 
Mais  hélas,  la  voix  du  sang  n'existe  qu'au  théâtre  et  on 
n'aime  guère  les  enfants  dont  on  n'a  pas  désiré  la  venue 
au  monde,  et  qui,  par  le  milieu  où  ils  sont  condamnés  à 
vivre,  ne  pourront  jamais  vous  procurer  joie  ou  honneur. 

Au  surplus  l'impression  que  je  tâche  de  mettre  en 
lumière  résulte  aussi  de  la  volonté  de  l'auteur,  qui,  à  la 
différence  par  exemple  des  auteurs  de  l'ancien  théâtre 
libre,  ne  ricane  pas  en  nous  montrant  ses  personnages, 
qui  ne  s'appesantit  même  pas  sur  leur  banalité.  De  toute 
évidence  il  raconte  une  histoire  qu'il  a  vue  quand  il 
était  avocat  dans  une  petite  ville  de  province  et  il  veut 
peindre  des  spécimens  de  l'humanité  moyenne.  Au  con- 
traire, dans  sa  dernière  grande  nouvelle,  il  a  plongé  dans 
les  bas-fonds;  déjà  le  titre  Sto  Skotadi  (Dans  l'Ombre, 
ou  Dans  les  Ténèbres)  montre  que  c'est  d'un  enfer  sur 
terre  qu'il  s'agit.  M.  Louis  Roussel  qu'on  me  permettra 
de  citer  une  fois  plus,  la  résume  comme  suit  : 

«  Le  sujet  en  est  simple  et  atroce  :  Stavros  est  alité  et 
souffre  d'une  blessure  qui  tous  les  jours  empire.  Il  est 
soigné  par  sa  femme,  employée  comme  lui  dans  une 
fabrique  de  tabacs,  de  plus  nourrice,  et  qui  a  fort  à  faire. 
Antoine,  un  ami  de  la  maison,  apporte  à  manger  parfois 
au  misérable  ménage,  et  à  boire  au  malade,  qui,  malgré 
la  défense  du  médecin,  ne  veut  pas  s'abstenir  d'alcool. 
Les  intentions  du  bienfaiteur  sur  la  jeune  femme  ne  sont 
pas  douteuses.  Siélia,  effrayée,  maltraitée  par  son  mari, 
forme  le  projet  de  s'enfuir,  erre  misérablement  une  jour- 
née entière  dans  la  campagne,  et  rentre  à  la  maison,  vain- 
cue, c'est-à-dire  acceptant  l'idée  de  l'ivresse  pour  son 
mari,  de  l'adultère  pour  elle.  Une  nuit  le  malade  qui 
s'est  traîné  jusqu'à  Antoine  et  Stélia,  les  surprend;  d'au- 
tre part,  Antoine  est  las  de  payer  le  médecin;  enfin  la 


Trois  étapes  de  la  littérature  grecque  moderne^  493 

plaie  de  Stavros  répand  une  odeur  infecte.  Antoine  sou- 
haite donc  une  prompte  solution.  Un  soir,  il  rentre  ivre, 
et  comme  il  veut  Stélia  tout  de  suite,  et  que  Stélia  est 
occupée  auprès  de  son  malade,  et  cherche  à  lui  échapper, 
Antoine  étrangle  Stavros.  Stélia  pousse  des  cris  épou- 
vantés, Antoine  s'enfuit.  Mais  l'auteur  laisse  entendre 
que  nui  ne  saura  rien  du  crime,  et  qu'Antoine  prendra 
la  place  de  Stavros  dans  la  maison-  » 

Le  côté  douloureux  du  réalisme  de  Hadjopoulos  serait 
encore  mieux  saisi,  si  je  pouvais  entrer  dans  les  détails. 
Il  semble  que  l'auteur  a  voulu  nous  monter  jusqu'où  la 
misère  peut  réduire  une  créature  humaine.  Son  héroïne 
est  une  malheureuse  paysanne  Epirote;  elle  a  été  violée 
par  les  soldats  turcs.  Son  époux  est  une  brute,  presque  un 
«  apache  »  et  on  sent  qu'elle  finira  par  être  la  maîtresse 
résignée  de  l'assassin  de  son  mari.  Pourtant,  c'est  tou- 
jours à  la  force  qu'elle  doit  ses  dégradations.  Elle  a  pour 
son  bébé  un  amour  de  bête  sauvage;  elle  soigne  avec 
dévouement  son  mari,  bien  qu'il  ait  attrapé  dans  un 
bouge  une  blessure  aussi  malodorante  que  celle  de  Phi- 
locfète.  Amenée  à  le  tromper,  elle  passe  à  travers  une 
crise  qui,  pour  se  manifester  par  une  course  folle  à  tra- 
vers champs  et  par  des  cris  inarticulés,  n'en  est  que  plus 
poignante:  C'est  la  bête  traquée.  Comprend-on  la  vérité 
de  cette  peinture?  Autant  que  l'héroïne,  il  faut  admirer 
la  sobiété  avec  laquelle  l'auteur  a  peint  sa  tragique  aven- 
ture. Gorki  n'aurait  pas  mieux  fait. 

Et  quelle  souplesse  de  talent  pour  passer  sans  effort 
des  Modes  simples  à  Sto  Skotadi.  Cette  souplesse,  Hadjo- 
poulos l'a  encore  mieux  montrée  par  ses  traductions. 
Dans  un  pays  où  les  plus  grands  n'ont  pas  dédaigné  de 
traduire,  les  traductions  sont  devenues  un  genre  litté- 
raire. Personne  cependant  n'a  dépassé  la  manière  dont 
Hadjopoulos  a  rendu  Faust  et  Iphigénie  en  Tauride;  c'est 
très  exactement  Goethe  et  ce  sont  de  très  beaux  poèmes 
grecs.  Les  personnes  qui  lisent  le  suédois  n'admirent 


494  Le  Flambeau. 

pas  moins  la  traduction  du  Livre  du  Petit  Frère  de 
Geijerstam. 

Les  traductions  de  Hadjopoulos  datent  de  l'époque  où, 
à  l'âge  de  30  ans,  il  alla  vivre  en  Allemagne.  On  pou- 
vait penser  que  quatorze  ans  de  séjour  à  Munich,  le  culte 
voué  à  Goethe  et  à  Karl  Marx,  devaient  lors  de  la  grande 
guerre  tourner  notre  poète  du  côté  germanique.  Ce  fut 
tout  juste  le  contraire.  Et  son  cas  ne  fut  pas  isolé,  tandis 
que  les  Grecs  ayant  fait  des  études  militaires  et  parfois 
scientifiques  en  Allemagne  revinrent  généralement  avec 
la  conviction  que  la  Germanie  ne  pouvait  être  battue, 
ceux  qui  y  firent  des  études  littéraires  ou  sociales  sou- 
haitèrent en  grand  nombre,  dès  le  début  de  la  guerre,  la 
victoire  de  l'Entente.  Le  phénomène  n'est  pas  inexplica- 
ble; en  tout  cas  il  est  incontestable.  Les  bureaux  du  gou- 
vernement provisoire  de  Salonique  étaient  remplis  de 
hauts  fonctionnaires  sortis  d'universités  d'outre-Rhin, 
De  même,  parmi  les  hommes  de  lettres,  nuls  ne  furent 
plus  ardents  en  écrits  et  discours  ententistes  que  des  gens 
ayant  passé  leur  jeunesse  en  Allemagne.  Les  cas  du  poète 
Drossinis,  des  professeurs  N.-G.  Politiset  Sotiriadès,  on 
pourrait  multiplier  les  exemples,  sont  typiques  à  cet 
égard.  Le  cas  de  Hadjopoulos  ne  l'est  pas  moins.  Il  se 
jeta  au  plus  fort  de  la  mêlée  et  son  Hymne  à  la  France 
fut,  parmi  les  nombreux  poèmes,  publiés  entre  1914  et 
1918  en  l'honneur  de  ce  pays,  celui  qui  eut  le  plus  de 
retentissement. 

Et  ainsi,  de  cette  rapide  excursion  à  travers  la  littéra- 
ture grecque  moderne,  on  emporte  une  note  finale,  celle 
que  le  maréchal  Lyautey  emportait  de  son  voyage  de 
1893  en  Grèce  et  par  laquelle  il  termine  l'admirable  récit 
qu'il  en  fait:  celle  d'un  amour  profond  pour  la  France. 
S'en  rend-on  bien  compte  à  Paris? 

Athènes,  août  1921.  A.  ANDRÉADÈS. 


La  Question  albanaise 

La  question  des  frontières  de  l'Albanie  est  pendante 
devant  le  Conseil  suprême,  auquel  cette  affaire  a  été 
renvoyée  par  la  Société  des  Nations... 

Les  Albanais  demandent  qu'on  leur  reconnaisse  les 
frontières  fixées  par  la  Conférence  de  Londres  en  1913. 
Ils  demandent,  en  outre,  qu'on  reconnaisse  aux  popu- 
lations albanaises  laissées  en  dehors  de  ces  frontières 
tous  les  droits  dont  les  minorités  ethniques  peuvent 
aujourd'hui  se  prévaloir,  dans  les  Etats  de  l'Europe 
orientale. 

Ils  se  rendent  fort  bien  compte  qu'il  sera  difficile  de 
réaliser  cet  idéal  du  côté  de  la  Grèce  où  l'hellénisation 
est  trop  avancée  pour  reculer  encore,  aujourd'hui  qu'elle 
est  sanctionnée  par  le  fait  politique.  Mais  ils  protestent, 
et  avec  la  dernière  énergie,  contre  la  politique  d'exter- 
mination suivie  par  les  Yougo-Slaves  en  Vieille-Serbie 
(ci-devant  vilayet  de  Kosovo),  contre  les  incendies  de 
villages,  les  massacres,  les  atrocités  de  toute  nature  aux- 
quelles est  en  butte,  prétendent-ils,  une  population  qui 
s'élèverait  à  près  d'un  million  d'âmes. 

Les  Albanais  estiment,  en  effet,  que  l'occupation  des 
territoires  contestés  n'est  qu'un  fait  de  guerre,  lequel  ne 
saurait  engendrer  de  droits.  D'ailleurs,  les  voisins  qui 
bénéficient  aujourd'hui  d'un  accroissement  de  territoire 
au  détriment  de  l'Albanie  pourraient  se  dire  que,  si  ce 
territoire  a  été  laissé  en  dehors  des  frontières  de  l'Etat 
nouveau,  en  1913,  c'est  parce  que,  à  cette  époque,  !a 
théorie  wilsonienne  du  droit  des  peuples  n'existait  pas 
encore,  et  parce  que,  il  faut  bien  le  dire,  la  tentative 


496  Le  Flambeau. 

d'une  création  politique  en  Albanie  n'inspirait  que  fort 
peu  de  confiance. 

L'homme  qui  représentait  les  intérêts  albanais  à  Ge- 
nève, l'évêque  Théophane  (Fan  Noli),  mérite  d'être  pré- 
senté au  lecteur  dans  toutes  les  formes. 

C'est  un  homme  admirable,  par  sa  vertu  civique  autant 
que  par  ses  talents.  Lorsque,  il  y  a  quelques  mois  seu- 
lement, le  gouvernement  de  son  pays  lui  interdisait  de 
poser  le  pied  sur  le  sol  natal,  il  répondait,  à  des  amis 
qui  l'invitaient  à  reprendre  autrement  sa  revanche,  ces 
paroles  désormais  historiques  :  Chë  faj  më  ka  Shqipëria  ? 
C'est-à-dire:  «  Ma  patrie  est-elle  responsable  des  fautes 
de  ses  gouvernants,  pour  que  je  m'en  prenne  à  elle?  » 
Presque  aussitôt  après,  répondant  à  l'appel  de  ces  mêmes 
hommes  qui  venaient  de  l'outrager,  il  courait  à  Genève, 
et,  en  faisant  admettre  l'Albanie  dans  la  Société  des  Na- 
tions, il  lui  assurait  le  plus  beau  des  triomphes. 

L'évêque  Théophane  représente  en  réalité  deux  per- 
sonnages. Il  est  le  chef  religieux  de  l'église  orthodoxe 
albanaise  autocéphale,  qui  s'est  constituée  en  Amérique 
il  y  a  quinze  ou  vingt  ans,  et.  dont  le  statut,  en  Albanie, 
n'est  pas  encore  réglé,  bien  qu'elle  soit  appelée,  peut- 
être,  à  s'assimiler  l'église  grecque  locale,  et  à  devenir 
l'église  nationale  unique  des  Orthodoxes  de  rite  grec, 
mais  de  langue  liturgique  albanaise.  Il  est  en  outre  le 
chef  du  parti  nationaliste  et  démocratique.  Cela  nous 
amène  à  dire  deux  mots  de  la  situation  des  partis  en 
Albanie. 

Sous  le  régime  turc,  l'Albanie  était,  peut-on  dire,  un 
pays  de  féodalité:  la  grande  propriété  était  dans  les 
mains  des  beys,  et,  avec  elle,  toute  l'influence  sociale. 
De  cette  influence,  ils  usaient  et  abusaient,  de  façon  que 
le  reste  de  la  population  était  réduit  à  un  état  de  servage 
effectif,  sinon  légal.  Tel  est  le  régime  que,  en  dépit  de 
lois  sur  le  papier,  le  parti  aristocratique,  aujourd'hui 
au  pouvoir,  prétend  bien  maintenir. 


La  Question  albanaise.  497 

Quoique  ne  représentant  qu'une  minorité  du  peuple 
albanais,  il  est  parvenu,  au  moyen  d'un  coup  d'Etat,  à 
s'assurer  la  majorité  dans  le  Parlement  nouvellement  élu. 
Mais  il  a  si  bien  conscience  de  sa  faiblesse,  d'autre  part, 
qu'il  n'oserait  tenter  de  gouverner  seul,  et  qu'il  propose 
de  former  un  ministère  de  coalition:  ii  espère  bien  par 
là  continuer  à  faire  ce  qu'il  veut,  tout  en  endossant  aux 
adversaires  la  responsabilité  de  ses  actes.  Les  membres 
de  ce  parti,  ses  coryphées  même,  sont  (les  ignorants 
(beaucoup  ne  savent  même  pas  écrire  la  langue  natio- 
nale), des  ambitieux  sans  talent,  des  gens  pour  qui  le 
bien  public  n'est  rien,  l'intérêt  personnel  de  caste  est 
tout.  Ils  étaient,  hier,  les  partisans  d'Essad-Pacha; 
aujourd'hui,  ils  font  revivre  son  esprit.  C'est  tout  dire. 

Le  parti  démocratique,  lui,  embrasse  tout  ce  que 
l'Albanie  a  produit  de  bon  dans  le  passé,  depuis  son 
réveil  national,  tout  ce  qui  peut  engendrer  quelque  espoir 
pour  l'avenir.  C'est  là  qu'on  trouve  les  nationalistes, 
qui,  reniant  les  trois  nations  (millet)  auxquelles  ressor- 
tissaienf  jadis  les  Albanais,  ne  veulent  reconnaître,  en 
dépit  des  différences  religieuses,  qu'un  peuple  unique. 
C'est  là  qu'on  trouve  les  progressistes,  qui,  rompant 
avec  la  culture  musulmane,  frappée  de  stérilité,  visent 
à  faire  de  l'Albanie  un  Etat  européen  et  moderne.  C'est 
là  qu'on  trouve,  enfin,  les  démocrates,  qui,  rejetant  les 
privilèges  de  caste,  prétendent  instaurer  une  démocratie, 
aux  lois  égales  pour  tous,  n'admettant  d'autre  supério- 
rité que  celle  de  la  vertu  et  des  talents. 

Bref,  nous  assistons  aujourd'hui,  en  Albanie,  à  un 
terrible  duel:  d'un  côté,  l'esprit  du  moyen  âge,  de  la 
barbarie,  l'esprit  d'Ali-Pacha  et  d'Essad,  de  l'autre, 
l'esprit  moderne,  avec  son  idéal  de  liberté,  de  justice, 
de  progrès.  Lequel  des  deux  triomphera,  nous  ne  le 
savons;  mais,  personnellement,  j'aime  à  croire  que  le 
triomphe  de  la  bonne  cause  est  assuré  déjà,  bien  que  la 
lutte  doive  être  chaude,  et,  probablement,  longue  encore... 

33 


498  Le  Flambeau. 

D'ici  là,  pour  le  bien  de  l'Albanie,  j'espère  que  l'évêque 
Théophane,  ce  grand  idéaliste,  parviendra  à  faire  par- 
tager cette  conviction  par  les  hommes  qui  tiennent  en 
main  les  destinées  du  nouvel  Etat;  alors,  alors  seulement, 
qu'eux-mêmes  s'en  rendent  compte  ou  non,  ils  seront 
dans  l'état  mental  voulu  pour  faire  justice  à  ce  nouveau 
venu  dans  la  Société  des  Nations 

Reprenant  les  choses  de  plus  haut,  voyons  mainte- 
nant, de  près,  les  éléments  qui  ont  contribué  à  édifier  le 
présent  de  l'Albanie,  qui  influenceront  certes  longtemps 
encore  son  avenir. 

* 

L'Albanie  forme  aujourd'hui  un  petit  Etat,  resserré 
entre  la  mer  Adriatique  à  l'ouest,  la  Yougo-Slavie  au  nord 
et  à  l'est,  la  Grèce  au  sud. 

C'est  là  la  «  petite  »  Albanie,  celle  créée  en  1913,  et 
qui  représente  en  réalité  un  minimum.  Car  on  ne  lui  a 
assigné  que  les  territoires  sur  lesquels  aucun  voisin  ne 
pouvait  vraisemblablement  faire  valoir  de  droits.  Les 
régions  peuplées  seulement  en  partie  par  des  Albanais 
ont  été  considérées  comme  serbes  et  grecques,  et  attri- 
buées, par  droit  de  conquête,  à  la  Serbie  et  au  Monté- 
négro (aujourd'hui  Yougo-Slavie),  ainsi  qu'à  la  Grèce. 

On  sait  que  les  statistiques  n'existaient  pas  en  Turquie. 
Aussi  n'est-il  possible  d'estimer  la  population  du  nouvel 
Etat  que  fort  approximativement.  Et,  si  nous  lui  suppo- 
sons un  bon  million  d'habitants,  il  existe  certainement 
encore  un  million  et  demi  d'Albanais  hors  de  ses  fron- 
tières, en  Yougo-Slavie,  en  Grèce,  en  Italie. 

Dès  avant  1913,  la  Grèce  possédait  une  importante 
population  albanaise,  résidu  de  colonies  fondées  aux 
xive  et  xv6  siècles.  C'est  ainsi  qu'Athènes  est  située  au 
milieu  d'une  région  quasi  complètement  albanaise,  et 
qu'on  retrouve  des  centres  albanais  échelonnés  jusqu'à 
l'extrémité  sud  du  Péloponèse. 


La  Question  albanaise.  499 

Dans  son  remarquable  ouvrage,  intitulé  Albanesische 
Studien  (1854),  Hahn  donne  une  statistique  des  Alba- 
nais de  Grèce,  avec  un  total  de  173,000  âmes.  Et  il  ajoute 
ces  mots,  à  l'adresse  des  partisans  de  la  thèse  de  l'abâ- 
tardissement de  la  race  grecque  :  «  Quelque  inexact  que 
puisse  être  ce  calcul,  il  montre,  dans  tous  les  cas,  com- 
bien exagéré  est  l'avis  de  ceux  qui  prétendent  que  les 
Albanais  forment  la  moitié,  ou  le  tiers  au  moins,  de  la 
population  totale  du  royaume  de  Grèce.  »  D'après  des 
sources  albanaises,  il  y  aurait  eu  en  Grèce,  avant  1913, 
350,000  Albanais. 

Des  colonies  importantes  sont  encore  celles  de  l'Italie 
méridionale  et  de  la  Sicile,  remontant  aux  premiers 
temps  de  la  conquête  turque  (xve  siècle).  Hahn  en  donne 
une  statistique  détaillée,  faisant  un  total  de  85,551  âmes. 
On  admet  qu'il  existe  aujourd'hui  plus  de  200,000  Italo- 
Albanais. 

Citons  encore  —  outre  le  village  de  Peroi,  en  Istrie, 
et  les  villages  de  Ninkitze  et  Herkootze,  entre  Schabatz 
et  Mitrovitza,  en  Syrmie  —  la  petite  colonie  albanaise 
de  Borgo-Erizzo,  près  de  Zara,  où  j'eus  moi-même  l'oc- 
casion de  passer  quelques  heures,  en  1914,  un  mois  envi- 
ron* avant  la  guerre.  Le  gouvernement  de  Vienne,  pour 
servir  sa  politique  en  Albanie,  y  avait  institué  des  cours 
d'albanais,  et  des  livres  en  albanais  ont  même  été  publiés 
en  vue  de  cet  enseignement. 

Les  Albanais  appartiennent  à  la  grande  famille  aryenne, 
dont  ils  forment  aujourd'hui,  à  eux  seuls,  une  branche 
à  part.  Leur  langue  n'a  d'affinité  avec  aucune  autre,  sauf 
peut-être  avec  le  roumain.  Car,  bien  que  cet  idiome,  sous 
sa  forme  actuelle,  se  rattache  au  groupe  néo-latin,  cer- 
taines de  ses  constructions  caractéristiques  n'en  sont  pas 
moins  identiques  à  celles  de  l'albanais  ;  d'où  l'hypothèse 
d'un  substratum  commun,  défendue  par  le  grand  philo- 
logue roumain  Hasdeu,  et  assez  généralement  admise 
aujourd'hui.    Parmi    les    ancêtres    communs,    les    uns 


500  Le  Flambeau. 

seraient  restés  eux-mêmes,  inviolés,  d'où  les  Albanais 
modernes,  tandis  que  le  reste  se  serait  fondu  dans  la 
colonisation  romaine. 

On  ne  sait  d'ailleurs  que  fort  peu  de  choses  de  nos 
Albanais.  On  a  essayé,  à  diverses  reprises,  de  les  iden- 
tifier avec  l'un  ou  l'autre  des  peuples  dont  l'histoire 
ancienne  nous  révèle  l'existence.  On  a  mis  en  avant  les 
Pélasges,  notamment,  ces  mystérieux  Pélasges  dont  les 
Grecs  se  croyaient  descendus.  On  a  ensuite  proposé  les 
Illyriens.  Malheureusement,  on  ne  possède,  sur  ce  peu- 
ple lui-même,  que  des  données  à  peu  près  négatives. 
Faute  de  mieux,  les  bons  patriotes  albanais  se  réclament, 
à  tout  hasard,  de  Pyrrhus,  ce  roi  d'Epire  qui  mit  un 
instant  en  balance  les  destinées  de  Rome,  et  d'Alexandre 
le  Grand  lui-même... 

En  fait,  les  Albanais  n'ont  pas  d'histoire.  Leur  rôle, 
toujours  effacé,  fut  celui  de  sujets,  de  sujets  difficiles, 
récalcitrants,  en  face  de  maîtres  impérieux,  de  mauvais 
maîtres.  Après  avoir  subi  —  dans  les  limites  de  nos  con- 
naissances historiques,  car  la  race  est  plus  vieille,  et 
installée  sans  doute  depuis  plus  longtemps  dans  le  pays 
qu'elle  habite  —  la  domination  grecque,  puis  celle  de 
Rome,  qui  a  laissé  des  traces  considérables,  notamment 
dans  la  langue;  celle  de  Byzance,  qui,  superficielle  au 
nord,  ne  fit  de  véritables  conquêtes  que  dans  le  sud; 
celle  des  Serbes  enfin,  qui  passa  vite,  les  Albanais  (après 
Kosovo,  en  1389)  furent  subjugués  par  les  Turcs,  qui 
donnèrent  au  pays  son  caractère  définitif,  caractère  qu'il 
conserve  encore  aujourd'hui,  et  auquel  il  aura  beaucoup 
de  mal  de  renoncer. 

Disons-le  tout  de  suite:  les  Albanais  n'ont  pas  grand'- 
chose  d'original,  en  dehors  de  leur  langue. 

Leurs  institutions,  là  même  où  elles  peuvent  revendi- 
quer une  certaine  originalité,  comme  dans  la  Maltsi,  ne 
sont,    tout  bien   considéré,    qu'un   produit  des  circon- 


é 
La  Question  albanaise.  501 

stances,  sans  rapports  essentiels  avec  la  race.  Pour  s'en 
convaincre,  que  l'on  confronte,  par  exemple,  le  repré- 
sentant typique  des  tribus  montagnardes  albanaises,  la 
Mirdite,  avec  l'ancien  Monténégro,  celui  des  princes- 
évêques.  Quelles  divergences  pourra-t-on  constater,  en 
dehors  de  celles  qui  proviennent  d'une  influence  essen- 
tiellement adventice  :  d'un  côté,  le  catholicisme  romain  et 
la  civilisation  italienne,  de  l'autre,  l'orthodoxie  et  la 
culture  gréco-slave? 

Q'est  là  une  vérité  qui  n'a  pas  toujours  été  reconnue. 
Les  premiers  auteurs  qui  ont  écrit  sur  les  Albanais  se 
sont  laissés  entraîner  par  leur  sympathie  pour  le  sujet: 
voyant  en  eux  un  peuple  dont  l'origine  se  perd  dans  la 
nuit  des  temps,  ils  n'ont  su  résister  à  la  tentation  de 
déterrer,  chez  ces  modernes,  les  restes  d'une  antiquité 
reculée.  Ils  ont  perdu  de  vue  le  fait  que  la  culture  indi- 
gène, rudimentaire,  ne  pouvait  tenir  au  cours  des  siècles, 
qu'elle  devait  fatalement  s'effriter  au  contact  de  cultures 
supérieures. 

Les  Albanais  n'ont  donc  pas  d'institutions  qui  leur 
soient  communes  au  cours  de  l'histoire.  Aujourd'hui 
encore,  les  diverses  confessions  religieuses  déterminent 
la  'culture  de  leurs  adhérents. 

Si  tous  les  Albanais  appartiennent  à  une  seule  race, 
s'ils  parlent  une  langue  unique,  et  s'ils  ont,  par  le  fait 
même,  le  sentiment  d'une  certaine  fraternité,  ils  n'en 
forment  pas  moins,  à  tous  les  autres  points  de  vue-,  trois 
groupements  bien  distincts;  à  ce  point  qu'on  peut  parler 
de  trois  «  espèces  »  d'Albanais:  1°  Albanais  musulmans; 
2°  Albanais  orthodoxes;  3°  Albanais  catholiques-romains. 

Il  n'y  a  donc  pas  un  problème  albanais,  il  y  en  a, 
àb  antiquo,  trois.  Ce  n'est  que  le  nationalisme,  tout  récent 
d'ailleurs,  qui  tend  à  faire  cesser  ce  chaos,  et  à  poser 
les  bases  d'un  développement  unitaire  et  harmonique  de 
la  nation  albanaise. 


502  Le  Flambeau. 

De  là,  la  division  naturelle  de  mon  travail,  en  quatre 
chapitres;  le  premier  consacré  aux  musulmans. 

* 
*    * 

Ceux-ci  sont  majorité  en  Albanie.  Répandus  dans 
toutes  les  parties  du  pays,  ils  forment  la  masse  de  la 
population  dans  l'Albanie  centrale,  et  ils  sont,  vers  le 
sud,  le  plus  solide  rempart  contre  la  Grèce  :  en  face  des 
Grecs  et  Hellénisés,  le  musulman  confessera,  inébranla- 
ble, sa  nationalité  albanaise. 

Les  uns  sont  sounnites,  les  autres  appartiennent  à  la 
secte  des  Bektachis. 

Celle-ci  est,  en  réalité,  un  ordre  de  derviches  (moines 
musulmans,  chiites)  avec  des  affiliés  laïcs.  C'est  donc, 
en  principe,  le  cas  du  bouddhisme;  c'était  aussi  le  cas 
des  tertiaires  franciscains  ou  dominicains,  au  moyen  âge. 
Les  Bektachis  sont  particulièrement  nombreux  dans 
l'Albanie  centrale,  surtout  à  Tirana  et  Aktche-Hissar,  où 
ils  forment  le  gros  de  la  population.  Les  Bektachis  pro- 
fessent un  système  de  doctrines  ésotériques,  qu'ils 
gardent  jalousement;  ce  qui  justifie  notre  ignorance  rela- 
tive à  leur  sujet.  A  titre  de  mystiques,  ils  tendent  néces- 
sairement à  restreindre  l'usage  des  rites  communs  à  tous 
les  musulmans,  qu'ils  remplacent  d'ailleurs  par  des  rites 
spéciaux.  Mais,  ceux-ci  se  pratiquant  en  secret,  ils 
passent,  aux  yeux  des  sounnites,  pour  de  mauvais  mu- 
sulmans, peu  pratiquants.  D'où  le  nom  de  «  libres-pen- 
seurs albanais  »,  qui  leur  est  donné  par  certains  auteurs. 

Cette  appellation  est  fausse.  Mais  il  n'en  est  pas  moins 
vrai  que  le  Bektachisme  constitue,  au  sein  de  la  com- 
munauté musulmane,  un  élément  progressiste.  De  nos 
jours,  les  monastères  bektachis  sont  devenus  des  centres 
de  propagande  nationaliste,  et  la  secte  a  fourni  à  la  cause 
ses  meilleurs  représentants:  les  frères  Fracheri  et  les 
'deux  Konitza,  Faïk  et  Mehmed.  Ce  n'est  point  là  l'effet 


La  Question  albanaise.  503 

du  hasard,  et  il  est  permis  d'attribuer  ce  fait  à  l'éclec- 
tisme philosophique,  à  l'esprit  d'indépendance  religieuse 
et  politique  qui  caractérise  le  bektachisme. 

Les  Albanais  musulmans  appartenaient  jusqu'ici  à  la 
millet  dominante  en  Turquie,  la  millet-i-islamiye,  se  con- 
fondant en  quelque  sorte  avec  l'empire,  le  sultan  étant 
en  même  temps  khalife.  Comme  les  musulmans  en  géné- 
ral, ils  étaient  rebelles  à  toute  idée  nationale,  au  sens 
européen  du  mot,  car,  pour  eux,  la  nation,  ce  n'est  pas 
l'Albanie,  mais  la  communauté  islamique  elle-même,  où 
sont  appelés  à  se  fondre,  dans  une  culture  unitaire,  les 
peuples  les  plus  divers  par  la  race,  par  la  langue,  par  les 
mœurs,  par  les  traditions  historiques.  C'est  cette  anti- 
thèse absolue  entre  le  concept  de  la  nation  européenne 
et  celui  de  la  millet  musulmane  qui  est,  et  qui  reste  le 
point  brûlant  de  la  question  albanaise. 

Comme  les  Romains  de  l'époque  qui  précéda  les 
grandes  invasions,  les  musulmans  albanais  n'avaient, 
certes,  qu'un  seul  idéal,  un  seul  espoir,  je  dirai  même 
une  seule  foi  politique,  celle  en  l'éternité  de  l'Empire. 
Pour  eux,  pour  les  «  intellectuels  »  (au  sens  turc  du  mot, 
plus  exactement  les  K'atib),  pour  tous  ceux  qui  tou- 
chaient un  traitement  de  Constantinople,  le  nationalisme 
était  l'abomination  de  la  désolation,  une  hérésie  occiden- 
tale sapant  les  bases  mêmes  de  la  religion,  digne,  en 
dépit  du  principe  de  la  tolérance  musulmane,  d'être 
exterminée  par  îe  fer  et  par  le  feu.  , 

Mais  voici  que,  au  sein  de  leur  sécurité,  ils  sont  trou- 
blés tout  à  coup  par  le  grondement  lointain  du  tonnerre  ; 
la  guerre  éclate,  et,  au  bout  de  quelques  mois,  l'Empire, 
l'Empire  éternel,  est  rejeté  au  delà  des  lignes  de  Tcha- 
taldja.  La  voix  des  armes  a  parié:  les  persécutés  d'hier, 
les  odieux  nationalistes,  sont  aujourd'hui  les  détenteurs 
du  pouvoir,  ou  à  la  veille  de  le  devenir... 

Qui  dépeindra  l'ahurissement  —  le  terme  est  à  peine 
assez  fort  —  des  musulmans  albanais,  confrontés  avec 


504  Le  Flambeau, 

ce  fait  brutal,  irrémédiable?  Ils  n'en  sont  point  encore 
revenus,  et  c'est  ce  qui  explique  leur  indécision,  leur 
incapacité  de  prendre  une  attitude  de  principe  vis-à-vis 
des  hommes  et  des  choses;  c'est  ce  qui  en  aurait  fait  le 
jouet  d'un  nouvel  Ali-Pacha,  si  le  poignard  n'y  avait 
mis  bon  ordre. 

Cependant,  après  quelques  tâtonnements,  après  quel- 
ques compromis,  les  nationalistes  prenaient  le  pouvoir. 
C'était  là  chose  facile,  mais,  le  point  essentiel,  c'était  de 
le  conserver. 

Les  nationalistes  tombèrent  (en  même  temps  que  le 
prince  de  Wied),  et  ils  tombèrent  très  vite,  parce  que, 
nécessairement  radicaux,  ils  prétendaient  construire, 
avec  des  éléments  mulsulmans,  un  Etat  à  l'européenne, 
à  l'instar  des  autres  Etats  balkaniques.  Or,  non  seule- 
ment l'Albanie  n'était  pas  mûre  pour  cette  conception, 
mais  ceux-là  même  dont  la  collaboration  était  indispen- 
sable lui  étaient  nettement  hostiles. 

Depuis,  nous  avons  eu  la  guerre,  la  grande  guerre,  la 
guerre  longue  et  pénible.  Elle  a,  certes,  ouvert  bien  des 
yeux  en  Albanie,  bien  des  yeux  qui  sans  elle  n'auraient 
jamais  vu  clair.  Certains  veulent  y  voir  le  principe  de  la 
régénération  du  pays,  et  il  n'est  pas  défendu  de  l'espérer. 
Elle  aura  été,  en  tout  cas,  une  précieuse  transition  entre 
deux  régimes. 

Malheureusement,  l'action  funeste  des  préjugés  et  de 
la  routine  n'est  pas  si  aisément  neutralisée.  Innombrables, 
hélas!  seront  toujours  les  individus  qui,  placés  devant 
l'urne,  donneront  leur  vote  à  leurs  frères  ennemis,  parce 
que  ceux-ci  auront  eu  le  talent  d'agiter  le  spectre  de  la 
religion  menacée... 

La  confession  qui  vient  en  seconde  ligne  est  l'ortho- 
doxie de  rite  grec,  dans  le  sud  de  l'Albanie.  Elle  aussi 
est  essentiellement  hostile  à  l'idée  albanaise.  L'église  et 


La  Question  albanaise.  505 

l'école  grecques  conspirent,  traditionnellement  peut-on 
dire,  pour  maintenir  la  domination  de  l'hellénisme  et 
prévenir  le  réveil  national.  A  ce  point  que  cette  Eglise, 
bien  que  très  douce  de  sa  nature,  n'a  pas  hésité  à  se 
faire  persécutrice  à  l'égard  des  nationalistes  albanais. 

Sous  le  régime  turc,  les  orthodoxes  albanais  apparte- 
naient à  la  nation  grecque  (Roum  milleti),  comme  tous 
les  orthodoxes  de  l'Empire,  quelle  que  fût  leur  langue 
parlée:  grecque,  turque,  arabe,  ou  toute  autre.  Il  était 
assez  naturel  que  dans  l'hypothèse  d'une  dissolution  de 
l'Empire  ottoman,  leur  voisin  du  sud  leur  semblât  être 
le  seul  successeur  possible  des  autorités  du  Phanar. 
Telle  fut,  pendant  longtemps,  la  mentalité  de  l'immense 
majorité  des  orthodoxes  albanais.  Depuis,  ils  ont  trouvé 
de  rudes  adversaires  dans  les  nationalistes,  en  sorte  que 
les  deux  forces  tendent  aujourd'hui  de  plus  en  plus  à 
s'équilibrer.  Les  événements  actuels  dans  le  Sud  alba- 
nais (Kortcha  [grec  Korytza\  la  Chimère  [grec  Chimara], 
etc.)  tendent  à  nous  faire  croire  qu'un  modus  vivendi  est 
en  voie  de  s'instaurer.  Les  Albanais  hellénisants  recon- 
naîtront le  fait  politique,  mais  ils  stipuleront,  en  revanche, 
des  avantages  en  faveur  de  la  langue  grecque.  Cette  situa- 
tion sera  en  réalité  pour  le  bien  de  tous,  car  l'Albanais 
est  loin  d'être  en  état  de  reprendre  l'héritage  hellénique, 
et  la  proscription  du  grec  serait,  dans  l'état  actuel  des 
choses,  un  recul  de  la  civilisation. 

Les  luttes  des  «  Epirotes  du  Nord  »  (ce  ne  sont  en 
réalité  que  des  Albanais  partisans  de  la  Grèce),  leurs  ten- 
tatives politiques  même  sont  connues  du  lecteur  :  la  presse 
européenne  en  a  assez  parlé,  bien  que  d'une  façon  géné- 
ralement tendancieuse,  en  dénaturant  les  faits,  en  les  exa- 
gérant à  plaisir  pour  le  moins.  Ces  Epirotes  sont  surtout 
des  pessimistes,  des  gens  qui  doutent  de  la  possibilité 
d'un  accord  avec  l'élément  musulman,  qui  doutent  de 
pouvoir  construire  jamais,  avec  les  matériaux  donnés, 
un  Etat  sérieux,  donnant  des  garanties  de  sécurité  et  de 


506  Le  Flambeau. 

progrès  matériel.  «  Pourquoi  disent-ils,  courir  toutes  ces 
chances,  alors  que  le  but  peut  être  atteint,  immédiate- 
ment et  sans  efforts,  par  l'annexion  à  la  Grèce?  »  Il 
dépendra  des  gouvernants  albanais  de  démentir  leurs  pré- 
visions, de  les  ramener  à  des  vues  plus  optimistes,  qui 
sait?  peut-être  même  de  les  convertir  un  jour  à  l'idée 
nationaliste. 

Jusque-là,  l'orthodoxie,  comme  telle,  n'en  reste  pas 
moins  un  dissolvant  dans  la  communauté  politique  alba- 
naise. C'est  là  le  point  à  noter,  celui  qui  intéresse  mes 
conclusions. 


La  troisième  confession  est  la  catholique  romaine, 
représentée  par  200,000  Albanais,  au  bas  mot,  dans  le 
nord,  principalement  dans  la  Maltsl. 

A  l'abri  de  leurs  montagnes,  entourés  d'ennemis,  eux 
seuls  ont  toujours  conservé  quelque  chose  d'un  senti- 
ment national.  Longtemps  persécutés,  ne  devant  qu'à  des 
protecteurs  européens — Venise  et  l'Autriche  —  la  liberté 
dont  ils  jouissaient  en  dehors  de  la  Maltsi,  les  catholiques, 
comme  tels,  étaient  le  seul  élément  du  pays  qui  attendît 
sa  libération,  le  seul  qui  semblât  apte  à  embrasser  sans 
arrière-pensée  un  régime  nouveau. 

Mais,  hélas!  les  catholiques  sont  en  même  temps 
«  montagnards  »,  et,  à  ce  titre,  ils  constituent  un  grand 
obstacle  à  l'instauration  de  tout  gouvernement  sérieux. 

La  Haute-Albanie  n'a  jamais  été  assujettie  aux  Turcs. 
Tandis  que  îa  plaine  était  soumise  purement  et  simple- 
ment à  l'administration  turque,  les  montagnards  ne  con- 
sentirent qu'à  composer  avec  les  conquérants,  payant 
tribu  et  fournissant  des  soldats.  A  l'intérieur,  leur  orga- 
nisation traditionnelle  fut  maintenue.  Cette  organisation 
—  unique  dans  son  genre  en  Europe,  depuis  la  suppres- 
sion des  clans  écossais  —  est  une  cause  permanente  de 
désordre.  Je  ne  dirai  ici  qu'un  mot  de  la  «  loi  du  sang  », 


La  Question  albanaise.  507 

telle  qu'elle  est  admise  et  réglée  par  le  Code  des  mon- 
tagnes, le  Kanun'i  Lek  Dukagjinit. 

C'est  la  «  vendetta  »  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  infâme, 
une  vendetta  à  côté  de  laquelle  celle  des  Corses  n'est 
qu'un  jeu.  Et  quoi  d'étonnant?  Tandis  que  l'une  est  com- 
battue par  la  loi  française,  qui  l'ignore,  l'autre  est  sanc- 
tionnée par  le  Code  lui-même;  la  loi  et  la  coutume  se 
donnent  ici  la  main  pour  propager,  indéfiniment,  toutes 
ces  horreurs. 

Je  renvoie,  pour  les  détails,  à  l'ouvrage  d'Hecquard: 
Histoire  et  description  de  la  Haute-Albanie  (p.  372  et 
suiv.).  Je  me  borne  à  reproduire,  comme  conclusion, 
une  petite  statistique  donnée  par  cet  auteur:  de  1854  à 
1856,  donc  dans  l'espace  de  deux  ans,  1,418  maisons 
auraient  été  brûlées  (par  autorité  de  justice)  et  133 
hommes  tués,  dans  les  dix  paroisses  du  diocèse  de  Pulati 
seulement. 

Et  peu  de  chose  a  changé  depuis.  Je  trouve  dans  le 
numéro  de  février  1914  du  Përparimi,  la  revue  des 
Jésuites  de  Scutari,  un  article  bibliographique  sur  un  cer- 
tain P.  Pas,  décédé  récemment:  «  Au  cours  de  ces  mis- 
sions »,  y  est-il  dit,  «  le  P.  Pas  réconcilia  des  centaines 
et  des  milliers  d'ennemis,  de  sorte  qu'on  peut  dire  qu'il 
sauva  la  vie  à  10  ou  12,000  personnes  au  moins,  car  on 
sait  qu'un  seul  sang  peut  coûter  la  vie  à  2,  3,  4  per- 
sonnes. » 

Comment  espérer  réduire  au  joug  de  l'ordre  des 
peuples  élevés,  depuis  des  siècles,  à  l'école  d'une  sem- 
blable anarchie?  Le  nouvel  Etat  albanais  devra  bien  sou- 
mettre les  montagnards  au  droit  commun,  ou,  pour  le 
moins,  remplacer  leur  organisation  informé  par  quelque 
chose  de  compatible  avec  les  exigences  de  la  morale 
publique  et  du  progrès.  Mais  se  laisseront-ils  faire? 

En  1894,  dans  une  conférence  donnée  sur  le  même  sujet 
au  Cercle  polyglotte  fde  Bruxelles,  je  répondais  «  non  »  à 
cette  question,  résolument.  Les  faits  m'ont  depuis  démenti. 


508  Le  Flambeau. 

Il  paraît  que  les  Albanais  se  sont  donné,  il  y  a  quelques 
années,  une  besa  générale  (promesse  réciproque  de  sus- 
pendre tout  acte  de  violence),  et  que,  depuis  lors,  un 
ordre  admirable  règne  dans  le  pays.  Cela  prouve,  une 
fois  de  plus,  que  le  difficile  n'est  pas  l'impossible,  et  que 
les  peuples,  comme  les  individus,  ont  des  ressources 
insoupçonnées,  que  les  circonstances  peuvent  toujours 
mettre  en  valeur,  alors  qu'on  y  compte  le  moins. 

Toutefois,  ne  nous  le  dissimulons  pas,  le  problème 
(dont  nous  n'avons  d'ailleurs  vu  ici  qu'une  seule  face) 
n'est  pas  résolu,  car  il  gît  dans  la  nature  même  des 
choses.  Et  il  constitue  une  menace  permanente  pour  tous 
les  gouvernants  albanais,  bons  ou  mauvais,  que  dis-je? 
plus  immédiatement  dangereux  encore  pour  les  premiers 
que  pour  les  seconds. 


Me  voici  arrivé  à  l'histoire  du  mouvement  nationaliste, 
exclusivement  littéraire  à  son  origine,  appelé  aujourd'hui, 
comme  l'Atlas  antique,  à  soutenir  le  fardeau  d'un  gou- 
vernement albanais. 

Ce  fut  le  clergé  catholique  de  la  Guéguerie  qui  sentit 
le  premier  le  besoin  de  faire  de  l'albanais  une  langue 
écrite.  En  effet,  tandis  que,  dans  le  sud,  on  a  une  langue 
littéraire  naturelle,  le  grec,  alors  que  les  musulmans 
écrivent  en  turc,  le  montagnard  catholique,  alors  même 
qu'il  parle  le  turc,  ne  sait  pas  l'écrire.  L'italien,  la  langue 
des  missionnaires,  du  commerce  côtier,  et  de  l'influence 
vénitienne  généralement,  ne  pouvait  non  plus  suffire, 
car  il  reste,  en  dépit  de  tout,  un  idiome  étranger. 

Les  premiers  ouvrages  furent  une  grammaire  et  un 
dictionnaire;  ce  dernier  parut  à  Rome  en  1635.  Depuis 
lors,  l'impression  de  livres  religieux  n'a  jamais  été  com- 
plètement suspendue. 

Toutefois,  la  graphie  usitée  dans  ces  ouvrages  n'était 


La  Question  albanaise.  509 

qu'une  adaptation  informe  de  la  graphie  italienne.  La 
grammaire  n'était  guère  respectée.  Enfin,  d'innombra- 
bles mots  d'emprunt,  turcs  surtout,  défiguraient  la  langue 
nationale  (ou  plutôt  son  dialecte  guège). 

Le  premier  ouvrage  dans  le  dialecte  du  sud  (tosque) 
fut  le  Nouveau-Testament,  publié  en  1824  par  la  Société 
biblique  de  Londres.  C'était  un  bon  début,  mais  il  resta 
sans  suites,  l'hellénisme  s'étant  fait  de  plus  en  plus 
intransigeant  après  la  création  du  royaume  de  Grèce. 

C'est  alors  qu'apparurent  sur  la  scène  les  Albanais 
d'Italie,  avec  Girolamo  de  Rada.  Les  «  Chants  de  Mi- 
losao  »  remontent  à  1836.  Viennent  ensuite  les  «  Chants 
de  Séraphine  Topia  »,  les  «  Rhapsodies  d'un  poète  alba- 
nais »,  et,  pour  finir,  les  «  Poésies  albanaises  »  (1873- 
1874). 

Ces  œuvres,  composées  sur  des  sujets  nationaux,  pos- 
sèdent incontestablement  une  saveur  sui  generis.  Quand 
Rada  fit  ses  débuts,  l'Europe  était  romantique; aussi  cette 
littérature  un  peu  sauvage  fut-elle  l'objet  d'un  véritable 
engouement.  Il  nous  reste  un  monument  de  cette  popu- 
larité dans  une  traduction  latine,  publiée  en  Allemagne, 
d'après  la  traduction  italienne  dont  l'auteur  avait  soin 
d'accompagner  son  texte  albanais. 

De  son  œuvre,  Rada  ne  récolta  que  de  la  gloire;  il 
mourut  pauvre.  Il  eut  quelques  épigones  parmi  lesquels 
je  me  bornerai  à  citer  Joseph  Schirô. 

Cependant,  l'albanais  ne  faisait  déjà  plus  que  vivoter 
dans  les  colonies  italiennes.  Sa  culture  littéraire  ne 
répondait  pas  à  un  besoin  réel,  les  Albanais  d'Italie  ayant 
une  langue  toute  faite:  l'italien.  D'ailleurs,  leur  dialecte 
est  intrinsèquement  fort  inférieur,  déformé  qu'il  a  été 
par  l'influence  étrangère. 

On  peut  citer  ici  les  collections  de  littérature  popu- 
laire. A  côté  de  celles  des  Européens,  Hahn,  Dozon, 
Pedersen,  une  place  d'honneur  revient  à  Mitkos,  un 
Tosque  établi  à  Alexandrie  où  il  fit  paraître,  en  1873, 


510  Le  Flambeau. 

son   'AxpaviKrj  Mé\i<raa   (V Abeille  albanaise),  dont  l'in- 
fluence fut  ensuite  sensible. 

Quelques  années  plus  tard,  parut  Y Alfavitarion,  de 
Koulouriotis.  Celui-ci,  Gréco-Albanais  d'origine,  pré- 
tendait créer  un  mouvement  albanais  en  Grèce.  Dans  ce 
but  il  fon9a,  à  Athènes,  une  imprimerie  et  un  journal 
albanais.  Mais  les  Grecs  s'émurent;  Koulouriotis,  sous 
de  spécieux  prétextes,  fut  jeté  en  prison  et  y  mourut. 

Ce  qui  manquait  aux  nationalistes  de  la  première 
période,  c'était  un  philologue,  qui  pût  donner  à  leur 
idiome  longtemps  négligé  une  base  scientifique.  Ce  rôle 
fut  rempli  par  Constantin  Christophoridis,  d'Elbassan, 
lequel,  placé  par  sa  naissance  aux  confins  des  deux 
dialectes,  les  possédait  tous  deux  également  à  fond.  Il 
traduisit,  pour  la  Société  biblique  de  Londres,  d'impor- 
tantes portions  de  la  Bible.  Ce  sont  ces  traductions  ma- 
gistrales qui  créèrent,  peut-on  dire,  la  langue  écrite  alba- 
naise. 

En  1879,  un  certain  nombre  de  notables  albanais  se 
réunirent  à  Constantinople,  pour  s'entendre  sur  l'orga- 
nisation d'une  propagande  nationaliste. 

Il  fallait  d'abord  créer  un  alphabet,  pour  remplacer 
l'alphabet  grec,  que  l'on  écartait  par  principe.  Au  lieu 
d'adopter  l'alphabet  latin  créé  par  Christophoridis  pour 
le  guègue,  on  en  fit  un  complètement  nouveau,  latin  en 
principe,  mais  où  les  sons  spécifiquement  albanais  étaient 
représentés  par  des  lettres  de  fantaisie.  De  toutes  les 
solutions  possibles,  celle-là  était  la  pire;  et  il  est  certain 
que  le  nouvel  alphabet  fut  lui-même  un  des  plus  grands 
obstacles  à  la  popularisation  d'une  langue  écrite  alba- 
naise. Le  dialecte  employé  était  exclusivement  le  tosque. 
Les  journaux  et  livres  publiés  par  ce  groupe  de 
nationalistes  ne  furent  pas,  malgré  tout,  sans  exercer 
leur  action.  Mais,  cet  alphabet  composite  mettait  les 
auteurs  à  la  merci  de  deux  ou  trois  imprimeurs;  des 
scissions  étaient  inévitables,  et  elles  ne  tardèrent  pas  à 


La  Question  albanaise.  511 

éclater.  Aujourd'hui,  l'ancien  alphabet  est  condamné 
comme  tel  Un  congrès,  tenu  à  Monastir  en  1908,  l'a 
remplacé  par  un  alphabet  plus  pratique,  basé  sur  le  prin- 
cipe des  lettres  doubles,  à  l'exclusion  de  tout  caractère 
étranger  ou  signe  diacritique.  Au  cours  de  leur  propa- 
gande, les  divers  groupes  nationalistes  ont  employé  les 
deux  dialectes,  mais  en  les  pliant  au  joug  de  la  gram- 
maire et  en  bannissant  les  mots  étrangers  non  complète- 
ment naturalisés. 

Les  deux  noms  principaux  de  la  littérature  nationale 
tosque  sont  les  frères  Fracheri,  Sami  (1850-1904)  et 
Naïm  (1846-1900).  En  fournissant  des  livres  élémen- 
taires aux  quelques  écoles  qu'on  était  parvenu  à  fonder 
ils  satisfirent  aux  premières  nécessités  du  moment. 

Naïm  a,  de  plus,  donné  une  preuve  de  son  talent 
poétique  dans  deux  œuvres,  qui  virent  le  jour  à 
Bucarest  en  1898  :  une  épopée,  Skenderbeg,  comprenant 
10,000  beyt  (vers  doubles),  et  une  tragédie  en  vers, 
Kerbela,  sur  la  mort  de  Housseïn.  D'après  ceux  qui  l'ont 
connu,  l'auteur,  libre-penseur,  était  bien  éloigné  de 
prétendre  exciter  le  fanatisme  musulman.  En  écrivant 
sa  Kerbela,  il  eut  au  contraire  pour  but,  semble-t-il,  de 
donner  au  Bektachis  un  idéal  national. 

Mais  la  figure  la  plus  remarquable,  assurément,  du 
mouvement  nationaliste,  c'est  Faïk-Konitza,  que  j'ai 
moi-même  très  bien  connu,  et  avec  qui  j'ai  entretenu 
longtemps  des  relations  d'amitié. 

Né,  en  1874,  d'une  famille  noble  de  l'Albanie  centrale, 
il  fit  ses  premières  études  chez  les  Jésuites  de  Scutari, 
fréquenta  ensuite  le  Lycée  impérial  de  Constantinople, 
et,  finalement,  partit  pour  Paris  en  1895.  Après  y  avoir 
suivi  des  cours  de  philologie  pendant  deux  ans,  il  se  fixa 
à  Bruxelles  et  y  fonda  sa  revue,  Albania,  laquelle  parut 
sans  interruption  pendant  douze  ans  et  exerça  une  action 
décisive  sur  le  mouvement  nationaliste. 

Ce  succès  lui  était  dû.  Car,  riche  en  dons  naturels  et 


512  Le  Flambeau. 

mûri  par  de  sérieuses  études,  Faïk  Konitza  avait  su  faire 
ce  qui  réussit  si  mal  aux  Orientaux  généralement: 
acquérir  une  mentalité  européenne  de  bon  aloi.  Et  sa 
mémoire  sera  un  jour  justement  honorée,  parce  qu'il 
aura  été  un  créateur,  un  pionnier  de  la  première  heure, 
de  cette  heure  ingrate  de  la  persécution,  alors  que  le 
nationalisme  n'avait  à  offrir  à  ses  adeptes  que  les  amer- 
tumes de  la  pauvreté  et  de  l'exil. 

Depuis,  Faïk-Konitza  fut  ministre  de  S.  M.  Guil- 
laume Ier,  l'éphémère  tribret  d'Albanie.  Interné  en 
Autriche  pendant  la  guerre,  il  semble  avoir  disparu  des 
rangs  de  la  politique  active,  où  il  est  d'ailleurs,  digne- 
ment remplacé  par  son  frère  Mehmed.  Cette  retraite 
paraît  due  à  l'état  précaire  de  sa  santé,  minée  sans  doute 
par  la  captivité;  souhaitons  qu'il  se  rétablisse  et  qu'il 
puisse  encore  jouer  un  grand  rôle  dans  l'histoire  de  son 
pays. 

Pour  qu'on  ne  puisse  m'accuser  de  partialité  à  l'égard 
d'un  ami,  je  me  permets  de  traduire  quelques  phrases 
empruntées  à  un  article  du  Dielli,  de  Boston  (numéro  du 
20  mars  1914),  relatif  à  la  formation  du  premier  minis- 
tère albanais   : 

«  ...Certes,  nous  ne  voulons  pas  faire  d'opposition  au 
Cabinet,  tel  qu'il  vient  d'être  constitué  par  notre  nouveau 
Roi.  Mais,  dans  l'intérêt  de  l'Albanie,  nous  ne  pouvons 
qu'y  regretter  l'absence  de  l'illustre  et  infatigable  vétéran 
nationaliste,  Faïk-Konitza.  » 

((  Nous  ne  voulons  rien  dire  contre  les  nouveaux 
ministres,  mais,  dans  tous  les  cas,  il  ne  convenait  pas 
d'oublier  un  homme  comme  Faïk-Konitza.  qui  a  prouvé 
son  patriotisme  non  par  des  paroles  mortes,  mais  par  des 
actes  vivants ^t  immortels.  » 

«  •  Alors  que  la  renaissance  albanaise  était  encore  dans 
les  langes,  alors  que  l'atmosphère  était  foncièrement 
turque,  alors  que  les  nationalistes  pouvaient  être  comptés 
sur  les  cinq  doigts  de  la  main,  alors  qu'un  sommeil 


La  Question  albanaise.  513 

léthargique  prévalait  partout,  une  voix  forte  et  persuasive 
se  faisait  entendre  de  Bruxelles  en  Belgique,  voix  qui 
arracha  du  sommeil  beaucoup  de  cœurs  albanais.  Cette 
voix,  c'était  celle  de  VAlbania...  » 

Aujourd'hui,  les  victoires  balkaniques  et  l'intervention 
européenne  ont  réalisé  le  point  terminus  du  programme 
nationaliste:  création  d'un  Etat  albanais.  Malheureuse- 
ment, cet  événement,  dû  à  des  circonstances  fortuites, 
est  venu  trop  tôt,  nous  pouvons  le  dire  sans  paradoxe, 
puisque  les  Albanais  n'étaient  pas  préparés  à  faire  face 
à  ses  conséquences. 

A  elle  seule,  la  situation  faite  à  la  langue  nationale, 
dans  la  vie  publique  de  l'Albanie,  suffirait  à  nous  donner 
une  idée  des  multiples  antithèses  qui  se  croisent  et  se 
recroisent  dans  le  nouvel  Etat,  pauvre  enfant  né  avant 
ferme  et  privé  du  lait  généreux  d'une  mère. 

Les  fonctionnaires  du  régime  turc  auraient  pu  con- 
sentir à  l'abandon  du  turc,  mais  ils  exigeaient  —  et  pour 
cause,  car  ils  ne  savaient  pas  mieux,  —  qu'on  adaptât 
l'alphabet  arabe  à  la  langue  nationale.  Les  nationalistes 
tinrent  bon  :  c'était  tout  ou  rien  qu'il  leur  fallait.  Ils  ont 
par  là  sauvé  l'avenir,  mais  en  sacrifiant  le  présent.  Car, 
par  ee  fait,  l'Albanie  est  administrée  en  une  langue 
étrangère,  le  turc,  et  l'emploi  exclusif  de  l'albanais  dans 
la  gestion  des  affaires  publiques,  est,  et  restera  long- 
temps encore  sans  doute,  un  desideratum  irréalisé. 

Cette  situation  est  caractéristique.  Ne  craignons  point 
de  le  répéter,  car  nous  ne  le  dirons  jamais  assez  :  nous 
avons  d'un  côté  le  passé,  la  routine,  la  réaction,  mille 
forces  centrifuges  qui  suffiraient  à  miner,  en  fort  peu  de 
temps,  les  plus  solides  organismes;  de  l'autre,  une 
poignée  d'idéalistes,  qui,  s'ils  n'ont  plus  à  se  défendre 
contre  la  police  turque,  ont  encore  à  se  défendre  contre 
l'opinion  publique  pervertie. 


34 


514  Le  Flambeau. 

Dans  la  conférence  susdite,  si  mes  souvenirs  ne  me 
trompent,  j'émettais  l'idée  qu'un  protectorat  étranger 
(pourvu  qu'il  eût  été  honnête,  qu'il  eût  tenu  compte  des 
intérêts  des  deux  parties)  était  encore  la  meilleure  solu- 
tion du  problème  albanais.  Car  elle  aurait  permis  aux 
partisans  du  progrès  d'imposer  leurs  doctrines,  manu 
militari,  sans  rencontrer  la  résistance  de  la  masse  igno- 
rante, routinière,  accessible  à  toutes  les  séductions; 
jusqu'au  moment  où,  la  vieille  génération  étant  disparue, 
les  jeunes  gens  aient  pu  apprécier  les  bienfaits  du  nouvel 
ordre  de  choses,  et  en  devenir  des  partisans  convaincus 
et  sincères. 

Tel  n'a  pas  été  l'avis  des  Albanais  eux-mêmes.  Fidèles 
à  un  instinct  traditionnel,  ils  ont  préféré  le  système  de 
la  liberté  à  celui  du  despotisme  éclairé.  Ils  ont  préféré 
la  lutte  à  la  victoire  facile  et  sans  gloire.  Je  ne  les  en 
blâmerai  pas.  Si,  pour  les  individus  la  lutte  sans  trêve 
ni  merci  est,  dans  tous  les  ordres  des  choses,  la  condition 
du  progrès,  il  n'en  est  pas  autrement,  des  nations.  Et 
quand  l'Albanie  aura  organisé  définitivement  le  chaos 
qui  a  présidé  à  sa  naissance,  quand  elle  aura  réalisé  l'idéal 
que  ses  amis  rêvent  pour  elle,  on  peut  dire  qu'une  mer- 
veille aura  été  produite  dans  le  monde,  une  merveille  de 
l'ordre  politique  et  social,  une  merveille  que  l'histoire 
contemplera  pour  la  première  fois. 

H.  Bourgeois. 


Tabora 

Nos  Victoires  d'Afrique  (1914-1917) 

Le  cinquième  anniversaire  de  la  prise  de  Tabora  donne  de  l'actualité 
à  l'étude  documentée  qu'on  va  lire:  elle  a  pour  auteur  un  des  héros 
de  nos  troupes  d'Afrique,  le  commandant  Cayen,  ancien  chef  d'état- 
major  de  la  brigade  Molitor. 

Tabora,  19  septembre  1916! 

Un  soir  de  septembre  1916,  un  télégramme,  expédié 
du  cœur  de  l'Afrique,  apporta  au  Havre  la  réconfortante 
nouvelle  de  la  prise  de  Tabora,  capitale  de  guerre  de  l'Est 
africain  allemand,  par  les  troupes  coloniales  belges.  L'an- 
nonce de  cette  victoire,  remportée  sur  un  lointain  théâtre 
d'opérations,  fut  accueillie  par  tous  les  Belges  avec  une 
légitime  fierté.  Notre  armée,  accrochée  à  la  terre  de 
Flandre  dans  les  boues  de  l'Yser,  malgré  les  sacrifices 
consentis  chaque  jour  avec  abnégation,  semblait  inactive 
aux  yeux  du  grand  public.  La  prise  de  Tabora  valut,  non 
seulement  aux  soldats  du  général  Tombeur,  mais  aussi  à 
tous  les  soldats  de  notre  pays,  les  sympathies  de  l'opinion 
des  pays  alliés. 

C'était  justice.  En  effet,  si  la  prise  de  Tabora  a  montré 
la  valeur  des  chefs  et  le  courage  des  officiers  et  des  sous- 
oîficiers  du  corps  expéditionnaire  belge,  elle  a  témoigné 
aussi  du  dévouement  des  soldats  indigènes  et  de  leur  atta- 
chement à  la  Belgique.  Bien  plus,  l'organisation  et  la 
marche  des  troupes  assaillantes  n'ont  été  possibles  que 
grâce  au  concours  des  populations  du  Congo  belge,  qui 
ont  dû  fournir  non  seulement  des  milliers  de  porteurs, 
mais  aussi  les  vivres  indispensables  au  ravitaillement  des 
combattants. 


516  Le  Flambeau. 

Alors  que  les  districts  de  notre  colonie  étaient  dégarnis 
de  troupes,  tandis  qu'on  demandait  aux  natifs  un  effort 
soutenu,  malgré  les  tentatives  des  émissaires  de  l'ennemi, 
à  aucun  moment  l'ordre  ne  fut  troublé  sur  un  point  quel- 
conque du  territoire. 

Les  natifs  congolais  se  sont  ainsi  chargés  de  démontrer 
l'inanité  des  campagnes  de  dénigrement  systématique 
menées  jadis  par  les  Casement  et  les  Morel,  qui  travail- 
laient pour  le  roi  de  Prusse. 

Bien  avant  la  guerre,  l'Allemagne  avait  jeté  son  dévolu 
sur  notre  colonie.  Pour  s'en  convaincre,  il  suffit  de  relire 
quelques  articles  de  la  presse  allemande.  Celui  de  la 
Gazette  de  Cologne,  paru  sous  la  signature  de  M.  Emile 
Zimmermann,  à  l'occasion  de  la  mort  de  M.  de  Kiderlen- 
Waechter,  qui  fut  le  négociateur  du  traité  franco-allemand 
de  1911,  né  de  l'incident  voulu  d'Agadir,  est  suggestif. 
La  convention  de  1911  avait  donné  de  nouveaux  terri- 
toires à  l'Allemagne.  Le  Cameroun  allongeait  deux 
antennes,  «  des  serres  d'aigle  »,  disait  M.  Zimmermann, 
jusqu'à  la  frontière  du  Congo,  atteignant  le  fleuve  Congo 
et  son  affluent  l'Ubangi.  Ainsi  s'annonçait  l'intention  de 
réunir  les  deux  colonies  allemandes  :  le  Cameroun  et  l'Est 
africain  allemand. 

La  Post  de  Berlin,  précisant  bientôt  cette  pensée,  écri- 
vait à  l'occasion  de  l'examen  d'un  éventuel  accord  anglo- 
allemand  dans  l'Afrique  centrale: 

«  La  Belgique  ne  nous  cédera  pas  volontiers  son 
empire  africain;  il  faudra  donc  ou  l'acheter  à  un  prix 
onéreux,  ou  le  prendre  en  vertu  du  droit  du  plus  fort. 
Que  fera  l'Angleterre  en  pareil  cas?...  » 

Les  mois  succèdent  aux  mois  et,  de  plus  en  plus,  l'idée 
d'alléger  la  Belgique  du  «  fardeau  »  congolais  prend 
corps  en  Allemagne. 

En  juillet  1913,  parut  une  brochure  intitulée:  Deutsche 
Weltpolitik  und  kein  Krieg  (Politique  mondiale  sans 
guerre).  Cette  étude  eut  un  énorme  retentissement.  On 


Tabora.  517 

prétendit  que  la  Wilhelmstrasse  même  l'avait  inspirée. 
Elle  énonçait  une  doctrine  de  colonisation  qui  semblait 
capable  d'assouvir  toutes  les  ambitions  allemandes. 

Pour  l'auteur  de  la  brochure,  c'est  surtout  vers  l'Afrique 
centrale  que  l'Allemagne  doit  chercher  le  débouché 
nouveau  souhaité  pour  son  trafic  commercial  ;  la  Belgique 
et  le  Portugal  feront  les  frais  de  cette  colonisation  pure- 
ment économique,  car,  ne  peut-on  s'entendre  avec  ces 
deux  petites  puissances?  Quelle  belle  proie  que  le  Congo, 
riche  et  de  ses  gisements  miniers  de  toutes  les  variétés: 
cuivre,  fer,  étain,  manganèse,  or,  diamant,  et  de  ses 
innombrables  produits  naturels! 

En  avril  1914,  M.  de  Jagow  cherche  des  complices  pour 
réaliser  le  projet  cher  aux  pangermanistes. 

La  lettre  du  baron  Beyens  à  M.  Davignon,  ministre  des 
affaires  étrangères  (IIe  Livre  gris  belge,  p.  2  et  3)  est 
édifiante.  Suggérant  une  entente  exclusive  de  concurrence 
entre  la  France  et  l'Allemagne,  au  sujet  de  la  construction 
et  du  raccordement  des  lignes  de  chemins  de  fer  qu'elles 
projetaient  de  construire  en  Afrique,  M.  de  Jagow  s'en- 
tendit répondre  par  son  interlocuteur  M.  Cambon  :  «  Dans 
ce  cas,  il  faudrait  inviter  la  Belgique  à  conférer  avec 
nous...  »  Et  M.  de  Jagow  de  se  récrier:  «  Oh!  non,  car 
c'est  aux  dépens  de  la  Belgique  que  notre  accord  devrait 
se  conclure! 

L'ambassadeur  de  France,  indigné,  s'empressa  de 
faire  part  au  ministre  de  Belgique  à  Berlin  de  cette  édi- 
fiante proposition. 

Le  8  juin  1917,  parlant  à  Leipzig,  le  docteur  Soif 
déclara  publiquement: 

«  Depuis  longtemps,  ce  n'est  plus  un  secret,  même  en 
Angleîerre,  que,  déjà  avant  la  guerre,  nous  avions  le  pro- 
jet d'arriver,  par  des  accords  pacifiques,  à  grouper  en  un 
ensemble  nos  possessions  africaines.  » 

Mais  les  accords  pacifiques  ne  vinrent  pas  :  la  Belgique 
n'avait  nulle  envie  de  céder  sa  colonie  à  qui  que  ce  fût. 


518  Le  Flambeau. 

L'Allemagne  n'ayant  pu  imposer  son  plan  d'expansion 
à  l'Europe,  ce  fut  la  guerre. 

*    # 

Le  3  août  1914,  le  Ministre  des  colonies  télégraphia  au 
gouverneur  ^général  du  Congo:  «  Allemagne  a  adressé 
ultimatum  Belgique.  Gouvernement  belge  a  refusé  pas- 
sage. Concentrez  tous  moyens  de  défense  sur  frontière 
maritime  et  frontière  allemande.  » 

Le  4  août  1914,  l'armée  allemande  pénétra  sur  le  sol 
belge:  le  crime  était  accompli. 

Il  ne  fallait  guère  s'attendre  à  voir  l'Allemagne,  qui 
venait  de  violer  le  Traité  de  1839  garantissant  la  neutra- 
lité de  la  Belgique,  respecter  l'Acte  général  de  Berlin, 
dont  l'esprit  est  d'assurer  la  neutralité  permanente  de 
l'Afrique  centrale. 

Cependant,  le  6  août,  le  Ministre  des  colonies  télé- 
graphiait à  Borna: 

«  Armée  allemande  envahit  territoire  belge  4  août.  Bel- 
gique désire  pas  porter  guerre  en  Afrique.  En  consé- 
quence, observez  attitude  strictement  défensive  sur  fron- 
tières Congo  et  colonies  allemandes.  » 

Le  but  de  l'Acte  de  Berlin  du  2  février  1885  avait 
été  de  faire  de  l'Afrique  centrale  un  vaste  domaine  à 
l'abri  des  conflits  violents.  La  pensée  des  philanthropes 
réunis  à  Berlin  est  bien  exprimée  dans  les  articles  10  et 
11  de  l'Acte.  Au  centre  de  l'Afrique,  la  guerre  devait 
rester  inconnue;  toutes  les  nations  pouvaient  s'y  rencon- 
trer pacifiquement,  et,  par  tous  les  bons  moyens,  tels 
Tévangélisation  et  le  commerce  honnête,  travailler  au 
progrès  de  la  civilisation. 

La  Belgique  poussa  très  loin  le  respect  de  la  parole 
donnée.  Non  seulement  les  troupes  du  Congo  belge  évi- 
tèrent tout  acte  d'hostilité  à  l'égard  des  colonies  alle- 
mandes voisines,  mais,  alors  qu'elle  n'avait  plus  guère 
d'espoir  de  voir  accueillir  sa  proposition  de  neutralisation 


Tabora.  519 

de  l'Afrique  centrale,  la  Belgique  s'abstint  d'interner  les 
deux  navires  allemands  qui  se  trouvaient  dans  les  eaux  du 
Congo,  parce  que  ces  navires  servaient  le  commerce  alle- 
mand et  qu'elle  avait  garanti  la  liberté  du  commerce  dans 
la  colonie. 

Le  8  août  1914,  se  réclamant  de  l'article  25  de  l'Acte 
de  Berlin,  le  navire  allemand  Ingbert  se  réfugia  dans  le 
port  de  Banane.  Un  autre  steamer  allemand,  VIngraban, 
se  trouvait  à  Matadi  au  moment  des  hostilités.  Malgré  ie 
mécontentement  exprimé  par  la  population,  le  gouver- 
neur général,  se  conformant  aux  ordres  du  gouverne- 
ment, fit  respecter  les  droits  de  ces  navires.  Ceux-ci  furent 
seulement  priés  de  ne  plus  arborer  le  pavillon  allemand  ei 
de  ne  pas  envoyer  leurs  équipages  à  terre  afin  d'éviter 
des  manifestations. 

Le  2  septembre,  tirant  parti  de  ces  mesures,  V Ingbert 
put  quitter  Banane  sans  encombre  et  passer  dans  les  eaux 
territoriales  portugaises.  Toutefois,  il  avait  été,  dans  l'in- 
tervalle, l'objet  d'une  visite  d'où  il  résultait  qu'il  ne  por- 
tait point  de  contrebande  de  guerre. 

Le  23  septembre,  VIngraban,  à  son  tour,  partit  libre- 
ment pour  le  port  portugais  Saint-Paul  de  Loanda,  après 
avoir  également  subi  la  visite. 

Comment  l'Allemagne  reconnut-elle  ces  bons  procédés? 

Sans  avis  préalable,  alors  que  les  troupes  belges  évi- 
taient strictement  tout  acte  d'hostilité,  le  15  août  1914, 
un  vapeur  ennemi  se  posta  devant  Mokolubu,  village  situé 
au  sud  d'Uvira,  sur  ie  lac  Tanganika.  Après  avoir  tiraillé 
sur  le  gîte  d'étape  et  coulé  une  quinzaine  de  pirogues,  les 
Allemands  débarquèrent  sur  la  côte  belge  et  coupèrent  en 
quatorze  endroits  le  fil  téléphonique. 

Le  22  août,  toujours  sans  avertissement,  l'ennemi  atta- 
qua le  port  belge  de  Lukuga,  sur  le  Tanganika,  et  y  coula 
le  vapeur  non  armé  Alexandre  Delcommune. 

A  peu  près  au  même  moment,  nos  adversaires  s'empa- 
rèrent par  surprise  de  l'île  Kwidjwi,  du  lac  Kivu. 


520  Le  Flambeau. 

La  guerre  nous  était  donc  imposée,  en  Afrique  comme . 
en  Europe.  Constatant  la  violence  qui  lui  était  faite  par 
l'Allemagne  et  l'inanité  de  ses  efforts  pour  maintenir  la 
paix  dans  le  bassin  conventionnel  du  Congo,  le  gouverne- 
ment ordonna  les  mesures  que  la  sauvegarde  de  la  colonie 
imposait. 

Au  moment  où  la  guerre  éclata,  nous  ne  disposions  pas, 
au  Congo,  d'une  armée  coloniale  organisée  en  grandes 
unités  tactiques;  cela  se  conçoit  aisément.  Confiants  dans 
la  neutralité  permanente  de  nos  possessions  africaines, 
nous  ne  pouvions  envisager  la  nécessité  d'en  faire  un 
jour  une  base  en  vue  d'une  guerre  de  conquête.  Mais,  si 
la  machine  n'était  pas  montée,  on  en  possédait  pourtant 
les  parties  essentielles. 

Le  soldat  noir  du  Congo  belge  est  un  combattant  de 
premier  ordre.  Admirablement  dressé  dans  divers  camps, 
bien  outillés  en  vue  de  l'instruction  militaire,  le  soldat  de 
«  Bula-Matari  »  (c'est  ainsi  que  nos  noirs  appellent  le  chef 
suprême)  qui  fait  sept  années  de  service  actif  et  qui  sou- 
vent prolonge  volontairement  la  durée  de  ce  terme,  se 
révèle  courageux  à  l'excès,  très  robuste,  agile,  endurant, 
bon  tireur,  sachant  vivre  de  rien,  discipliné  et  d'un  dévoû- 
ment  absolu  au  blanc  qui  le  commande,  quand  ce  blanc  a 
les  qualités  d'un  conducteur  d'hommes. 

La  force  publique  du  Congo,  à  l'effectif  organique  de 
17,800  hommes,  ne  comportait,  au  moment  de  la  déclara- 
tion de  guerre,  que  14,000  soldats.  Ceux-ci  étaient  répar- 
tis en  compagnies  à  effectifs  variables,  suivant  l'impor- 
tance des  districts  dont  ils  formaient  les  troupes  d'occupa- 
tion, constituant  une  force  de  police  chargée  d'assurer 
l'ordre  intérieur  et  de  servir  les  fins  de  l'administration 
des  territoires. 

De  là,  cette  subdivision  en  compagnies  de  'districts  et 
l'absence  des  unités  techniques  et  des  services  auxiliaires 
que  réclament  les  besoins  d'une  campagne  extérieure. 


Tabora.  521 

Les  soldats  étaient  armés  du  fusil  «  Albini  ».  Malheu- 
reusement l'invasion  de  la  Belgique  rendit  impossible  le 
réapprovisionnement  de  ces  armes  en  cartouches,  et  la 
situation  fut  d'autant  plus  grave,  que,  par  raison  d'éco- 
nomie, les  munitions  destinées  à  la  force  publique,  pour 
l'année  1914,  n'avaient  pas  été  envoyées  en  Afrique.  Il 
fallut  tirer  parti  des  ressources  de  l'Europe  en  fusils 
<(  Gras  »  et  «  Mauser  »  pour  doter  les  troupes,  déjà  en 
contact  avec  l'ennemi,  d'un  armement  nouveau:  15,000 
fusils  Gras  avec  un  approvisionnement  de  30  millions 
de  cartouches  furent  envoyés  en  Afrique. 

La  colonie  ne  possédait  que  quelques  mitrailleuses 
<(  Maxim  »  tirant  la  cartouche  à  poudre  noire  et  de  valeur 
relative.  1 15  mitrailleuses  des  derniers  modèles,  disposant 
de  100,000  cartouches  par  pièce,  permirent  l'organisation 
des  compagnies  de  mitrailleuses. 

L'artillerie  en  service  au  Congo  était  constituée  surtout 
au  moyen  de  pièces  de  47  millimètres.  Quelques  canons 
Krupp  de  75  à  tir  lent  et  des  canons  de  montagne  de  75 
complétaient  cet  armement.  Les  envois  venus  d'Europe 
portèrent  la  dotation  des  47  à  4,000  coups  par  pièce, 
les  75,  difficilement  transportables,  étant  abandonnés  à  la 
défense  des  postes  fixes.  Les  usines  Saint-Chamond  four- 
nirent un  canon  à  tir  rapide,  jusqu'alors  inexistant  dans 
la  colonie.  Elles  expédièrent  quatre  batteries,  chacune  de 
quatre  canons  de  70  millimètres  avec  un  approvisionne- 
ment porté  à  4,000  coups  par  pièce,  à  mesure  du  dévelop- 
pement de  la  campagne. 

Les  réserves  en  objets  d'habillement,  d'équipement, 
d'armement  et  de  campement  étaient  nulles;  aucune  for- 
mation sanitaire  spéciale  ni  dépôt  de  matériel  hospitalier 
n'étaient  organisés;  il  n'existait  ni  téléphone  de  campagne, 
ni  postes  mobiles  de  T.  S.  F.  ;  il  fallut  tout  organiser  sous 
le  feu  de  l'ennemi. 

Le  général  Tombeur,  devenu,  en  février  1915,  comman- 
dant en  chef  des  troupes  opérant  à  la  frontière  orientale 


522 


Le  Flambeau. 


du  Congo,  eut  une  lourde  tâche  à  remplir  :  il  dut  à  la  fois 
créer  une  armée  et  défendre  les  frontières  menacées  par 
un  ennemi  organisé  en  vue  de  ses  desseins. 


LES    TROUPES   COLONIALES   BELGES 
1914  -1916 


LEGENDE 


1  i     Troupes 


Deux  théâtres  d'opérations  se  présentaient  en  Afrique, 
puisque  le  Congo  belge  avait  des  frontières  communes 
avec  deux  colonies  allemandes. 

Le  Congo  belge  touchait  à  l'Est  africain  allemand  depuis 
le  sud  du  lac  Tanganika  jusqu'aux  monts  Virunga,  au 
nord  du  lac  Kivu  ;  il  voisinait  avec  le  Cameroun,  depuis 
1912,  au  confluent  de  l'Ubangi  et  de  la  Lobaye  et  au 
confluent  de  la  Sangha  et  du  fleuve  Congo. 

En  septembre  1914,  les  troupes  belges  collaborèrent 
aux  opérations  de  la  Sangha  en  y  envoyant  un  contingent 
d'infanterie  avec  de  l'artillerie  et  un  vapeur  hâtivement 
armé,  le  Luxembourg,  qui  vint  appuyer  l'action  des 
troupes  dans  la  partie  navigable  de  la  rivière. 


Tabora.  523 

Après  avoir,  sous  les  ordres  du  général  Aymerich,  de 
l'armée  française,  participé  à  de  nombreux  et  rudes  com- 
bats, nos  soldats  eurent  la  profonde  satisfaction,  le  28  jan- 
vier 1916,  de  faire  leur  entrée  triomphale,  avec  les 
troupes  françaises  et  britanniques,  à  Yaunde,  capitale  de 
guerre  du  Cameroun,  à  plus  de  1,000  kilomètres  de  leur 
point  de  départ,  la  frontière  du  Congo  belge. 

Des  contingents,  pris  à  l'intérieur  de  la  colonie,  parcou- 
rant à  marches  forcées  des  centaines  de  kilomètres, 
allèrent  garnir  la  frontière  orientale  du  Congo  et  y  for- 
mèrent une  barrière  efficace  depuis  la  Rhodésie  jusqu'au 
nord  du  lac  Kivu. 

Au  début  de  1915,  cette  ligne  s'étendit  même  dans  la 
colonie  britannique  de  l'Uganda  sur  un  front  de  150  kilo- 
mètres, depuis  la  frontière  du  Kivu  jusqu'à  Lutobo. 

Pendant  vingt  mois,  les  troupes  belges,  luttant  souvent 
contre  des  groupements  supérieurs  en  nombre,  s'oppo- 
sèrent victorieusement  aux  entreprises  de  l'ennemi. 

Si,  au  début  de  la  guerre,  l'attitude  de  nos  troupes 
coloniales  fut  purement  défensive,  à  l'inverse  celle  des 
Allemands  apparut  nettement  agressive. 

Sur  le  lac  Kivu,  un  bateaû~à  moteur  fut  immédiatement 
armé  d'une  mitrailleuse  et  vint  croiser  dans  les  eaux 
belges,  empêchant  tout  trafic  et  attaquant  les  postes.  Des 
incursions  nombreuses  d'indigènes  armés  eurent  lieu  en 
différents  points  du  territoire  ;  ils  y  exercèrent,  à  l'insti- 
gation des  autorités  allemandes,  de  nombreuses  razzias 
de  bétail  et  commirent  des  sévices  graves  envers  la  popu- 
lation paisible. 

La  situation  sur  le  lac  Tanganika,  mer  intérieure  de 
700  kilomètres  de  longueur,  était  plus  critique  encore. 
Les  vapeurs  allemands  Kingani,  von  Wismann  et  von 
Goetzen  (ce  dernier  de  1,000  tonnes),  armés  de  canons 
et  de  mitrailleuses,  croisaient  en  vue  de  la  côte  belge,  bom- 
bardant les  postes,  les  caravanes  et  les  rassemblements 


524  Le  Flambeau. 

indigènes,  semblant  étudier  le  terrain  en  vue  de  débarque- 
ments ultérieurs. 

Bientôt  les  Allemands  tentèrent  des  attaques  sur  tous 
les  fronts. 

Fin  septembre  1914,  au  nord  du  lac  Kivu,  une  grande 
activité  fut  signalée  vers  Kissegnies. 

Sous  les  ordres  du  capitaine  Wintgens,  les  compagnies 
allemandes  se  concentraient.  Leur  but,  d'après  les  indi- 
gènes, était  d'envahir  le  riche  district  du  Kivu  et  sans 
doute  de  gagner  l'Ituri,  le  pays  des  mines  d'or,  et  Stan- 
leyville  pour  y  soulever  les  arabisés  de  la  région. 

Le  lieutenant-colonel  Henry,  un  héros  de  la  campagne 
arabe,  assumait  la  mission  délicate  de  défendre  la  fron- 
tière menacée. 

Déjà  les  Watuzi  (guerriers  du  Ruanda),  couvrant  les 
mouvements  de  nos  ennemis,  obligeaient  les  habitants 
du  pays  à  chercher  un  refuge  dans  les  montagnes.  La 
situation  était  grave,  car  la  panique  pouvait  gagner  les 
régions  voisines.  Si  les  populations  avaient  perdu  con- 
fiance, la  défaite  eût  été  certaine,  car  nos  soldats  n'auraient 
plus  été  ravitaillés  en  vivres  et  il  aurait  été  impossible 
d'organiser  les  transports  et  d'obtenir  les  munitions  et  les 
renforts  dont  on  avait  un  si  pressant  besoin. 

A  Kibati,  à  trois  heures  de  marche  de  Kissegnies,  se 
trouvaient  400  soldats  environ  et  un  seul  canon  de  47  mil- 
limètres. Les  munitions?  150  cartouches  par  homme,  et 
les  réserves  ne  pouvaient  arriver  avant  plusieurs  jours! 

Le  lieutenant-colonel  Henry  n'hésita  pas.  Avec  des 
moyens  presque  ridicules,  le  4  octobre  1914,  brusquement 
il  attaqua  l'adversaire.  Sa  volonté  était  non  de  s'emparer 
de  Kissegnies,  mais  de  tromper  les  Allemands,  de  leur 
faire  croire  à  l'arrivée  de  renforts,  de  retarder  le  moment 
où  eux-mêmes  prendraient  l'offensive  pour  permettre  l'ar- 
rivée des  détachements  signalés,  enfin,  —  et  c'était  là 
peut-être  la  raison  primordiale,  —  de  donner  aux  natifs 
une  haute  idée  de  notre  force,  de  leur  montrer  l'efficacité 


Tabora.  525 

de  notre  protection,  afin  qu'ils  rejoignissent  les  villages 
abandonnés  et  que  la  vie  redevînt  normale  dans  le  pays. 

La  lutte  fut  rude.  Pendant  de  longues  heures,  sous 
un  soleil  torride,  nos  soldats  combattirent  avec  rage. 
Malgré  leur  supériorité  numérique,  les  Allemands  aban- 
donnèrent le  champ  de  bataille  à  la  tombée  du  jour,  ils  se 
retirèrent  dans  les  montagnes  qui  commandent  Kissegnies 
et  perdirent  plusieurs  semaines  à  s'y  retrancher  fébri- 
lement. 

Sitôt  le  résultat  du  combat  connu,  les  indigènes  ren- 
trèrent dans  leurs  villages  et  se  remirent  au  travail.  Nulle 
part  l'ordre  ne  fut  troublé.  Il  ne  devait  l'être  au  Congo, — 
nous  l'avons  dit  déjà,  —  à  aucun  moment,  pendant  cette 
longue  guerre. 

En  novembre,  nos  ennemis  reprirent  leurs  projets,  mais 
déjà  plusieurs  compagnies  étaient  arrivées.  Les  Alle- 
mands tentèrent  de  débarquer  sur  la  rive  ouest  du  lac 
Kivu  :  le  détachement  du  lieutenant  Hommelen  les  rejeta. 

L'année  1915  débuta  par  une  violente  attaque  contre 
Tshahafi,  que  nous  occupions  pour  couvrir  Kigezi,  village 
peuplé  en  Uganda  :  les  Allemands  enregistrèrent  un  échec. 

Binei,  qui  couvrait  la  route  de  Kibati  à  Rutshuru,  fut 
vainement  attaqué  à  son  tour. 

Le  28  mai,  le  poste  de  Kissegnies  fut  détruit  à  la  suite 
d'un  engagement  qui  dura  toute  la  journée. 

Le  15  juin,  le  mont  Lubafu  qui  domine  toutes  les  posi- 
tions à  l'est  du  lac,  fut  occupé  par  surprise;  nos  troupes 
s'y  maintinrent,  mais  la  rivière  Sebea,  dont  les  eaux  se 
déversent  dans  le  Kivu  est  proche.  Au  sud  de  la  rivière, 
se  dressent  les  cratères  que  surplombent  les  monts  Kama 
et  que  garnissent  les  formidables  redoutes  ennemies. 

La  rivière  est  gardée  par  les  avants-postes  ennemis. 
Cette  situation  ne  se  modifiera  pas  jusqu'au  moment  de 
l'offensive  générale  des  Belges,  en  avril  1916. 

Le  26  septembre,  l'ennemi  prit  comme  objectif  Lu- 
vungi,  situé  sur  la  rive  gauche  de  la  rivière  Ruzizi,  qui 
relie  le  lac  Kivu  au  lac  Tanganika. 


526  Le  Flambeau. 

Il  subit  un  sanglant  échec. 

Le  22  octobre,  le  capitaine  Wintgens  tenta  de  reprendre 
le  mont  Lubafu,  clef  de  la  position  que  nous  occupions  en 
territoire  allemand. 

Le  major  Bataille  rejeta  l'ennemi  en  désordre. 

Le  27  novembre,  une  de  nos  compagnies  avait  reçu 
l'ordre  d'occuper  le  mont  Tshandjarue,  qui  devait  former 
l'extrême-gauche  de  notre  ligne.  Elle  s'arrêta  en  chemin 
pour  camper  à  proximité  d'un  village  indigène.  Surprise 
à  la  pointe  du  jour  par  des  forces  supérieures  en  nombre, 
elle  résista  bravement,  tous  les  Européens  se  firent  tuer 
sur  place. 

Le  27  janvier  1916,  une  colonne  allemande  étant  signa- 
lée en  marche  vers  l'Uganda,  avec  l'intention  de  piller 
le  poste  de  Kabale,  centre  commercial  important,  deux 
compagnies  belges  attaquèrent  le  mont  Ruakadigi,  position 
avancée  de  l'adversaire.  Le  combat  fit  rage;  nous  eûmes 
de  lourdes  pertes  à  enregistrer  ;  mais  la  colonne  de  Wint- 
gens, qui  déjà  attaquait  un  de  nos  pelotons  couvrant  Ka- 
bale, reprit  en  hâte  la  route  de  la  Sebea. 

N'ayant  pu  envahir  le  Congo  en  passant  par  le  Ki*/u, 
au  cours  de  l'année  1915,  nos  adversaires  conçurent  un 
nouveau  plan  :  débarquer  en  un  point  de  la  côte  belge  du 
Tanganika  et  marcher  vers  Kabalo,  port  du  fleuve  Congo, 
afin  de  couper  les  communications  du  Katanga  avec  les 
autres  provinces  de  la  colonie. 

Les  populations  du  district  du  Maniema  comptent  dans 
leur  sein  de  nombreux  arabisés,  et  les  Allemands  espé- 
raient les  rallier  facilement  à  leur  cause.  A  plusieurs 
reprises  donc  ils  vinrent  bombarder  les  principaux  ports 
congolais  du  lac  Tanganika.  Ces  bombardements  cou- 
vraient des  tentatives  de  débarquement  qui  échouèrent, 
car  les  colonnes  mobiles  de  la  défense  du  lac  montaient 
bonne  garde. 

Nos  alliés  de  Grande-Bretagne  ayant  dû  employer  une 
partie  de  leurs  troupes  pour  la  campagne  du  Sud-Ouest 


Tabora.  527 

africain,  nos  soldats  furent  appelés  à  la  défense  des  fron- 
tières de  Rhodésie  dès  septembre  1914. 

En  juin  et  en  juillet  1915,  notamment,  au  prix  de  pertes 
sensibles,  ils  rejetèrent  l'ennemi  qui  tentait  d'envahir 
cette  riche  colonie  britannique. 

* 
*    * 

Toutes  les  tentatives  de  l'adversaire  constituent  pour 
lui  de  sanglants  échecs,  tous  ses  plans  échouent  devant 
la  ténacité  de  nos  troupes  africaines. 

Le  général  Tombeur,  pendant  ces  longs  mois,  procède 
méthodiquement  à  l'organisation  de  ses  troupes.  Des 
compagnies  il  forme  des  bataillons,  puis  des  régiments 
et  des  brigades.  Chaque  bataillon  reçoit  ses  mitrailleuses; 
chaque  régiment,  son  artillerie  à  tir  rapide.  Le  service 
médical  est  organisé  avec  le  plus  grand  soin.  Les  compa- 
gnies de  pontonniers-pionniers,  de  télégraphistes,  de 
téléphonistes,  de  grenadiers,  de  chemins  de  fer,  sont 
créées.  L'ennemi  ayant  hérissé  ses  lignes  de  puissants 
ouvrages  de  fortification,  on  lui  oppose  des  mortiers  de 
tranchée  Van  Deuren. 

Le  commandant  en  chef  crée,  dans  ses  groupements, 
le  lien  tactique  indispensable  aux  unités  générales  d'une 
vraie  armée.  Aucun  service,  aucun  détail  n'est  négligé: 
intendance,  service  de  transports,  justice,  aumônerie,  tré- 
sorerie, services  de  l'arrière,  tout  est  admirablement 
établi. 

Les  Allemands  ont  la  maîtrise  du  lac  Kivu  :  la  canon- 
nière Paul  Renkin  et  le  canot  à  moteur  Tchiloango  vont 
la  leur  ravir. 

La  ligne  de  chemin  de  fer  qui  unit  le  fleuve  Congo  au 
lac  Tanganika  n'est  pas  terminée:  les  110  derniers  kilo- 
mètres seront  construits  en  huit  mois. 

Tl  faut  reprendre  la  maîtrise  du  Tanganika.  Le  port 
d'Albertville  est  construit;  des  canons  de  160  millimètres 
protégés,  venus  du  Bas-Congo,  le  défendent  ;  on  y  monte 


528  Le  Flambeau, 

et  on  y  lance  le  glisseur-torpilleur  Netto,  le  remorqueur 
Saint-Georges,  une  chaloupe-canonnière,  un  vapeur  de 
500  tonnes  le  Baron  Dhanis.  Enfin,  le  vapeur  Alexandre 
Delcommune,  renfloué  et  bien  armé,  revoit  le  lac  sous  le 
nom  de  Vengeur. 

En  un  mot,  la  mobilisation  industrielle  du  Congo  est 
réalisée  sous  l'énergique  direction  du  lieutenant-colonel 
Moulaert. 

Les  populations  de  l'Afrique  orientale  allemande  virent 
un  jour  avec  épouvante  nos  aviateurs  traverser  le  Tan- 
ganika,  survoler  leur  pays,  reconnaître  les  installations 
militaires  et  y  jeter  la  mort. 

Le  long  de  nos  frontières,  les  moyens  de  communica- 
tion étaient  sommaires.  Depuis  le  début  de  la  campagne 
jusqu'au  moment  de  l'offensive,  plus  de  1,500  kilomè- 
tres de  fils  télégraphiques  ont  été  tendus,  deux  postes 
radiographiques  installés,  et  plusieurs  centaines  de  kilo- 
mètres de  routes  établis. 

Imagine-t-on  ce  qu'il  a  fallu  de  volonté,  d'énergie, 
d'efforts  persévérants,  pour  concentrer,  au  centre  de 
l'Afrique,  à  2,000  kilomètres  de  la  base  naturelle, 
Borna  sur  l'Océan  atlantique,  à  1,400  kilomètres  de  la 
base  de  nos  alliés,  Afombasa  sur  l'Océan  indien,  tous  les 
moyens  d'action  nécessaires  à  une  armée  de  15,000 
hommes,  qui  veut  mener  une  campagne  victorieuse  en 
pays  ennemi? 

De  Borna  à  Stanleyville,  on  utilise  steamers  et  chemin 
de  fer;  mais,  de  Stanleyville  au  lac  Kivu,  point  de  con- 
centration de  la  brigade  nord,  durant  quarante  jours,  les 
approvisionnements  de  toute  nature  et  souvent  très  pon- 
déreux  doivent  être  portés  à  dos  d'homme. 

Par  la  voie  anglaise,  l'Uganda  Railway,  qui  vient  de 
Mombasa  à  Port-Florence,  et  le  service  de  navigation  du 
lac  Victoria  nous  amènent  à  Bukakata,  où  nous  avions 
pu  établir  une  base  de  transports.  De  ce  point  à  Rutshuru, 
dépôt  de  la  brigade  nord,  il  n'y  a  que  dix-sept  jours  de 


Tabora. 


529 


portage.  Cette  ligne,  encombrée  déjà  pour  les  besoins 
des  troupes  britanniques,  ne  pouvait  être  utilisée  que 
pour  les  transports  de  première  nécessité:  elle  fut  em- 
pruntée par  les  nombreux  officiers  et  sous-officiers  ve- 
nant de  l'Yser  pour  renforcer  le  cadres  de  la  division 
coloniale. 

L'effort  demandé  aux  populations  du  Congo  est  carac- 
térisé par  un  chiffre:  du  1er  janvier  au  31  mai  1916, 
66,000  charges  furent  acheminées  de  Stanleyville  vers 
le  front. 


35 


530  Le  Flambeau. 

Avril  1916  marque  enfin  l'heure,  si  longtemps  atten- 
due, de  P  attaque  générale  contre  l'Est  africain-allemand. 

A  ce  moment,  sur  le  lac  Tanganika,  un  corps  spécial, 
chargé  de  la  défense  des  côtes  a  été  constitué  sous  les 
ordres  du  lieutenant-colonel  Moulaert. 

La  brigade  sud,  du  colonel  Olsen,  se  trouve  concen- 
trée en  deux  groupements.  Le  2e  régiment  garde  les  pas- 
sages de  la  rivière  Ruzizi,  le  1er  régiment  est  massé  à  la 
pointe  sud  du  lac  Kivu,  que  nous  commandons  à  présent. 

La  brigade  nord  commandée  par  le  colonel  Molitor, 
a  un  régiment,  le  4e,  face  aux  positions  allemandes  de 
la  Sebea,  au  nord  du  lac  Kivu  ;  le  3e  régiment  est  en  voie 
de  concentration  à  Kamwezi,  au  sud  de  Lutobo,  dans 
l'Uganda. 

Un  bataillon  anglais  est  venu  occuper  les  positions  de 
Kigezi,  que  nous  avons  défendues  jusqu'alors. 

Le  4  avril,  le  4e  régiment,  sous  les  ordres  du  major 
Rouling,  commence  l'attaque  pied  à  pied  des  positions  de 
la  Sebea,  fixant  ainsi  les  troupes  de  Wintgens  dans  leurs 
ouvrages. 

Le  18  avril,  le  major  Muller,  chef  du  1er  régiment, 
entame  une  action  combinée  d'un  bataillon  et  de  la  flot- 
tille du  Kivu  contre  l'île  Gombo,  dont  il  s'empare  pour 
attaquer  aussitôt,  à  revers,  le  poste  de  Shangugu. 

Le  19  avril,  après  une  brillante  attaque,  la  position 
ennemie  est  enlevée  et  nos  couleurs  flottent  sur  Shangugu. 

Le  26  avril,  sous  les  ordres  du  major  Bataille,  le  3e  régi- 
ment quitte  Kamwezi.  Après  avoir  traversé  en  saison  des 
pluies  un  pays  très  montagneux,  coupé  de  larges  rivières 
au  cours  rapide,  il  entre  à  Kigali,  chef-lieu  du  Ruanda, 
le  6  mai,  ayant  culbuté  l'ennemi  au  mont  Kasibu  et  mis 
en  fuite  tous  ses  détachements  de  surveillance. 

Le  colonel  Molitor  reçut  des  indigènes  de  Kigali  le  meil- 
leur accueil,  parce  que  ses  soldats  n'avaient  rien  pillé, 
parce  que  les  Belges  n'imitaient  pas  les  Allemands  dans 
leur  système  de  réquisitions  arbitraires. 


Tabora.  531 

Dès  l'arrivée  du  3e  régiment  à  Kigali,  Wintgens  est 
directement  menacé;  l'enveloppement  stratégique  des 
positions  de  la  Sebea  est  réalisé. 

Le  12  mai,  le  4e  régiment  occupe  Kissegnies  et  toutes 
les  positions  de  la  Sebea  ;  puis,  il  poursuit  Wintgens,  qui 
bat  en  retraite  précipitamment,  traitant  très  durement 
les  indigènes  qui  s'apprêtent  à  accueillir  les  Belges  en 
amis,  et,  le  22  mai,  il  établit  sa  liaison  entre  Kigali  et 
Nyanza  avec  le  3e  régiment  et  avec  la  brigade  Olsen. 

Après  la  prise  de  Shangugu,  le  1er  régiment  reprend  sa 
marche  à  travers  un  pays  de'montagnes  boisées  ;  le  18  mai, 
il  culbute  l 'arrière-garde  de  Wintgens  et,  le  même  jour, 
entre  à  Nyanza,  résidence  de  Musinga,  roi  du  Ruanda, 
au  moment  où  y  arrivaient  les  premiers  éléments  de  la 
brigade  Molitor. 

Le  2e  régiment,  sous  le  lieutenant-colonel  Thomas, 
franchit  à  son  tour  la  Ruzizi  et,  le  6  juin,  fait  son  entrée 
à  Usumbura,  à  la  pointe  nord  du  Tanganika. 

Aussitôt  le  2e  régiment  reprend  sa  marche  vers  Kitega, 
chef-lieu  de  la  province  de  l'Urundi. 

Ce  même  jour,  6  juin,  le  1er  régiment,  venant  de  Nyanza 
et  marchant  également  vers  Kitega,  bat  l'ennemi  à  Kiwi- 
tawe;  le  12  juin,  il  force  les  passages  de  la  Ruwuwu,  large 
rivière  au  nord  de  Kitega  et,  le  16  juin,  il  est  à  Kitega, 
qu'abandonne  le  major  von  Langen,  battu. 

Un  régiment  de  la  brigade  nord  appuie  sur  sa  gauche 
l'action  du  1er  régiment  durant  cette  marche,  et  le  3e  régi- 
ment lance  vers  le  sud  un  détachement  qui,  le  26  mai,  à 
la  mission  de  Kaninja,  disperse  les  troupes  que  Wintgens 
était  en  train  de  regrouper. 

Du  31  mai  au  5  juin,  le  3e  régiment  se  reforme  dans  la 
région  de  Nsasa,  en  vue  d'entreprendre  la  traversée  de 
la  Kagera  et  la  conquête  de  la  province  du  Bukoba. 

Nous  sommes  ici  aux  sources  du  Nil.  La  Kagera  est, 
en  effet,  généralement  considérée  comme  constituant  le 
cours   méridional   du   grand   fleuve.    Les   accès   de   la 


532  Le  Flambeau. 

Kagera  ne  sont  pas  faciles.  Sur  les  deux  rives,  courant 
du  sud  au  nord,  une  série  de  chaînes  de  montagnes, 
vraies  murailles  de  pierre,  défendent  le  fleuve,  qui  pré- 
sente déjà  ici,  tout  près  de  sa  source,  plusieurs  centaines 
de  mètres  de  largeur. 

Les  troupes  belges  fixent  l'ennemi  devant  les  trois 
points  de  passage  habituels  de  la  Kagera  et  montrent  une 
grande  activité  dans  la  réunion  de  moyens  de  passage. 
Pendant  ce  temps,  un  groupement  franchit  le  fleuve  dans 
la  partie  de  son  cours  qui  est  orientée  ouest-est. 

Ce  groupement  arrive  à  la  rivière  Ruwuwu,  qu'il  fran- 
chit le  18  juin,  et,  bousculant  l'ennemi,  les  21  et  23,  il  le 
chasse  de  Biaramulo,  qui  est  conquis  le  24  juin. 

Le  27  juin,  les  troupes  belges  occupaient  la  pointe  sud- 
ouest  du  lac  Victoria,  avec  Namviembe,  ayant  en  leur 
pouvoir  la  partie  de  la  province  du  Bukoba,  située  au 
sud  du  parallèle  de  Migera. 

L'autre  régiment  de  la  brigade  Molitor,  après  avoir 
franchi  la  Ruwuwu  sous  le  feu  de  l'ennemi,  à  Ruanilo, 
vint  établir  sa  liaison  avec  le  3e  régiment  à  Biaramulo, 
le  25  juin. 

Le  hauptmann  Godovius,  qui  défend  le  Bukaba,  sur- 
pris par  cette  marche  foudroyante,  se  voit  sur  le  point 
d'être  bloqué  au  nord  de  la  province.  Il  essaie  de  battre 
en  retraite  vers  Tabora,  mais,  se  heurtant  à  Kato,  le 
3  juillet,  à  un  détachement  du  1  Ie  bataillon,  ses  troupes 
sont  taillées  en  pièces,  le  chef  étant  lui-même  fait  pri- 
sonnier. 

Pendant  ce  combat,  le  major  Rouling,  un  merveilleux 
soldat,  fut  très  grièvement  blessé;  le  lieutenant-colonel 
Huyghe  prit  sa  place  à  la  tète  du  4e  régiment. 

Les  nôtres  se  lancent  sur  la  route  de  Tabora,  mais  ils 
vont  rencontrer  la  série  des  collines  rocheuses  de  Maria- 
Hilf  à  Saint-Michael,  que  l'ennemi  défend. 

Les  14  et  15  juillet,  à  Djabahika,  une  terrible  bataille 
s'engage.  La  colonne  allemande  qui  barrait  la  route  de 


Tabora.  533 

Maria-Hilf  est  rejetée  et  poursuivie  jusqu'en  ce  point,  que 
nous  occupons,  le  23  juillet. 

Le  3e  régiment,  après  avoir  menacé  à  revers  le  port 
de  Muanza,  que  nos  alliés  britanniques  occupèrent  sans 
perte  le  14  juillet,  marche  vers  Saint-Michael,  qu'il  ne 
pourra  occuper  que  le  12  août. 

Tandis  que  se  déroulent  ces  événements,  la  brigade 
Olsen  se  dirige  vers  le  sud. 

Un  régiment  occupe  Nianza-Migera,  le  15  juillet.  Une 
belle  manœuvre  fait  tomber  la  région  fortifiée  de  Kasulu  ; 
une  menace  d'enveloppement  amène  les  Allemands  à  éva- 
cuer Kigoma-Udjigi,  le  grand  port  terminus  dû  chemin 
de  fer  qui,  par  Tabora,  vient  de  Dar-es-Salam. 

Le  29  juillet  le  2e  régiment  s'empare  de  la  place,  y 
prenant  notamment  deux  canons  de  105  millimètres.  Pen- 
dant ce  temps,  le  major  Muller  forçait  la  Malagarassi  et 
atteignait  la  rivière  Gombe,  le  20  juillet,  dans  le  but  d'éta- 
blir la  liaison  avec  la  brigade  Molitor. 

Nos  contingents  vont  maintenant  prendre  comme 
objectif  Tabora,  la  ville  mystérieuse  qui,  depuis  des  mois, 
hante  les  rêves  de  tous  les  combattants. 

La  brigade  Olsen  a  pour  axe  le  chemin  de  fer  d'Udjigi 
à  Tabora,  que  nos  troupes  réparent  au  fur  et  à  mesure 
de  leur  progression. 

La  brigade  Molitor  marche  parallèlement  à  la  route 
Saint-Michael-Tabora . 

Tabora,  ville  superbe,  où  s'élèvent  de  grands  hôtels,  de 
vastes  constructions  et  des  maisons  de  commerce  impor- 
tantes, est  située  au  milieu  d'une  plaine  aride,  que  sil- 
lonnent des  cours  d'eau  de  peu  d'importance,  taris  pen- 
dant la  saison  sèche,  qui  règne  en  ce  moment. 

La  marche  est  pénible,  il  faut  découvrir  l'eau  noirâtre 
dans  les  rares  fonds  marécageux,  connus  seulement  des 
indigènes.  Malgré  les  difficultés,  nos  troupes  avancent, 
pleines  d'entrain,  vers  la  capitale  de  guerre  de  l'Est  afri- 
cain allemand,  le  joyau  de  la  colonie,  et  son  réduit  central. 


534  Le  Flambeau. 

Le  général  prussien  Wahle,  qui  dirige  la  défense  du 
pays  que  nous  venons  de  traverser,  a  pris  personnelle- 
ment le  commandement  des  troupes  importantes  qui  ont 
pu  se  masser  pour  défendre  ce  réduit. 

Dès  le  1er  septembre  nos  avant-gardes  prennent  avec 
les  détachements  ennemis  un  contact  qui  ne  sera  plus 
perdu. 

La  brigade  sud  livre  du  30  août  au  4  septembre  le  com- 
bat victorieux  d'Ussoke;  le  7  septembre,  la  tëtt  d'une  de 
ses  colonnes  est  mise  en  échec  à  Mabania,  mais  la  situa- 
tion est  rétablie  aussitôt  et  la  marche  continue. 

Le  10  septembre,  le  colonel  Olsen  engage  la  sanglante 
bataille  de  Lulanguru,  qui,  jusqu'au  16,  se  poursuivra  sans 
interruption  et  se  terminera  par  la  retraite  de  l'ennemi. 
Celui-ci  résiste  à  outrance;  il  fait  des  efforts  pour 
nous  accrocher  et,  opérant  par  lignes  intérieures  de  ma- 
nœuvre, le  général  Wahle  tente  de  battre  la  brigade  sud, 
tandis  qu'un  faible  détachement  observe  la  brigade  nord. 
Cette  manœuvre  échoue. 

Après  avoir  bousculé  l'ennemi  à  Kalogwe,  le  2  sep- 
tembre, et  s'être  emparée  d'un  canon  de  105  millimètres, 
la  brigade  nord,  combattant  chaque  jour,  est  arrivée  à 
proximité  d'Itaga,  le  12  septembre. 

Entendant  le  canon  dans  le  sud,  le  colonel  Molitor 
n'hésite  pas  et,  sans  attendre  sa  réserve,  attaque  résolu- 
ment dès  l'aube  du  13.  Le  combat  d'Itaga  se  terminera 
le  14  sans  résultats;  mais  le  front  allemand  Lulanguru  a 
dû  être  dégarni,  ce  qui  a  permis  au  colonel  Olsen  de 
pousser  ses  troupes  jusqu'aux  collines  de  Gange,  qui 
entourent  Tabora  à  une  distance  de  5  kilomètres. 

Serrés  de  près,  apprenant  l'arrivée  d'un  détachement 
qui,  par  le  sud,  va  encercler  la  place,  les  Allemands  se 
décident  à  céder  le  terrain  et  évacuent  la  ville  sur  laquelle, 
le  Î9  septembre,  flotte  enfin  le  drapeau  belge. 

Nos  deux  brigades  ont  eu  la  satisfaction  d'entrer  simul- 
tanément à  Tabora  et  d'y  délivrer  189  Européens,  ressor- 


Tabora.  £35 

tissants  des  nations  alliées,  prisonniers  de  guerre  et  civils, 
internés  dans  l'Est  africain  allemand,  depuis  le  début  des 
hostilités. 

Les  troupes  belges,  poursuivant  l'ennemi  en  retraite 
vers  le  sud-ouest,  l'ont  culbuté  à  Sekonge,  capturant 
20  Européens,  1  canon,  1  mitrailleuse  et  une  grande  quan- 
tité de  matériel. 

Si  nos  troupes  n'ont  pas  gardé  le  contact,  si  elles  n'ont 
pas  planté  leur  étendard  sur  le  dernier  repaire  de  la  résis- 
tance allemande,  dès  1916,  c'est  parce  que  le  générai 
Tombeur  avait  reçu  l'ordre  formel  de  ne  pas  dépasser 
Tabora  ! 

J'ai  pu  faire  suivre  la  marche  de  nos  colonnes  victo- 
rieuses, dire  comment  avait  été  exécuté  le  plan,  admira- 
blement conçu  par  le  commandement;  mais  ce  qu'on  ne 
peut  exprimer,  c'est  la  somme  de  volonté,  de  patience, 
d'endurance,  de  courage,  en  un  mot,  qu'il  a  fallu  à  ces 
troupes  qui  ont  parcouru  plus  de  quinze  cents  kilomètres 
depuis  leur  point  de  concentration  et  qui  ont  rencontré, 
au  cours  de  durs  combats,  toutes  les  difficultés  accu- 
mulées: les  pluies,  les  montagnes,  la  privation  d'eau 
sous  un  soleil  torride. 

Nos  dévoués  soldats  se  sont  montrés  dignes  des  héros 
de  la  campagne  arabe. 

* 
*    * 

1917  vint.  Le  général  Malfeyt,  nommé  commissaire 
royal,  prit  possession  des  territoires  soumis  à  la  juridic- 
tion belge. 

La  ville  de  Tabora,  alors  que  la  campagne  n'était  pas 
terminée,  fut  remise  à  l'administration  britannique,  et  ce 
fut  là  une  singulière  humiliation  pour  ceux  qui  avaient 
payé  cette  conquête  de  leur  sang. 

Nos  troupes  furent  partiellement  démobilisées;  mais, 
bientôt,  à  la  demande  de  nos  alliés,  nos  bataillons  durent 


536  Le  Flambeau. 

reprendre  le  chemin  de  l'Est  africain-allemand  et,  sous 
les  ordres  du  colonel  Huyghe,  le  général  Tombeur  étant 
rentré  en  Europe,  recommencer  la  lutte. 

Nos  soldats  enlevèrent  Mahenge,  le  7  octobre  1917,  et 
poursuivirent  l'adversaire  jusqu'au  jour  où  le  général 
von  Lettow-Vorbeck,  un  ennemi  à  la  vaillance  duquel  il 
faut  rendre  hommage,  pénétra  dans  le  Mozambique, 
abandonnant  sa  colonie  sans  toutefois  déposer  les  armes. 

Ce  furent  ensuite  les  pourparlers  de  paix. 

L'oubli  vient  vite!  La  Belgique  se  vit  confier  le  mandat 
d'administrer  le  Ruanda  et  l'Urundi,  mais  le  royaume 
du  roi  Musinga  fut  amputé,  malgré  les  protestations  des 
natifs,  en  vue  de  la  construction  du  chemin  de  fer  du 
Cap  au  Caire,  qui  n'est  pas  encore  à  la  veille  d'atteindre 
ce  pays. 

Nous  pouvons,  sans  vouloir  rouvrir  un  débat  pénible, 
exprimer  le  regret  que,  à  côté  des  hommes  bien  inten- 
tionnés qui  ont  discuté  le  problème  colonial  au  nom  de 
la  Belgique,  on  n'ait  pas  envoyé  à  Paris  le  seul  homme 
vraiment  qualifié  pour  négocier,  parce  que  connaissant 
le  problème,  pour  l'avoir  résolu,  et  le  pays  à  administrer, 
pour  l'avoir  conquis:  le  général  Tombeur,  qui,  mieux 
que  quiconque,  pouvait  défendre  les  intérêts  belges  dans 
l'Est  africain  allemand. 

Commandant  A.  Cayen. 


LA  CERISAIE 


Comédie  en  quatre  actes  de  A.  P.  TCHEKHOV. 

Première  version  française  par  C.  Mostkova  et  A.  Lamblot.  (i) 


ACTE  III 


Un  petit  salon  séparé  d'un  grand  par  une  arcade.  Le  lustre  est 
allumé.  On  entend  dans  le  vestibule  l'orchestre  juif,  dont  il  fut 
question  au  2e  acte.  C'est  le  soir.  Dans  le  grand  salon,  on  danse  le 
lancier.  La  voix  de  Pichtchik:  «Promenade  à  une  paire»  (2). 
Dans  le  petit  salon  entrent,  par  couples:  d'abord  Pichtchik  et  Char- 
lotte, puis  Trofimov  et  Lioubov,  Ania  et  le  fonctionnaire  de  la  poste, 
Varia  et  le  chef  de  gare,  etc.  Varia  pleure  doucement  et,  tout  en 
dansant,  essuie  ses  larmes;  avec  le  dernier  couple,  Douniacha. 

(En  traversant  le  petit  salon,  Pichtchik  crie: 
«Grand  rond,  balancez!»  puis  «Les  cavaliers  à 
genoux  et  remerciez  vos  dames  !  »  Phyrse,  en 
habit,  passe  portant  un  plateau  d'eau  de  Seltz. 
Dans  le  salon  entrent  Pichtchik  et  Trofimov.) 


PICHTCHIK 

Je  suis  pléthorique,  moi.  J'ai  déjà  eu  deux  attaques. 
Je  danse  avec  peine,  mais  comme  on  dit  :  Avec  les  fous, 
il  faut  batifoler.  Voyez-vous,  j'ai  une  santé  de  cheval.  Feu 
mon  père  (un  blagueur,  que  Dieu  lui  fasse  paix!),  disait 
souvent,  à  propos  de  notre  origine,  que  l'ancienne  race  de 
Simionov  Pichtchik,   remontait  au  fameux  cheval  que 

(1)  Voyez  le  Flambeau,  4e  année,  n°  7,  31  juillet  1921,  p.  327. 

(2)  En  français  dans  le  texte. 


538  Le  Flambeau. 

Caligula  amena  au  Sénat...  (Il  s'assied.)  Mais  voilà  le 
malheur,  c'est  le  manque  d'argent  :  Chien  affamé  ne  rêve 
que  rôt...  (Il  ronfle,  mais  se  réveille  aussitôt).  De  même 
moi...  je  ne  puis  parler  que  d'argent... 

TROFIMOV 

En  effet,  vous  avez  quelque  chose  de  chevalin. 

PICHTCHÏK 

Et  après?...  le  cheval  est  un  animal  comme  un  autre... 
un  cheval  peut  se  vendre... 

(Dans  la   pièce  voisine,  l'on  entend   jouer  au 
billard.    Sous  l'arcade,    apparaît   Varia.) 

trofimov  (la  taquinant) 
Madame  Lopakhine!  Madame  Lopakhine  ! . . . 

varia  (avec  humeur) 
Monsieur  le  décati. 

TROFIMOV 

Mais  oui,  et  j'en  suis  très  fier. 

varia  (plongée  dans  d'amères  pensées) 

Voilà,  on  invite  des  musiciens  et  comment  les  payer? 
(Elle  sort.) 

trofimov  (à  Pichtchik) 
Si  l'énergie  déployée  par  vous,  durant  toute  votre  vie 
à  rechercher  l'argent  pour  payer  les  intérêts,   eût  été 
dépensée  autrement,   vous  auriez  sans  doute  fini  par 
changer  le  cours  de  la  terre. 

PICHTCHIK 

Nietzsche...  le  philosophe...  le  plus  grand,  le  plus 
illustre...  l'homme  à  l'esprit  formidable,  dit  dans  ses 
œuvres,  que  Ton  peut  faire  de  faux  assignats. 


La  Cerisaie.  539 

TROFIMOV 

Vous  avez  lu  Nietzsche,  vous? 

PICHTCHIK 

Non,  mais  des  fois...  C'est  ma  fille  Dachenka  qui  m'en 
a  parlé.  Et  moi,  je  suis  précisément  dans  une  telle  passe 
qu'il  ne  me  reste  qu'à  faire  de  faux  assignats...  Après 
demain,  j'ai  à  payer  310  roubles...  J'en  ai  déjà  trouvé 
130...  (se  tâtant  les  poches,  inquiet.)  J'ai  perdu  mon 
argent.  Je  l'ai  perdu...  (en  pleurant)  où  est-il?  (joyeuse- 
ment.) Le  voici,  derrière  la  doublure...  j'en  suis  tout 
essoufflé... 

(Entrent  Lioubov  et  Charlotte.) 

Lioubov  (fredonne  Vair  de  Lesguinka). 

Pourquoi  Léonide  n'est-il  pas  encore  rentré?  Que 
fait-il  à  la  ville?  (à  Douniacha.)  Douniacha,  offrez  du 
thé  aux  musiciens... 

TROFIMOV 

La  vente  n'a  probablement  pas  eu  lieu. 

LIOUBOV 

Les  musiciens,  comme  la  soirée,  sont  mal  à  propos.  . 
enfin,  cela  n'a  pas  d'importance.  (Elle  s'assied  et  chante 
à  mi-voix) . 

Charlotte  (tendant  un  jeu  de  cartes  à  Pichtchik). 
Voilà  un  jeu,  retenez  une  carte. 

PICHTCHIK 

C'est  fait. 

CHARLOTTE 

Battez-les  maintenant.  Très  bien.  Donnez-les  moi,  ô 
mon  cher  monsieur  Pichtchik,  ein,  zwei,  drei  (1).  Main- 
Ci)  En  allemand  dans  le  texte. 


540  Le  Flambeau. 

tenant,  cherchez  la  carte  ;  elle  est  dans  votre  poche  de 
côté... 

pichtchik  (la  retirant  de  sa  poche) 

Le  huit  de  pique,  c'est  exact.  (Ebahi.)  Pensez  donc! 

charlotte  (qui  tient  le  jeu  de  cartes  dans  la  paume 
de  sa  main,  à  Trofimov) 

Vite,  quelle  carte  est  au-dessus? 

TROFIMOV 

...Eh  bien,  si  vous  voulez,  la  dame  de  pique. 

CHARLOTTE 

Voilà,  (à  Pichtchik.)  Et  vous,  celle  du  dessus? 

PICHTCHIK 

L'as  de  cœur. 

CHARLOTTE 

Voilà.  (Elle  frappe  sur  sa  main,  le  jeu  de  cartes  dis- 
paraît.) Quel  beau  temps  aujourd'hui!  (Une  voix  mysté- 
rieuse, comme  venant  du  sol,  lui  répond:  oh  oui,  ma- 
dame, le  temps  est  splendide.) 

CHARLOTTE 

Vous  êtes  mon  bon  petit  idéal... 

LA  voix 
Vous  aussi,  madame,  vous  avez  toute  mon  sympathie. 

le  chef  de  gare  (applaudissant) 
Bravo!  madame  la  ventriloque.  Bravo! 


La  Cerisaie.  541 

pichtchik  (ébahi) 

Pensez  donc!  An,  cette  ravissante  demoiselle  Char- 
lotte!... J'en  suis  tout  simplement  amoureux... 

CHARLOTTE 

Amoureux  !  (haussant  les  épaules.)  Pouvez -vous 
aimer  ?  Guter  Mensch  aber  schlechter  Musikant  (  1  ) . 

trofimov  (donnant  à  Pichtchik  une  claque  sur  l'épaule) 
Espèce  de  cheval,  va  ! 

CHARLOTTE 

Attention,  encore  un  tour  (prenant  un  plaid  sur  une 
chaise.)  Voici  un  plaid,  un  très  beau  plaid  que  je  désire 
vendre...  (Elle  le  secoue.)  Personne  n'en  désire? 

pichtchik  (ébahi) 
Pensez  donc! 

CHARLOTTE 

Ein,  zwei,  drei  (1).  (Elle  soulève  vivement  le  plaid, 
Ania  est  debout,  derrière.  Celle-ci  fait  une  révérence, 
court  à  sa  mère,  l'embrasse,  puis  retourne  en  courant 
dans  le  grand  salon,  au  milieu  de  l'extase  générale.) 

lioubov  (applaudissant) 
Bravo!  Bravo! 

CHARLOTTE 

Encore  un.  Ein,  zwei,  drei  (1).  (Elle  soulève  le  vlaid. 
Derrière,  Varia  qui  salue.) 

pichtchik  (ébahi) 
Pensez  donc  ! 

(1)  En  allemand  dans  le  texte. 


542  te  Flambeau. 

CHARLOTTE 

C'est  fini.  (Elle  jette  le  plaid  sur  Pichtchik,  fait  une 
révérence  et  se  sauve  en  courant  dans  le  grand  salon.) 

pichtchik  (courant  après  elle) 
Quelle  friponne!...  Qu'en  pensez-vous,  hé?  (//  sort.) 

LIOUBOV 

Et  Lëonide  qui  ne  rentre  toujours  pas.  Que  peut-il 
bien  faire  en  ville  si  longtemps?  Tout  doit  y  être  fini,  et 
la  propriété  vendue  ou  non,  pourquoi  nous  tenir  si  long- 
temps dans  cette  incertitude  ? 

varia  (cherchant  à  la  consoler) 
L'oncle  a  acheté,  j'en  suis  convaincue. 

trofimov  (moqueur) 
Oh,  oui! 

VARIA 

Grand 'mère  lui  a  envoyé  sa  procuration,  afin  qu'il 
achète  en  son  nom  la  propriété,  en  lui  transférant  l'hypo- 
thèque. Elle  fait  cela  pour  Ania  et  je  suis  certaine  qu'avec 
l'aide  de  Dieu,  l'oncle  a  pu  le  faire. 

LIOUBOV 

La  grand 'mère  a  envoyé  15,000  roubles  pour  racheter 
en  son  nom  ;  elle  n'a  guère  confiance  en  nous.  Mais  cet 
argent  ne  suffira  même  pas  à  payer  les  intérêts.  (Elle  se 
couvre  des  mains  la  figure.)  C'est  aujourd'hui  que  se 
joue  ma  destinée...  ma  destinée. 

trofimov  (taquinant  Varia) 
Madame  Lopakhine. 


La  Cerisaie.  543 

varia  (avec  humeur). 

Etudiant  perpétuel!  Deux  fois  déjà  chassé  de  l'Uni- 
versité... 

,  LIOUBOV 

Voyons,  Varia.  Pourquoi  te  fâcher;  il  te  taquine.  Eh 
bien,  si  tu  le  veux,  marie-toi.  Lopakhine  est  un  homme 
excellent,  intéressant,  et  si  tu  n'y  tiens  pas,  mignonne, 
personne  ne  t'y  force. 

VARIA 

Je  dois  avouer,  petite  mère,  que  je  considère  la  chose 
comme  très  sérieuse;  c'est  un  brave  homme.  Il  me  plaît. 

LIOUBOV 

Eh  bien  alors,  marie-toi,  je  ne  comprends  pas  ce  qui 
t'en  empêche. 

VARIA 

Voyons,  petite  mère,  je  ne  peux  tout  de  même  pas  le 
demander  en  mariage.  Voilà  deux  ans  déjà  que  tout  le 
monde  en  cause;  tout  le  monde.  Quant  à  lui,  il  ne  dit 
rien  ou  bien  plaisante.  Je  le  comprends:  il  s'enrichit,  et 
absorbé  par  les  affaires,  a  autre  chose  que  moi  en  tète. 
Si  j'avais  de  l'argent,  même  très  peu,  ne  fût-ce  que  cent 
roubles,  j'abandonnerais  tout  et  m'en  irais  quelque  part, 
le  plus  loin  possible,  de  préférence  dans  un  couvent. 

TROFIMOV 

Magnifique  ! 

varia  (à  Trofimov) 

Décidément,  un  étudiant  devrait  avoir  plus  d'esprit! 
(compatissante,  avec  des  larmes).  Que  vous  êtes  devenu 
laid,  Pénia,  que  vous  avez  vieilli!  (à  Lioubov,  déjà  sans 
larmes.)  Mais  voilà,  maman.  Je  ne  peux  pas  rester  inac- 
tive, il  me  faut  toujours  une  occupation. 


544  Le  Flambeau. 

yacha  (entre;  il  retient  à  peine  un  rire). 
Epikhodov  a  cassé  une  queue  de  billard...  (il  sort). 

VARIA 

Pourquoi  Epikhodov  est-il  ici?  Qui  donc  l'a  autorisé  à 
jouer  au  billard?  Je  ne  comprends  pas  ces  gens.  (Elle 
sort.) 

LIOUBOV 

Ne  la  taquinez  plus,  Pétia,  vous  voyez  bien  qu'elle 
est  déjà  assez  malheureuse. 

EPIKHODOV 

Et  pourquoi  fourre-t-elle  son  nez  partout?  Elle  exagère 
vraiment.  De  tout  l'été,  elle  ne  nous  a  pas  quittés,  Ania, 
ni  moi.  Elle  craignait  un  roman,  voyez-vous.  Mais  en  quoi 
cela  la  regarde-t-il  ?  Surtout  que  jamais  je  n'ai  motivé 
ses  craintes!  Du  banal,  j'en  suis  si  loin.  Nous  sommes  au- 
dessus  de  l'amour"! 

LIOUBOV 

Et  moi,  je  dois  être  au-dessous  de  ce  sentiment  (fort 
inquiète).  Pourquoi  Léonide  ne  rentre-t-il  pas?  Rien 
qu'être  fixée:  la  propriété  est-elle  vendue  ou  non?  Ce 
malheur  me  semble  tellement  incroyable,  que  je  ne  sais 
même  pas  ce  que  je  ferai.  Je  me  perds...  Je  suis  capable 
d'en  pousser  des  cris...  de  faire  une  bêtise...  sauvez-moi, 
Pétia.  Dites  donc  quelque  chose,  parlez... 

TROFIMOV 

Que  la  propriété  soit  vendue  ou  non,  qu'importe! 
Depuis  longtemps  déjà,  elle  était  condamnée  sans  aucun 
retour  possible,  le  chemin  était  déjà  envahi  d'herbes. 
Calmez- vous,  chère  amie,  ne  vous  illusionnez  pas.  Il 
faut  avoir  le  courage,  ne  fût-ce  qu'une  fois  dans  la  vie, 
de  regarder  la  vérité  en  face. 


La  Cerisaie.  545 

LIOUBOV 

Quelle  vérité?  Vous,  vous  distinguez  encore  le  vrai  du 
faux,  mais  moi  je  n'y  vois  goutte;  c'est  comme  si  j'avais 
perdu  la  vue.  Vous  résolvez  avec  audace  toutes  les  ques- 
tions vitales,  mais,  dites-moi,  mon  ami,  n'est-ce  pas  parce 
que  vous  êtes  encore  jeune?  Parce  que  vous  n'avez  pas 
encore,  pour  ainsi  dire,  fait  la  maladie  d'un  seul  de  vos 
problèmes?  Vous  regardez  avec  hardiesse  devant  vous; 
mais  n'est-ce  pas  parce  que  vous  ne  voyez,  n'attendez 
rien  d'effrayant  de  la  vie  qui  est  encore  cachée  à  vos 
jeunes  yeux?  Vous  êtes  plus  courageux,  plus  honnête, 
plus  profond  que  nous,  mais  réfléchissez,  ayez  un  rien 
d'indulgence,  un  peu  de  clémence  pour  moi.  Voyons, 
voyons,  je  suis  née  ici,  mes  parents,  mon  grand-père  y 
habitaient,  j'aime  cette  maison.  Sans  ce  jardin  des  ceri- 
siers, ma  vie  n'a  pas  de  raison  d'être,  et  s'il  en  faut  finir 
avec  lui,  autant  en  finir  avec  moi...  (Elle  étreint  Trofi- 
mov  et  le  baise  au  front.)  Mais  voyons,  mon  fils  se  noya 
ici...  (Elle  pleure.)  Ayez  pitié  de  moi,  mon  bon,  mon 
gentil  garçon. 

TROFIMOV 

Mais  vous  le  savez  bien,  je  vous  plains  de  tout  mon 
cœur. 

LOUBOV 

Il  faut  le  dire  autrement,  autrement...  (Elle  tire  un 
mouchoir,  un  télégramme  tombe.)  Vous  n'avez  pas 
idée  comme  j'ai  le  cœur  gros  aujourd'hui!  Tenez,  ici 
il  y  a  trop  de  vacarme  pour  moi.  Au  moindre  bruit,  mon 
âme  s'effraye,  je  ne  cesse  de  frissonner.  Mais  rentrer 
chez  moi,  je  ne  puis;  la  solitude  dans  le  silence  m'épou- 
vante. Ne  me  jugez  pas  mal,  Pétia.  Je  vous  aime  comme 
un  proche.  Je  vous  donnerais  volontiers  Ania,  je  vous 
le  jure,  mais  seulement,  mon  ami,  il  faudrait  continuer 
vos  études,  les  terminer.  Et  vous,  vous  ne  faites  rien, 

36 


546  Le  Flambeau. 

vous  vous  laissez  porter  par  le  hasard  d'un  endroit  à 
l'autre.  Et  cela  est  si  bizarre...  Pas  vrai,  dites?  Et  il  fau- 
drait aussi  soigner  un  peu  votre  barbe,  mon  ami,  lui 
donner  de  l'aspect...  (elle  rit)  que  vous  êtes  drôle  ! 

trofimov  (ramassant  le  télégramme) 
Je  ne  désire  pas  être  un  bellâtre. 

LIOUBOV 

Il  vient  de  Paris,  ce  télégramme.  J'en  reçois  tous  les 
jours,  c'est  celui  d'aujourd'hui.  Ce  sauvage  ne  va  pas 
bien  du  tout...  il  est  de  nouveau  malade...  Il  m'implore, 
me  supplie  de  le  rejoindre.  A  vrai  dire,  je  devrais  aller 
passer  quelque  temps  près  de  lui.  Vous  avez  l'air  sévère, 
Pétia.  Mais  que  faire,  mon  ami,  que  dois-je  faire?  Il  est 
malade,  seul,  malheureux.  Et  qui  le  soignera,  là-bas,  qui 
l'empêchera  de  commettre  des  imprudences,  qui  lui  don- 
nera à  temps  ses  médicaments?  Pourquoi  donc  dois-je 
le  cacher,  je  l'aime  et  c'est  tout;  je  l'aime,  je  l'aime... 
Soit,  c'est  une  pierre  à  mon  cou  et  j'irai  avec  elle  jus- 
qu'au fond.  Mais  si  j'aime  ce  fardeau,  si  je  ne  puis  m'en 
passer!  (Serrant  la  main  de  Trofimov.)  Ne  pensez  pas 
du  mal  de  moi,  Pétia,  ne  me  dites  rien,  rien... 

trofimov  (les  larmes  aux  yeux) 

Excusez  ma  franchise,  je  vous  en  supplie;  mais  il  vous 
a  dépouillée! 

LIOUBOV 

Non,  je  vous  en  prie,  non,  non  !  Il  ne  faut  pas  parler 
ainsi.  (Elle  se  bouche  les  oreilles.) 

TROFIMOV 

Mais  c'est  un  misérable,  il  n'y  a  que  vous  qui  l'igno- 
riez! C'est  un  vulgaire  coquin,  une  nullité... 


La  Cerisaie.  547 

lioubov  (froissée,  mais  se  surmontant) 

Avec  vos  vingt-six  ou  vingt-sept  ans,  vous  n'êtes  qu'un 
élève  de  sixième. 

TROFIMOV 

Soit. 

LIOUBOV 

Il  faut  être  un  homme.  A  votre  âge,  il  faut  comprendre 
ceux  qui  aiment,  et  surtout,  aimer  soi-même...  avoir  de 
petites  aventures,  des  flirts  (se  fâchant.)  Mais  oui,  mais 
oui,  vous  non  plus,  n'êtes  pas  un  innocent;  vous  n'êtes 
qu'un  hypocrite,  qu'un  phénomène  grotesque,  qu'un 
monstre... 

trofimov  (effrayé) 
Que  dit-elle? 

LIOUBOV 

«  Je  suis  au-dessus  de  l'amour  ».  Vous  n'êtes  pas 
au-dessus  de  l'amour,  mais  tout  simplement  un  détraqué, 
une  espèce  de  propre  à  rien,  comme  dit  notre  Phyrse.  A 
votre  âge,  ne  pas  avoir  de  maîtresse! 

trofimov  (effrayé) 

Mais  c'est  horrible,  ce  qu'elle  dit!  horrible!...  (la  tête 
dans  les  mains,  il  se  précipite  dans  le  grand  salon.)  C'est 
horrible...  Je  n'en  peux  plus  !  je  m'en  vais...  (//  sort,  mais 
revient  aussitôt.)  Tout  est  fini  entre  nous.  (//  entre  dans 
V  antichambre.) 

lioubov  (criant) 
Pétia,  attendez  !  Est-il  drôle,  mais  je  plaisantais  !  Pétia  ! 

(On  l'entend  dans  l'antichambre  descendre 
l'escalier  quatre  à  quatre  et  soudain  un  bruit 
de  chute.  Ania  et  Varia  poussent  un  cri,  mais 
aussitôt  on  les  entend  rire.) 


LIOUBOV 


Qu'y  a-t-il? 


548  Le  Flambeau. 

ania  (accourt  en  riant) 
Pétia  est  tombé  dans  l'escalier.  (Elle  s'enfuit.) 

LIOUBOV 

Quel  drôle  d'homme,  ce  Pétia! 

(Le  chef  de  gare,  s'arrêtant  au  milieu  du  petit 
salon,  se  met  à  déclamer  le  poème  d'A.  Tolstoï 
((  La  Pécheresse  »  : 

«  La  foule  bout,  la  joie,  les  rires, 

Les  éclats  clairs  du  luth,   les  cymbales  bruissantes. 

A  Tentour  la  verdure  et  des  roses  tombantes.  » 

On  l'écoute,  mais  à  peine  a-t-il  récité  quelques 
vers  que,  dans  le  vestibule,  retentit  une  valse.  La 
déclamation  est  coupée.  Tous  se  mettent  à 
danser.  Du  vestibule  entrent:  Trofimov,  Ania, 
Varia  et  Lioubov.) 

LIOUBOV 

Voyons  Pétia,  voyons,  âme  limpide,...  je  vous  demande 
pardon...  dansons  plutôt...  (Ils  dansent.) 

(Ania  et  Varia  dansent  aussi.  Phyrse  entre  et 
pose  sa  canne  près  de  la  porte  de  côté.  Du  grand 
salon  entre  aussi  Yacha.  Il  regarde  danser.) 

yacha  (à  Phyrse). 
Qu'as-tu,  mon  vieux? 

PHYRSE 

Ça  ne  va  pas,  je  ne  me  sens  pas  bien.  Autrefois  à  nos 
bals  dansaient  des  généraux,  des  barons,  des  amiraux. 
Et  à  présent,  l'on  envoie  chercher  des  commis  de  poste 
et  des  chefs  de  gare  qui  se  font  encore  prier.  Je  me 
sens  affaibli,  moi.  Notre  défunt  maître,  ie  grand-père, 
soignait  toutes  nos  maladies  par  la  cire  à  cacheter.  Moi, 
j'en  prends  chaque  jour  depuis  une  vingtaine  d'années 
déjà,  peut-être  même  plus.  Il  se  peut  que  ce  soit  cela  qui 
me  fasse  vivre. 


La  Cerisaie.  549 

YACHA 

Va,  tu  m'embêtes,  mon  vieux!  (Il  bâille.)  Claque  au 
moins,  et  plus  vite  que  ça. 

PHYRSE 

Ah,  là,  là!...  espèce  de  propre  à  rien!  (//  marmotte.) 

(Trofimov  et  Lioubov,  en  dansant,  entrent  dans 
le  petit  salon.) 

LIOUBOV 

Merci.  Je  voudrais  bien  m'asseoir  un  peu...  (Elle  s'as- 
sied.) Comme  je  suis  lasse  ! 

(Entre  Ania.) 

ania  (émue) 

Tout  à  l'heure,  à  la  cuisine,  un  homme  a  dit  que  le 
Jardin  des  Cerisiers  était  déjà  vendu. 

LIOUBOV 

Vendu!  A  qui? 

ANIA 

Il  ne  Ta  pas  dit.  Il  est  parti.  (Elle  danse  avec  Trofi- 
mov. Ils  disparaissent  dans  le  grand  salon.) 

YACHA 

C'était  un  vieux  radoteur!  Il  n'est  pas  de  chez  nous. 

PHYRSE 

Et  Monsieur  qui  n'est  pas  encore  rentré.  Il  a  mis  un 
pardessus  de  demi-saison,  tout  léger.  S'il  allait  se  refroi- 
dir. Ah,  là,  là,  jeunesse  inexpérimentée! 

LIOUBOV 

Ah,  je  me  meurs!  Allez  demander,  Yacha,  à  qui  elle 
est  vendue. 


550  Le  Flambeau. 

YACHA 

Mais  ce  vieux-là  est  parti  depuis  longtemps  déjà.  (// 
Ht.) 

lioubov    (dépitée) 

Eh  bien,  qu'avez-vous  à  rire?  Qu'est-ce  qui  vous 
réjouit  tant? 

YACHA 

Qu'il  est  rigolo,  cet  Epikhodov  !  Décidément  il  ne  vaut 
pas  lourd,  vingt-deux  malheurs. 

LIOUBOV 

Phyrse,  si  la  propriété  est  vendue,  où  iras-tu? 

PHYRSE 

Où  vous  me  l'ordonnerez,  madame. 

LIOUBOV 

Quelle  drôle  de  mine  tu  as!  Es-tu  malade?  Va  plutôt 
te  reposer. 

PHYRSE 

Ah  oui...  (avec  un  sourire  ironique.)  Et  qui  donc  sur- 
veillerait, qui  prendrait  garde  à  tout?  Je  suis  seul  pour 
toute  la  maison. 

yacha  (à  Lioubov) 

Madame,  permettez-moi  de  vous  demander  une  faveur. 
Si  vous  retournez  à  Paris,  de  grâce,' emmenez-moi.  Il 
m'est  impossible,  absolument  impossible  de  rester  ici. 
(Après  un  regard  circulaire,  à  mi-voix.)  Mais  à  quoi  bon 
parler,  vous  voyez  vous-même  —  un  pays  inculte,  un 
peuple  immoral;  de  plus,  l'on  s'y  ennuie  à  mort.  A 
l'office,  la  nourriture  est  infecte.  Et  pour  comble,  ce 
Phyrse  qui  rôde  par  la  maison  en  marmottant  des  propos 
fâcheux!  Emmenez-moi  avec  vous!  Ayez  cette  bonté. 

(Entre  Pichtchik.) 


La  Cerisaie.  551 

PICHTCHIK 

Permettez-moi,  ma  belle,  de  vous  inviter...  à  un  petit 
tour  de  valse!  (Ils  dansent.)  Toujours  est-il,  ma  char- 
mante, que  vous  me  prêterez  180  roubles,  je  les  aurai... 
(Ils  dansent)  180  roubles...  (En  dansant,  ils  sont  entrés 
dans  le  grand  salon.) 

yacha  (chantonne) 
«  Comprendras-tu  le  trouble  de  mon  âme?  » 

(Dans  la  salle,  quelqu'un  en  haut  de  forme  gris 
et  en  pantalon  à  carreaux,  saute  et  gesticule.  Des 
cris:    «  Bravo,    mademoiselle    Charlotte!  ») 

douniacha  (s'arrête  pour  se  poudrer) 

Mademoiselle  m'a  dit  de  danser.  Il  y  a  beaucoup  de 
cavaliers  et  peu  de  dames.  Et  moi,  monsieur  Phyrse, 
cela  me  donne  des  vertiges,  des  battements  de  cœur,  et 
pour  comble,  le  fonctionnaire  de  la  poste  m'a  dit  encore 
une  chose  qui  m'a  coupé  la  respiration. 

(La    musique   s'apaise.) 
PHYRSE 

Que  t'a-t-il  donc  dit? 

DOUNIACHA 

Vous,  m'a-t-il  dit,  vous  êtes  comme  une  fleur. 

yacha  (bâillant) 
L'ignorance...  (7/  sort.) 

DOUNIACHA 

Comme  une  fleur...  J'adore  les  paroles  tendres.  Je  suis 
si  délicate. 

PHYRSE 

Tu  tourneras  mai,  toi. 

(Epikhodov    entre.) 


552  Le  Flambeau. 

EPIKHODOV 

Alors,  mademoiselle,  vous  ne  désirez  pas  me  voir... 
pas  plus  que  si  j'étais  un  vulgaire  insecte  (soupir).  Oh, 
là,  là!  quelle  vie... 

DOUNIACHA 

Que  me  voulez-vous? 

EPIKHODOV 

Certes,  vous  avez  peut-être  raison  (il  soupire)  ;  mais, 
bien  sûr,  partant  d'un  autre  point  de  vue,  je  dois  vous 
dire  —  excusez  ma  franchise,  puisque  j'ose  m'exprimer 
ainsi  —  que  vous  m'avez  mis  dans  un  bel  état.  Je  connais 
bien  ma  chance,  allez.  Chaque  jour  m'arrive  un  nouveau 
malheur.  J'y  suis  habitué  depuis  longtemps.  Aussi,  j'ob- 
serve mon  destin  avec  le  sourire.  Vous  m'avez  donné 
votre  parole,  et  quoique  moi... 

DOUNIACHA 

Je  vous  en  prie,  nous  en  reparlerons  après.  Pour  le 
moment,  laissez-moi  tranquille;  à  présent,  je  rêve  (Elle 
joue  avec  son  éventail.) 

EPIKHODOV 

Chaque  jour  une  autre  guigne  et,  c'est  le  cas  de  le  dire, 
j'en  souris,   j'en  ris  même. 

(De   la  salle  entre  Varia.) 
VARIA 

Comment,  tu  n'es  pas  encore  parti,  Simon?  Décidé- 
ment, en  voilà  un  sans-gêne!  (A  Douniacha.)  Sors,  Dou- 
niacha.  (A  Epikhodov.)  Ou  en  jouant  au  billard  tu  casses 
une  queue,  ou  bien  tu  te  promènes  dans  le  salon  comme 
un  invité. 


La  Cerisaie.  553 

EPIKHODOV 

Vous  n'avez  pas  à  me  blâmer,  permettez-moi  d'user 
de  cette  expression. 

VARIA 

Je  ne  te  blâme  pas,  je  te  parle.  Tu  ne  sais  que  te  pro- 
mener d'un  coin  à  l'autre  sans  t'occuper  de  rien.  On  a 
un  employé  et  pourquoi  ?  je  me  le  demande  ! 

epikhodov  (offensé) 
Si  je  travaille,  me  promène,  mange  ou  joue  au  billard, 
seules  les  personnes  compétentes  et  considérées  peuvent 
en  juger. 

VARIA 

Comment,  tu  oses  dire  cela  à  moi?  (S' emportant.)  Tu 
l'oses?  Alors,  je  ne  comprends  donc  rien,  moi?  Va-t-en, 
décampe,  et  plus  vite  que  ça  ! 

epikhodov  (craintif) 

Je  vous  prie  de  vous  exprimer  d'une  manière  plus 
délicate. 

varia  (hors  d'elle). 

File,  tout  de  suite,  va-t-en!  va-t-en!  (//  se  dirige  à 
reculons  vers  la  porte;  elle  le  suit.)  Vingt-deux  mal- 
heurs! File,  qu'on  ne  t'y  revoie  plus!  Que  ton  ombre 
ne  me  tombe  plus  sous  les  yeux  ! 

epikhodov  (sort.  De  derrière  la  porte:) 
Je  vais  porter  plainte,  moi. 

varia 
Ah!  tu  reviens!  (Elle  saisit  la  canne  que  Phyrse  avait 
posée  près  de  la  porte.)  Viens...  viens...  viens,  que  je 
te  montre...  Ah,  tu  reviens!  Tu  reviens!  Tiens,  attrape 
alors...  (Elle  lève  la  canne  et  frappe;  en  ce  moment  Lopa- 
khine  entre.) 


554  Le  Flambeau. 

LOPAKHINE 

Je  vous  remercie  infiniment. 

varia  (irritée,  mais  ironique) 
Mille  excuses. 

LOPAKHINE 

De  rien,  très  touché  de  votre  aimable  accueil. 

VARIA 

Il  n'y  a  vraiment  pas  de  quoi.  (Elle  s'éloigne  de 
quelques  pas,  puis  après  un  regard  circulaire,  douce- 
ment.) Je  ne  vous  ai  pas  fait  mal,  au  moins? 

LOPAKHINE 

Non,  ce  n'est  rien,  mais  cela  fera  néanmoins  une  jolie 
bosse. 

(Des   voix   du   grand   salon  :   <c  Lopakhine   est 
arrivé!  Lopakhine!») 

PICHTCHIK 

Tiens,  tiens,  le  voilà  enfin  en  chair  et  en  os!  (Ils  se 
donnent  l'accolade).  Tu  sens  le  cognac,  mon  cher  vieux. 
Nous  aussi,  sommes  en  train  de  faire  la  bombe. 

lioubov  (entrant) 

C'est  vous,  Lopakhine!  Pourquoi  si  tard?  Où  est  donc 
Léonide  ? 

LOPAKHINE 

Il  vient.  Nous  sommes  arrivés  ensemble. 

lioubov  (troublée) 
Eh  bien?  La  vente  a-t-elle  eu  lieu?  Mais  parlez  donc! 


La  Cerisaie.  555 

lopakhine  (embarrassé,  craignant  de  montrer  sa  joie) 

Elle  était  finie  vers  quatre  heures...  nous  avons  manqué 
le  train  et  il  a  bien  fallu  attendre  celui  de  neuf  heures  et 
demie.  (Oppressé.)  Ouf...  la  tëtt  me  tourne... 

(Gaïev  entre.  Dans  la  main  droite  il  tient  des 
paquets;  de  la  gauche,  il  essuie  ses  larmes). 

LIOUBOV 

Qu'y  a-t-il,  Léonide?  Dis!  Mais  parle  donc!  (impa- 
tientée, avec  des  larmes.)  Vite,  pour  l'amour  de  Dieu! 

gaïev  (pour  toute  réponse  fait  un  geste  vague, 
s' adressant  à  Phyrse  en  pleurant) . 

Tiens,  prends  ça...  Il  y  a  des  anchois,  des  sardines... 
je  n'ai  encore  rien  mangé  aujourd'hui.  Ce  que  j'ai  souf- 
fert! (La  porte  de  la  salle  de  billard  est  ouverte.  L'on 
entend  le  bruit  des  billes  et  la  voix  de  Yacha:  «  7  plus  18  ». 
La  figure  de  Gaïev  s'éclaire  et  déjà  il  ne  pleure  plus.)  Je 
suis  horriblement  las.  Prépare-moi  de  quoi  changer, 
Phyrse.  (//  traverse  la  salle,  derrière  lui  trottine  Phyrse.) 

PICHTCHIK 

Et  alors,  et  cette  vente?  Mais  raconte  donc? 

LIOUBOV 

Il  est  donc  vendu,  le  Jardin  des  Cerisiers? 

LOPAKHINE 

Oui,  vendu. 

LIOUBOV 

Qui  l'a  acheté? 


556  Le  Flambeau. 

LOPAKHINE 

Moi. 

(Silence.  Lioub„ov,  très  déprimée,  tomberait  si 
elle  n'était  debout  entre  un  fauteuil  et  une 
table.  Varia  retire  les  clefs  de  sa  ceinture,  les 
jette  par  terre  au  milieu  du  salon  et  sort). 

LOPAKHINE 

C'est  moi  qui  l'ai  acheté.  Attendez,  je  vous  en  prie, 
j'ai  la  tète  toute  brouillée,  je  ne  peux  pas  parler.  (//  rit.) 
Eh  bien,  en  arrivant  à  la  vente,  nous  y  avons  trouvé 
Dériganov  le  richard.  Léonide  Andréitch  n'ayant  en 
tout  que  15,000  roubles,  l'autre,  du  coup,  a,  par-dessus 
les  hypothèques,  renchéri  de  30,000.  Voyant  cela,  un 
véritable  duel  s'est  engagé  entre  nous.  J'ai  donné  40,000, 
lui  45,000;  moi  55,000  et  ainsi,  lui  augmentant  de  5,000, 
moi  de  10,000...  Eh  bien,  en  ne  comptant  pas  les  hypo- 
thèques, j'ai  donné  90,000  et  j'ai  eu  le  dernier  mot.  Le 
Jardin  des  Cerisiers  est  à  moi  maintenant!  à  moi!  (riant 
aux  éclats)  Seigneur,  Dieu!  le  Jardin  des  Cerisiers  m'ap- 
partient! Dites  que  je  suis  ivre,  que  j'ai  perdu  la  raison, 
que  tout  cela  n'est  qu'un  songe...  (trépignant).  Ne  me 
raillez  pas.  Si  mon  père  et  mon  grand-père  pouvaient 
sortir  de  leurs  cercueils  et  jeter  un  regard  sur  tout  ce  qui 
se  passe  ici,  sur  leur  Hermolaï  battu,  peu  lettré,  qui 
courait  l'hiver  pieds  nus.  Voir  comment,  ce  même  Her- 
molaï a  acheté  cette  propriété  dont  la  beauté  surpasse 
tout  sur  terre.  J'ai  acheté  le  domaine  où  mes  ancêtres 
n'étaient  que  des  esclaves,  où  l'on  ne  les  laissait  même 
pas  mettre  le  pied  à  l'office.  Je  rêve,  ce  ne  doit  être  qu'un 
mirage,  qu'un  songe...  qu'une  apparition  confuse  due  à 
mon  imagination.  (Ramassant  les  clefs  il  sourit  avec  dou- 
ceur). Elle  a  jeté  les  clefs...  voulant  montrer  qu'elle 
n'était  plus  rien  ici...  (les  faisant  tinter.)  Eh  bien,  tant 
pis.  (On  entend  les  musiciens  accorder  leurs  instru- 
ments.) Ohé,  les  musiciens!  Jouez,  je  désire  vous 
entendre.    Venez   tous  contempler   comment   Hermolaï 


La  Cerisaie.  557 

Lopakhine  plantera  son  premier  coup  de  hache  dans  le 
Jardin  des  Cerisiers;  comment  un  à  un  s'écrouleront  les 
arbres.  Nous  y  bâtirons  des  habitations  agréables  et  nos 
petits  et  arrière-petits  enfants  y  verront  une  vie  nouvelle... 
Joue,  musique! 

(La  musique  joue.  Lioubov  s'affaisse  sur  une 
chaise  et  pleure  amèrement.) 

lopakhine  (avec  reproche) 

Pourquoi,  pourquoi  ne  pas  m'avoir  écouté?  Ah,  ma 
pauvre,  ma  gentille  amie!  Il  n'y  a  plus  rien  à  faire  main- 
tenant. (En  pleurant.)  Oh!  si  l'on  pouvait  déjà  mettre 
fin  à  tous  ces  ennuis,  changer  au  plus  vite  notre  vie  désor- 
donnée, malheureuse... 

pichtchik  (lui  prenant  le  bras,  à  mi-voix) 

Elle  pleure,  laissons-la  seule  plutôt.  Allons  au  salon... 
allons...  (//  l'entraîne). 

LOPAKHINE 

Eh  bien  quoi  !  un  peu  plus  de  nerf,  la  musique  !  Tout 
doit  se  faire  suivant  mon  désir.  (Avec  ironie.)  Il  est  né, 
il  vient,  le  nouveau  propriétaire  foncier!  Le  possesseur 
du  Jardin  des  Cerisiers!  (//  heurte  sans  le  vouloir  une 
petite  table  et  manque  de  renverser  un  candélabre) .  Je 
peux  payer  la  casse,  moi...  (//  sort  avec  Pichtchik). 

(Dans  le  grand,  comme  dans  le  petit  salon, 
personne,  sauf  Lioubov  qui,  assise,  recroque- 
villée, pleure  amèrement.  La  musique  joue  dou- 
cement. Ania  et  Trofimov  entrent  à  pas  rapides. 
Ania  s'approche  de  sa  mère  et  s'agenouille  devant 
elle.  Trofimov  reste  à  l'entrée  de  la  salle.) 

ANIA 

Maman!...  tu  pleures,  maman?  ma  gentille,  ma  douce, 
ma  sublime  maman,  ma  délicieuse  que  j'adore...  et  que  je 
bénis.  Il  est  vendu,  il  n'est  plus,  le  Jardin  des  Cerisiers. 


558  Le  Flambeau. 

Tout  cela  est  vrai,  vrai,  mais  ne  pleure  pas,  maman.  Il  te 
reste  la  vie  devant  toi;  il  te  reste  ton  âme  douce  et  pure. 
Viens  avec  moi,  chérie,  viens,  quittons  ces  lieux.  Nous 
planterons  un  nouveau  jardin  plus  somptueux  encore. 
Tu  le  verras,  et  alors,  une  joie  douce  et  profonde  des- 
cendra en  ton  âme,  tel  le  soleil  du  soir  et  tu  souriras, 
maman;  viens,  ma  chérie...  viens... 

RIDEAU 


Le  Peintre  et  la  Danseuse 

À  propos  de  l'Exposition  Fragonard. 

L'exposition  Fragonard,  que  le  Pavillon  de  Marsan 
accueillit  récemment,  a  permis  de  voir,  groupées  en  un 
ensemble  soigné,  quelques-unes  des  très  belles  œuvres 
de  ce  maître,  le  plus  moderne  du  xvnf  siècle,  avec 
Chardin. 

jean-Honoré  Fragonard,  né  à  Grasse,  la  ville  des  roses, 
est  le  peintre  de  la  chair  en  fleur.  Il  n'est  point  rêveur  et 
magicien  comme  Watteau,  son  prestigieux  devancier.  Il 
embrasse  la  vie  avec  fougue,  il  veut  tout  aimer,  tout  sentir, 
tout  oser  et  tout  dire.  Son  ardeur,  son  audace,  sa  vérité, 
lui  donnent  un  accent  non  encore  entendu,  lui  confèrent 
une  sorte  de  lyrisme  qui  lui  est  propre,  et  l'em- 
pêchent, à  la  fois,  de  tomber  dans  le  marivaudage 
ou  dans  le  trivial.  Pour  s'exprimer,  il  s'est  créé 
un  langage  qui  nous  le  rend  très  compréhensible  et 
tout  proche  :  c'est  sa  facture,  nerveuse  et  abrégée,  rapide 
et  incisive,  qui  évoque  tout  le  sujet  en  quelques  traits, 
qui  est  fulgurante  et  complète  comme  la  pensée  même. 
Il  peint  comme  on  respire,  comme  on  vit,  comme  on  aime, 
sans  effort.  S'il  est  un  art  qui  repousse  l'idée  de  fatigue, 
d'apprêt,  de  recherche  savante,  c'est  le  sien,  abstraction 
faite  des  œuvres  de  début,  où  l'on  sent  encore  l'école. 
Il  donne  surtout  une  note,  celle  de  l'amour,  mais  il 
la  donne  fastueuse  et  multiple  comme  le  jeu  des  rayons 
du  soleil  sur  les  roses  de  son  pays.  On  a  dit  l'influence 
que  les  roseraies  en  fleur  ont  pu  exercer  sur  sa  formation 
esthétique.  Encore  faudrait-il  savoir  dans  quelle  mesure 
il  put  subir  cette  influence.  Quel  âge  avait-il  quand  sa 


56°  Le  Flambeau. 

famille  vint  se  fixer  à  Paris?  Avait-il  six  ou  quatorze  ans? 
Six,  dit  M.  Wildenstein,  car  il  est  né  en  1732  et  ses 
parents  quittèrent  Grasse  en  1738.  Il  n'en  avait  pas 
quinze,  assure  M.  Georges  Grappe,  dans  son  élégant  et 
bel  ouvrage  sur  Frago.  Qui  faut-il  croire?  Celui  qui 
apporte  les  preuves  les  plus  fortes  à  l'appui  de  son 
dire.  Mais,  de  part  et  d'autre,  ces  preuves  ne  sont  pas 
suffisamment  énoncées.  Il  semble  que  ce  soit  peu  après 
son  arrivée  à  Paris  que  le  futur  peintre  fut  placé  comme 
clerc  chez  un  notaire,  ce  qui  donnerait  plutôt  raison  à 
M.  Grappe  et  aux  autres  biographes  de  l'artiste  qui  fixent 
en  l'année  1746  l'émigration  de  sa  famille.  Toutefois,  ceci 
n'est  point  assez  établi  pour  que  l'on  se  sente  bien  certain 
de  cette  date  plutôt  que  de  celle  de  1738,  et  puis  M.  Wil- 
denstein ayant  écrit  le  dernier  sur  cette  matière  est  peut- 
être  mieux  renseigné  que  ses  prédécesseurs. 

Ce  que  l'on  peut  dire  en  tout  cas,  c'est  que  les  pre- 
mières années  de  Frago  furent  illuminées  par  la  floraison 
des  jardins  de  Grasse.  Est-ce  parce  que,  tout  petit,  il 
avait  vu  des  roses  à  foison  dans  sa  ville  natale  qu'il  en  mit 
volontiers  dans  ses  tableaux?  La  rose  est  la  fleur  du 
xvme  siècle.  Jamais,  sauf  en  Perse,  on  ne  l'a  peinte  autant 
qu'alors.  Enroulée  en  guirlandes  autour  des  tailles  minces, 
tressée  en  couronnes,  jetée  en  baudrier  sur  les  épaules 
délicates,  portée  en  bouquet  ou  offerte,  isolée,  du  bout 
des  doigts  tendus,  jonchant  le  sol,  fleurissant  les  bosquets, 
parfumant  les  boudoirs,  elle  est  partout.  Il  n'est  point  de 
princesse  ou  de  dame  de  qualité,  que  ce  soit  Mme  de 
Parabère,  la  Pompadour  ou  la  reine  Marie-Antoinette, 
qui  n'ait  son  portrait  «  à  la  rose  »,  et,  devenue  chaste, 
cette  fleur  éclatante  et  splendide  garnit  aussi  le  corsage 
frêle  de  la  future  carmélite  dont  Nattier  nous  a  laissé  un 
portrait  délicieux,  Madame  Louise  de  France,  aux  yeux 
si  doux. 

Est-ce  donc  bien  parce  qu'il  était  de  Grasse  que  Fra- 
gonard  aima  les  roses?  Peut-être  les  aima-t-il  un  peu  plus 


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Fragonard  :   Les   Baisers   maternels 
(Appartient  à  M.   le  baron  Maurice  de  Rothschild,  à  Paris.) 


Supplément  au  Flambeau,  revue  belge  des  questions 
politiques  et  littéraires,  4me  année,  n°  8,  31  août  1921, 


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Fragonard  :    Marie-Madeleine    Riggieri,    dite    Adeline    Colombe. 
(Appartient  à  Mme  Louise  G.  Thompson,  à  Paris.) 


Le  Peintre  et  la  Danseuse.  561 

pour  cette  raison  et  parce  qu'il  les  savait  aimées  dans  son 
entourage.  Mais  sa  nature  le  poussait  à  les  comprendre  et 
à  les  chérir;  c'est  elle  qui  lui  fit  saisir  ce  qu'il  y  a  dans 
ces  fleurs  de  caresse  chaude  et  vivante,  qui  lui  fit  com- 
prendre leur  symbolisme  séculaire.  Depuis  l'antiquité,  la 
rose  est  l'emblème  de  l'amour  et  du  silence;  c'est  pour 
cela,  peut-être,  qu'il  en  embauma  son  œuvre,  pleine  d'une 
volupté  qui  ne  livre  pas  tout  son  secret.  N'y  a-t-il  donc 
que  de  la  sensualité  dans  l'art  de  Frago?  Vraiment,  oui, 
il  n'y  a  que  cela,  et  c'est  pour  cela  qu'il  est  si  grand 
peintre,  car  il  faut  comprendre  sous  ce  terme  de  sensua- 
lité, non  seulement  le  frémissement  des  sens,  mais  la  joie 
des  yeux  et  le  ravissement  de  l'esprit.  Il  n'a  pas  peint 
que  des  sujets  galants.  Il  a  fait  du  paysage,  et  du  meilleur, 
surtout  quand  il  a  été  bien  lui-même,  soit  en  Italie,  soit 
en  France,  et  qu'il  ne  s'est  inspiré  ni  des  Hollandais  ni 
des  Flamands.  Tout  en  conservant  sa  personnalité,  il  se 
rapproche  alors  de  Watteau,  et  c'est  bien  ainsi  qu'il  nous 
apparaît,  en  même  temps  très  original  et  très  français, 
dans  le  Déjeuner  sur  l'herbe  et  dans  le  plus  important  des 
tableaux  qui  figuraient  à  l'exposition,  la  Fête  de  Saint- 
Cloua,  le  grand  panneau  prêté  par  la  Banque  de  France. 
Tout  y  est  harmonie  pure,  élégance  et  poésie.  C'est  une 
œuvre  de  maturité  et  de  maîtrise.  Mais  si  complet,  si 
magnifique  que  s'y  révèle  le  talent  de  Fragonard,  il  n'est 
pas  plus  impressionnant  ici  qu'il  ne  l'est  dans  ce  petit 
tableau  qui  représente  le  Pape  Grégoire  XIII  'disant  la 
messe  à  Saint-Pierre  de  Rome  ou  dans  quelques-unes  de 
ces  toiles  qui  sont  plutôt  des  esquisses  extraordinairement 
brillantes  que  des  morceaux  finis,  comme  les  Baisers 
maternels  et  le  Taureau  blanc. 

Dans  ses  portraits,  Frago  a  généralement  le  coup  de 
pinceau  vif,  court,  accentué,  comme  dans  le  Portrait  de 
Diderot  et  la  figure  de  la  Liseuse;  il  est  moins  personnel 
quand  il  adoucit  sa  facture  comme  dans  le  portrait 
de    la    comédienne    Madeleine    Riggieri,    dite    Adeline 

37 


562  Le  Flambeau. 

Colombe  (1),  mais  il  est  tout  à  fait  lui-même  quand  il 
manie  onctueusement,  savoureusement  la  pâte  ainsi  qu'il 
l'a  fait  dans  le  portrait  d'Hubert  Robert,  si  sympathique 
dans  son  habit  gris  à  parements  rayés  de  bleu  pâle,  et. 
dans  le  tableau  intitulé  la  Jeune  fille  à  la  marmotte,  sujet 
de  genre,  sans  doute,  mais  aussi  portrait,  et  l'un  des  plus 
beaux,  des  plus  richement  peints  qu'ait  faits  Fragonard. 

Et  quand  on  veut  le  comprendre  vraiment  dans  son  art 
et  dans  son  sentiment,  il  faut  le  regarder  finir  avec  ten- 
dresse, caresseusement,  ces  pages  frémissantes  d'un 
émoi  contenu,  le  Sacrifice  de  la  Rose  et  V Invocation  à 
l'amour. 

Cette  exposition  le  montrait  donc  tout  entier  avec  ses 
dessins,  ses  sanguines,  ses  sépias,  ses  croquis  d'Italie, 
ses  essais  d'illustration,  ses  scènes  de  genre,  ses  copies 
de  Rembrandt  et  de  Rubens,  ses  paysages,  ses  portraits, 
ses  décors,  ses  allégories.  Cependant,  elle  n'était  pas 
complète  et  il  était  impossible  qu'elle  le  fût.  Des  œuvres 
capitales  qu'on  eût  été  heureux  d'y  admirer  n'y  étaient 
pas.  Son  tableau  le  plus  célèbre,  Les  hasards  heureux  de 
V escarpolette,  qui  lui  fut  commandé  par  M.  de  Saint- 
Julien  et  qu'il  peignit  avec  une  joie  évidente  parce  que  le 
sujet  lui  plaisait,  bien  qu'il  n'aimât  pas  les  commandes 
et  sût  le  prouver,  à  l'occasion,  à  l'Académie  et  même  au 
roi,  y  manquait.  Or,  ce  tableau  marque  le  point  culminant 
de  la  période  que  l'on  croit  pouvoir  dire  celle  de  sa  pre- 
mière manière,  celle  où  il  est  plutôt  le  peintre  de  l 'amour- 
plaisir,  et  la  toile  qui  exprime  le  plus  parfaitement  son 
émotion  nouvelle  et  plus  profonde,  celle  où  il  est  le  mieux 
le  peintre  de-1' amour-passion,  n'y  était  pas  non  plus:  c'est 
la  Fontaine  d'amour,  vers  laquelle  accourent,  éperdus, 
de  beaux  jeunes  gens,  avides  et  tremblants.  Mais  l'en- 
semble était  un  régal. 

(1)  Les  deux  clichés  qui  illustrent  cet  article  nous  ont  été  très 
obligeamment  prêtés  par  l'auteur  du  Catalogue  de  l'Exposition  Fra- 
gonard, M.  G.  Wildenstein. 


Le  Peintre  et  la  Danseuse.  563 

Modestement  placé  parmi  des  dessins,  un  portrait  de 
Frago  par  lui-même  le  montrait  correct,  soigné,  un  peu 
gras,  l'œil  caché  sous  la  paupière  tombante,  l'air  fin,  le 
profil  délicat.  Et  voici  qu'une  image  s'évoquait  devant 
celle-ci,  l'image  de  l'être  inconstant  et  charmant  qui  tra- 
versa, dit-on,  la  vie  du  peintre,  la  bouscula,  fut  peut-être 
la  cause  qui  en  changea  l'orientation  et  le  goût,  puis 
disparut  bien  vite,  laissant  dans  le  cœur  de  l'artiste  un 
déchirement  léger,  mais  inguérissable. 

Il  n'est  nullement  prouvé  qu'il  y  eut  une  intrigue  entre 
Frago  et  Madeleine  Guimard,  danseuse  à  l'Opéra.  Si  vous 
avez  quelque  loisir  en  ces  temps  de  vacances,  relisez  le 
livre  qu'Edmond  de  Goncourt  a  consacré  à  cette  femme, 
l'une  des  plus  en  vue  dans  le  monde  parisien  du 
xvme  siècle,  et  regardez  les  portraits  qui  perpétuent  pour 
nous  l'énigme  de  son  sourire  vif  et  malicieux.  Il  y  a 
d'elle  un  beau  buste  en  marbre,  sculpté  par  Gaëtano 
Merchi.  Il  est  conservé  à  l'Opéra,  dans  les  salles  qui 
forment  ce  que  l'on  appelle  le  musée  de  l'Opéra  et  qui 
sont  l'un  des  endroits  du  monde  où  l'on  peut  le  mieux 
rêver  parmi  les  souvenirs  de  tant  de  gloires  fragiles.  La 
danseuse  ne  manquait  ni  d'admirateurs  ni  d'adorateurs 
empressés  et  généreux.  On  se  souvient  encore  de  l'aqua- 
relle de  Louis  Carrogis  de  Carmontelle  qui  figura  en  1920 
à  l'exposition  des  Petits  Maîtres  du  xvme  siècle,  à  Paris, 
et  qui  la  représentait  entre  deux  de  ses  amis  attitrés,  le 
prince  de  Soubise  et  le  danseur  Dauberval.  Active,  diffi- 
cile à  vivre,  sémillante,  terrible  d'à-propos,  de  volonté,  de 
grâce  et  de  charme,  point  belle,  mais  pire,  elle  'dut  envoû- 
ter Frago.  Il  n'en  existe  aucun  témoignage  irrévocable, 
mais  tous  deux  appartenaient  au  même  milieu,  tous  deux 
étaient  libres,  intelligents,  séduisants,  aimables,  et  ce  n'est 
peut-être  pas  à  tort  que  M.  Georges  Grappe  a  fait  de  la 
liaison  de  Frago  avec  la  danseuse  le  point  de  départ  de  la 
transformation  qui  s'accomplit  en  lui.  Sous  le  coup  de  la 
passion  qui  l'aurait  saisi,  il  aurait  trouvé  alors  cet  accent 


564  Le  Flambeau. 

nouveau  dans  son  œuvre,  qui  au  lieu  de  sujets  simplement 
gracieux  ou  aguichants,  lui  fera  désormais  traduire  le 
bouleversement  des  cœurs  emportés  par  l'irrésistible  folie 
du  sentiment  et  du  désir.  Sans  doute,  on  peut  trouver  que 
tout  ceci  est  de  la  psychologie  à  la  façon  de  notre 
temps,  et  que  si  Frago  a  évolué,  il  Ta  fait  d'une  façon 
logique,  attendue,  normale,  à  mesure  qu'il  développait 
davantage  ses  possibilités  et  que  mûrissait  son  talent. 
Mais  enfin,  il  est  certain  qu'à  regarder  son  œuvre  sans 
autre  préoccupation  que  celle  de  se  renseigner  sur  ses 
tendances,  ses  goûts,  son  milieu,  on  est  frappé  d'y  décou- 
vrir, exemple  à  peu  près  unique,  plusieurs  portraits  de  la 
Guimard.  Il  l'a  peinte  debout,  dansant  (collection  Har- 
land-Peck),  c'est  elle  peut-être  qu'il  faudrait  voir  dans 
La  lecture  (  l  )  (coll.  Pierpont-Morgan),  c'est  elle  que  voici, 
assise,  jouant  de  la  guitare  (coll.  Edmond  de  Rothschild) 
et  c'est  elle  encore  que  nous  proposons  de  reconnaître 
dans  le  tableau  de  la  collection  Georges  D.  Widener, 
publié  dans  les  Arts  en  mai  1910  et  sur  lequel  M.  Pierre 
de  Nolhac  a  écrit  une  jolie  page.  De  même  que  dans  le 
portrait  de  la  collection  Harland-Peck,  la  danseuse  part 
du  pied  gauche,  avec  la  même  cambrure  de  la  cheville  et  le 
même  geste  des  bras  étendus.  Les  proportions  de  la  figure 
sont  identiques  :  c'est  une  femme  mince,  pas  très  grande, 
l'a  taille  très  allongée  sur  le  rebondissement  volumi- 
neux des  paniers.  Mais  au  lieu  d'être  coiffée  d'un  cha- 
peau empanaché,  la  danseuse  ne  porte  qu'un  ruban  et 
quelques  fleurs  dans  ses  beaux  cheveux,  et  elle  penche  la 
tète  en  arrière,  sur  l'épaule  gauche,  comme  dans  le  buste 
de  Merchi.  La  grâce  juvénile  de  la  silhouette,  de  la  dé- 
marche et  de  la  pose  est  si  exactement  semblable  dans  ces 
deux  portraits  qu'il  est  bien  difficile  de  les  séparer  et  d'y 
reconnaître  des  modèles  différents.  Pour  nous,  ici  encore 
c'est  la  Guimard,  dans  l'un  de  ces  pas  coquets  et  finement 
nuancés  qui  assurèrent  son  triomphe,  et  dont  les  plus 

(1)  Ce  tableau  fait  partie  de  la  série  des  «panneaux  de  Grasse». 


Le  Peintre  et  la  Danseuse.  565 

fameux  furent  celui  du  Premier  navigateur  et  celui  de  la 
Chercheuse  d'esprit.  On  s'imagine  ce  que  cette  fille 
exquise  et  spirituelle  pouvait  déployer  d'ingéniosité  dans 
ce  dernier  rôle,  savamment  composé  de  candeur  éveillée 
et  d'innocente  perversité.  Elle  était,  dit  Goncourt,  l'incar- 
nation même  du  plaisir  délicat  et  de  l'amour  ingénu. 

Tout  cela  est  fort  bien,  dira-t-on,  mais  si  le  fait  que 
Frago  peignit  plusieurs  fois  la  Guirriard  semble  trahir 
l'inclination  qu'il  avait  pour  elle,  il  n'est  pas  suffisant 
pour  nous  faire  croire  à  une  liaison  réelle  entre  ces  deux 
artistes,  d'ailleurs  si  bien  faits  pour  se  plaire.  —  C'est 
juste,  seulement  un  autre  indice  corrobore  le  premier: 
le  peintre  et  la  danseuse  se  brouillèrent  avec  éclat,  avec 
violence,  ils  se  brouillèrent  sans  aucune  idée  de  retour, 
comme  se  brouillent  généralement,  quand  ils  s'en  mêlent, 
les  gens  qui  se  sont  beaucoup  aimés.  Et  l'on  connaît  cette 
histoire  assez  comique  et,  au  fond,  un  peu  mélancolique 
aussi.  Dans  sa  maison  de  la  Chaussée  d'Antin,  située, 
croit-on,  vers  l'emplacement  de  l'Opéra  d'aujourd'hui, 
Madeleine  Guimard  faisait  exécuter  des  peintures.  Elle 
demanda  que  Frago  la  représentât  debout,  grandeur* 
nature,  en  Terpsichore.  Il  y  consentit,  commença  le 
tableau,  le  mena  presque  à  bonne  fin,  puis  se  mécontenta 
on  ne  sait  trop  pourquoi  —  soit  jalousie  de  voir  la  dan- 
seuse trop  détachée  de  lui,  soit  impatience  de  l'entendre 
trop  réclamer  l'achèvement  du  tableau.  Toujours  est-il 
qu'il  s'en  alla,  laissant  son  œuvre  non  terminée.  C'est  à 
ce  moment  que  Louis  David,  tout  jeune  encore  et  assez 
pauvre,  fut  introduit  par  Vien  chez  la  Guimard  pour  tra- 
vailler au  décor  de  sa  maison  et  pour  terminer  ce  que 
Frago  laissait  en  suspens.  On  se  souvient  que  cette  ren- 
contre fut  des  plus  utiles  à  David,  et  que  la  danseuse, 
émue  de  compassion  devant  sa  détresse,  l'aida  de  ses 
deniers  et  lui  fournit  les  moyens  de  concourir  pour  le  prix 
rde  Rome.  Jusqu'ici  rien  que  de  fort  simple.  Un  peintre 
s'en  va,  un  autre  achève  son  ouvrage.  Mais  où  le  premier 


566  Le  Flambeau. 

nous  fournit,  croyons-nous,  la  preuve  des  sentiments  qu'il 
avait  éprouvés  pour  la  Guimard,  c'est  dans  la  vengeance 
qu'il  se  crut  en  droit  d'imaginer  contre  elle.  Profitant 
d'une  absence  momentanée  de  David  et  des  gens  de  la 
maison,  il  s'introduit  chez  son  ancienne  amie,  parvient 
jusqu'au  portrait  qu'il  a  commencé  et,  en  quelques  coups 
de  pinceau,  fait  du  visage  qui  souriait  aimablement 
l'image  même  de  la  colère  et  de  la  fureur,  puis  il  se  retire, 
juste  à  temps  pour  ne  pas  rencontrer  la  Guimard  qui 
vient  précisément  montrer  le  tableau  à  ses  invités  et  qui, 
le  voyant  transformé,  se  fâche  si  bien  qu'elle  se  met  à  lui 
ressembler. 

L'anecdote  est-elle  tout  à  fait  vraie?  C'est  Grimm  qui 
la  raconte.  On  l'a  naturellement  contestée.  Elle  est  trop 
jolie  et  trop  amusante  pour  qu'on  ne  soit  pas  un  peu  scep- 
tique. Au  moment  où  Frago  aurait  puni  ainsi  celle  qui 
n'avait  pas  voulu  le  garder  et  lui  était  tranquillement  infi- 
dèle, il  était  marié.  Si  leur  liaison  n'est  pas  une  légende, 
elle  n'a  guère  durée  qu'une  année,  de  1768  environ  jus- 
qu'au mariage  du  peintre,  le  17  juin  1769.  C'est,  peut-on 
croire,  durant  ces  quelques  mois  que  Frago  peignit  tant 
de  fois  la  Guimard.,  et  il  y  tout  de  même,  dans  ceci,  la 
preuve  d'une  intimité  étroite  et  de  rencontres  fréquentes. 

Après  le  brusque  départ  du  peintre,  abandonnant  l'allé- 
gorie de  Terpsichore,  il  semble  que,  pour  toujours,  la 
danseuse  disparut  de  sa  vie.  Elle  ne  disparut  peut-être 
tout  à  fait  ni  de  son  souvenir  ni  de  son  cœur.  Dans  chaque 
vie  humaine  il  ne  peut  guère  y  avoir  qu'une  seule  grande! 
passion  :  Madeleine  Guimard  fut  sans  doute  celle  du  bon 
Frago.  Aussi,  lorsque  Madame  du  Barry  le  chargea  de 
décorer  son  salon  de  Louveciennes,  c'est,  consciemment 
ou  non,  l'histoire  de  son  amour  qu'il  conta  dans  ses  pein- 
tures. C'est  ainsi  du  moins  que  M.  Georges  Grappe,  en 
des  pages  émues  et  charmantes,  pleines  d'une  délicate 
psychologie,  explique  les  fameux  panneaux  qui,  refusés, 
restèrent  entre  les  mains  du  peintre,  furent  transportés 


Le  Peintre  et  la  Danseuse.  567 

par  lui  à  Grasse,  au  moment  où  il  s'y  retira,  sous  la 
Terreur,  furent  fixés  par  ses  soins  dans  les  boiseries  du 
salon  de  ses  cousins,  les  Maubert,  et  devinrent  «  les  pan- 
neaux de  Grasse  »,  avant  d'être,  hélas!  «  les  panneaux 
d'Amérique  ».  Le  dernier  d'entre  eux,  le  cinquième,  fut 
peint  vingt  ans  après  les  autres,  en  même  temps  que 
quatre  dessus  de  porte  qui  devaient  compléter  le  décor  de 
ce  salon  bourgeois,  où  le  souvenir  d'une  aventure  déli- 
cieuse et  brève  était  si  singulièrement  venu  s'abriter.  Ce 
dernier  panneau,  Y  Abandon,  exprimait  la  pensée,  inuti- 
lement fervente,  qui  retournait  dans  le  passé,  vers  les 
jours  lumineux  d'autrefois;  c'était  l'aveu  de  la  petite 
meurtrissure  qui  restait  au  cœur  du  peintre  de  la  jouis- 
sance et  de  la  joie. 

C'est  en  1779,  plusieurs  années  après  la  rencontre  de 
Fragonard  et  de  Madeleine  Guimard,  que  Merchi  fit  le 
buste  de  la  danseuse.  Elle  avait  un  peu  vieilli,  la  ligne  de 
son  profil  devenait  plus  coupante,  mais  elle  était  encore 
séduisante  et  dans  tout  l'éclat  de  ses  succès.  La  reine 
Marie-Antoinette  la  consultait  sur  le  choix  de  ses  robes, 
son  goût  faisait  la  loi  à  toutes  les  coquettes,  la  Cour  en 
raffolait  et  le  directeur  de  l'Opéra  en  avait  grand'peur, 
car  elle  était  de  force  à  lui  susciter  tous  les  embarras 
possibles.  Au  milieu  de  la  fête  étourdissante  dont  elle  était 
l'esprit  et  l'âme,  elle  n'avait  guère  le  temps  de  songer  à  sa 
fille,  que  le  fermier  général  de  la  Borde  avait  reconnue  et 
qui  venait  de  mourir.  L'image  que  Merchi  nous  a  donnée 
d'elle  ne  porte  la  marque  d'aucun  souci  et  d'aucune 
angoisse,  sauf  peut-être  celle  de  la  femme  qui  vit  les  der- 
niers jours  de  sa  jeunesse.  «  C'est  le  buste  du  vice,  dit 
Goncourt,  du  vice  élégant,  distingué,  aristocratique.  » 
C'est  aussi  une  œuvre  de  mérite,  d'un  joli  dessin,  franc  et 
nerveux,  d'un  métier  soigné,  d'une  composition  agréable. 
Elle  traduit  bien  le  caractère  du  modèle  où  l'on  perçoit 
plus  de  vivacité  et  d'intelligence  que  de  douceur  et  de  ten- 
dresse. Cette  femme,  qui  n'était  qu'une  parvenue  et  qui 


568  Le  Flambeau. 

vivait  dans  le  luxe  le  plus  raffiné,  était  bonne  cependant. 
Les  pauvres,  les  gens  endettés,  les  malchanceux  de  toutes 
catégories  trouvaient  de  l'aide  auprès  d'elle.  En  jan- 
vier 1768,  justement  vers  l'époque  où  elle  rencontra  Fra- 
gonard,  l'hiver  étant  très  rigoureux,  elle  pria  le  prince 
de  Soubise  de  lui  donner  en  argent  la  valeur  du  cadeau 
qu'il  lui  offrait,  en  étrennes,  chaque  année;  il  lui  envoya 
six  mille  livres  qu'elle  alla,  elle-même,  distribuer  sous 
forme  de  secours  et  de  nourriture  chez  les  malheureux. 
Ce  n'est  là  qu'un  trait  de  sa  charité  large,  sans  mesure, 
sans  réserve.  Sa  conduite  à  l'égard  de  David  en  est  un 
autre.  Cette  fille  d'opéra,  qui  avait  des  allures  de  grande 
dame,  n'était  pas  atteinte  de  l'égoïsme  cruel  et  étroit  qui 
en  est  souvent  le  pendant.  Devenue  très  riche,  elle  avait 
conservé  son  âme  peuple,  son  âme  facilement  émue  aux 
souvenirs  des  misères  jadis  endurées,  dont  elle  revoyait 
l'image  chez  les  pauvres  qu'elle  rencontrait  et  chez  les 
artistes  qu'elle  encourageait.  Beaucoup  d'erreurs  et  de 
travers,  sans  compter  son  caractère  violent  et  fantasque, 
peuvent  lui  être  pardonnes  en  faveur  de  cette  compassion 
agissante  et  efficace. 

Ses  amis  les  plus  chers  furent,  naturellement,  des  gens 
de  son  milieu  :  le  danseur  Léger,  au  nom  d'heureux  pré- 
sage, le  danseur  Dauber  val  dont  elle  devint  ensuite  l'enne- 
mie déclarée,  et  le  joli  danseur  Nivelon,  qui  fut  sa  der- 
nière folie.  Mais  les  années  passaient.  Madeleine  Gui- 
mard,  qui  avait  eu  tant  de  succès  et  avait  vécu  si  entourée, 
ne  voulut  pas  terminer  dans  la  solitude  son  heureuse  car- 
rière. A  quarante-six  ans,  elle  épousa  le  danseur  Jean- 
Etienne  Despréaux,  qui  était  amusant  et  qui  ne  chanson- 
nait  pas  mal,  au  point  que  Goncourt  en  fait  le  précurseur 
de  Béranger.  On  était  à  la  veille  de  la  Révolution.  Les 
années  terribles  passèrent,  laissant,  cachés  dans  une  mo- 
deste retraite,  les  deux  vieux  acteurs  alors  oubliés.  C'était, 
pour  eux,  une  situation  proche  de  la  misère,  avec  des 
côtés  douloureux  et  attendrissants  et  des  retours  d'une 


Le  Peintre  et  la  Danseuse.  569 

émouvante  mélancolie  vers  les  triomphes  anciens.  Ils 
avaient,  cependant,  conservé  des  amis  et,  même  jusqu'à 
son  dernier  jour,  la  Guimard  eut  autour  d'elle  des  gens 
affectueusement  attentifs  à  recueillir  le  récit  des  beaux 
temps  qu'elle  avait  connus.  Elle  mourut  dix  ans  après 
Fragonard,  le  4  mai  1816,  âgée  de  soixante-treize  ans, 
laissant  son  mari  désolé.  Elle  s'éteignait  doucement,  dans 
l'enveloppement  d'une  profonde  et  paisible  amitié.  Frago, 
lui,  était  mort  subitement,  après  avoir  goûté  l'amertume 
de  sentir  autour  de  lui  le  monde  se  renouveler,  après 
avoir  compris  que  son  art  était  démodé,  et  après  avoir  eu 
le  courage  de  conduire  lui-même  son  fils  en  apprentissage 
chez  David,  devenu  le  chef  de  l'école  française. 

Les  deux  êtres,  idéalement  comblés  de  faveurs  que  le 
destin  mit  un  jour  en  présence  et  qui  s'aimèrent  peut-être 
avec  toute  la  force  de  leurs  cœurs  passionnés,  ont  gardé 
leur  tendre  secret.  Ce  qu'il  nous  en  reste,  ce  sont 
quelques-uns  des  meilleurs  portraits  de  Frago,  quelques- 
uns  de  ceux  où  il  mit  le  plus  de  grâce,  de  fraîcheur,  de 
finesse  et  de  charme,  c'est  une  anecdote  de  Grimm,  et 
c'est,  contée  sur  des  panneaux,  à  présent  trop  lointains, 
la  confession  mystérieuse  et  voilée  d'un  souvenir  encore 
rayonnant. 

Marguerite  Devigne. 


Le  Calendrier  Florentin 

- —  Janvier  — 

(Santa  Maria  Novella-Ghirlandajo). 

Rigides  et  figés  en  leur  cortège  inerte, 
Les  seigneurs  florentins  semblent  autant  de  rois 
Assemblés  à  jamais  sur  les  hautes  parois 
Pour  entendre  V office  en  V église  déserte. 

Mais  vous,  grâce,  jeunesse,  âme  à  peine  entf ouverte, 
Où  sont  vos  cheveux  blonds,  vos  brocarts  à  plis  droits, 
Vos  ors,  vos  perles,  vos  suivantes  qui  sont  trois 
Et  la  dentelle  fine  à  V accouchée  offerte? 

Du  fond  des  siècles  monte,  implacable  vainqueur, 
Le  brouillard  ténébreux  qui  fait  pâlir  la  fresque 
Tous  les  jours  un  peu  plus  et  qui  V efface  presque. 

Hélas,  que  le  couchant  illumine  le  chœur 
Ou  que  tout  soit  ici  limpide  et  diaphane, 
Comme  vous,  à  son  tour,  votre  image  se  fane. 


—  Février  —  - 

(Ponte  di  ferro). 

Pont  suspendu:  naïf  bibelot  d'antiquaire; 
Double  flûte  de  Pan  qui  se  balance  en  Vair 
Et  sans  donner  de  son  effleure  le  ciel  clair; 
Coffret  de  jeune  fille;  émouvant  reliquaire. 


Le  Calendrier  florentin.  571 

//  fait  songer  à  ces  gravures  de  naguère 
Où  Von  voit  passer  le  premier  chemin  de  fer; 
Voyage  de  Gautier,  portrait  d'Ary  Scheffer, 
Nocturne  de  Chopin  retouché  par  Daguerre. 

Silencieux,  vieillot,  il  va  se  délabrant. 

Du  Pont-vieux  plein  de  vie,  élégant  et  vibrant, 

Il  n'a  ni  Vâge  ni  la  grâce  évocairice. 

Mais  peut-être  qu'un  jour  un  Dante  adolescent, 
Le  long  du  fleuve,  à  Vheure  où  le  soleil  descend, 
Y  viendra  rencontrer  une  autre  Béatrice. 


* 

*    * 


—  Mars  — 

(Ponte  Santa  Trinità). 

La  guirlande  s'incurve  et  la  gerbe  s'effile. 
La  grappe  que  l'Automne  à  Bacchus  emprunta 
S'incline.  Quel  lettré,  Lynx  ou  Géorgophile, 
O  saisons,  nobles  sœurs,  jadis  vous  enfanta? 

La  foule  indifférente  et  sans  grâce  défile 
Devant  vos  yeux  qu'irrite  un  semblable  attentat. 
Et  chacune  de  vous,  superbe,  se  profile 
Aux  quatre  angles  du  pont  de  Santa  Trinita. 

Appuyant  sa  corbeille  aux  pieds  de  la  statue, 

Une  petite  fille  humblement  perpétue 

Le  geste  allégorique  et  fade  du  printemps. 

Nymphe  de  pierre  au  front  paré  de  bandelettes, 
Le  soir  vous  découronne  et  ses  dons  éclatants 
Vont  à  l'enfant  timide  offrant  des  violettes. 


* 


572  Le  Flambeau. 

—  Avril  — 

(Laurenziana). 

Magnifique,  non  pas  que  l'or  des  galions 
Ait  pavé  sa  demeure  ou  qu'il  ait  vaincu  Sienne 
Mais  pour  les  dieux  captifs  en  sa  Laurentienne. 
Il  peut  narguer  la  mort  et  les  rébellions. 

Ils  dorment  enchaînés  ainsi  que  des  lions. 
Leur  gloire  fabuleuse  est  aujourd'hui  la  sienne. 
Son  orgueil  a  conquis  la  splendeur  ancienne: 
Homère,  Eschyle,  les  Argos,  les  liions- 

Quel  code  lui  rendra  la  lumière  limpide, 
L'air  suave  plus  doux  que  les  vers  d'Euripide 
Et  ces  chants  qu'il  aimait,  aux  refrains  alternés  ? 

Dans  le  cloître  où  son  ombre  amoureuse  soupire 
Un  poète  parfois  vient  rimer  des  sonnets. 
Et  la  rose  fleurit  au  bord  de  son  empire. 


* 
* 


Mai 


(Piazza  del  Duomo). 


Ombres,  clartés,  reflets  dansent  dans  la  lumière; 
Tout  est  vibration,  tout  est  rapidité. 
Devant  la  porte  d'or,  sur  le  seuil  enchanté, 
S'agite  en  scintillant  la  foule  coutumière. 

Viens,  gravis  une  marche  et  lève  la  paupière; 
Contemple  la  splendeur  et  l'immobilité  ! 
Le  campanile  blanc  domine  la  cité 
Et  sur  sa  tige  vit  tout  un  peuple  de  pierre. 

En  vain  les  flots  humains  l'assaillent,  palpitants; 
La  tour  de  marbre  avec  les  saints  et  les  prophètes 
Est  une  nef  ancrée  au  havre  bleu  du  temps. 


Le  Calendrier  florentin.  573 

Même,  elle  arbore  encore  aux  jours  des  grandes  fêtes, 
Comme  une  immense  voile  aux  célestes  couleurs, 
U antique  gonfanon  de  la  vierge  des  fleurs. 

» 

*  * 

—  Juin  — 

(CoIIi  fiesolani). 

La  nuit  sur  la  colline  étend  sa  lourde  mante. 
On  dirait  qu'elle  veut  éterniser  l'instant 
Fugitif.  Elle  est  douce  au  verger  palpitant 
Et  se  penche  sur  les  jardins  comme  une  amante. 

Un  bouquet  de  parfums  :  thym,  jasmin,  rose,  menthe, 
S'effeuille  doucement:  sur  la  route  on  entend 
Des  garçons  qui  s'en  vont  vers  la  ville  en  chantant; 
Une  des  voix  surtout,  la  plus  grave,  est  charmante. 

Souvenir:  dix-huit  ans,  lointain  décaméron. 
Est-ce  moi  ce  jeune  homme  au  sombre  chaperon, 
Ombre  vaine,  joueur  d'illusoires  violes  ? 

Peut-être  qu'en  levant  les  yeux  je  pourrai  voir 

Parmi  les  constellations  de  lucioles, 

lu  ciel  fleuri  de  juin,  des  étoiles  pleuvoir. 

* 

*  * 

—  Juillet  — 

(Lung'Arno). 

Les  cocottes  en  âge  et  les  juifs  convertis, 
Les  ducs  et  les  marquis  plus  ou  moins  authentiques 
Vont  promener  en  des  séjours  thérapeutiques 
Leurs  vices,  leur  bêtise  et  leurs  maux  assortis. 


574  Le  Flambeau, 

Les  brocanteurs  et  les  «  critiques  avertis  » 
Ne  voient  plus  s'arrêter  au  seuil  de  leurs  boutiques 
L'Américain  poussif  ou  «  l'amateur  d'antiques  » 
Les  esthètes  aux  belles  têtes  sont  partis. 

Le  ciel  ardent  et  clair  qui  pèse  sur  la  ville 
Est  un  champ  d'azur  où  chaque  tour  se  profile; 
Le  soleil  y  gravit  un  flamboyant  anneau. 

Les  marchands  de  melon  vendent  leur  nourriture 
Fraîche  et  des  enfants  nus  se  baignent  dans  l'Arno: 
Florence  sort  enfin  de  la  littérature. 

* 

—  Août  — 

(Loggia  de'Lanzi  —  Persée). 

Beau  geste  stylisé  que  V esthète  vénère 
Sous  Varc  harmonieux  du  portique  divin, 
Inutile  splendeur,  le  mythe  millénaire 
Est  prisonnier  d'un  art  magnifique,  mais  vain. 

Androgyne  et  bouclé,  le  héros  sanguinaire 
Arrondissant  un  bras  de  frêle  séraphin, 
Brandit  le  chef  sanglant  dans  la  "clarté  lunaire 
Ainsi  qu'il  lèverait  une  coupe  de  vin. 

Et  la  lune  au  ciel  d'août,  délicate  faucille 
Fauche  des  gerbes  d'or  et  puis  les  éparpille, 
Lançant  sur  la  Loggia  des  astres  par  milliers. 

Elle  s'en  va  demain  et  jusques  aux  calendes 

On  ne  la  verra  plus  luire  entre  les  piliers. 

Au  temple  de  mon  cœur  je  suspends  des  guirlandes- 


Le  Calendrier  florentin.  575 

—  Septembre  — 

(Piazzale  del  Re). 

Un  brouillard  lumineux,  comme  un  crêpe  de  Chine 
Sur  la  cité  languide  et  nerveuse  descend. 
Fidèle  au  souvenir  de  son  soleil  absent. 
VArno  vert  s'attendrit  tout  le  long  des  Cascine. 

//  fait  très  clair  encore  et  la  brise  imagine 
Une  chanson  plaintive  où  se  meurt  un  accent 
De  Shelley.  Par  dessus  le  vieux  parc  jaunissant 
Le  Monte  Morello  courbe  sa  rude  échine. 

Des  parfums  alternés  de  bois  et  de  verger, 
Eglogue,  longs  échos,  dansent  dans  Voir  léger 
Et  le  soir  attentif  interrompt  leur  extase. 

Déjà  du  Nord  lointain  s'en  vient  avec  lenteur 
L'automne  couronné  de  lierre  et  de  topaze 
Et  Florence  sourit  à  ce  blond  visiteur. 


* 


—  Octobre  — 

(Colli  fiesolani), 

Quel  mystérieux  fil,  quelle  étrange  boussole 
A  ramené  mes  pas  vers  ces  coteaux  encor? 
Je  reconnais  la  route  et  l'heure  et  le  décor 
Où  mon  adolescence  à  jamais  se  désole. 

Des  couples  amoureux  descendent  de  Fiesole... 
Immuable,  banal,  l'automne  «  d'ombre  et  d'or  » 
Met  une  brume  sur  la  ville  qui  s'endort. 
Ma  tristesse  dans  la  solitude  s'isole. 


576  Le  Flambeau, 

La  lune  énorme  pend;  l'air  est  tiède,  énervant, 
Le  ciel  est  une  mare  au  bord  de  la  colline 
Et  les  moustiques  font  un  bruit  de  mandoline. 

O  Florence,  Florence,  ô  rêve  décevant, 
Hélas,  serais-tu  donc  à  la  pitié  rebelle, 
Toi  que  mon  cœur  de  dix-huit  ans  trouva  si  belle  ? 


* 

*         * 


Novembre 


Entre  la  Seigneurie  et  le  dôme  s'étend 
Un  labyrinthe  étroit  d'impasses,  de  ruelles, 
Rutilant  de  couleurs,  de  formes  sensuelles 
Et  de  parler  toscan,  débraillé  mais  chantant. 

Quel  caprice  féerique  a  fait,  en  un  instant, 
Malgré  le  givre  et  les  tramontanes  cruelles 
Surgir  par  le  travail  d'infernales  truelles, 
Ce  mirage  irréel,  moyen  âge  éclatant  ? 

Le  fol  hiver  portant  la  lune  en  bandoulière 
Danse,  frivole  et  gai,  maraudeur  insolent, 
Comme  un  page  échappé  de  quelque  «  novelliere  » 

Tandis  que  vers  le  ciel,  miroir  étincelant 

Monte  comme  une  flamme  énorme  et  qui  rougeoie 

Une  odeur  de  tonneaux,  de  ripaille  et  de  joie. 

* 

*    * 

—  Décembre  — 

(Boboli). 

Les  jardins  Boboli  sont  déserts  et  muets; 
Plus  d'enfants,  plus  d'oiseaux;  ni  chanson  ni  ramage 
Et  /'Abondance  que  la  froidure  endommage 
Sourit  seule  parmi  quelques  arbres  fluets. 


Le  Calendrier  florentin.  577 

La  brume  estompe  ses  contours  atténués. 
Jadis  Jean  de  Bologne  afin  de  rendre  hommage 
Aux  bienfaits  de  la  paix  a  sculpté  cette  image 
En  sa  robe  de  marbre  aux  longs  plis  désuets. 

Endormant  de  sa  voix  la  déesse  charmante, 
Dans  le  silence  une  fontaine  se  lamente 
Et  pleure  doucement  les  âges  révolus. 

Sur  la  vasque  de  pierre  un  mascaron  ricane 
En  contemplant  le  sable  où  ne  passera  plus 
Le  carrosse  doré  du  Grand-Duc  de  Toscane. 

LÉON  KOCHNITZKY. 

Florence,  1917. 


38 


Le  Collectivisme 


A  propos  d'un  livre  récent. 

Si,  au  lendemain  de  la  guerre,  les  socialistes  sont  deve- 
nus avant  tout  des  réalisateurs,  s'ils  se  sont  trouvés  dans 
la  constante  obligation  de  procéder  par  étapes,  de  prati- 
quer l'art  des  transactions  parfois  délicates,  de  tenir 
compte  des  obstacles  et  parfois  même  de  ne  pas  essayer 
de  les  franchir  tout  de  suite,  leurs  plus  acharnés  adver- 
saires ne  pourraient  néanmoins  leur  reprocher  de  dissi- 
muler leur  programme  et  de  renier  leur  idéal.  Comme 
pareille  accusation  cependant  est  chose  toujours  possible 
et  qu'elle  pourrait  d'ailleurs  émaner  d'un  extrémiste 
aussi  bien  que  d'un  conservateur,  voici  que,  pour  la  con- 
fondre, notre  illustre  concitoyen,  Emile  Vandervelde 
réédite  son  livre  :  «  Le  Collectivisme  et  l'évolution  indus- 
trielle »,  publié  pour  la  première  fois  en  1904  (1). 

L'éditeur  s'excuse  de  ce  que  le  volume  n'ait  pu  être 
revisé  en  dépit  de  «  l'immensité  des  événements  qui  se 
sont  produits  depuis  1914.  »  On  eût  aimé,  c'est  vrai,  à 
voir  interpréter  par  l'auteur,  avec  la  maîtrise  qui  lui  est 
propre,  plus  de  quinze  années  d'évolution  économique 
extraordinairement  mouvementée.  N'est-elle  pas  bien 
significative  pourtant  cette  nouvelle  édition  qui  maintient 
debout,  avec  une  inflexible  rigueur,  toutes  les  thèses 
doctrinales?  C'est  ceci  surtout  qui  est  frappant:  la  foi 

(1)  E.  Vandervelde:  Le  collectivisme  et  Vêvolution  industrielle. 
Nouvelle  édition.  Paris,  Bibliothèque  socialiste  (Rieder  et  Cle,  édi- 
teurs), 1921,  1  vol.  in-16,  285  pages,  6  francs. 


Le  Collectivisme.  579 

collectiviste  de  Vandervelde  n'a  point  subi  l'action  du 
temps. 

A  n'en  pas  douter,  il  estime  que  si  le  monde  a  changé, 
c'est  dans  le  sens  des  prophéties  marxistes.  Et  de  fait, 
la  concentration  économique  n'a-t-elle  pas,  sauf  en  agri- 
culture, progressé  à  pas  de  géant?  D'autre  part,  il  n'avait 
point  sujet  de  s'étonner  de  voir  aujourd'hui  se  dresser 
en  face  d'un  Capitalisme  devenu  formidable  un  Socia- 
lisme politique  dont  la  croissance  a  été  d'une  rapidité 
troublante  et  qui  est  doublé  d'un  Syndicalisme  groupant 
par  millions  ouvriers  qualifiés,  manœuvres  et  employés 
des  deux  sexes.  Que  ces  deux  colosses  fussent  un  jour 
aux  prises,  tout  marxiste  orthodoxe  l'attendait. 

Mais  il  attend  aussi,  suivant  la  formule  célèbre,  «  l'ex- 
propriation des  expropriateurs  ».  Vandervelde  en  a, 
comme  ses  coreligionnaires,  l'intime  assurance.  Où  se 
marque  sa  supériorité  sur  nombre  d'entre  eux,  c'est  dans 
la  prudence  qu'il  apporte  à  ne  point  fixer  la  date  de  cette 
dépossession  des  capitalistes  et  surtout  dans  les  modalités 
qu'il  prévoit  à  la  politique  à  suivre  pour  réaliser  la 
société  nouvelle.  Il  est  trop  imprégné  du  sens  de  l'évolu- 
tion pour  ne  pas  voir  le  péril  que  courrait  le  mouvement 
socialiste  si  l'on  voulait  d'emblée  proclamer  le  commu- 
nisme : 

<(  Notre  idéal  à  tous,  écrit-il,  notre  fin  dernière,  c'est 
le  communisme...  Peut-être  le  temps  viendra-t-il  où  les 
progrès  de  la  moralité  et  de  la  solidarité  générale,  l'abon- 
dance de  la  production,  les  inconvénients  et  les  difficultés 
He  tout  autre  mode  de  répartition  des  richesses  auront 
pour  effet  de  généraliser  l'application  du  principe  com- 
muniste. Mais  dans  l'état  actuel  des  choses,  force  nous 
est  de  compter  avec  l'égoïsme,  avec  l'intérêt  étroitement 
personnel,  dans  la  mesure  nécessaire  pour  assurer  le 
maximum  de  productivité  au  travail  social  »  (pp.  199- 
200). 

La  question  se  pose  toutefois  de  savoir  si,  même  avec 


580  Le  Flambeau. 

ces  réserves,  on  peut  affirmer  que  l'avenir  est  au  collec- 
tivisme. Pour  qu'une  telle  affirmation  pût  être  regardée 
comme  une  vérité  démontrée,  il  faudrait  au  préalable 
résoudre  plus  d'une  inconnue  dont  le  propre  est  d'être 
actuellement  insoluble.  En  d'autres  termes  d'impénétra- 
bles mystères  nous  cachent  les  destinées  futures  des 
sociétés  humaines.  Et  comment  pourrait-il  en  être  autre- 
ment alors  que  tant  de  choses  changent  sous  nos  yeux 
mêmes  et  que  la  bataille  du  Capital  et  du  Travail  n'est 
encore  ni  gagnée  ni  perdue? 

Au  nombre  des  changements  dont  la  portée  est  parti- 
culièrement grave  pour  l'avenir  social,  il  faut  ranger  le 
progrès  de  la  technique.  Les  marxistes  sont  les  premiers 
à  en  reconnaître  le  rôle  décisif.  Peut-être  même  sont-ils 
enclins  à  l'exagérer.  Or,  que  nous  réserve-t-il ?  Toutes 
les  suppositions  sont  possibles  à  cet  égard,  surtout  si 
l'on  envisage  une  période  de  quelque  étendue.  Sans 
doute,  le  progrès  technique,  s'il  révolutionnait  la  produc- 
tion des  denrées  alimentaires,  pourrait  précipiter  la 
marche  vers  le  collectivisme  ;  encore  n'est-ce  pas  sûr! 
Mais  il  est  inutile  de  poursuivre  dans  cette  voie  hypothé- 
tique: on  ne  saurait  faire  de  constatations  sérieuses  et 
fécondes  en  errant  dans  le  brouillard. 

Ce  qui  paraît  plus  probable,  c'est  la  variété  des  évolu- 
tions nationales.  Où  je  crois  la  psychologie  socialiste  en 
défaut,  c'est  lorsqu'elle  manifeste  sa  foi  en  un  interna- 
tionalisme en  quelque  sorte  absolu.  Elle  s'est  trompée 
déjà  lorsqu'elle  a  cru  que  la  concorde  des  peuples  sur- 
girait des  horreurs  de  la  plus  affreuse  des  guerres.  Jus- 
qu'ici cette  guerre  n'a  produit,  hélas!  qu'une  recrudes- 
cence de  haines,  de  jalousies  et  de  rivalités  de  tout  ordre. 
Elle  a  fait  reculer  l'internationalisme.  J'hésite  d'autant 
moins  à  l'affirmer  que  je  m'en  afflige.  Sans  en  marquer 
de  surprise  pourtant,  m 'étant  toujours  gardé  des  illusions 
pacifistes. 

Admettons  cependant  que  petit  à  petit  l'élimination  des 


Le  Collectivisme.  581 

«  gouvernements  prédateurs  »  et  des  «  castes  militaires  » 
facilite  le  règlement  amiable  des  conflits  internationaux. 
Tous  les  peuples  sans  exception  évolueront-ils  vers  le 
socialisme?  Cela  ne  serait  possible  que  s'il  n'y  avait  plus 
de  peuples  distincts  :  condition  à  ce  point  irréalisable,  dans 
l'état  actuel  des  mentalités  des  divers  groupes  humains, 
qu'il  n'est  guère  à  propos  de  la  prendre  au  sérieux.  Je 
crois  fermement  à  la  persistance  des  nations  pendant 
longtemps  encore.  Cela  étant,  selon  la  prédominance 
chez  chacune  d'elles  de  telle  activité  économique,  l'orga- 
nisation sociale  pourra  se  transformer  en  un  sens  collec- 
tif ou  rester  modelée  au  contraire  sur  les  conceptions 
individualistes.  On  imagine  aisément  que  la  France,  en 
majorité  paysanne,  s'en  tienne  fidèlement  aux  principes 
de  1789  alors  que  la  Belgique,  industrialisée  mais  d'es- 
prit rassis  et  pratique,  s'acheminerait  peu  à  peu  vers  un 
régime  mixte  et  que  l'Allemagne,  ne  trouvant  plus  déci- 
dément aucun  charme  à  la  musique  du  canon,  mais 
toujours  disciplinée,  toujours  éprise  d'organisation  et 
même  û'Ueber  organisation,  deviendrait  la  terre  sainte  du 
Collectivisme.  Bien  d'autres  hypothèses  sont  possibles 
d'ailleurs... 

Cela  revient  à  dire,  en  somme,  que  les  prédictions 
théoriques  sont  trop  rigides.  L'histoire  nous  montre  que, 
s'il  y  a  eu  une  ère  féodale,  une  période  communale,  une 
époque  de  mercantilisme  national  et  enfin  un  âge  de 
liberté,  ces  dénominations  ont  le  tort  de  suggérer  une 
vue  infiniment  trop  simpliste  des  choses.  Pour  ne  citer 
qu'un  exemple,  l'Angleterre  et  la  Russie  du  xixe  siècle 
n'offrent-elles  pas,  à  côté  de  quelques  points  communs, 
d'indiscutables  et  profondes  dissemblances? 

Une  autre  réserve  doit  être  faite  encore  en  ce  qui  con- 
cerne l'avenir.  Supposons  que  la  reprise  par  la  collectivité 
des  entreprises  privées  se  fasse  par  étapes.  Depuis  l'ex- 
périence maximaliste  de  Lénine  et  de  Trotzky,  il  n'est 
plus  de  socialiste  sérieux  et  sincère,  semble-t-il,  qui  puisse 


582  Le  Flambeau. 

souhaiter  autre  chose  que  des  réalisations  graduelles.  Ou, 
s'il  en  est  autrement,  la  catastrophe  inévitable  du  bolché- 
visme  lui  dessillera  quelque  jour  les  yeux.  Voici  donc  à 
l'œuvre  la  méthode  des  extensions  progressives  de  la 
socialisation  de  l'industrie.  Est-il  certain  qu'elle  sera 
appliquée  jusqu'au  bout?  Nul  ne  pourrait  le  dire.  Car  si 
l'exploitation  collective  des  chemins  de  fer,  des  mines, 
de  la  grosse  métallurgie  ou  de  l'émission  des  billets  de 
banque  est  peut-être  susceptible  de  donner  des  résultats 
encourageants,  rien  ne  nous  garantit  que  des  désillusions 
graves  et  même  décisives  n'attendent  pas  le  socialisme 
lorsqu'il  s'en  prendra,  par  exemple,  à  la  construction 
mécanique,  aux  industries  d'art,  à  la  navigation  maritime. 
Ceci,  naturellement,  n'a  rien  d'une  prédiction;  c'est  l'ex- 
pression d'une  simple  possibilité,  mais  comme  telle, 
incontestable. 

Il  peut  se  faire  aussi  que  ces  extensions  du  principe 
de  l'exploitation  collective,  rétrécissant  de  plus  en  plus 
le  champ  des  libres  initiatives,  l'action  vivifiante  de  celles- 
ci,  qui  s'exerçait  du  dehors  sur  les  entreprises  nationa- 
lisées, cesse  de  se  manifester  et  qu'un  fléchissement  de 
la  production  s'ensuive  qui  engendre  des  souffrances  et 
provoque  une  réaction,  un  changement  de  système. 

Au  cours  de  ces  extensions,  du  reste,  la  question  des 
salaires  risque  de  devenir  de  plus  en  plus  délicate  et  com- 
plexe. Aujourd'hui  déjà  les  cheminots  de  Belgique  s'irri- 
tent des  concessions  excessives  accordées  aux  institu- 
teurs, la  situation  des  finances  publiques  ne  permettant 
pas  d'appliquer  à  tous  les  employés  de  l'Etat  et  des  com- 
munes des  barèmes  identiques.  On  peut  craindre  que  de 
tels  faits  ne  soient  que  le  prélude  de  conflits  beaucoup 
plus  graves  et  bien  difficiles  à  aplanir.  La  jalousie  entre 
salariés  groupés  en  syndicats  est  évidemment  un  écueil 
sérieux  pour  les  entreprises  socialisées,  lesquelles  ne 
peuvent  cependant  ni  faire  fi  du  coût  de  production  ni 
renoncer  à  établir  un  régime  différentiel  de  rémunération 


Le  Collectivisme.  583 

du  travail  suivant  les  degrés  de  capacité  naturelle  ou 
acquise. 

Bref,  et  tout  en  se  gardant  de  pousser  au  noir  critiques 
ou  réserves,  il  faut  reconnaître  que  la  socialisation  par 
échelons  —  en  dehors  de  laquelle  il  n'y  a  que  démence 
—  pourrait  se  heurter  à  des  difficultés  grandissantes  :  il 
n'est  pas  impossible  qu'à  un  moment  donné,  elle  soit 
gouvernée  par  la  loi  du  rendement  décroissant,  bien  con- 
nue des  économistes.  Les  extensions  nouvelles  étant  ainsi 
de  moins  en  moins  satisfaisantes,  le  mouvement  se  ralen- 
tirait et  s'arrêterait  sans  que  fût  achevée  la  dépossession 
de  l'industrie  capitaliste... 

Assurément,  ce  ne  sont  là  que  des  perspectives  incer- 
taines et  s'il  est  permis  de  faire  quelques  conjectures  en 
ce  qui  concerne  l'avenir,  il  sera  néanmoins  plus  sage 
encore  d'imiter,  à  cet  égard,  la  prudence  et  la  sobriété 
d'Emile  Vandervelde. 

Si,  d'ailleurs,  il  développe  ses  vues  relatives  à  la  société 
future,  c'est  par  opposition  à  l'organisation  actuelle.  Il 
fait  de  celle-ci  une  impitoyable  critique.  Les  iniquités 
qu'il  voit  autour  de  lui  soulèvent  son  cœur  et  lui  mettent 
des  paroles  véhémentes  sur  les  lèvres.  Il  a  des  colères 
évangéliques  et  des  mots  de  théologien. 

Et  cependant  le  justicier  en  courroux  se  double  chez  lui 
d'un  économiste  au  regard  froid  et  clair.  Tandis  que  l'un 
fustige,  l'autre  pèse  et  mesure.  Lisez  plutôt  ces  lignes: 
«  ...Ne  l'oublions  pas,  c'est  avec  une  énorme  déperdition 
de  forces  et  de  richesses  que  la  classe  possédante  exerce 
la  fonction  capitalisatrice  qui  lui  est  dévolue  dans  l'état 
actuel  des  choses.  En  regard  de  ce  qu'elle  accumule  pro- 
ductivement,  pour  intensifier  l'exploitation  du  travail,  il 
faut  mettre  ce  qu'elle  dépense  improductivement,  et 
presque  toujours  bêtement,  vaniteusement,  immorale- 
ment,  pour  afficher  un  luxe  d'ostentation  pure,  pour 
payer  les  milliers  de  travailleurs  que  ce  luxe  requiert  et 
que  Fourier  a  justement  appelés  des  agents  de  création 


584  Le  Flambeau, 

négative,  pour  entretenir,  enfin,  ces  légions  de  parasites 
inférieurs  —  valets,  jockeys,  merlans,  croupiers,  cabotins 
et  prostituées  —  qui  grouillent  comme  des  vers  sur  le 
fumier  capitaliste  »  (p.  130). 

Il  y  a  là,  en  effet,  une  question  décisive:  l'humanité 
n'a-t-elle  d'autre  alternative  qu'un  régime  d'universelle 
misère  ou  un  système  social  fondé  sur  des  inégalités 
cruelles  autant  qu'injustes  et  couronné  par  un  luxe  inso- 
lent et  corrupteur?  La  production  des  choses  indispen- 
sables n'est-elle  donc  assurée  qu'au  prix  du  demi-servage 
des  grandes  masses  et  de  la  toute-puissance  de  l'argent? 

L'opinion  éclairée  estime  de  plus  en  plus  que  les 
sociétés  contemporaines  ne  sont  point  emprisonnées  dans 
ce  dilemme  désolant.  De  plus  en  plus,  nous  croyons  aux 
possibilités  d'ascension  du  grand  nombre,  de  limitation 
du  pouvoir  du  Capital,  d'atténuation  des  inégalités  entre 
les  hommes.  Nous  croyons  que  toutes  ces  améliorations 
sont  compatibles  avec  le  maintien  d'une  production  abon- 
dante et  diversifiée  et  même  avec  le  progrès  technique. 
La  structure  sociale  peut  donc  se  perfectionner  d'une 
manière  stable  dans  le  sens  démocratique,  disons  même 
dans  le  sens  socialiste,  en  prêtant  à  ce  terme  une  significa- 
tion très  large.  Et  à  cet  égard,  un  livre  sur  le  «  Collecti- 
visme »  pareil  à  celui  de  Vandervelde  apparaît  comme 
un  ferment  utile  et  même  nécessaire.  Il  faudrait  être  bien 
peu  sociologue  pour  ignorer  qu'une  démonstration  pure- 
ment rationnelle  n'est  guère  communicative  et  que  l'on 
ne  persuade  point  si  l'on  n'use  d'un  langage  passionné  et 
pathétique.  La  violence,  l'outrance  et  même  le  défi 
servent  à  lancer  les  idées.  Et  si,  avec  cela,  elles  ont  une 
sérieuse  valeur  intrinsèque,  elles  ont  beaucoup  de  chance 
de  faire  leur  chemin  dans  le  monde.  Les  contradicteurs 
eux-mêmes  leur  aplaniront  les  voies.  Ainsi  deviennent- 
elles  des  idées-forces:  non  sans  doute  qu'elles  soient 
destinées  à  se  réaliser  intégralement,  car  la  vie  répugne  à 
toutes  les  intransigeances,  elle  est  faite  d'accommodé- 


Le  Collectivisme.  585 

ments,  de  diversité  et  de  mobilité;  mais  enfin  elle  subit 
profondément  et  d'une  manière  durable  les  grandes 
influences  d'origine  intellectuelle  et  morale,  et  ce  n'est 
pas  en  vain  que  l'on  tente,  au  nom  d'un  principe  de 
justice,  de  modifier  le  cours  de  l'évolution  humaine. 

Maurice  Ansiaux. 


La  Renaissance  d'une  Université 

L'Université  de  Vilna 

Nos  lecteurs  se  rappellent  certainement  les  polémiques  ardentes 
qu'a  soulevées,  lors  de  la  Conférence  polono-lithuanienne  de  Bruxelles, 
la  question  de  l'Université  de  Vilna.  Nous  avons  profité  du  séjour 
parmi  nous  de  son  recteur,  M.  le  Professeur  Michel  Siedlecki,  pour 
lui  demander  une  étude  sur  cette  école  qu'il  dirige  avec  tant  de 
compétence.  Nos  lecteurs  liront  avec  plaisir  l'article  de  l'éminent 
savant  polonais. 

A  la  fin  du  xvnr  siècle,  la  République  de  Pologne  passa 
par  une  évolution  interne  très  remarquable.  Au  moment 
même  où  les  puissances  voisines  commençaient  à  songer 
sérieusement  au  partage  de  leur  pays,  les  citoyens  polo- 
nais tentaient  de  reconstruire  la  base  de  la  vie  nationale 
en  établissant  un  nouveau  système  scolaire.  Les  écoles 
que  la  Pologne  possédait  à  cette  époque  ne  répondaient 
plus  aux  besoins  de  l'heure;  c'étaient  de  vieilles  écoles 
liées  surtout  à  des  couvents,  asservies  à  la  scolastique  et 
dépourvues  d'une  saine  pédagogie. 

En  1772  le  Gouvernement  polonais  décida  de  réformer 
l'instruction  publique.  Une  Commission  de  l'Education 
Nationale,  qui  fut  le  premier  Ministère  de  l'Instruction 
publique  en  Europe,  fut  créée.  Ainsi  la  Pologne  fut  la 
première  à  reconnaître  l'importance  d'un  bon  système 
d'éducation  et  d'instruction  pour  le  développement  de 
l'Etat. 

On  projeta  de  nouveaux  manuels  scolaires  et  on  fonda, 
dans  ce  but,  une  société  spéciale  ;  avec  le  concours  des 
hommes  les  plus  remarquables  de  l'époque  on  parvint  à 
avoir  une  bonne  base  pour  l'enseignement,  dans  les  livres 


La  Renaissance  d'une  Université.  587 

mis  entre  les  mains  des  étudiants.  Pour  cette  société  le 
célèbre  philosophe  Condillac  écrivit  son  Manuel  de 
logique,  le  mathématicien  L'Huillier  son  Précis  de  géo- 
métrie. 

A  cette  époque  deux  grandes  universités  existaient  en 
Pologne:  l'une,  la  plus  ancienne,  à  Cracovie,  fondée 
en  1364,  et  l'autre,  qui  se  développa  sous  l'influence  de 
la  première,  à  Vilna  (en  polonais  Wilno),  fondée  par  le 
roi  de  Pologne,  Etienne  Batory,  en  1578. 

L'Université  de  Cracovie  ne  fut  jamais  soumise  aux 
autorités  ecclésiastiques,  même  quand  des  prêtres  occu- 
paient presque  toutes  ses  chaires.  C'était  une  Université 
autonome,  pareille  à  celle  de  Bologne  ou  de  Paris,  avec 
lesquelles  elle  entretenait  des  rapports  très  étroits. 

L'Université  de  Vilna,  tout  en  conservant  des  rela- 
tions très  intimes  avec  les  Jésuites-,  se  développa  de  la 
même  façon  que  celle  de  Cracovie.  Les  hommes  les  plus 
illustres,  qui  jouèrent  un  rôle  important  dans  l'his- 
toire et  dans  la  littérature  polonaises,  ont  afflué  à  Vilna 
de  toutes  les  parties  de  la  Pologne.  Un  des  premiers  rec- 
teurs de  l'Université  fut  Pierre  Skarga,  orateur  et  écri- 
vain célèbre,  un  des  noms  les  plus  glorieux  de  la  littéra- 
ture polonaise,  dont  l'influence  sur  la  vie  politique  et 
intellectuelle  en  Pologne  fut  prépondérante. 

Les  deux  Universités,  au  début  de  leur  existence, 
avaient  été  florissantes,  mais  au  xvm8  siècle  les  antiques 
traditions  ne  suffisaient  plus  à  les  tenir  à  la  hauteur  de 
la  science.  Heureusement,  sous  l'influence  de  la  Commis- 
sion de  l'Education  Nationale  on  put  procéder  à  leur 
reconstruction. 

A  Vilna,  le  professeur  d'astronomie  Martin  Poczobutt 
débarrassa  l'Université  du  système  scolastique.  Elle 
brilla  alors  d'un  nouvel  éclat  et  compta  parmi  ses  maîtres 
beaucoup  d'hommes  de  premier  ordre,  même  venus  des 
pays  lointains,  comme,  par  exemple,  Jacques  Briotet, 
botaniste  parisien. 


588  Le  Flambeau. 

Vinrent  alors  les  partages  de  la  Pologne.  L'Université 
de  Cracovie,  soumise  à  la  domination  autrichienne,  ne 
pouvait  plus  respirer;  une  autre  Université  polonaise, 
fondée  au  xvne  siècle  à  Leopol  (Lwôw)  fut  germanisée; 
la  «  Haute  Ecole  »  de  Zamosc,  fondée  en  1595,  fut  fer- 
mée par  les  Autrichiens. 

Seule  l'Université  de  Vilna  se  trouvait  dans  de  meil- 
leures conditions.  Grâce  aux  concessions  accordées  par 
les  empereurs  de  Russie  et  surtout  grâce  à  la  confirma- 
tion des  privilèges  de  l'Université,  celle-ci  put  se  dévelop- 
per et,  en  peu  de  temps,  devint  un  foyer  de  lumière 
rayonnant  sur  toute  la  Pologne.  Toute  une  pléiade  de 
professeurs  illustres,  venus  de  toutes  les  parties  de  la 
Pologne  et  des  autres  pays  de  l'Europe,  a  collaboré  au 
développement  de  cette  grande  école.  Citons,  parmi  les 
Polonais:  Jean  Sniadecki,  astronome;  André  Sniadecki, 
médecin  et  chimiste;  Jundzill,  botaniste;  Borowski,  phi- 
lologue ;  Lelewel,  historien,  dont  Bruxelles  garde  encore 
un  fidèle  souvenir;  et  parmi  ceux  qui  sont  venus  des 
autres  pays  :  Franck,  médecin  ;  Bojanus,  zoologiste  ;  Gro- 
dek,  philologue.  Ce  corps  enseignant  remarquable  exerça 
une  influence  très  forte  et  très  profonde. 

L'Université  de  Vilna  était  aussi  chargée  de  la  sur- 
veillance et  du  contrôle  de  toutes  les  écoles  d'une  grande 
partie  du  pays  annexé  par  la  Russie.  Elle  tirait  ses  res- 
sources des  donations  en  terres  et  en  argent  faites  par 
les  grands  propriétaires  de  la  Pologne. 

Ce  fut  une  époque  brillante  de  l'Université  de  Vilna  et 
aussi  de  l'évolution  de  l'âme  polonaise.  Les  professeurs 
de  Vilna  étaient  des  hommes  pour  lesquels  cette  école 
supérieure  n'était  pas  seulement  le  centre  de  l'instruction 
mais  aussi  de  l'éducation  des  bons  citoyens.  Presque  tous 
les  professeurs  gardaient  le  souvenir  de  la  Pologne  indé- 
pendante, tous  étaient  convaincus  que  la  renaissance 
d'une  nation  peut  se  faire  par  le  travail  interne,  par  le 
développement  de  la  pensée  et  de  l'âme  humaine.  Les 


La  Renaissance  d'une  Université.  589 

étudiants  étaient,  eux  aussi,  pénétrés  de  cette  idée.  Il  y 
avait  une  tendance  non  seulement  à  s'instruire,  mais  à 
devenir  de  bons  citoyens,  des  membres  utiles  de  l'huma- 
nité. Nous  avons  parlé  des  professeurs;  parmi  les  élèves 
nous  ne  citerons  que  deux  noms:  Adam  Mickiewicz  et 
Jules  Slowacki,  les  plus  grands  poètes  polonais. 

Dans  l'atmosphère  fraternelle  de  l'Université  de  Vilna 
naquirent  les  idées  auxquelles  la  Pologne  doit  non  seule- 
ment de  ne  pas  être  tombée  dans  l'extrême  décadence 
après  les  partages,  mais  encore  d'avoir  pu  se  préparer  à 
une  vie  nouvelle. 

Tous  ces  nobles  efforts,  tout  ce  travail  de  l'Université 
de  Vilna,  furent  interrompus  brusquement  après  l'insur- 
rection polonaise  de  1831.  Les  Russes  fermèrent  cet  éta- 
blissement d'enseignement,  les  collections  furent  trans- 
férées en  Russie,  les  biens  confisqués,  les  bâtiments 
transformés  en  lycées  russes,  en  églises  orthodoxes.  Mais 
la  brutalité  russe  fut  impuissante  à  éteindre  l'espérance 
et  à  effacer  les  souvenirs  du  temps  béni  de  l'ancienne 
Université. 

La  grande  guerre  n'a  pas  épargné  Vilna.  En  1915  les 
Allemands  s'en  sont  emparés  et  l'occupation  fut  très 
dure.  Les  Polonais  s'efforcèrent  de  rouvrir  l'Université, 
mais  les  Allemands  ne  le  permirent  point. 

Pendant  l'automne  de  1918,  les  Bolchévistes,  invités  par 
les  Allemands,  se  sont  approchés  de  Vilna,  et  ont  occupé 
la  ville.  Mais  le  19  avril  1919,  les  troupes  polonaises, 
aidées  par  la  population  de  Vilna,  ont  battu  les  Bolché- 
vistes et,  après  plus  d'un  siècle,  libéré  la  ville  de  l'oppres- 
sion russe. 

Une  des  premières  idées  qui  surgirent  dans  l'esprit  de 
la  population  de  Vilna  fut  de  rouvrir  l'Université.  Un 
mois  après  la  libération  de  la  ville,  se  forma  un  Comité 
pour  la  renaissance  de  l'Université.  Le  gouvernement 
polonais,  surtout  le  ministère  de  l'Instruction  publique, 
s'est  efforcé  de  réaliser  le  vœu  de  la  population.  Toutes 


590  Le  Flambeau. 

les  universités  polonaises  lui  ont  prêté  leur  appui.  Fina- 
lement on  a  décidé  que  les  cours  reprendraient  le  1 1  oc- 
tobre 1919. 

D'accord  avec  le  Président  de  la  République  polonaise, 
le  maréchal  Pilsudski,  c'est  alors>  je  m'en  souviens,  qu'ac- 
compagnant le  premier  groupe  de  professeurs  je  me  rendis 
à  Vilna.  Les  bâtiments  étaient  dans  un  état  lamentable;  ils 
avaient  servi  aux  Bolchévistes  de  casernes  et  d'hôpitaux. 
On  manquait  de  tout.  Mais  la  bonne  volonté  est  puissante. 
Nous  avons  partagé  le  travail.  Les  uns  se  sont  chargés 
d'acheter  les  instruments  scientifiques,  les  autres  se  sont 
occupés  des  meubles,  d'autres  encore  ont  restauré  les 
bâtiments.  Toute  la  population  de  Vilna  —  ouvriers  et 
intellectuels  —  nous  a  soutenus  dans  nos  efforts. 

Le  11  octobre  1919,  dans  une  séance  solennelle,  l'Uni- 
versité a  été  ouverte  par  le  maréchal  Pilsudski.  Le  lende- 
main, elle  était  en  plein  travail. 

L'Université  de  Vilna  possède  les  facultés  des  lettres, 
de  théologie,  de  droit,  des  sciences,  de  médecine  et  des 
arts.  Elle  se  développe  très  bien,  le  nombre  des  profes- 
seurs et  des  élèves  augmente  et  le  travail  scientifique  et 
pédagogique  a  eu  des  débuts  heureux.  En  deux  ans  on 
est  parvenu  à  installer  quinze  séminaires  et  dix  instituts 
scientifiques,  et  de  plus,  à  augmenter  l'ancienne  biblio- 
thèque universitaire  de  plus  de  25,000  volumes.  Elle  en 
compte  actuellement  plus  de  300,000.  Les  frais  occa- 
sionnés par  l'installation  de  l'Université  ont  été  couverts 
par  le  gouvernement  polonais. 

Mais  la  guerre  n'a  rien  épargné.  En  juillet  1920,  pen- 
dant la  retraite  de  l'armée  polonaise,  les  Bolchévistes  ont 
de  nouveau  pénétré  à  Vilna.  Les  professeurs  durent 
quitter  la  ville.  Les  laboratoires  furent  évacués.  Heureu- 
sement l'occupation  bolchéviste  et  l'occupation  lithua- 
nienne, — les  Rouges  ayant,  comme  on  sait,  cédé  le  pouvoir 
aux  Lithuaniens,  —  n'ont  pas  duré  longtemps.  En  octobre 


La  Renaissance  d'une  Université.  591 

1920,  les  troupes  du  général  Zeligowski,  acclamées  cha- 
leureusement par  toute  la  population,  ont  de  nouveau 
affranchi  Vilna. 

L'Université,  par  un  hasard  favorable,  ne  fut  pas 
endommagée  pendant  la  seconde  invasion  russo-lithua- 
nienne. Bientôt  les  instruments  et  les  appareils  ont  de 
nouveau  regagné  les  locaux  universitaires  et,  en  décem- 
bre 1920,  commença  la  seconde  année  scolaire. 

La  statistique  des  étudiants  faite  à  la  fin  de  l'année 
scolaire  écoulée  —  9  juillet  1921  —  est  très  caractéris- 
tique. Le  nombre  total  des  étudiants  s'élève  à  928;  le 
personnel  enseignant  compte  70  personnes,  dont  30  d'ori- 
gine locale.  Parmi  les  étudiants  les  femmes  forment  moins 
d'un  tiers.  C'est  surtout  la  faculté  des  lettres  qui  est 
fréquentée  par  elles. 

La  statistique  des  nationalités  donne  les  chiffres 
suivants  : 

POLONAIS  JUIFS  BLANC-RUSSIENS  LITHUANIENS       AUTRES 

762  123  22  5  16 

(82.11p.  c.)      (13.71  p.  c.)         (2.41p.  c.)  (0.51  p.  c.) 

Ces  chiffres  correspondent  parfaitement  à  la  statistique 
de  la  population  du  pays.  On  sait  que  dans  les  districts 
qui  gravitent  autour  de  Vilna,  la  population  polonaise  est 
prédominante,  et  que  les  Lithuaniens  forment  une  très 
petite  minorité.  Cela  devient  encore  plus  caractéristique, 
si  l'on  considère  les  étudiants  d'après  leur  lieu  de  nais- 
sance. On  a: 

VILNA  AUTRES  PARTIES 

et  environs  de  la  Pologne  RUSSIE  AUTRES  PAYS 

644  182  68  34 

Il  apparaît  donc  que  l'Université  de  Vilna  dessert  sur- 
tout la  population  du  pays  même  et  que  cette  population 
est  en  grande  majorité  polonaise. 


592  Le  Flambeau. 

Les  Lithuaniens  ont  prétendu  que  les  élèves  des  écoles 
secondaires  lithuaniennes  boycottaient  l'Université  de 
Vilna.  Mais  si  même  tous  ceux  qui  ont  obtenu  le  grade 
de  bachelier  dans  le  lycée  lithuanien,  étaient  venus  à 
l'Université,  la  statistique  ne  changerait  pas  beaucoup, 
parce  qu'il  n'y  a  que  dix-huit  Lithuaniens  qui  ont  terminé 
leurs  études  secondaires  à  Vilna,  pendant  l'année  1919- 
1920. 

Les  étudiants  juifs  à  l'Université  de  Vilna  sont  en 
nombre  assez  considérable.  Ils  sont  traités  de  la  même 
façon  que  ceux  appartenant  à  d'autres  nationalités  et 
vivent  en  harmonie  parfaite  avec  leurs  camarades.  Les 
enfants  des  deux  rabbins  de  Vilna  figurent  parmi  les 
étudiants,  ce  qui  montre  la  confiance  que  toute  la  popu- 
lation sans  distinction  de  race  éprouve  pour  l'Université. 

La  jeunesse  qui  se  presse  sur  les  bancs  de  l'Université 
de  Vilna  se  distingue  par  un  esprit  sérieux  et  grave.  Ce 
ne  sont  pas  seulement  les  épreuves  terribles,  traversées 
par  le  pays,  qui  en  sont  la  cause,  c'est  une  tradition  qui 
continue  et  dont  les  origines  remontent  à  l'époque  de 
Mickiewicz  et  de  Slowacki,  les  deux  grands  poètes  que 
Vilna  a  donnés  à  la  Pologne.  L'Université  de  Vilna  a  été 
durant  toute  son  existence  la  sentinelle  la  plus  avancée 
de  la  culture  latine,  base  et  substance  de  la  culture  polo- 
naise. La  renaissance  de  l'Université  de  Vilna  marque  un 
grand  progrès  dans  la  pénétration  de  la  civilisation  occi- 
dentale et  latine  en  Europe  orientale. 

Professeur  Dr  Michel  Siedlecki. 


L'Entente  au=dessus  de  tout! 

La  presse  et  l'opinion,  en  Belgique  comme  en  France, 
considèrent  à  peu  près  unanimement  que  le  récent  arrêt 
d'auto-dessaisissement  rendu  par  le  Conseil  suprême 
dans  l'affaire  silésienne  est  un  événement  désastreux.  Tel 
est  aussi  notre  avis;  mais  ce  que  nous  déplorons,  ce  n'est 
point  tant  le  renvoi  du  litige  à  la  Société  des  Nations,  — 
dont  cette  aubaine  inespérée  :  une  grande  cause  à  juger 
en  dernier  ressort,  est  capable  de  stimuler  les  nobles  vel- 
léités, —  que  la  crise  de  l'Entente,  la  crise  de  l'Alliance, 
dont  cette  résolution  in  extremis  fut  l'indice  et  le  résultat. 

Pour  la  première  fois  depuis  sept  ans,  la  France  s'est 
trouvée  isolée,  en  face  de  l'Empire  britannique  et  de  l'Italie, 
devenus,  suivant  le  mot  terriblement  juste  de  la  Gazette 
de  Francfort,  les  «  avocats  de  l'Allemagne.  »  Nous  con- 
cédons à  des  critiques  clairvoyants  que  des  fautes  tac- 
tiques et  même  stratégiques  de  la  diplomatie  française 
sont  en  partie  responsables  de  cette  défaite.  Mais  nous 
ne  saurions  oublier  que  la  Belgique,  elle  aussi,  a  été 
battue  à  Paris,  et  battue  sans  avoir  lutté.  Car,  s'il  avait 
été  présent  à  cette  bataille  décisive,  nul  doute  que 
M.  faspar  eût  défendu  l'interprétation  française  du  traité 
de  Versailles. 

Le  principe  du  plébiscite  «  par  communes  »  est  claire- 
ment inscrit  dans  le  traité.  Pour  en  refuser  le  bénéfice  à 
la  Pologne,  comme  l'ont  fait  MM.  Lloyd  George  et  Bo- 
nomi,  il  fallait  un  parti  pris,  non  d'équité,  mais  d'indul- 
gence et  de  faveur  envers  l'Allemagne.  Et  rien,  dans  la 
conduite  de  l'Allemagne  à  notre  égard,  ne  justifiait  cette 
indulgence  et  cette  quasi-partialité. 

39 


594  Le  Flambeau. 

L'Allemagne  n'a  pas  exécuté  les  articles  dw  pacte  de 
Versailles  auxquels  notre  opinion  publique  est  le  plus 
passionnément  attachée.  Elle  a  rétracte ,  elle  rétracte  tous 
les  jours  l'aveu  de  ses  fautes  envers  nous.  Le  chancelier 
Wirth  lui-même,  l'homme  de  bonne  volonté  par  excel- 
lence, s'il  faut  en  croire  mylord  d'Abernon,  a  regretté 
l'ultimatum  à  la  Serbie,  mais  il  n'a  point,  que  nous 
sachions,  regretté  l'invasion  de  la  Belgique.  Il  ne  s'est 
pas  rencontré  à  Leipzig  de  juges  pour  condamner  les 
bourreaux  de  Grammont.  La  Gazette  de  Francfort,  organe 
«  modéré  »  des  milieux  '<  démocratiques  »,  a  réédité, 
l'autre  jour,  dans  un  article  sur  la  cérémonie  expiatoire 
de  Louvain,  la  légende  infâme  des  francs-tireurs,  lui 
donnant  ainsi  une  consécration  en  quelque  sorte  officielle. 
Le  Gouvernement  du  Reich  refuse  toujours  d'exécuter 
la  convention  des  marks  conclue  par  le  ministre  Erzber- 
ger. 

Dans  ces  conditions,  nous  n'apercevons  nul  motif  d'ac- 
corder à  un  contractant  de  mauvaise  foi  un  traitement 
privilégié,  et,  par  une  exégèse  tendancieuse,  de  recher- 
cher dans  un  texte  de  l'Encyclopédie  britannique  le  moyen 
de  tourner  le  texte  du  traité.  D'autant  plus  qu'à  côté  de 
la  grande  manifestation  socialiste  Nie  wieder  Krieg,  nous 
voyons  outre-Rhin  trop  de  manifestations  d'un  autre 
esprit  pour  dédaigner  le  souci  de  notre  sécurité.  Or 
M.  Lloyd  George  ne  nous  a  pas  prouvé  que  l'industrie 
silésienne  soit  désormais  incapable  de  fournir  au  Reich 
autre  chose  que  des  instruments  aratoires.  Et  nous  ne 
nous  sentons  pas  suffisamment  protégés  par  la  flotte 
britannique  pour  renoncer  tout  à  fait  à  notre  idée  fixe, 
qui  est  et  qui  reste  le  péril  allemand. 

Nous  demeurons  donc  avec  la  France  parce  que  la  com- 
munauté du  danger  nous  unit  contre  l'Allemagne;  mais 
malgré  l'humeur  que  nous  donnent  parfois  l'attitude  et 
surtout  le  langage  de  M.  Lloyd  George,  notre  tempéra- 
ment national   la  conscience  que  nous  avons  de  nos 


L'Entente  au-dessus  de  tout.  595 

limites,  le  sentiment  du  nécessaire  et  du  possible  que  nous 
tenons  de  notre  histoire,  nous  empêcheront  toujours  de 
dépasser  la  mesure,  de  tenter  le  destin,  de  confondre 
dans  nos  polémiques,  comme  le  font  certains  nationa- 
listes français,  des  amis  aujourd'hui  un  peu  froids  avec 
des  ennemis  plus  ardents  que  jamais. 

A  la  différence  de  MM.  Charles  Maurras,  Jacques  Bain- 
ville  ou  André  Frihourg,  qui  vulgarise  dans  les  Annales 
une  anglophohie  systématique,  nous  estimons  que  le  dan- 
ger suprême  n'est  autre  que  la  rupture  avec  l'Angleterre, 
où  d'aucuns  voient  un  geste  «  libérateur  ».  Quiconque  lit 
les  journaux  allemands  y  constatera,  aux  heures  de  crise 
franco-britannique,  de  brusques  flambées  d'espoir  et  de 
haine,  éclairant  tout  à  coup  les  plus  menaçants  horizons. 
Le  plus  modeste  effort  en  vue  de  consolider  l'Entente,  le 
plus  simple  geste  d'amitié  anglo-français,  apaise  et  décou- 
rage, au  contraire,  l'instinct  de  revanche  de  la  Barbarie. 

Notre  devoir  est  donc  tracé.  Il  nous  faut  sans  cesse 
rappeler  à  la  France  comme  à  l'Angleterre  l'intérêt  com- 
mun et  permanent  de  l'Alliance,  aider  à  la  compréhension 
mutuelle.  Ce  qui -rend  aujourd'hui  si  épineuses  les  rela- 
tions anglo-françaises,  c'est  la  multiplicité  des  litiges.  Il 
semble  que  chacune  des  deux  nations,  suspectant  a  priori 
les  intentions  de  l'autre,  prenne  en  quelque  sorte  automa- 
tiquement, sur  chaque  question,  une  attitude  opposée  à 
celle  de  son  alliée.  Et  la  politique  de  l'Empire  britannique, 
complexe  comme  cet  empire  même,  obligeant  le  gouver- 
nement de  Londres  à  déplacer  sans  cesse  des  pions  sur 
l'échiquier  mondial,  la  France,  à  chaque  instant  surprise 
par  des  faits  nouveaux,  par  des  tendances  nouvelles,  s'ima- 
gine être  la  victime  d'une  formidable  et  machiavélique 
conspiration  dirigée  partout  contre  son  influence.  Certes 
l'Angleterre  n'a  pas  toujours  pris  garde  que  les  solutions 
improvisées  par  elle,  lésaient  en  effet  certains  intérêts  de 
la  France  ou  les  intérêts  de  certains  Français.  Elle  n'a 
pas  toujours  été  heureuse  dans  le  choix  des  personnes. 


5%  Le  Flambeau. 

La  France,  d'autre  part,  a  trop  souvent  refusé  de  «  com- 
prendre ». 

Un  exemple  suffira.  Quoi  de  plus  répandu,  en  France 
et  même  chez  nous,  qu'une  vue  simpliste  de  la  politique 
anglaise  en  Orient,  qu'on  peut  résumer  ainsi:  par  le 
sionisme,  le  panarabisme,  le  panhellénisme,  l'Angleterre 
combat  l'influence  séculaire  de  la  France  en  Palestine,  en 
Syrie,  en  Anatolie;  elle  favorise  Faiçal  et  Constantin, 
ennemis  jurés  de  la  France.  Or,  s'est-on  préoccupé  de 
nous  exposer  les  raisons  de  la  Grande-Bretagne,  les 
promesses  solennelles  faites  aux  Arabes  et  aux  Juifs  pen- 
dant la  guerre?  Nous  a-t-on  objectivement  expliqué  la 
manière,  en  somme  habile  et  prudente,  dont  l'Angleterre 
s'est  efforcée  de  concilier  ses  promesses  avec  les  égards 
dus  à  son  alliée  et  les  accords  conclus  avec  celle-ci  ?  Les 
Anglais  ont-ils  insisté  pour  maintenir  à  Damas  Faiçal, 
lorsqu'il  eut  déplu  à  la  France?  Abdullah,  chargé  de 
gouverner  la  Tr  ans  Jordanie,  n'a-t-il  point  pour  instruc- 
tions de  respecter  scrupuleusement  la  zone  française? 
L'Angleterre,  malgré  de  puissantes  influences  de  Cour, 
a-t-elle  reconnu  Constantin  ?  Sir  Herbert  Samuel,  ardent 
sioniste,  n'a-t-il  point  canalisé,  filtré  l'immigration  juive 
qui  inquiétait  les  catholiques  et  les  musulmans  de  Pales- 
tine ?  En  dépit  de  l'opinion  anglaise  et  américaine  pres- 
que unanime,  M.  Lloyd  George  n'a-t-il  point  maintenu 
le  sultan  à  Constantinople  ? 

Si,  malgré  tout,  l'on  persiste  à  trouver  trop  aventu- 
reuse, trop  novatrice  la  politique  anglaise  en  Orient,  ne 
rdoit-on  pas  convenir  qu'en  revanche  la  diplomatie  fran- 
çaise, attachée  à  certaines  traditions  archaïques,  n'a  pas 
fait  un  crédit  aussi  large  qu'il  eût  fallu  aux  nations  créées 
ou  régénérées  par  la  guerre  ?  N' a-t-elle  point,  par  respect 
pour  des  formules  surannées,  montré  une  défiance  exa- 
gérée à  la  Petite-Entente,  mécontenté  celle-ci  par  son 
regret  impénitent  de  l'Autriche-Hongrie,  ses  sympathies 
pour  les  Habsbourg,  son  indulgence  pour  certains  vaincus 


L'Entente  au-dessus  de  tout.  597 

comme  les  Bulgares  ou  les  Magyars?  Ne  Vaccuse-t-on 
pas  à  Prague,  à  Belgrade,  à  Bucarest,  de  rêver  de 
dangereux  «  renversements  »?  Si  l'Angleterre  a  ménagé 
parfois  des  personae  ingratae  au  quai  d'Orsay,  le 
quai  d'Orsay,  d'autre  part,  n'attribue-t-il  pas  un  rôle 
intempestif  à  ces  questions  de  personnes  ?  L'encombrante 
individualité  de  Fdiçal  ne  lui  cache-t-elle  pas  ce  qu'il  y  a 
de  sain  et  de  fécond  dans  l'idée  arabe?  Et  le  caractère 
peu  sympathique  de  Constantin  n'a-t-il  pas  fait  mécon- 
naître étrangement  à  la  France  de  Navarin,  avec  la  vita- 
lité de  V hellénisme,  ses  propres  traditions  libérales,  ses 
intérêts  même,  malgré  tout  solidaires  des  intérêts  grecs  ? 
Ne  doit-elle  pas  regretter  aujourd'hui  d'avoir,  selon  un 
mot  fameux,  «  misé  sur  le  mauvais  cheval  »  et  compro- 
mis son  prestige  de  protectrice  des  chrétiens  d'Orient  ? 

Le  rôle  d'une  revue  comme  la  nôtre,  interprète  des 
intellectuels  belges,  amte  de  la  France  et  bons  Européens, 
consiste  à  étudier  sans  passion  les  litiges  anglo-français, 
simplifiés  et  déformés  par  les  discussions  vulgaires,  afin 
de  préparer  cet  accord  qui  est  dans  les  vœux  de  tous,  sauf 
les  paradoxales  exceptions  que  nous  avons  citées. 

La  France  s'est  trouvée  isolée,  disions-nous.  Ne  ve- 
nons-nous pas  de  toucher  une  des  raisons  de  cet  isole- 
ment? Oui,  la  France  a  trop  négligé  depuis  l'armistice 
ces  «  petits  Etats  »,  qui  presque  tous  lui  doivent  la 
vie  et  qui  pourraient  être  ses  plus  fidèles  clients. 
Livrés  à  eux-mêmes,  ils  ont  constitué  pour  défendre 
ces  traités  de  Saint-Germain,  de  Neuilly  et  de  Trianon, 
dont  on  parle  si  légèrement  à  Paris,  une  imposante 
coalition  qui  s'accroît  et  se  renforce  de  jour  en  jour.  Au 
lieu  de  témoigner  de  vaines  sympathies  aux  Magyars,  aux 
Bulgares  et  aux  Turcs,  pourquoi  l'opinion  et  le  gouver- 
nement français,  considérant  cette  Petite  Entente,  enne- 
mie naturelle  de  V Allemagne  et  du  Bolchévisme,  comme 
la  défense  de  la  Paix  orientale,  ne  l'associeraient-ils  pas 


598  Le  Flambeau. 

à  la  garantie  de  la  Paix  occidentale  ?  Ce  n'est  ni  M.  Bénès, 
ni  M.  Pachitch,  qui  s'y  refuseraient... 

Au  contraire,  M.  Bénès,  admirablement  conscient  de 
son  devoir  européen,  disait  l'autre  jour  à  un  représentant 
du  Manchester  Guardian:  «  Les  libéraux  anglais  de- 
vraient comprendre  qu'un  arrêt  de  la  collaboration  anglo- 
française  ferait  faire  à  la  paix  un  pas  en  arrière  et  encou- 
ragerait l'anarchie.  Agissez  toujours  d'accord  avec  la 
France...  je  suis  persuadé  que  mes  paroles  n'ont  rien  qui 
puisse  choquer  les  traditions  sages,  modérées  et  clair- 
voyantes des  libéraux  anglais  »... 

La  France,  déjà  alliée  de  la  Pologne,  reprendrait  aussi- 
tôt dans  le  concert  mondial  la  place  qui  lui  revient  par 
droit  d'héroïsme.  Et  parmi  tous  les  litiges  orientaux  (nous 
pensons  à  Constantinople)  plus  d'un  se  réglerait  de  lui- 
même  grâce  à  la  médiation  de  la  Petite-Entente.  M.  Take 
Jonescu  ne  nous  contredira  pas. 

On  connaît  dans  le  monde  notre  devise  nationale.  7/ 
nous  faut  à  présent  une  devise  internationale.  Ce  sera  la 
même:  L'Union  fait  la  force. 

Fax. 


Notes 

Erratum. 

Un  fâcheux  bourdon  a  défiguré  un  paragraphe  de  notre  article  sur 
l'Union  belgo-luxembourgeoise.  Il  faut  lire,  page  437,  ligne  5,  à  partir 
du  bas: 

que,  si  pour  une  tonne  de  fonte,  trois  tonnes  de  minerai  sont  néces- 
saires, il  faut  plus  d'une  tonne  de  charbon,  charbon  qu'ils  doivent 
importer. 

De  même,  dans  l'article  de  M.  Khnopff,  page  355,  lire:  N.-W.  et 
non  N.-E. 

Le  Congrès  Panafricain  et  M.  W.  E.  B.  du  Bois. 

MM.  Henri  La  Fontaine  et  Paul  Otlet,  secrétaires  généraux  du 
Congrès  Panafricain,  nous  demandent  de  «  rectifier  des  faits 
inexacts  relatés  dans  le  numéro  du  31  juillet  du  Flambeau,  au  sujet 
du  Congrès  Panafricain  et  de  M.  W.  E.  Burghardt  du  Bois,  présenté 
erronément  comme  un  des  plus  fidèles  disciples  du  fameux  apôtre 
Marcus  Garvey.  » 

Pour  nous  permettre  de  ((rectifier»,  MM.  La  Fontaine  et  Otlet  nous 
communiquent  deux  «  documents  ». 

Le  premier  est  un  extrait  du  World  Work  (May  1921,  p.  515-516). 
Dans  cet  extrait  il  est  affirmé  que  M.  W.  E.  B.  du  Bois,  président 
de  la  ((  National  Association  for  the  Advancement  of  Coloured  People  », 
est  hostile  à  l'entreprise  de  M.  Marcus  Garvey  (cf.  Flambeau,  31  juil- 
let 1921,  p.  368-370). 

Le  second  document  est  la  copie  d'une  lettre  adressée,  le  11  juillet, 
par  M.  W.  E.  B.  du  Bois  au  directeur  du  Neptune,  en  réponse  à  un 
«  entrefilet  »  paru  dans  ce  journal,  le  14  juin. 

«  Le  premier  Congrès  Panafricain,  déclare  M.  du  Bois,  s'est  réuni 
à  Paris  en  1919.  Son  président  a  été  Biaise  Diagne,  député  du  Sénégal 
et  Commissaire  aux  effectifs  coloniaux  dans  le  cabinet  Clemen- 
ceau. Parmi  ceux  qui  ont  assisté  au  Congrès  étaient  M.  Franklin 
Bouillon,  de  la  Chambre  française  des  députés;  M™  Siegfried,  du 
Conseil  international  des  femmes;  M.  Freire  d'Andrade,  ancien 
ministre  des  Affaires  étrangères  de  Portugal;  M.  Van  Overbergh,  de 
la  Délégation  de  paix  belge,  le  président  de  Libéria,  et  beaucoup 
d'autres  personnes  renommées.  Le  Congrès  a  reçu  des  communica- 
tions de  M.  Georges  Clemenceau,  et  son  représentant  fut  reçu  par  le 
colonel  House,  de  la  Commission  américaine.  » 

M.  du  Bois  ajoute  :  «  La  déclaration  que  ce  Congrès  reçoit  les  fonds 
de  la  Russie  est  absolument  fausse,  ça  va  sans  dire.  C'est  la  «  National 


600  Le  Flambeau. 

Association  for  the  Advancement  of  Coloured  People»  qui  assure  ce 
Congrès.  Le  comité  d'administration  de  cette  Association  comprend 
des  personnes  parmi  les  citoyens  blancs  et  noirs,  les  plus  distingués 
des  Etats-Unis.  Ses  buts  sont  légitimes  et  philanthropiques  et  elle 
a  le  droit  d'attendre  la  coopération  de  tous  les  justes  à  travers  le 
monde.  » 

La  Convention  avec  le  Luxembourg. 

L'Etoile  belge  du  24  août  publie  sous  ce  titre  la  lettre  suivante: 

Bruxelles,  le  22  août  1921, 
rue  Coudenberg,  58-62. 

Monsieur  le  directeur, 

Au  moment  où  nous  rentrons  à  Bruxelles  après  une  absence  assez 
longue,  on  nous  communique  l'article  qu'un  industriel  vous  a  adressé, 
le  8  août  dernier,  sur  la  Convention  avec  le  Luxembourg,  et  que  vous 
avez  publié  «  à  titre  documentaire  ».  Le  Flambeau  y  est  gentiment 
mis  en  cause.  Nous  avions,  en  effet,  écrit  :  «  Si  pour  produire  une 
tonne  de  fonte,  trois  tonnes  de  minerai  sont  nécessaires,  il  faut  plus 
d'une  tonne  de  charbon  »;  le  prote  a,  comme  dit  votre  industriel, 
embrouillé  tout  cela. 

Nous  n'avons  pas  l'intention  d'encombrer  vos  colonnes.  Permettez- 
nous  toutefois  de  faire  remarquer  à  votre  correspondant  que,  si  son 
objection  sur  «  la  situation  privilégiée  du  Luxembourg  quant  à  la 
possession  du  minerai  »  était  justifiée,  on  verrait  l'industrie  sidérur- 
gique se  concentrer  sur  le  minerai,  en  évitant  les  bassins  houillers, 
pour  ne  payer  que  les  frais  de  transport  d'une  tonne  de  coke  au  lieu 
de  trois  tonnes  de  minerai.  Or,  c'est  le  mouvement  contraire  que  l'on 
constate... 

Autant  que  votre  collaborateur  occasionnel,  nous  trouvons  respec- 
tables les  intérêts  de  nos  métallurgistes;  moins  pessimistes  que  lui, 
nous  croyons  que  la  Commission  paritaire  les  fera  respecter  et,  d'autre 
part,  nous  espérons  que  la  conclusion  d'un  cartel,  non  seulement 
belgo-luxembourgeois,  mais  franco-belgo-luxembourgeois,  leur  donnera 
satisfaction. 

Nous  n'avons  rien  dit  d'autre  dans  notre  article  du  Flambeau. 

Nous  n'avons  besoin,  Monsieur  le  directeur,  de  faire  appel  qu'à 
votre  courtoisie  pour  obtenir  l'insertion  de  ces  quelques  lignes  dans 
VEtoile  belge  et,  avec  nos  remercîments,  nous  vous  prions  d'agréer 
l'hommage  de  nos  sentiments  très  distingués. 

Pour  le  Flambeau: 
Oscar  Grojean. 


AP 
22 
F6 

année  U 
t.2 


Le  Flambeau 


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